Plan d’alignement et reconstruction du patrimoine urbain après la Première Guerre mondiale
Les places d’Arras
p. 123-134
Texte intégral
1L’objet de cet article est la reconstruction des places flamandes d’Arras, à la suite des destructions de la Première Guerre mondiale, au moment de la mise en place de la loi Cornudet et du plan d’aménagement, d’extension et d’embellissement de la ville. Les deux places, reliées, forment le cœur névralgique d’Arras depuis des siècles. Leurs formes architecturales particulières et l’importance de leur aspect dans l’image de la ville seront l’objet de soins particuliers. La reconstruction est également l’occasion pour Arras de moderniser son parcellaire, et pour le centre ancien, d’élargir et de rectifier les voies. À l’échelle de la parcelle, comment est-il possible de satisfaire les impératifs du dessin d’une ville moderne, tout en protégeant un patrimoine ancien en danger ? Cette étude est extraite de recherche doctorale sur les liens entre doctrine et pratique de la restauration monumentale entre 1905 et 1931 d’après les textes de Paul Léon. La restauration des places d’Arras est l’un des cas abordés. Cet article se fonde sur l’histoire des places1 et celle de la reconstruction de la ville2, relativement bien connues. Pour autant aucune étude architecturale n’a été réalisée à ce sujet. Aussi l’analyse va-t-elle essentiellement mettre à profit les archives des dossiers des Monuments historiques de la médiathèque de l’Architecture et du patrimoine3 complétée par l’étude des cadastres anciens et actuels de la ville.
Des places au cœur de la ville
Histoire de la construction des places flamandes d’Arras
2La ville d’Arras contemporaine s’est constituée sur les traces de la ville antique et sur les dépendances de l’abbaye Saint-Vaast4. Les deux places que nous étudierons ici sont des espaces de marché probablement depuis le xie siècle, en plein centre, dans une ville qui croît alors grâce au commerce. Les maisons sont originellement en bois et torchis, avec pignon sur rue. Les halles marchandes qui bordaient les places à l’origine sont petit à petit remplacées par des maisons sur commerces.
3À partir du xive siècle, de nombreux règlements urbains imposés par les échevins, les ducs de Bourgogne, les gouverneurs flamands, espagnols ou français, en fonction des périodes, essaient de forcer l’abandon du bois en façade et sur les murs mitoyens, d’interdire les saillies sur rue, puis ordonnent à partir de 1538 l’érection des façades en briques ou en pierres de taille.
4Ces règlements ne sont suivis que très lentement. En effet, ils ne sont à prendre en compte qu’en cas de travaux ou de reconstruction et sont peu contraignants. Vers 1660, les maisons de la petite place commencent à être construites en pierre de taille, mais des ordonnances similaires dans les décennies qui suivent montrent que ce n’est encore que sporadique.
5En 1692, le gouverneur conseille pour une reconstruction sur la Grand’place de se conformer pour la hauteur et la sculpture à la maison de l’Écu d’or (dite aujourd’hui 68 de la Grand’ Place)5. Il semble donc que ce soit une des maisons les plus anciennes et à la décoration la plus appréciée, à même de servir de modèle.
6En 1778, les façades des places sont esthétiquement proches de leur état actuel, puisqu’un acte ordonne que les réparations doivent dorénavant être réalisées en substituant briques pour briques et pierres pour pierres, en conservant exactement la décoration de chacun desdits pignons. Pourtant, le même arrêté de 1778 bannit les pignons dans le reste de la ville, par peur qu’ils tombent sous l’effet du vent. Il est donc sciemment décidé de garder la parure monumentale ordonnancée pour les deux places principales dans une forme interdite au reste de la ville pour raison de sécurité. L’ordonnancement architectural des places n’est donc pas le résultat d’un dessin prédéfini mais la résultante d’une multitude de décisions publiques au cours des siècles. L’aspect général des façades est celui du xviiie siècle, période hispano-flamande pour Arras.
7Toutes les façades sont plaquées en pierre (avec parfois des incrustations de briques) sur la façade intérieure en moellons des maisons. Les parcelles en lanière, font 4 à 9 m de large sur place et environ 20 m de profondeur. Les rez-de-chaussée sont composés d’un portique à arcades en grès aux colonnes monolithes d’une à trois travées formant une galerie couverte sur la place, de 1 à 3 m de profondeur. Seule la plus ancienne maison des deux places est en style flamand brugeois avec un pignon à redents, et entièrement en briques. Pour les autres, les étages courants sont constitués de deux niveaux avec entre chaque travée des pilastres à refend. Des bandeaux séparent le rez-de-chaussée et le pignon de la partie centrale. Le pignon est chantourné de volutes rentrantes et couronné par un fronton cintré. Il est composé en général de deux étages dont le second est percé par un oculus.
8Les deux places sont composées de 73 maisons pour la grande place et de 59 pour la petite ; elles sont reliées par la rue de la Taillerie, qui est elle aussi formée de façades flamandes à pignon sur rue en pierre et brique. Toutes les maisons sont différentes dans le détail et la décoration, mais formellement semblables. Le petit côté ouest de la Petite place, aujourd’hui appelée place des Héros est tenu par l’Hôtel de ville et son fameux beffroi.
9À Arras, avant le xixe siècle, on ne parle pas de parcelles, mais de maisons. Elles sont de plus nommées, non par un numéro mais par un nom donné à partir du décor plaqué en façade, rendant l’identification difficile aujourd’hui puisque la plupart des décors d’époque ont disparu.
Protection patrimoniale des places
10Avant-guerre, les Monuments historiques ne comportent que des édifices monumentaux, mais aucun ensemble urbain. Les façades des places d’Arras sont évoquées dès 1905 par Paul Boeswillwald lors d’une séance de la Commission des monuments historiques, le classement est autorisé6. Cependant, avant la loi de 1913, chaque propriétaire doit accepter pleinement la procédure et l’État n’a aucun moyen de pression en cas de refus. Il faudrait donc l’autorisation de plus de 150 propriétaires. Devant les difficultés de mise en œuvre d’une telle opération, le classement ne sera pas effectué.
11Lors de la Première Guerre mondiale, les places subissent de plein fouet les bombardements allemands qui visent le beffroi, potentiel tour de guet, détruit dès le 21 octobre 1914, puis la ville en général durant l’année 1915. À la fin de la guerre, 56 % des maisons sont détruites ou jugées irréparables ; 39 % sont endommagées ; 5 % seulement sont indemnes7. Plus de la moitié des maisons de la petite place ont disparu.
12Dès la fin de la guerre, il est promis que les maisons et l’Hôtel de ville seraient reconstruits avant même de connaître l’ampleur des dégâts et en particulier en ce qui concerne les places. Paul Léon, directeur de l’Architecture au sous-secrétariat des Beaux-Arts, dans un article fermement engagé contre les restitutions à l’identique8, explique que certains cas exceptionnels pourront être restaurés :
« La question se posera à propos de l’hôtel de ville d’Arras. La ville consentira-t-elle à laisser anéantir à jamais l’image du beffroi si intimement liée à son histoire ? L’artiste lui-même pourra-t-il s’affranchir d’un style qui s’harmonisait avec le décor des deux places flamandes9 ? »
13De même Alfred Agache dans son ouvrage pédagogique sur Comment reconstruire nos cités détruites explique en 1915 :
« Il est certain que la place d’Arras ne doit pas disparaître ; cette place qui a, par trois fois été détruite aux cours des âges, se relèvera certainement plus belle et plus noble que jamais après la guerre de 1914-1915, et dans un style qui rappellera ses origines et histoire, car dans ce cas, il s’agira moins d’une création que d’une reconstitution destinée à perpétuer un souvenir10. »
14Dès le mois de décembre 1918, le Service des monuments historiques classe les façades des maisons des deux places, quand bien même elles sont détruites. Une grande campagne de classement est alors ouverte pour faire signer son autorisation par chacun des propriétaires des 155 maisons. Celui-ci accepte alors que la façade soit intégralement reconstruite aux frais de l’administration, en échange du classement et de la renonciation à l’aide de la Commission des dommages de guerre pour les façades. En effet, même si la loi de 1913 a été votée et permettrait de se passer éventuellement de l’autorisation du propriétaire, le décret d’application ne sera signé qu’en 1924.
15Après classement, la façade de chaque maison est reprise par l’architecte en chef des Monuments historiques au fur et à mesure de la reconstruction de l’intérieur et la couverture par un architecte privé aux frais du propriétaire en attente de l’aide de la commission des dommages de guerre11. Pierre Paquet, architecte en chef des Monuments historiques du Pas-de-Calais, est chargé de l’ensemble des opérations. La majeure partie ayant été détruite intégralement, il va les reconstruire, une par une, au fur et à mesure des travaux des propriétaires, officiellement et a priori à l’identique. Cette volonté de reproduire la façade originelle le conduira à des restitutions intégrales, sans visibilité possible des matériaux anciens et nouveaux, mais aussi à inventer en style flamand certaines façades qui étaient différentes avant-guerre afin de compléter l’ordonnancement des places12.
16Sur les 130 maisons existantes aujourd’hui sur les deux places (sans compter la rue de la Taillerie), 48 sont des reconstructions intégrales, 56 ont subi de très importants travaux dont 21 n’ont que quelques pierres d’origine réutilisées.
17Les façades vont être reconstruites en brique et pierre mais la structure des portiques sera faite en béton par l’architecte en chef puisque c’est une partie cachée, et les propriétaires sont invités à faire construire de la manière qu’ils veulent l’intérieur de la maison tant que les niveaux et les ouvertures sur la place sont conservés. La plupart des reconstructions se feront donc en structure béton, en intégrant tout le confort et l’hygiène qui faisaient défaut dans l’édifice ancien, invisible depuis la place derrière les façades reconstruites « à l’identique » (figure 1).
Fig. 1. – La Petite Place d’Arras : états avant la guerre, en 1919 et en 1930.

Extrait de Paul Leon, « Les principes de la conservation des monuments historiques, évolution des doctrines », dans Congrès archéologique de France, 97e session, t. I, Paris, Picard, 1934, p. 16-52.
La loi Cornudet
18En 1919 est promulguée en France la loi Cornudet qui oblige les villes de plus de 10 000 habitants à se doter d’un plan d’aménagement et d’embellissement pour l’ensemble du territoire communal. Elle sera complétée par la loi de 1924 invitant à comprendre dans ce plan les projets d’extension de la ville. Ces lois forment la base des règles de l’urbanisme contemporain.
19Les plans réalisés régissent le statut du sol, la viabilité, prévoient les zones d’aménagements futurs mais aussi, élargissent et réalignent les rues anciennes. La loi prescrit aussi l’importance du droit du sol attaché à la parcelle cadastrale. Même si seulement 15 % des villes ont réalisé un plan et encore moins l’ont suivi, les villes détruites par la Première Guerre mondiale du Nord et de l’Est, ont su en tirer parti.
20À la suite de la loi Cornudet de 1919, la ville d’Arras dessine et met en œuvre un plan d’élargissement, d’extension et d’embellissement. Malgré les très grandes destructions subies lors de la Première Guerre mondiale, le parcellaire n’est que relativement peu transformé. Le plan d’embellissement n’exploite pas les destructions, comme à Reims par exemple, pour redessiner largement la ville, ses îlots et son système parcellaire : sur notre zone, certaines rues sont élargies, certaines parcelles fusionnées, et l’Hôtel de ville est isolé, profitant que l’îlot ait complètement disparu à la suite des bombardements.
21Le plan de voirie dessiné à Arras en 1923 est en réalité abandonné assez rapidement, par manque de moyens13. Il aura tout de même permis l’élargissement de certaines rues et l’introduction du tramway. Il n’empêche qu’il est officiellement en application lors de la reconstruction des places. Ainsi, de nombreuses rues donnant sur les places flamandes sont élargies. Les maisons détruites pendant la guerre doivent être directement reconstruites au nouvel alignement, telles les maisons de la rue de la Housse réédifiées sur le nouveau tracé.
Un compromis parcellaire et technique
22Le plan d’élargissement des voies du centre-ville d’Arras aura deux types d’effets sur les places. En effet, l’élargissement des voies implique la modification des parcelles, voire la suppression de maisons au niveau de nombreux angles de rue donnant sur les places.
23Ainsi, le premier type d’intervention consiste à découper l’angle droit donnant sur la Petite place le long de l’Hôtel de ville pour créer une courbe ouvrant sur la place. Cette opération est acceptée par l’architecte en chef des Monuments historiques car tous les immeubles de ce côté ayant disparu, ils doivent être intégralement reconstruits. Les trois parcelles rectangulaires aux trois pignons présents avant-guerre, deviennent suivant le nouveau plan cadastral une seule parcelle d’angle, triangulaire, sur laquelle Pierre Paquet construira trois pignons soi-disant « à l’identique » de ceux détruits par les bombardements. Pour accompagner la courbe de la rue et l’absence de passage couvert sur la rue, la profondeur du passage sera réduite petit à petit sur l’ensemble des maisons reconstruites (figure 2 et cahier couleur, ill. IV).
Fig. 2. – Cadastre actuel du centre d’Arras avec les deux places.

Plan reconstruit à partir du site [cadastre.gouv.fr], ministère de l’Économie et des Finances/Bidaud.
Ill. IV. – Plan cadastral de la Petite Place et de la Grande Place d’Arras.

Cadastre dit napoléonien, reconstruit à partir des plans numérisés des Archives départementales du Pas-de-Calais.
© Archives départementales du Pas-de-Calais.
Retourner les galeries
24Mais pour les autres angles de rues, moins larges, il est décidé de conserver le principe de l’angle droit, plus conforme à l’esthétique des places. Le plan municipal implique alors une nouvelle mise à l’alignement de toute la rue adjacente, pour une largeur exigée de 10 m dans le cas de la rue de la Housse par exemple. Au niveau des places cela implique la suppression pure et simple d’une à deux travées de façade. Les maisons faisant toutes entre une et trois travées de large, ce plan nécessite la démolition (ou la non-reconstruction) de maisons entières.
25Ces interventions, simples du point de vue du plan d’ensemble, sont en réalité difficiles à mettre en œuvre. Il n’est en effet pas possible d’amputer une maison à pignon d’une partie de sa largeur sans réinventer intégralement la façade. Dans certains cas, comme sur la rue Noble, seule une travée sur les trois serait démolie. Les façades à volutes étant symétriques, la façade devrait être démolie et repensée à deux travées. De plus, du point de vue esthétique et formel, les places deviendraient beaucoup plus ouvertes sur les alentours et perdraient de leur uniformité, alors que tous les efforts patrimoniaux sont tournés sur la recréation de l’image de ces places (allant même jusqu’à les compléter partiellement). Par ailleurs, une partie des maisons impactées par le projet font partie de celles ayant le moins souffert de la guerre, et seraient pourtant sacrifiées.
26Pierre Paquet s’élève alors contre ce projet, non pas de manière frontale, n’ayant ni le temps, ni les moyens d’un bras de fer avec l’administration municipale, mais en suggérant au cas par cas une solution contentant aussi bien le besoin d’élargissement des voies que la sauvegarde de l’image des places.
27Le premier cas advenu14, à l’angle de la rue Noble, demandait la suppression d’une travée d’une maison en comprenant trois. L’architecte en chef propose alors de conserver la maison dans son intégralité mais qu’une des travées en rez-de-chaussée soit rendue publique en devenant un passage piéton sous portique, retournant et prolongeant le principe de galerie à arcade sur la rue. Cette solution permet d’élargir la rue sans impacter l’ordonnancement de la place, sans nécessiter une reprise intégrale du reste de la façade de l’immeuble et en ne rachetant qu’une petite portion de sa parcelle au propriétaire et non l’expropriation intégrale.
28Cette décision nécessitera plus tard des reprises en sous-œuvre, le nouveau mur de façade en rez-de-chaussée tombant juste sur la clé de voûte de la cave elle aussi classée, mais dans l’ensemble, l’opération sera considérée comme une réussite à répéter. Effectivement, l’aspect de la place est conservé. Mais l’esthétique de la rue est étrange, puisque la moitié de la perspective donnant sur la place est bouchée par l’arrière de la maison conservée.
29Le principal problème de cette solution pour une application générale est lorsque l’intégralité d’une maison disparaît sur le plan d’aménagement. La solution de Pierre Paquet fonctionne toujours, mais l’espace public prend une forme particulière à la gouvernance complexe puisque l’on introduit des statuts fonciers superposant privé/public selon les étages. Le rez-de-chaussée devient un passage public, les étages et caves un espace privé, par ailleurs, les façades, bien qu’appartenant aux propriétaires sont dessinées, reconstruites et avec servitude des Monuments historiques. Dans un tel cas, seul le propriétaire de la maison adjacente peut avoir accès aux étages et caves. Il n’est alors pas simple de le convaincre de racheter et financer des travaux pour une maison sans accès et avec de telles servitudes parcellaires.
30Plusieurs cas se présentent : rue du Cardinal sur la Grand’Place, rue de la Housse et rue de la Justice sur la Petite Place. Pendant qu’est mis en place le système utilisé rue Noble, les campagnes d’expropriation pour la mise à l’alignement progressent, en attente de l’accord des acteurs. Ainsi, rue du Cardinal15, la Mairie a déjà racheté et démoli le bâtiment, à l’exception de la façade, sous le coup de la protection des Monuments historiques avant que l’administration des Beaux-Arts ou le propriétaire voisin ne soient consultés. Il faudra attendre 1928 pour que la situation se régularise, que le voisin accepte de racheter la parcelle et de reconstruire la maison détruite, les Monuments historiques payant une partie de la façade en retour (figure 3).
Fig. 3. – Le cas de la maison du 56 Petite Place, depuis la rue de la Housse.

À gauche, l’état en 1922 montrant la rue de la Housse reconstruite au nouvel alignement, seule reste la maison sur la place dont nous voyons l’arrière au fond. À droite, la photographie retouchée proposant la destruction de la maison, ce qui permet une ouverture de la rue plus large sur la petite place et une perspective sur le beffroi (en cours de reconstruction). Source : Médiathèque de l’Architecture et du patrimoine, carton 81/62/60, cartonnage 81/62/150 MAP/Bidaud.
31Dans le dossier d’élargissement de 1922 de la rue de la Housse16, des sortes de photomontages avant/après sont même réalisées par la Mairie pour montrer la place et la rue sans la maison à l’angle. On voit bien ainsi la volonté de donner plus de visibilité à l’Hôtel de ville et au beffroi encore en travaux. Les photographies montrent que la rue est rebâtie suivant le nouveau tracé. L’arrière de la maison sur la place est déjà partiellement démoli. Un autre photomontage côté place est réalisé à partir d’une carte postale d’avant-guerre, et il n’est pas possible de voir l’état en 1922 des façades puisque la plupart sont encore en chantier. Mais sur le relevé de 1919 réalisé par Pierre Paquet, il est clairement visible que la façade de cette maison est en majeure partie intègre, contrairement à celle de ses voisines. L’application du plan Cornudet reviendrait donc à supprimer une des rares maisons en bon état et à reconstruire au même moment à l’identique les maisons voisines détruites (figure 4).
Fig. 4. – Le cas de la maison du 56 Petite Place, plan proposé par Pierre Paquet pour sa préservation.

Plan dessiné sur une reproduction du plan précédent réalisé par la Mairie par Pierre Paquet. Il signifie en grisé foncé l’emprise des maisons avant-guerre. Il propose de conserver la maison sur la Petite Place et surtout sa façade, en étendant sur la rue le principe du passage sous arcades de la place, permettant ainsi la création d’un passage piéton élargi. Source : Médiathèque de l’Architecture et du patrimoine, carton 81/62/60, cartonnage 81/62/150 MAP/Bidaud.
32Pierre Paquet propose une fois de plus de transformer le rez-de-chaussée en passage piéton sous arcade, en retournant, étendant et élargissant le portique courant le long des places. Il faudra de nombreuses années avant que cette solution pour cette maison particulière soit acceptée. En effet, tout le rez-de-chaussée devenant espace public, l’accès aux étages est inexistant, la mairie ne souhaite pas payer pour une maison inaccessible et, comme pour une des maisons de la rue de la Justice, le voisin ne veut pas la racheter pour s’agrandir et payer la reconstruction. Le service des Monuments historiques, en 1929 finira par reconstruire à ses frais la maison qui sera plus tard vendue et rendue accessible aux voisins.
Représenter la complexité du parcellaire sur le cadastre
33Il existe traditionnellement deux modes de représentation des portiques sur les plans parcellaires qui évoquent deux réalités foncières différentes et stables dans le temps, puisque les plans anciens du xixe siècle utilisaient déjà ces systèmes de représentation17. La première consiste à dessiner la parcelle et un pointillé indiquant le portique à l’avant. Il s’agit du cas général. Cette représentation signifie que le rez-de-chaussée appartient à la commune, c’est un espace public entretenu par la communauté, mais les étages et caves appartiennent à un privé, propriétaire de la parcelle adjacente.
34La seconde manière est inversée, le pointillé est à l’intérieur de la parcelle, comme pour la place des Vosges. L’intégralité de la parcelle appartient alors à son propriétaire, la partie sous portique au rez-de-chaussée n’étant qu’une servitude de passage public. Il est donc, entre autres, responsable de l’entretien, mais peut aussi utiliser pour le commerce l’intégralité du portique, tant qu’il reste possible d’y circuler. Dans le cas du parcellaire d’Arras, au xixe siècle, les portiques n’étaient pas représentés sur le cadastre de la ville de 1839. Ils appartenaient donc intégralement à leur propriétaire, sans servitude de passage.
35Le plan Cornudet est l’occasion de dessiner précisément le centre-ville et de régler le sort foncier des parcelles à portiques. Il est décidé de les marquer en pointillé en avant des parcelles. Pour les six cas que nous venons de voir, où partie ou totalité du rez-de-chaussée est devenu espace public à l’angle d’une rue élargie, le pointillé des portiques de la place est alors retourné sur la rue perpendiculaire. Dans le cas des maisons dont l’accès n’est plus possible que par la maison voisine, l’ancienne parcelle est de facto supprimée. Elle n’est donc plus qu’une dépendance de la parcelle adjacente.
⁂
36Comme nous l’avons vu, la ville d’Arras a beaucoup souffert des bombardements de la Première Guerre mondiale. La reconstruction est l’occasion de la mise en place du plan d’extension, d’aménagement et d’embellissement. Le centre-ville est alors touché par un certain nombre de mise à l’alignement et d’élargissement des rues afin d’améliorer la circulation et l’hygiène.
37Mais la valeur historique et esthétique de la ville a aussi disparu dans les bombardements. Il est alors décidé, en parallèle de la mise en place du plan d’aménagement, de reconstruire un certain nombre de monuments emblématiques, en priorité l’Hôtel de ville et son beffroi et les deux places flamandes adjacentes. Pour cela, l’architecte Pierre Paquet va chercher à reproduire, voire compléter et magnifier l’ordonnancement urbain baroque des deux places, seuls restes à l’échelle monumentale du patrimoine de la ville ancienne.
38La mise en place de ces deux impératifs a demandé d’importantes concertations et concessions entre le Service des monuments historiques, la Mairie et les propriétaires concernés, non pas dans le cadre d’un grand projet, mais au cas par cas. Ce choix a permis de conserver l’esthétique des places, au prix de quelques ajustements fonciers et architecturaux que nous venons de voir, créant un parcellaire parfois complexe à lire, mais encore plus à gérer.
Notes de bas de page
1 Voir à ce sujet Cardevaque Adolphe de, Les places d’Arras, étude historique et archéologique sur la Grande-Place et la Petite-Place d’Arras et la rue de la Taillerie qui les relie entre elles, Arras, Sueur-Charruey, 1881 ainsi que Hilaire Yves-Marie, « 1914-1945 : deux guerres et deux résistances », in Bougard Pierre, Hilaire Yves-Marie et Nolibos Alain (dir.), Histoire d’Arras, Dunkerque, Éditions des Beffrois, 1988 ; Culot Michel et Jakovlevic N. (dir.), Places et monuments, IFA, Liège, Mardaga,1984.
2 Bussière Éric, Marcilloux Patrice et Varaschin Denis (dir.), La Grande reconstruction, reconstruire le Pas-de-Calais après le Grande Guerre, actes du colloque d’Arras (8 au 10 novembre 2000), Archives départementales du Pas-de-Calais, 2002.
3 À la médiathèque de l’Architecture et du patrimoine (désormais MAP), les cartons spécifiques sur les places d’Arras sont côtés 81/62/51 à 61. Ils sont redécoupés en liasse : généralités en 35 et par maison de 36 à 169.
4 Cardevaque Adolphe de, Les places d’Arras…, op. cit., p. 11.
5 Culot Michel et Jakovlevic N. (dir.), Places et monuments…, op. cit.
6 MAP, 81/62/51, liasse 35, généralités sur les places d’Arras.
7 Hilaire Yves-Marie, « 1914-1945 : deux guerres et deux résistances », art. cité.
8 Leon Paul, « Les monuments et la guerre », Les Arts, no 154, avril 1916, p. 2-10.
9 Ibid.
10 Agache Donat Alfred, Comment reconstruire nos cités détruites, Paris, Armand Colin, 1915, p. 58.
11 MAP, 81/62/51, liasse 35, généralités sur les places d’Arras.
12 Pour plus de détails à ce sujet voir Wintrebert (1997) et le doctorat de l’auteur Bidaud Camille, La doctrine des Monuments historiques en France d’après Paul Léon (1874-1962), doctorat de l’université Paris-Est, 2018, disponible sur Hall ; pour un résumé sur les places d’Arras voir Camille Bidaud, « Traumatisme, expérimentation et renaissance des monuments », Journées Patrimoine, École de Chaillot, 2018, [https://wwwcitedelarchitecture.fr/fr/video/traumatisme-experimentation-et-renaissance-des-monuments] (erreur en 2022).
13 Bussière Éric, Marcilloux Patrice et Varaschin Denis (dir.), La Grande reconstruction…, op. cit., p. 289.
14 MAP, 81/62/52, liasse 51 sur le 15 Grande Place.
15 MAP, 81/62/50, liasse 44 sur le 8 Grande Place.
16 MAP, 81/62/60, liasse150 sur le 56 Petite Place.
17 Comme on peut le voir à certains égards dans certaines reproductions des cadastres napoléoniens, et dans L’Atlas général des quarante-huit quartiers de la ville de Paris, de Vasserot Philibert et Bellanger Jean-Hippolyte, publié au cours des années 1830.
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