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Le rôle du parcellaire agricole dans la fabrique de la ville
L’exemple du quartier de la Réunion entre Charonne et Paris (1848-1880)
p. 83-100
Texte intégral
1En 1848, la décision d’ouvrir la rue de la Réunion marque l’acte de naissance du quartier du même nom. Situé à Charonne au pied du mur des Fermiers généraux, cet espace, vierge de toute trace urbaine, est encore entièrement tourné vers l’agriculture maraîchère et viticole. À partir de cette opération, réalisée par la municipalité de Charonne, se développent un quartier et une véritable société urbaine avec ses promoteurs, ses propriétaires, ses activités, et ses populations. 50 ans plus tard, les anciennes vignes et champs ont été transformés en un « morceau de ville », et même en un véritable quartier parisien, à la suite de l’annexion de 18601.
2La Réunion est un quartier banal de cette « petite banlieue2 », au tissu urbain peu original qui forme la majeure partie de la ville dans ces arrondissements périphériques. La particularité de ce quartier réside en revanche dans la place de l’action publique. En effet, dans un Est parisien, souvent considéré comme le parent pauvre des transformations urbaines de la seconde moitié du xixe siècle, la Réunion est marquée par deux grandes opérations urbaines : la première, mise en place par l’administration communale de Charonne autour de la percée de la rue de la Réunion déclenche la transformation de cet espace, et la seconde percée, celle de la rue Alexandre Dumas dans les années 1870, est quant à elle, de type haussmannien et a pour but de relier le cœur du quartier au centre de Paris, véritable symbole du processus d’intégration de cet espace à la capitale après l’annexion de 1860. En parallèle de ces transformations d’une ampleur certaine pour un quartier de ce type et du volontarisme politique les ayant permises, des pans entiers du secteur se transforment en une ville spontanée, fruit de l’initiative privée sans incitation, ni encadrement des pouvoirs publics. Cette situation fait de cet espace un observatoire privilégié pour l’étude de la fabrique de la ville, puisque, sur un espace restreint de quelques îlots, il est possible d’étudier les différentes modalités de la construction de l’urbain au sein d’un quartier périphérique de l’Est parisien.
3Ce passage de la campagne à la ville est donc, bien entendu, le fait de nombreux acteurs (pouvoirs publics, lotisseurs, petits propriétaires) dont il convient d’étudier les rôles respectifs3. Cependant, le développement du tissu urbain du quartier de la Réunion ne peut se comprendre sans analyser également l’influence et les conditions de réorganisation du parcellaire agricole initial à partir duquel le bâti se développe. Son passé rural, et ses parcelles viticoles, étroites et allongées, entraînent des manières de « faire de la ville » bien particulières, et déterminent ainsi la production du paysage urbain4.
4Plusieurs géographes, historiens et architectes ont étudié les modalités de la transformation du paysage de ces anciens espaces agricoles, notamment Bernard Rouleau5 ou Jacques Lucan dans un ouvrage collectif, véritable « éloge du lotissement » dont on retiendra en particulier la contribution d’Amina Sellali sur la formation du xxe arrondissement6, et enfin la récente thèse de Pauline Rossi7. Cette étude sur l’urbanisation du quartier de la Réunion se propose de poursuivre ces travaux en adoptant une démarche microhistorique : suivre au « ras du sol » les parcelles, les modalités de leurs remembrements et leur bâti, connaître également leurs propriétaires afin d’évaluer les différentes façons de faire de la ville à partir d’un parcellaire agricole.
5La comparaison entre la révision du cadastre napoléonien des communes annexées8 dont les relevés sur le terrain sont achevés en 1846, et le nouveau cadastre parisien de 18909, témoigne de l’urbanisation extrêmement rapide de ce secteur. En l’espace de 44 ans, les champs maraîchers ou viticoles ont été remplacés par des maisons et des immeubles, les chemins vicinaux ont été élargis en véritables voies urbaines propres à une circulation confortable. Le parcellaire n’a, pourtant, pas été bouleversé et sa structure générale demeure globalement inchangée. En revanche, quelques modalités de reconstitution du parcellaire laissent voir des formes nouvelles : lotissements à partir d’impasses sur la rue des Vignoles, remembrements autour des voies percées par les pouvoirs publics qui diffèrent selon les procédés de l’opération urbaine.
6Pour compléter cette comparaison morphologique des plans cadastraux, les calepins des propriétés bâties10 ainsi que les sommiers fonciers11 permettent de comprendre l’évolution des parcelles, de leurs propriétaires, et des constructions qu’elles abritent, palliant ainsi l’absence d’un véritable cadastre parisien12. L’ensemble de ces données ont été réunies au sein d’un système d’information, composé de plusieurs bases de données, et d’un système d’information géographique, qui permettent de croiser et de confronter ces différentes sources afin de procéder à des traitements statistiques et cartographiques sur l’ensemble du parcellaire.
Le quartier avant la ville
7Ce territoire, qui deviendra le quartier de la Réunion, est en 1845 un espace resté en marge des transformations urbaines qu’a connu Charonne au début du xixe siècle, et en particulier de l’explosion des faubourgs le long des deux voies pénétrantes à Paris, les actuelles rues de Bagnolet et d’Avron. À partir de la révision cadastrale de 1846 et de l’État des sections de la même période, il est possible d’analyser la situation du parcellaire et le profil des propriétaires, précédant la phase d’urbanisation.
Un parcellaire agricole fragmenté
8À la veille de l’ouverture de la place et de la rue de la Réunion, le futur quartier urbain s’apparente toujours à un espace agricole très homogène13. On ne trouve ainsi que 66 parcelles bâties (soit 12 % de l’ensemble du secteur observé) et, de surcroît, ces constructions semblent souvent s’apparenter à de simples hangars ou à des petits corps de fermes. La majorité de ces parcelles bâties se situent au tout début de la rue des Haies, au plus près du faubourg du petit Charonne, sur l’actuelle rue d’Avron. À l’arrière de ces constructions, d’autres terrains, décrits comme des « jardins » (58 parcelles soit 10,7 % de l’ensemble) ou des « sols » (45 parcelles, soit 8,5 % de l’ensemble) servent de compléments à ces propriétés. Sur le reste du secteur, soit au cœur de notre espace, les parcelles correspondent à des champs : plus de 20 % prennent la dénomination de « terre », qu’elle soit « labourée » ou « plantée », mais le territoire se compose avant tout de vignes, avec 234 parcelles correspondant à ce type de culture, soit près de 45 % de l’ensemble en nombre, et bien plus encore en termes d’emprise au sol.
9De fait, le parcellaire est typique d’un espace de vignoble, avec des parcelles organisées en fines lanières14. Leur superficie moyenne dépasse les 450 m² mais, très souvent, elles ne mesurent que trois ou quatre mètres de large15. Elles sont orientées sur un axe Nord/Sud pour la partie sud, et Est/Ouest sur la partie nord. On remarque une configuration en « quartiers », organisée en fonction des voies et des chemins vicinaux. Ce réseau viaire s’avère très étroit (à peine 2 m pour la rue des Basses-Vignoles par exemple), à l’exception de la rue des Haies, voie principale du territoire, et ses 7 m de large. Il n’est évidemment pas pavé, et parfaitement inadapté aux besoins des nouveaux habitants des faubourgs. Ainsi, dès février 1835, le conseil municipal indique que les enfants du Petit Charonne, situé au sud-ouest de la commune, ne peuvent se rendre à l’école du village au cœur de l’hiver, car la rue des Haies devient à cette époque impraticable16.
Les propriétaires des terrains agricoles
10Cette fragmentation du parcellaire concerne aussi les propriétaires de ces champs et vignes. Sur les 550 parcelles dépouillées, à partir de la liste des propriétaires de l’État des sections de 184517, on dénombre 255 propriétaires différents, parfois issus d’une même famille. Et seuls quatre d’entre eux détiennent plus de dix parcelles. Le plus « grand » propriétaire du quartier, le « grainetier » Edme Thory en possède 19, toutes situées sur la rue des Haies. L’ensemble de ses parcelles sont bâties, avec des constructions souvent importantes comme cet immeuble situé au tout début de la rue des Haies et ses « 44 portes et fenêtres18 ». Ce personnage, qui habite alors à Paris, rue de Montreuil, est peut-être le premier promoteur et bâtisseur de ce qui deviendra le futur quartier de la Réunion.
11Il est toutefois difficile, si ce n’est impossible, de déterminer le statut social pour l’ensemble des propriétaires tant l’information sur leur profession est très partiellement recensée. Seuls ceux qui ont clairement installé leurs activités sur ces terrains se voient préciser leur profession. C’est donc le cas pour le grainetier Edme Thory, mais aussi pour cinq cabaretiers, qui semblent montrer que l’activité des guinguettes, omniprésente aux portes de Paris afin d’échapper à l’octroi, s’est étendue et a déjà transformé quelques champs en lieux de loisirs19.
12L’adresse des propriétaires de 1845 des terres cultivées est, en revanche, bien renseignée et, alors que l’on pourrait s’attendre à une écrasante majorité de propriétaires habitant le village historique du Petit Charonne, que l’on imagine cultivateur, ceux-ci ne représentent que 38 % de l’ensemble. Une grande part d’entre eux est issue des communes avoisinantes, et en particulier de Bagnolet (31 %), situé à l’est de Charonne, au-delà des fortifications. On trouve aussi des habitants de Belleville, Montreuil, Bercy et quelques rares Parisiens. On perçoit ainsi un vaste mouvement de circulation du foncier, comme des personnes, sur un ensemble situé à l’est des limites de Paris.
13Avant 1854 et la fin des travaux de l’opération de la Réunion, on ne peut que constater le manque de dynamisme de la construction, et ce alors même que le projet urbain de la Réunion prenait forme. Les neuf constructions que l’on dénombre se situent toutes au coin de la rue des Haies et de la rue des Basses-Vignoles, emplacement qui représente les dernières opportunités foncières au plus près du faubourg du Petit Charonne. De même, on ne dénombre que 23 ventes de terrains dans ce laps de temps, à peine 5 % de l’ensemble des ventes pour la période 1845-186020.
14Certes, cet espace agricole n’est pas immobile, figé. On remarque ainsi, en comparant le cadastre napoléonien de 181221 à sa révision de 1846, un certain nombre de divisions parcellaires conséquence de successions, et l’on note quelques rares transactions entre 1845 et 1850. Pour autant, on ne constate aucune forme de prévision des transformations à venir, aucune anticipation de l’action de la municipalité de Charonne. Le secteur qui deviendra la Réunion, pourtant placé à la lisière de Paris, enserré par deux faubourgs déjà populeux, ne semble en aucun cas amorcer sa mutation et il faut véritablement attendre l’impulsion des pouvoirs publics pour que les premiers bâtisseurs investissent le quartier.
Le parcellaire viticole en mutation : le poids de l’action publique (1852-1860)
15Le futur quartier de la Réunion s’apparente en 1848 à un espace agricole au parcellaire morcelé par des siècles de partages et de successions au sein de familles de cultivateurs. À partir de 1848, les deux faubourgs des rues de Bagnolet et d’Avron commencent à s’étendre sur ce territoire, resté en marge du développement urbain du début du xixe siècle. On assiste, ainsi, à une lente densification de la rue des Haies et l’on commence même à investir les premières terres agricoles les plus proches, sur la ruelle des Basses-Vignoles22. C’est le processus habituel d’urbanisation, où le bâti se développe au plus près des grands axes faubouriens, et où l’on grappille progressivement sur les champs. Ce schéma classique, aux temporalités très lentes, se trouve remis en cause par l’ouverture de voiries qui crée soudainement de nouvelles opportunités foncières au cœur du secteur.
La percée de la Réunion et ses conséquences sur le parcellaire
16En 1848, la municipalité de Charonne décide de la mise en place d’une opération urbaine, de grande importance pour une commune de la périphérie parisienne. C’est cette impulsion qui permettra le développement du quartier de la Réunion. Pour bien en saisir les enjeux, il faut comprendre la situation dans laquelle se trouve Charonne à ce moment-là. Le territoire de la commune est alors extrêmement morcelé : d’une part, la mise en place d’une nécropole, qui deviendra plus tard le cimetière du Père-Lachaise, isole complètement le quartier des Amandiers du reste de la commune, d’autre part les deux autres faubourgs se sont développés aux portes de Paris, tournent le dos au village historique (voir cahier couleur, ill. III).
Ill. III. – La commune de Charonne en 1846.

Sur cette carte, issue de la révision du cadastre napoléonien de 1846 (AD75, CN 61), apparaissent distinctement les trois entités de Charonne : les deux faubourgs sur les deux voies d’accès à Paris, et le vieux village. Le quartier de la Réunion nait de la volonté de réunifier la commune et toutes ses composantes.
17Quatre entités bien distinctes émergent donc de Charonne et cet éclatement produit de nombreux dysfonctionnements urbains que la commune n’a la capacité, ni technique, ni financière de résorber. Lorsque le maire de Charonne doit rendre compte de l’impact local des journées insurrectionnelles de juin 1848 et expliquer l’agitation de la population charonnaise au sous-préfet, il met en avant l’éclatement urbain inhérent à la commune de Charonne et dresse un parallèle avec les divisions d’ordre social :
« Ainsi que vous le savez, la population de cette commune peut se diviser en deux catégories, bien distinctes : l’une comprend le village du Grand Charonne et se compose presque exclusivement de cultivateurs, l’autre s’étendant le long des boulevards extérieurs, les rues des Amandiers, de Fontarabie et route de Montreuil se compose en majeure partie, de marchands de vins, logeurs et ouvriers de Paris venant y prendre gîte, cette dernière est de beaucoup la plus nombreuse. […] Cet inconvénient depuis longtemps senti, on a compris qu’il fallait y remédier. C’est dans ce but qu’un projet de construction d’une école et d’une place sur le point le plus central avec ouverture de rues y aboutissant de divers points de la commune a été adopté par le conseil municipal23. »
18La seconde partie de la citation témoigne bien de l’ambition politique du projet de la municipalité : « réunir » les différentes entités urbaines et sociales de Charonne – d’où la dénomination des nouvelles voies et du quartier – et fonder une centralité forte avec l’ouverture d’une place qui doit accueillir une école, mais aussi une gendarmerie, un asile, et la tenue d’un marché une fois par semaine. L’action de la municipalité vise, ainsi, à rendre cohérent le territoire de la commune, et à « faire de la ville ».
19Le projet à proprement parler comprend trois éléments : la percée de la rue de la Réunion qui relie l’actuelle rue d’Avron à celle de Bagnolet, l’installation d’une place du même nom, au centre de la rue de la Réunion, et la percée de la rue de Vitruve jusqu’au village historique.
20Les travaux s’achèvent au milieu des années 1850, fruit d’un long processus d’élaboration. Dès 1835, on perçoit, déjà, dans les débats du conseil municipal, une réflexion aboutie sur les dysfonctionnements de la commune qui conduit les édiles à envisager l’ouverture d’une voie reliant les deux principaux axes de Charonne. En 1846, sur la révision du cadastre napoléonien, les deux rues ainsi que la place, telles qu’elles seront réalisées, sont dessinées au crayon à papier, indiquant les parcelles à exproprier, et les noms de leurs propriétaires. L’élaboration du projet semble alors aboutie, mais il faut attendre 1851 pour que les premières expropriations commencent. Les travaux ne durent pas longtemps, puisqu’il s’agit d’ouvrir des voies sur des terres dédiées à l’agriculture (seules deux constructions qui donnent sur les actuelles rues d’Avron et de Bagnolet doivent être détruites). Autour de 1854, la place de la Réunion et les deux voies sont ouvertes et les premiers immeubles peuvent se construire.
21Pour la ville de Charonne, cette opération, en particulier les expropriations, représente un lourd investissement qui déséquilibre gravement le budget communal. En une seule décennie, de 1849 à 1859, les dépenses de la commune font plus que doubler (de 40 000 à 100 000 F)24. Cette explosion budgétaire est d’ailleurs l’un des principaux arguments des partisans de l’annexion à Paris25. Le maire de Charonne déclare ainsi :
« Oui, c’est à force de persévérance et de sacrifices que la Commune est parvenue à se doter d’écoles primaires, salles d’asile, ouverture de rues nouvelles, amélioration des voies publiques, etc. […] Mais à côté de ce lent et difficile progrès dû pourtant, Messieurs, à une sévère économie et votre louable participation, nous voyons se dérouler à nos yeux le tableau riche et imposant de toutes les améliorations voisines, que nous ne pouvons espérer obtenir par nous-mêmes d’ici longtemps, et sans lesquelles, cependant l’avenir et la prospérité de la Commune se trouvent enrayés26. »
22Une cinquantaine de parcelles agricoles ont été partiellement expropriées en 185227 pour permettre l’ouverture de ces nouvelles voies, et ces indemnités pèsent lourdement sur les finances de la municipalité même si les expropriations ont été réalisées a minima. En effet, la loi sur l’expropriation pour cause d’utilité publique de 1841 permet aux pouvoirs publics d’exproprier uniquement l’emprise de la voie envisagée. Ce fonctionnement empêche les pouvoirs publics de s’approprier l’ensemble des parcelles à proximité des nouvelles rues, et interdit ainsi tout remembrement parcellaire planifié. Il faut attendre le décret-loi de 1852, conçu en prévision des grands travaux parisiens, pour autoriser l’expropriation de la totalité des parcelles traversées par une voie, et permettre une véritable réorganisation parcellaire28.
23Dans le cadre de la percée de la rue de la Réunion, les remembrements parcellaires sont réalisés après coup par l’initiative privée selon les projets de lotissement ou de construction sur les terrains concernés. Sur l’emprise de la nouvelle rue, deux configurations apparaissent : au nord, le parcellaire originel est orienté dans un axe est/ouest, aligné perpendiculairement à la nouvelle voie ; au sud du secteur, les terrains se trouvent être parallèles à celle-ci (figures 1 et 2).
Fig. 1. – Parcellaire du quartier de la Réunion en 1846.

L’ensemble des cartes suivantes ont été réalisées par l’auteur sous QGIS à partir des parcellaires de 1846 et 1890 (respectivement AD75, CN 54-58 et PP 11886 A-E). En 1846, deux années avant la décision de percer la rue et la place de la Réunion, le territoire est encore intégralement tourné vers l’agriculture. La majorité des parcelles correspondent ainsi à des terrains viticoles, organisés en fines lanières.
Fig. 2. – Parcellaire du quartier de la Réunion en 1890.

40 ans plus tard, les parcelles ont été fortement remembrées suite à l’ouverture de plusieurs voies, et à l’urbanisation. On constate ainsi diverses manières de remodeler le parcellaire agricole ancien.
24Cette configuration des parcelles agricoles va largement influencer la constitution du tissu urbain de la rue de la Réunion. Alors que dans le secteur nord, le parcellaire va rester relativement stable, les propriétaires de la partie sud se voient contraints de réorganiser les terrains et de les lotir. À titre d’exemple, prenons sur la portion de la rue de la Réunion comprise entre la rue des Haies et la rue des Vignoles, trois parcelles viticoles, toutes de plus de 2 000 m², parallèles à la nouvelle rue de la Réunion. Après l’expropriation pour la percée, les propriétaires, tous trois cultivateurs, se voient racheter les parts restantes par trois nouveaux venus, qui s’entendent pour redécouper les parcelles, en 15 lots compris entre 100 et 200 m², cette fois-ci perpendiculaire à la nouvelle artère, et les revendre. Ceux-ci sont ensuite bâtis par d’autres personnes à la toute fin des années 1850 (figure 3).
Fig. 3. – Évolution du parcellaire sur le secteur sud de la rue de la Réunion.


Étant donné l’orientation des parcelles, parallèles à la voie de la Réunion, de nombreuses opérations de fusion et de lotissements des parcelles ont été nécessaires pour permettre la construction d’un bâti régulier sur la nouvelle voie.
25Au même moment, sur les parcelles perpendiculaires à la rue de la Réunion, situées plus au Nord, on construit aussi mais en conservant la disposition en lanières du parcellaire viticole. En effet, leur forme initiale n’empêche pas la construction d’immeubles de rapport, et aucune parcelle ne se trouve sans accès à la voirie. La nécessité d’un remembrement est ici bien moins forte, et seules quelques fusions parcellaires s’observent.
26Ces différents rapports au parcellaire se retrouvent dans la construction du bâti. Les parcelles peu remaniées disposent ainsi souvent de vastes jardins derrière les maisons sur rue, et les propriétaires conservent des réserves de foncier importantes, mais difficiles d’accès. Au contraire, les terrains situés de l’autre côté de la place se trouvent beaucoup plus concentrés sur la rue de la Réunion, avec des petits immeubles souvent organisés autour de courettes. Ces diverses formes parcellaires conduisent naturellement à des usages différents : dans ce quartier où l’artisanat, très dynamique, s’organise au sein des cours à l’arrière des immeubles, les parcelles au périmètre restreint semblent avoir des difficultés à attirer des artisans. Ainsi, dans le secteur sud, seul le no 40 de la rue de la Réunion accueille des activités artisanales, mais le bâti a alors été conçu spécifiquement dans cette optique. En effet, Cyprien Focas qui achète le terrain à la fin des années 1850, y installe son activité de fabricant de mastic. Pour ce faire, il se trouve contraint d’élever au fond de la parcelle une petite « maison », lui permettant d’installer son activité au rez-de-chaussée, ouvert sur la cour, tandis qu’il se réserve deux pièces à vivre, au-dessus de son atelier de travail. Avec ce type de bâti, il ne peut accueillir qu’un seul locataire supplémentaire29. Au contraire, sur les parcelles plus grandes du secteur nord, plusieurs propriétés mêlent les deux usages, les activités les plus polluantes étant souvent reléguées au fond des terrains, loin des immeubles de rapport situés sur rue.
27Dans une même rue se retrouvent ainsi deux types de processus de fabrique urbaine, symbolisant le passage du monde rural à l’univers urbain, selon deux modèles bien distincts mais dictés par la forme parcellaire agricole initiale.
Les lotissements, à partir des impasses
28En parallèle de l’urbanisation du cœur du quartier impulsée par l’action de la municipalité de Charonne, d’autres formes de fabrique de la ville naissent sur les terrains à l’écart des transformations publiques. À la toute fin des années 1850 commence le lotissement des parcelles du secteur des Basses-Vignoles, situées le long du chemin du même nom qui traverse le quartier d’est en ouest. Celles-ci présentent également une disposition en forme de lanière, et accueillent très majoritairement des vignes avec une orientation nord-sud perpendiculaire au chemin. À première vue, les parcelles semblent donc proches de celles de la rue de la Réunion et de ce fait vouées à un sort analogue. Pourtant, les propriétaires de ces terres vont adopter des modalités de lotissement radicalement différentes, en divisant ces parcelles en minuscules lots, qu’ils se trouvent obligés de desservir par l’ouverture d’impasses. La rue des Vignoles conserve aujourd’hui encore la trace de ce mode de production de l’urbain avec le maintien de ces impasses, et le nom de ces voies souvent à l’honneur des propriétaires qui les ont ouvertes.
29Les premières transactions débutent timidement sur ces terrains en 1853, mais il faut attendre 1856 pour observer la première véritable opération immobilière, avec le lotissement du passage Papier (actuelle rue de Buzenval, entre les rues des Vignoles et de Terre-Neuve). L’opération fait florès et entre 1858 et 1861, juste avant et après l’annexion, treize lotissements de ce type sont créés, avec ouverture d’impasses ou de passages30. Une procédure de lotissement n’est pas nécessairement synonyme de constructions immédiates et certaines parcelles attendront parfois jusqu’à 15 ans avant que les propriétaires n’y bâtissent une maison ou un immeuble.
30Les procédés de lotissement de ces fines parcelles sont bien connus. Prenons ainsi l’exemple de l’impasse des Crins31, ouverte par M. Vuaillat, tailleur de limes habitant le 11e arrondissement de Paris. Il achète un terrain en 1858 à M. Graindorgé, cultivateur de Bagnolet qui possède avec ses frères une quinzaine de parcelles dans les environs. Ce dernier cas est symptomatique du comportement des propriétaires des parcelles agricoles qui se désengagent très rapidement à la suite de l’opération de la Réunion, et vendent ainsi leurs terrains à des prix relativement peu élevés, en comparaison du reste de la petite banlieue. Sur son terrain de 490 m², Vuaillat trace une impasse d’une largeur de seulement 74 à 78 cm sur la gauche de la parcelle, et la divise en huit petits lots de 20 à 66 m². Il revend ensuite ces nouveaux terrains à des acheteurs, en majorité des ouvriers, qui devront construire dessus. Dans le cas de l’impasse des Crins, au moment de l’annexion, tous ont été bâtis, sauf un qui ne le sera qu’en 1877.
31Ce système se retrouve tout le long de la rue des Vignoles, et l’on dénombre, en 1880, seize impasses ou passages, fruits d’une opération de lotissement de ce type. Là encore, cette micro-parcellisation conduit à l’élévation d’un bâti bien spécifique, composé en très grande majorité de petites maisons individuelles, comme l’indique cette description de l’habitation du 17 impasse des Crins, construite et habitée par M. Charanelli32 :
« Bâtiment sur l’impasse simple en profondeur élevé sur terre-plein de rez-de-chaussée et d’un 1er étage avec 2 ouvertures de façade desservi par un escalier intérieur. Construction en plâtras couverte en zinc. »
32L’ouverture de la rue de la Réunion a peut-être joué un rôle dans la stratégie des lotisseurs des parcelles de la rue des Basses-Vignoles, mais plus que cette opération, c’est bel et bien la perspective de l’annexion et son application en 1860 qui transforme ces terres à la valeur cadastrale et au prix très faible en véritables opportunités.
33Le contraste est saisissant entre cette rue des Vignoles dont le tissu urbain s’organise quasi exclusivement autour de ces impasses, et la rue de la Réunion avec ses immeubles de conception plus classique même si les types de constructions et leurs architectures sont divers. Le parcellaire initial est pourtant similaire sur les deux secteurs, et ces différentes façons de fabriquer de la ville sont le résultat de l’initiative de propriétaires privés qui font face à des conditions inégales, en grande partie dues à l’action des pouvoirs publics. L’exemple de ces différentes modalités de lotissement témoigne parfaitement de la diversité des modes de passage de la campagne à la ville.
La densification d’un quartier parisien (1860-1880)
34Les différents modes de remembrements parcellaires présentés ci-dessus conduisent à une première phase d’urbanisation de la rue de la Réunion, la rue des Haies, et dans une moindre mesure, la rue des Basses-Vignoles. Ces terrains constructibles attirent de nouveaux propriétaires qui ne disposaient pas de réserves de foncier à Charonne. Ceux-ci ne sont pas inscrits à l’État des sections de 1848, et les agents du cadastre se voient alors obligés d’ouvrir des dizaines de formulaires supplémentaires au nom des nouveaux arrivants. On assiste, à ce moment, à un renouvellement complet et extrêmement rapide des propriétaires. En 1862, lorsque débutent les calepins des propriétés bâties, la très grande majorité des premiers propriétaires du territoire rural s’avèrent introuvables.
35À partir des informations contenues dans les calepins, complétées par l’étude des sommiers fonciers, il est possible de dresser une ébauche du profil social des propriétaires d’une nouvelle génération et de mieux comprendre leurs manières d’investir et de construire le quartier
Les nouveaux propriétaires : les divers profils des faiseurs de ville
36Les nouveaux propriétaires du néo-quartier de la Réunion ne ressemblent en aucun cas à l’image classique du promoteur immobilier du Second Empire, et les Saccard ne s’intéressent pas à ce quartier. Beaucoup plus modestement, rares sont ceux qui prennent possession de plusieurs immeubles au sein du quartier. Certes, il est impossible de connaître leurs possessions sur l’ensemble de Paris à partir des sources de cette étude (il faudrait pour cela dépouiller leurs actes de décès), mais il est difficile de les imaginer à la tête d’un empire immobilier, surtout que près de la moitié d’entre eux habitent au sein même de leurs immeubles, et très souvent, dans ce cas, y développent leurs activités33. Pour ceux-là, cet investissement semble donc représenter un véritable choix de vie, où l’on construit, souvent dans un premier temps, une maison pour son usage personnel et familial, avant de la transformer progressivement, au gré d’opportunités en immeubles susceptibles d’attirer des locataires afin de dégager des revenus complémentaires.
37Sur les 220 propriétaires pour lesquels la profession est renseignée entre 1862 et 188034, on retrouve surtout des artisans et des commerçants et la construction d’un immeuble s’accompagne alors régulièrement de l’installation de l’activité exercée par le propriétaire des lieux. Lorsqu’ils vendent leurs biens, leurs successeurs reprennent, le plus souvent, à la fois l’immeuble et le commerce. 20 % d’entre eux travaillent dans le secteur de l’ameublement, et la première profession recensée est celle d’ébéniste. Pour la plupart, ces nouveaux propriétaires sont des artisans du bois, issus du faubourg Saint-Antoine et ils investissent le quartier dès qu’il prend forme. Ils y trouvent certainement des terrains plus vastes et bien moins chers que dans le faubourg, tout en restant à proximité35. Cette prédominance des travailleurs du meuble se retrouve aussi du côté des locataires et du recensement des activités, et marque fortement l’identité du quartier : la Réunion devient, au cours de la seconde moitié du xixe siècle, le faubourg du faubourg.
38En étudiant les adresses des propriétaires ne demeurant pas dans leur immeuble, on constate d’ailleurs qu’ils appartiennent, eux aussi, très majoritairement à ce Paris populaire (principalement 11e, 10e, 12e arrondissements). S’ils choisissent le quartier de la Réunion qui commence tout juste à se développer, c’est bien d’abord pour l’attrait des prix faibles du foncier qui autorise l’installation de commerces ou ateliers, voire même de petites usines, pour un investissement beaucoup plus accessible que dans le Paris ancien et son tissu urbain déjà très dense.
39Dans cet univers à prix réputés globalement accessibles, le statut des propriétaires s’avère en réalité bien diversifié et leurs capacités d’investissement inégales. À titre d’exemple, la comparaison entre M. Matten36 et M. Chabru37 est particulièrement frappante. Le premier, marchand de boissons, possède un immeuble au 15 rue Terre-Neuve, et accueille, dès 1862, en plus de son « débit de vin », un atelier d’ébéniste, ainsi qu’une quinzaine de locataires, lui permettant de dégager un revenu total de 2 130 F38. À l’inverse, Antoine Chabru, brocanteur installé au 12 impasse Savart, est considéré par l’agent du calepin comme « indigent ». Sa maison, décrite comme un bâtiment en moellons, n’offre pas d’autres logements que le sien (un petit deux pièces) et sa propre activité, le tout pour une valeur locative de 160 F.
40Entre ces deux extrêmes se situe la majorité des propriétaires, mais cet exemple traduit bien la différence entre les investisseurs qui souhaitent valoriser leurs parcelles, souvent des commerçants qui veulent compléter leurs revenus avec des loyers et d’autres qui n’ont que pour ambition d’acheter un lopin de terre afin de se loger à proximité de Paris et peut-être d’y développer leurs activités mais sans avoir la capacité d’élever des immeubles de rapport.
41Les différentes formes d’action sur le parcellaire sont peut-être à expliquer par la diversité des capacités d’investissement des premiers bâtisseurs du quartier de la Réunion : d’un côté, une opération urbaine qui permet une certaine forme de promotion immobilière, de l’autre, des secteurs peu touchés par l’action publique qui sont lotis de façon à viser un public de petits artisans qui veulent y construire leur maison individuelle.
Les manières de construire
42L’ensemble de ces pionniers du quartier vont donc bâtir ensemble un véritable morceau de ville, et ce en l’espace de deux décennies. La lecture des descriptions issues des calepins des propriétés bâties décrit cette fabrique urbaine année par année, et dessine l’évolution du paysage de la Réunion, nous renseignant de manière extrêmement précise sur la typologie du bâti.
43Dans les descriptions des calepins des propriétés bâties, les agents des Contributions directes détaillent une situation contrastée, avec un bâti fortement hétérogène et peu dense. On retrouve certes de classiques immeubles de rapport, mais aussi de très nombreuses maisons individuelles, avec parfois une ou deux locations d’appoint. La moyenne sur l’ensemble du quartier est de sept locations résidentielles par immeuble, mais ce chiffre masque une grande diversité, puisque l’on dénombre 22 immeubles avec plus de 20 locations, quand 130 adresses n’accueillent qu’un ou deux logements. Une nouvelle fois transparaît la grande diversité des profils des bâtisseurs du quartier, mais aussi l’apparente corrélation entre les différences de taille et de forme du parcellaire et le type de bâti. Déjà signalée, la fracture entre les deux parties de la rue de la Réunion se confirme : huit immeubles accueillent plus de 20 foyers au nord, aucun au sud.
44À la fin des années 1870, une ville « nouvelle » s’est construite mais des pans entiers de campagne subsistent et la mue du quartier de la Réunion demeure incomplète. On est, par exemple, surpris de relever des « nourrisseurs de vaches » jusqu’à la fin des années 1870 : 18 vaches paissent ainsi dans deux étables du 51 rue des Haies. Le terrain de 400 m² est ici composé d’un immeuble sur rue d’un étage, avec cinq fenêtres en façade, où logent sept locataires et c’est au fond du « petit jardin » que sont installées les étables. Sur rue, la ville, et en fond de parcelle, la campagne. Ce schéma se retrouve dans l’ensemble du quartier puisque sur les 505 parcelles dépouillées, 165 disposent encore d’un jardin de taille plus ou moins développée.
45En 1870, le quartier de la Réunion est officiellement bel et bien parisien, mais ne ressemble en rien à un espace faubourien classique de la capitale. Seulement près de la moitié des parcelles du quartier sont organisées à partir d’un bâtiment donnant directement sur la rue, 23 % correspondent à des immeubles sur impasse, souvent légèrement en retrait sur la voie privée, mais on dénombre plus de 30 % des parcelles, disposant d’un bâti en retrait sur la rue avec un jardin ou une cour devant. Ces propriétés sont séparées de la voirie par un mur, ouvert à partir d’une porte cochère ou charretière. Les bâtisseurs du quartier ne sont pas dans une logique d’optimisation de l’espace de leurs parcelles et l’absence de règlement urbanistique leur permet de construire où ils le souhaitent, à leur convenance. Le territoire du quartier se trouve donc particulièrement irrégulier, parfois avec de vastes jardins de plusieurs centaines de mètres carrés à l’arrière des immeubles, ou au contraire des bâtiments de taille équivalente au beau milieu de leur parcelle avec une cour devant.
46Pourtant, le parcellaire de 1900, montre que bon nombre des parcelles avec des bâtiments en retrait, ont vu se construire des immeubles sur rue, et l’on constate cette densification du bâti sur la période 1860-1880. L’urbanisation du quartier prend du temps et passe ensuite par une densification progressive des parcelles, soit par la construction de bâtiments supplémentaires ou soit par l’ajout d’étages. Entre 1860-1880, 80 bâtiments ont été édifiés en complément des constructions initiales et 38 immeubles ont été surélevés d’un ou plusieurs étages. Après la première vague de construction entre 1854 et 1867, la densification du quartier se joue donc en grande partie à l’échelle même de la parcelle.
La rue Alexandre Dumas, une percée haussmannienne
47La dernière grande phase de remembrement parcellaire au sein de l’espace de la Réunion durant notre période se déroule à la faveur d’une autre opération publique : la percée de la rue Alexandre Dumas. À la fin de l’année 1868, près de « 700 propriétaires et industriels39 » du quartier signent une pétition qui réclame, entre autres, l’élargissement et le prolongement de la rue des Hautes Vignoles afin de permettre le désenclavement du quartier, et favoriser ainsi son intégration à Paris. Reprise par Haussmann et quelque peu modifiée, cette requête aboutit au projet de percée de la rue Alexandre Dumas, reliant la place de la Réunion au boulevard du Prince Eugène (actuel boulevard Voltaire). Pour la Ville de Paris l’investissement est mineur puisque, à la manière de la rue de la Réunion, le tracé de la nouvelle voie traverse surtout des terrains restés agricoles. Suivant le déroulé classique d’une opération haussmannienne, celle-ci est externalisée auprès d’une société concessionnaire qui s’occupe des expropriations, et des travaux de voirie. Grâce à la nouvelle législation sur les expropriations, elle est en mesure de se saisir de l’ensemble des parcelles (et non plus seulement de l’emprise de la voie envisagée), de les remodeler et les revendre, permettant ainsi la construction d’immeubles respectant les normes haussmanniennes40. Cette nouvelle administration et ces nouvelles réglementations permettent de se détacher du parcellaire agricole. Le poids du cadre administratif et de ses normes jouent, à l’évidence, un rôle important dans le rapport au parcellaire existant. La comparaison entre le parcellaire issu de l’opération de la Réunion et celui de la rue Alexandre Dumas, ainsi que le bâti qui en résulte, le montre bien (voir figure 4).
Fig. 4. – Évolution du parcellaire autour de la rue Alexandre Dumas.


Pour la percée de la rue Alexandre Dumas, les pouvoirs publics procèdent autrement que pour la rue de la Réunion. La société concessionnaire se charge d’exproprier et de remembrer le parcellaire autour de la nouvelle voie afin de permettre la construction d’immeubles haussmanniens.
48Le quartier de la Réunion s’avère donc être un véritable patchwork de différentes manières de faire de la ville, et d’interagir avec le parcellaire agricole originel. Lorsque la municipalité de Charonne décide d’ouvrir la rue de la Réunion, elle n’exproprie que le strict nécessaire, c’est-à-dire les parcelles ou les morceaux de parcelles situés sur l’emprise de la nouvelle voie, laissant aux propriétaires le soin de réorganiser le parcellaire pour permettre le lotissement de la rue. Ces derniers agissent selon des modalités diverses en fonction de la taille et de l’orientation des parcelles héritées de l’activité viticole. En parallèle, de nombreuses impasses sont loties par de petits propriétaires dans les zones éloignées de l’action des pouvoirs publics et dans ce cas, l’ancien parcellaire agricole est fragmenté autant qu’il se peut, afin de maximiser les profits tirés de ces opérations de lotissement. Enfin, la percée de la rue Alexandre Dumas, dix ans après l’annexion, s’opère de telle sorte qu’il soit possible d’y élever des immeubles haussmanniens avec une large expropriation et un remembrement parcellaire important. Cette mosaïque de façons de « faire de la ville » s’explique donc en partie par l’influence des opérations de percées et de leur cadre administratif, mais aussi et surtout par la diversité des acteurs locaux, et de leurs capacités d’investissement.
49Miraculé des grandes phases de rénovation des années 1970, le quartier de la Réunion a, aujourd’hui encore, conservé une grande partie de son parcellaire issu des transformations décrites dans cette étude. La ZAC Réunion, mise en place dans les années 1990, témoigne ainsi d’un complet changement de paradigme de la politique de rénovation, avec une attention portée au respect du parcellaire existant qui conduit à la conservation de ses formes urbaines, même si parfois elles se trouvent dénaturées, en particulier par des opérations de résidentialisation.
Notes de bas de page
1 Sur « l’annexion des territoires suburbains » ou la « réunion des communes de 1860 », voir parmi d’autres Bourillon Florence et Fourcaut Annie (dir.), Agrandir Paris. 1860, Paris, Comité d’histoire de la ville de Paris/Presses universitaires de la Sorbonne, 2012.
2 La petite banlieue représente le secteur compris entre le mur des Fermiers généraux et l’enceinte de Thiers, finalement annexé en 1860, abritant à la veille de l’annexion près de 400 000 habitants.
3 Jacquemet Gérard, Belleville au xixe siècle : du faubourg à la ville, Paris, Éditions EHESS, 1984 ; voir également Gasnault François et Dumas Jean-Philippe (dir.), Le XXe arrondissement, la montagne à Paris, Paris, Action artistique de la Ville de Paris, 1999. Pour une mise en perspective internationale de cette forme d’habitat, voir Vorms Charlotte, Bâtisseurs de banlieue. Madrid : le quartier de la Prosperidad (1860-1936), Paris, Créaphis Éditions, 2012.
4 Voir également sous la direction de Backouche Isabelle et Montel Nathalie, Histoire urbaine, « La fabrique ordinaire de la ville », no 19, 2007.
5 Rouleau Bernard, Villages et faubourgs de l’ancien Paris : histoire d’un espace urbain, Paris, Seuil, 1985.
6 Lucan Jacques (dir.), Paris des faubourgs : Formation-Transformation, Paris, Éditions du Pavillon de l’Arsenal/Picard 2005, catalogue de l’exposition éponyme ; voir en particulier la contribution de Sellali Amina, « Théorie de lotissements. La formation du XXe arrondissement : Belleville et Charonne », ibid., p. 38-53.
7 Rossi Pauline, L’Est parisien : genèse d’une reconquête (1919-1975), thèse de doctorat en histoire de l’art, université Paris IV/université Jules-Verne Picardie, 2015.
8 Archives de Paris (désormais AD75), CN 54-68.
9 AD75, PP 11886 A-E.
10 Le calepin des propriétés bâties est un document produit par le service des Contributions directes afin d’évaluer la valeur fiscale des immeubles parisiens (les bases des quatre impôts directs y figurent). Y sont notées des informations concernant le propriétaire (nom, profession, adresse), les dates et les montants des mutations, la description du bâti et de son évolution année par année ainsi que de ses occupants et de leurs activités, enfin le montant des valeurs locatives.
11 Le sommier foncier liste par adresse l’ensemble des mutations foncières (vente, donation, succession, adjudication judiciaire) et émane du ministère de la Justice.
12 Sur les évolutions du cadastre parisien et de l’estimation des valeurs cadastrales voir Bourillon Florence, « À propos de la représentativité du cadastre, les contributions directes et le cadastre parisien au xixe siècle », in Bourillon Florence et Vivier Nadine, De l’estime au cadastre en Europe. Les systèmes cadastraux aux xixe et xxe siècle, CHEFF, 2008, p. 369-391 ainsi que La mesure cadastrale. Estimer la valeur du foncier, Rennes, PUR, 2012.
13 AD75, État des sections, D5P2 29.
14 Voir également sur cet héritage de parcelles en lanières, les travaux de Gervaise Patrick, « Les “Passages” à Levallois-Perret : ruelles pauvres en banlieue », in Faure Alain (dir.), Les Premiers banlieusards, Paris, Créaphis, 1991, p. 121-166.
15 Calcul des dimensions réalisées par le géoréférencement des cadastres sur le SIG, croisé aux informations notées par les agents réalisant le sommier foncier ou les calepins.
16 Issue des reconstitutions des délibérations du conseil municipal de Charonne, AD75, Vquater 34.
17 AD75, État des sections, D5P2 30.
18 AD75, État des sections, D5P2 29.
19 Gasnault François, Guinguettes et lorettes, bals publics et danse sociale à Paris entre 1830 et 1870, Paris, Aubier, 1986.
20 AD75, D5P2 32-34, Cadastre des communes annexées à Paris en 1860 et des nouveaux arrondissements, 1845-1860.
21 AD75, D6P2 8 1 6, Cadastre napoléonien des communes annexées.
22 AD75, D5P2 32, Cadastre des communes annexées à Paris en 1860 et des nouveaux arrondissements, 1845-1860.
23 AD75, Vquater 35, Lettre du maire de Charonne au sous-préfet après les événements de juin 1848.
24 Lambeau Lucien, Histoire des communes annexées en 1859, Charonne, Paris, Leroux, 1921, t. 2, p. 270.
25 Montel Nathalie (dir.), Faire le grand Paris. Avis des habitants consultés en 1859, Rennes, PUR/Comité d’histoire de Paris, 2012.
26 Extrait du Registre des délibérations du conseil municipal de Charonne, séance du 7 mars 1859, relatif à l’annexion de la commune à Paris, cité par Lucien Lambeau, op. cit., p. 362.
27 AD75, D5P2 32, Cadastre des communes annexées à Paris en 1860 et des nouveaux arrondissements.
28 Darin Michaël, « Les grandes percées urbaines du xixe siècle : quatre villes de province », Annales. Économies, Sociétés, Civilisations 43, no 2, 1988, p. 477–505. Sur la loi de 1850 et le décret de 1852, voir Bourillon Florence, « La loi du 13 avril 1850 ou lorsque le Seconde République invente le logement insalubre », RH19, no 20-21, 2000, p. 117-134.
29 AD75, D1P4 948, Calepins des propriétés bâties de la rue de la Réunion.
30 Sur la formation des « passages ouverts », in Paris intra muros, voir également Lenoir Joëlle et Gribaudi Maurizio, « Les Passages ouverts », Histoire urbaine, no 36, 2013, p. 73-103.
31 Pour compléter les renseignements du calepin des propriétés bâties et des sommiers fonciers, nous nous sommes appuyé sur l’étude des actes notariés en suivant la démarche initiée par Amina Sellali qui lui a permis de réaliser une centaine de monographie de lotissements sur l’ensemble du xxe arrondissement, voir Sellali Amina, Sous la ville, jadis la campagne : une mosaïque de lotissements privés à l’origine de l’urbanisation de Belleville et de Charonne (1820-1902), thèse de doctorat en projet architectural, Paris VIII, 2002.
32 AD75, D1P4 314, impasse des Crins.
33 Voir Jacquemet Gérard, Belleville au xixe siècle…, op. cit., Sellali Amina, Sous la ville, jadis la campagne…, op. cit. À titre de comparaison dans un environnement assez proche, voir également Jenn Jean-Marie, Le xixe arrondissement. Une cité nouvelle, Paris, Délégation à l’action artistique de la Ville de Paris/Archives de Paris, 1996.
34 AD75, D1P4 133, 314, 527, 537, 830, 842, 948, 1 206, respectivement rue des Bois (actuelle rue Planchat), impasse des Crins, rue des Haies, rue des Hautes-Vignoles (actuelle rue Terre-Neuve), rue des Orteaux, passage Papier, rue de la Réunion, rue des Vignoles.
35 Gérard Jacquemet a fortement insisté sur ces « couloirs de migration » liés à une activité professionnelle, voir Jacquemet Gérard, Belleville au xixe siècle…, op. cit.
36 AD75, D1P4 1126, rue de Terre-Neuve.
37 AD75, D1P4 527, rue des Haies.
38 Le revenu correspond à la somme des valeurs locatives ou loyers, figurant dans les calepins des propriétés bâties.
39 AD75, VO 11 3044, Voirie de la rue Planchat.
40 Des Cars Jean et Pinon Pierre, Paris-Haussmann : Le pari d’Haussmann, Paris, Éditions du Pavillon de l’Arsenal, 1998 ; Bourillon Florence, « La rue des Pyrénées », in Gasnault François et Dumas Jean-Philippe (dir.), Le xxe arrondissement…, op. cit., p. 142-150.
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La parcelle dans tous ses états
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