1Dans une ville telle que Toulouse sous l’Ancien Régime, où la notion de quartier était encore embryonnaire à la veille de la Révolution (et encore, seulement pour quelques espaces extra muros), ce qu’on entend de nos jours sous le vocable problématique de « parcelle » se déclinait en terme – non moins problématique – de « moulon ». Ce mot désignait, grosso modo, un pâté de maisons assimilable à une « dizaine »… sans jamais interférer avec l’idée de propriété individuelle ou, plus exactement, sans qu’il soit possible de dissocier au quotidien ces entités qui semblent s’être confondues dans l’esprit des contemporains selon une alchimie qui reste en partie obscure. Avec le moulon/la dizaine, l’on se situe au « degré zéro » de l’ancien espace urbain toulousain tant il est vrai que, plus que la rue ou la place publique, il était « l’espace vécu » des anciens Toulousains : celui du voisinage compris comme une communauté d’habitants – reconnue par les pouvoirs publics – pour laquelle l’intérêt collectif primait sur les prérogatives de la propriété individuelle1.

2Lorsqu’on se penche sur la question du voisinage dans l’ancienne France (avant 1790) sous l’angle historiographique, l’on peut aisément faire au moins trois constats. L’on a, tout d’abord, tôt fait d’expérimenter que ce thème y occupe la portion congrue et ce faisant, qu’il a surtout été appréhendé pour la ville de Paris, les villes de province n’ayant guère retenu l’attention sous cet angle. Dans ces conditions, l’on n’est pas surpris de constater que les apports des sociologues, urbanistes, architectes et autres géographes en matière de voisinage ou de proximité urbaine ont été, pour le moins, sous-exploités. Si l’on change de focale et que l’on considère comment les relations de voisinage ont été appréhendées par les sciences humaines, on voit émerger au moins un dénominateur commun : les travaux sur les rapports vicinaux se sont fondés sur le postulat selon lequel ils se fondaient sur des « relations primaires » (de type communautaire de petite dimension, voire homogène), « naturelles » voire « spontanées », et articulées selon des formes d’organisations sociales informelles et dépourvues de structures institutionnalisées2. Enfin, l’on peut aussi observer que les relations de voisinages ont été essentiellement saisies à travers les archives judiciaires qui valorisent donc les tensions et les conflits, ce qu’illustrent bien, entre autres exemples, les travaux d’Yves et, surtout, Nicole Castan3 et de certains de leurs étudiants4.

3L’étude du cas de Toulouse, capitale du Languedoc, sous l’Ancien Régime incite à reconsidérer sous un jour nouveau cette question en introduisant à l’échelle de la parcelle/moulon un facteur de cohésion et de hiérarchie institutionnalisée. En effet, au cœur même de ce noyau de base de la vie urbaine, l’on découvre qu’elle reposait sur une, voire deux formes d’institutions « populaires ». On trouve, tout d’abord (comme dans bien d’autres villes), ces intermédiaires officiels entre les habitants d’un pâté de maisons dont ils avaient la charge et la municipalité (qui les nommait), qu’étaient les dizeniers avec lesquels l’on a affaire à des rouages essentiels de la vie urbaine. Las, si le volet officiel de leurs attributions et l’évolution de leur institution sont connus5, il n’en va pas du tout de même de leurs activités officieuses et de leur rôle dans leurs dizaines, lesquels n’ont guère laissé de traces. C’est en tentant de suivre cette piste que nous avons eu la bonne fortune de découvrir de rares traces d’organisations ignorées de la recherche toulousaine et dont on ne trouve pas l’équivalent dans l’historiographie de la France urbaine (contrairement aux dizeniers). C’est le peu que l’on sait de ces dernières, qui peuvent être qualifiées d’« assemblées des habitants de la dizaine », qu’on se propose de présenter ici.

La dizaine, unité de base de l’ancienne vie toulousaine

4Les dizeniers tiraient leur nom d’une entité territoriale ne renvoyant à aucune circonscription administrative reconnue en tant que telle : la dizaine. L’origine et l’évolution sémantique de ce terme sont sujettes à des conjectures dans le détail desquelles il n’y a pas lieu d’entrer à la suite de Pierre Toulgouat6. Disons simplement que la dizaine connut très tôt deux acceptions qui semblent s’être rapidement confondues en France, la première renvoyant à une mesure démographique et militaire (dix chefs de familles constituant l’unité de base d’une milice), la seconde à une mesure de surface (zone de résidence des dix familles dont le chef participe à la milice). Cette confusion sémantique se retrouve également dans le terme de « gâche », qui vient de l’occitan gacha et signifie « guet, sentinelle », dont on usait à Montauban, Narbonne, etc. pour désigner un « quartier ». La dizaine fut donc l’unité de base de l’organisation militaire de défense de la communauté. Avec le temps, elle s’imposa naturellement comme l’unité de référence du capitoulat.

5Circonscriptions électorales (un capitoul par capitoulat), militaires (pour la défense de la ville) et fiscales (pour les impôts municipaux et royaux), les capitoulats étaient autant de divisions structurant moins l’organisation de l’espace urbain que sa réalité administrative en servant de cadre spatial aux élections des magistrats municipaux dénommés : capitouls (terme propre à la ville de Toulouse). On ne saurait donc les assimiler à des « quartiers » (si tant est qu’on puisse s’accorder sur la définition de ce type d’espace urbain) [figure 1].

Fig. 1. – Les divisions administratives de l’espace toulousain (capitoulats et paroisses).

Lire de haut en bas, de La Daurade à Saint-Sernin.

6Bornons-nous à indiquer que cette géographie municipale fut fluctuante jusqu’en 1438, année où elle se fixa définitivement ainsi que l’ordre de préséance, tout honorifique, des huit capitoulats qui resta immuable depuis… jusque dans la production des historiens toulousains qui l’ont adoptée pour l’exposé de leurs données comme nous le faisons ici même (figure 2). Relevons qu’à l’exception du capitoulat du Pont-Vieux qui devait son nom à un pont (édifice civil), les noms de tous les autres capitoulats étaient tirés d’édifices religieux de la ville qui servaient déjà à désigner les paroisses (voir figure 1), confusion qui n’était certainement pas fortuite. Cet ordre protocolaire régissait l’ordre de marche lors des cérémonies publiques ainsi que celui suivant lequel les capitouls apparaissaient dans les Annales manuscrites de la ville7.

Fig. 2. – La dizaine des moulons Sainte-Carbes (n^o 1) et de Montoulieu (n^o 2).

7Lorsque l’on considère le découpage de ces huit capitoulats, l’on ne peut manquer de relever son caractère arbitraire et apparemment incohérent. Cependant, on observe qu’une limite est commune à tous les capitoulats et qu’elle suit ce qui fut le cardo maximus, traversant l’espace urbain selon un axe nord/sud. Reliant la porte Narbonnaise à celle d’Arnaud-Bernard, cette limite faisait ainsi se rejoindre deux hauts lieux de la capitale provinciale : le palais du Parlement et la basilique Saint-Sernin, comme si l’on avait voulu marquer de façon symbolique le lien entre le pouvoir temporel et le pouvoir religieux. Quoi qu’il en soit, deux traits permanents se dégagent : la perduration de la limite entre la Cité et le Bourg qui paraît conditionner, en partie du moins, cette division de l’espace urbain, d’une part ; et, sur la rive gauche de la Garonne, la partition du faubourg Saint-Cyprien (qui s’est développé surtout à partir du xiii^e siècle) en deux entités dépendant des capitoulats de la Daurade et du Pont-Vieux, d’autre part. L’organisation administrative de l’espace toulousain met donc en évidence de grands déséquilibres quant à la superficie des capitoulats dont découlent autant de disparités économiques et sociales. Ce faisant, loin d’être isolé, le cas de Toulouse paraît représentatif de ce qu’on sait de l’organisation de l’espace municipal dans l’ancienne France.

8La dizaine répondait à un cadre spatial défini et cohérent aux yeux des contemporains pour lesquels il s’imposait avec évidence, ce qui est loin d’être le cas pour le chercheur qui tente de les circonscrire aujourd’hui. En théorie, la dizaine équivalait à un « moulon », terme signifiant un îlot, un « pâté » de maisons servant de sous-division cadastrale à un capitoulat, chaque capitoulat se subdivisant en un nombre variable de moulons (du fait de leur découpage, de leur inégale superficie et de la densité du bâti). Grâce à l’étude du cadastre de 1680, on sait que la ville intra muros comptait 169 moulons, les faubourgs, 87, le gardiage, 191 (approximativement, car des incertitudes demeurent pour un certain nombre de moulons). Le tableau ci-dessous permet de mieux apprécier les variations du nombre de moulons d’un capitoulat à l’autre.

Tableau 1. – Nombre de moulons par capitoulats en 1689.

Pour les capitoulats de la Daurade et du Pont Vieux, par faubourg, nous entendons le quartier Saint-Cyprien (paroisse Saint-Nicolas) intra muros.

9Dans la pratique, l’usage était plus complexe et fluctuant. Le plus souvent, la dizaine désignait une partie d’un moulon seulement. Mais, de la même façon qu’un moulon pouvait se subdiviser en dizaines (généralement au nombre de deux, parfois trois, rarement davantage), un même moulon pouvait comprendre en réalité deux, voire trois pâtés de maisons (lesquels étaient susceptibles de comprendre plusieurs dizaines). Qui plus est, lorsqu’il était important, un même pâté de maisons pouvait être subdivisé en deux moulons8 qui, à leur tour, pouvaient compter, le cas échéant, plusieurs dizaines. Des facteurs aussi divers que la superficie des îlots, les fluctuations de la structure de leur bâti, celles de leur population, mais aussi les accommodements entre les habitants ou encore les disponibilités des dizeniers, sont susceptibles d’expliquer la complexité de cette situation. Il convient donc de se défier de l’amalgame fait par certains entre moulon et dizaine. Ce sont là deux réalités spatiales qui, pour être proches, n’en demeurent pas moins distinctes.

10Les parcellisations ou les recompositions de dizaines n’ayant pas laissé de traces documentaires, il est malaisé d’en faire la « généalogie » d’autant qu’on se heurte parfois à de sérieuses difficultés pour identifier simplement une dizaine. Ainsi, depuis la fin du Moyen Âge, les moulons de chaque capitoulat étaient théoriquement individualisés par un système numérique continu (pour les moulons intra muros, pour ceux des faubourgs, enfin ceux de la banlieue). Or, il s’en faut de beaucoup que la population – dizeniers compris – ait assimilé cette numérotation rationnelle, lui préférant un autre mode d’identification, plus concret. Jusqu’au début du xviii^e siècle, pour désigner un moulon, on usait selon le cas du nom :

• de personnalités y faisant leur résidence ou de quelqu’un connu du voisinage (dont le dizenier qui en avait la charge) ;

• d’une administration ou d’un établissement religieux situé dans le moulon ;

• ou encore d’un point de repère facilement identifiable : remparts, fossés, tuilerie, four, etc. ;

• quand le moulon n’avait pas un nom qui lui était propre tel un lieu-dit9.

11Pour ajouter à la confusion, la numérotation des moulons a varié selon les époques. Les nouvelles constructions, le développement du réseau de voirie, les travaux d’embellissement et d’alignement des rues eurent pour conséquences la disparition ou l’altération de certains moulons. Mais ces remaniements ne suffisent pas à expliquer l’évolution de la numérotation des moulons. Des discordances dans cette numérotation apparaissent d’un document à un autre10. C’est, par exemple, le cas entre le cadastre de 1680 et la capitation de 1695. Or, seule la pratique approfondie de ces documents permet de se rendre compte de l’existence de tels décalages car aucun texte émanant de la municipalité ne vient éclairer ces changements de numérotation. Cela se vérifie encore avec le cadastre Grandvoinet (entrepris en 1786) pour lequel une nouvelle numérotation des moulons fut adoptée sans que la raison n’en soit jamais donnée ni le principe spécifié11. Tout se passe comme si l’on avait cherché sciemment à brouiller les cartes. Définir, identifier ou retrouver les limites d’une dizaine peut donc être un véritable casse-tête.

12La dizaine apparaît moins comme un cadre spatial défini que comme un espace social, une unité communautaire élémentaire répondant à un cadre de vie fondé sur la proximité de voisinage et la quotidienneté des relations qu’il implique. L’indétermination de cette notion, le caractère relatif de sa perception reflètent bien la réalité complexe et fluctuante d’une dizaine.

L’assemblée de dizaine, structure élémentaire de la vie communautaire

13Pour l’heure, nous n’avons identifié que quatre assemblées de dizaine, organismes concernant les habitants : de la rue des Couteliers12, des rues Vinaigres, d’Astorg et du coin de Cabarès13, des moulons de Sainte-Carbes et de Montoulieu14 et de l’île de Tounis15. Cette énonciation suffit à caractériser le principe même de ces organismes dont le fondement reposait sur une entité territoriale à laquelle les contemporains reconnaissaient une certaine cohérence qui renvoie directement à cette notion aux contours très vagues qu’est le voisinage16. Ce faisant, on constate que l’importance de ces cadres spatiaux était variable puisqu’il pouvait s’agir selon les cas d’un ou de plusieurs moulons, d’une rue ou d’un petit ensemble de rues, voire d’une île. À la notable exception de l’île de Tounis, il ne semble pas que l’on prenne trop de risque en avançant l’idée que l’unité de base de ces structures sociales était la dizaine (terme qu’on retrouve dans tous les documents). Afin d’éviter toute équivoque, on peut donc qualifier ces organismes d’assemblées de dizaine(s).

Tableau 2. – Les quatre « assemblées de dizaine(s) » identifiées et leurs activités.

14Si l’étroitesse de la base documentaire engage à la plus grande circonspection, il est acquis que l’on n’a pas affaire à des associations ou syndicats d’habitants d’un endroit donné se regroupant ponctuellement pour entreprendre une action commune afin de défendre leurs intérêts particuliers auprès de l’autorité (civile ou religieuse) compétente. En effet, les assemblées de dizaine s’apparentent à une organisation fabricienne puisqu’on y retrouve : une confrérie, une bourse des pauvres et la présence de bayles élus pour un an afin de remplir les tâches afférentes à ces structures religieuses et/ou caritatives (précisons que l’existence d’une confrérie n’est attestée que pour l’un de ces quatre cas). Comme pour les fabriques, elles ne concernaient d’ordinaire que les chefs de famille, mais elles pouvaient aussi se constituer en assemblée générale des habitants (au sens littéral) le cas échéant. Si les assemblées de dizaine évoquent donc les fabriques, il était cependant une différence majeure : le clergé n’avait aucune part dans les assemblées de dizaine. On peut être tenté d’y voir des subdivisions des assemblées de paroisse. Cependant, les documents ne font jamais état d’un quelconque lien entre ces deux types d’organisations. Si elle ne peut être résolument écartée, cette hypothèse n’en demeure donc pas moins une spéculation.

15Les informations glanées sur les assemblées de dizaine sont très ponctuelles. En ce qui concerne celle des habitants de la rue des Couteliers, le document retrouvé, daté du 27 mai 1688, est une simple délibération relative à l’élection des deux bayles annuels de la dizaine (bayles dont la fonction n’est pas précisée). Pour cette occasion, trente chefs de famille se réunirent sur la convocation des anciens bayles dans la chapelle Sainte-Croix de l’église de la Dalbade pour procéder à l’élection. La délibération du 16 février 1738 relative à la dizaine comprenant les rues Vinaigres, d’Astorg et le coin de Cabarès, rendait compte d’une assemblée générale convoquée dans la maison de noble Nicolas-Jean Calvet, ancien capitoul. Seul sept chefs de famille répondirent à la convocation pour traiter du contentieux qui opposait les habitants de la dizaine à François Nicole qui avait refusé son élection au poste de baille de la bourse des pauvres de la dizaine sous prétexte que son travail au grand bureau de la manufacture du Tabac de la ville l’exemptait de cette charge. Aucune partie n’ayant voulu céder, l’affaire fut portée devant le sénéchal et s’envenima autour de la question des dépens de la procédure. Après avoir rappelé l’état du procès, l’objet de l’assemblée était de statuer sur la suite à donner à la procédure.

16Grâce à un petit registre de délibérations, on est un peu mieux renseigné sur l’assemblée de la dizaine des moulons Sainte-Carbes et de Montoulieu. Lorsqu’on l’appréhende, en 1641, cette communauté d’habitants s’était déjà constituée en confrérie et dotée d’une bourse des pauvres depuis une époque qui n’est pas précisée. Jusqu’en 1755, il n’est fait mention que du moulon Sainte-Carbes. Si le registre est muet sur la date (et les raisons) de l’association avec la dizaine de Montoulieu, elle semble néanmoins antérieure à l’année où elle apparaît explicitement dans les délibérations (figure 2).

17Ces dernières concernent presque exclusivement les élections annuelles des deux bayles de la bourse des pauvres, lesquelles se faisaient en présence de tous les chefs de famille (généralement au nombre de treize). Le rôle de ces bayles, qui se succédaient d’une année sur l’autre sans qu’il ne soit jamais fait état de conflit à cette occasion, consistait à faire le tour de toutes les maisons de la communauté tous les dimanches et jours de fête afin de faire la quête pour « les personnes necessiteuses de cette dixaine qui n’oseroient paroitre en public ». Malheureusement, rien n’est dit du produit, de l’emploi et des bénéficiaires des sommes collectées. Le registre n’apprend que très peu de choses sur la confrérie dont les statuts sont en déficit. Son siège semble avoir été l’église métropolitaine, mais on ignore à quelle chapelle elle était attachée. Les assemblées se tenaient dans le cloître Saint-Étienne jusqu’en 1757, année où il fut décidé qu’à l’avenir elles auraient lieu dans l’étude de maître Boyer, notaire, sans que les motifs de cette décision soient précisés. Cette petite confrérie était pauvre, ne disposant que de quelques modestes ornements et objets de culte conservés dans un petit coffre. Si la vie de la confrérie nous échappe, on observe que les bayles de la dizaine Sainte-Carbes s’étaient assigné la tâche de préserver la croix qui se trouvait au milieu de la place du même nom. Il se dégage de l’étude de ce registre le sentiment que cette communauté d’habitants vécut paisiblement pendant un siècle et demi, aucun contentieux n’étant venu perturber ses activités religieuses ou caritatives.

18À défaut de confrérie, l’existence d’une bourse des pauvres est attestée pour l’île de Tounis par Pierre Barthès qui fut l’un de ses bayles en 1738. En cette qualité, il assista, le 5 juin, à la procession de la Saint-Jean qui eut lieu dans l’île (Lamouzèle, 1914, 38). Le 15 juin, il participa à la distribution du pain bénit dans son quartier. En 1744, il mentionne dans ses Heures perdues que, le 11 février, « sous la conduite, soins et dépenses de M. Aymes cadet, marchand teinturier, baille actuel de la bourse des pauvres pendant cette année, Jalabert et Pech, commis à la messagerie, on a renouvelé les arbres de la promenade de Tounis à l’Oratoire, et planté de nouveaux acacias, pour former une allée telle qu’on peut la voir17 ». Le 25 mars 1757, on retrouve les bayles de la bourse des pauvres présents avec 42 autres habitants de l’île de Tounis pour prendre une délibération dont l’objet était de demander aux capitouls la permission de démolir et reconstruire leur oratoire qui était prêt à s’effondrer18. À cette fin, l’assemblée des habitants délibéra de nommer trois bayles, avec pouvoir de faire toutes les démarches convenables, lesquels devaient œuvrer de concert avec « les commissaires [au nombre de trois] nommés selon l’usage (?) ». Telles sont les seules mentions dont on dispose sur la bourse de pauvres de Tounis. Elles n’en sont pas moins précieuses, non seulement parce qu’elles attestent l’existence de cet organisme, mais aussi parce qu’elles montrent, d’une part, que les bayles des pauvres étaient impliqués activement dans la vie de l’île, et d’autre part que les fonds de la bourse pouvaient être utilisés à d’autres fins que le soulagement des plus démunis. On peut ainsi en déduire que cette bourse servait de « banque » pour les besoins de la communauté des habitants.

19Pour qui est familier des sources toulousaines, l’existence d’une organisation permanente au sein de la population de l’île de Tounis n’est pas une franche surprise, mais la confirmation d’un faisceau concordant d’indices divers. Car, s’il est une partie de la ville qui se distingue de toutes les autres, c’est assurément celle-là. Entre la Garonne et le canal de Lissac (plus communément dénommé « Garonnette »), la spécificité de Tounis tenait dans le parti que les Toulousains avaient tiré de son caractère insulaire. Depuis le xiii^e siècle au moins, la plus grande partie des métiers qui avaient besoin d’eau, au premier rang desquels venaient ceux du textile, se regroupèrent sur cette île (probablement artificielle) ou sur les bords du canal de Lissac (du côté de la Dalbade), profitant de l’aménagement de ce dernier réalisé par les pariers du moulin du Château Narbonnais19. À l’abri derrière le moulin, ce canal jouait un rôle très important dans la vie économique de la ville20. D’une façon plus générale, l’île de Tounis était le pôle industriel de la capitale languedocienne, aussi sa population était-elle composée, pour l’essentiel, de familles d’ouvriers et de pauvres. L’ensemble ne représentait qu’une faible part de la population toulousaine. En 1695, d’après la capitation, l’île comptait 1 322 habitants (soit 4,4 % de la population de la ville intra muros) ; en 1790 on dénombrait 1 117 habitants (soit 3,05 % de la population de la ville intra muros). Par-delà leur diversité socio-professionnelle, le dénominateur commun des habitants de Tounis était leur pauvreté, sinon leur misère, encore aggravée par les inondations de la Garonne qui touchaient régulièrement cette partie de la ville particulièrement exposée.

20Cette population se distinguait de celles de toutes les autres parties de la ville par sa grande capacité à se mobiliser et à mener des actions collectives. Grâce au témoignage de Pierre Barthès, l’exemple le mieux connu est certainement celui des fêtes nautiques que les Tounisiens donnaient régulièrement en été, tant pour leur propre plaisir que pour épater la foule qui s’agglutinait sur les berges de la Garonne en ces occasions, ce qui était aussi un moyen de faire courir une bourse parmi les spectateurs21. La destination des fonds ainsi récoltés est inconnue, mais il est probable qu’ils servaient à alimenter la bourse des pauvres de l’île de Tounis. L’efficacité de l’organisation qui présidait aux préparatifs et à la tenue des spectacles se retrouve dans d’autres circonstances. Dès que leurs intérêts étaient lésés, les habitants de Tounis ne tardaient pas à se réunir pour faire valoir leurs droits auprès des autorités compétentes. Le cas échéant, ils n’hésitaient pas à faire la dépense d’imprimer leurs revendications pour leur assurer le plus large écho. Par exemple, le 9 novembre 1694, les 47 habitants et bientenants de la rue de Tounis s’assemblèrent pour déterminer une attitude commune face à la taxe de 45 500 livres à laquelle le roi entendait les soumettre comme tous propriétaires d’îles, îlots, atterrissements (etc.), ce qu’ils contestaient, considérant que « le terrain de lad. ruë de Thonis et depandances ou sont lesd. maisons et jardins na jamais esté isle, islot, accroissement ny atterrissement, au contraire une terre ferme comme le restant de la ville de Tholose22 ». L’assemblée ayant été particulièrement agitée, il fut décidé de nommer huit commissaires pour défendre les intérêts des habitants (on ignore les suites de cette affaire). En 1730, le pont de Pigasse qui reliait l’île de Tounis à la Halle au Poisson municipale que l’inondation de 1727 avait emporté n’étant toujours pas réparé, les Tounisiens s’en plaignirent aux capitouls qui décidèrent de faire les réparations23. Pierre Barthès nota que, le 16 mars 1744, faisant droit à une pétition des habitants de Tounis, le capitoulat promulgua une ordonnance défendant « aux bateaux d’aborder et de débarquer devant le batardeau de l’île de Tounis24 ». Les Tounisiens eurent encore à lutter contre la municipalité pour qu’elle fasse des travaux défensifs pour mettre l’île à l’abri des inondations de la Garonne… avec des résultats toujours bien limités. Manifestations d’actions concertées révélant une réelle cohésion sociale – pour ne pas dire « politique » – ces multiples et divers démêlés avec les pouvoirs publics paraissent d’autant plus remarquables qu’ils émanent d’une des composantes parmi les plus pauvres de la population toulousaine.

21Que les habitants de Tounis aient cherché à défendre leurs biens, le fait n’a rien d’extraordinaire en soi. Force est cependant de constater qu’on ne trouve pas l’équivalent d’un comportement similaire pour d’autres quartiers de la ville. Si l’attitude des Tounisiens rend indéniablement compte d’un vif sentiment de particularisme, d’identité insulaire, on s’explique mal pourquoi le cas de l’île de Tounis est unique dans une ville telle que Toulouse où d’autres espaces se présentaient, à des titres divers, comme des unités ou du moins comme des ensembles propres à développer une identité forte parmi leur population. La singularité de l’île de Tounis se comprend mieux à la lumière de son « assemblée de dizaine » qui devait être l’une des plus importantes de la ville. Cet organisme a pu assurer à une population pauvre et qu’on devine assez flottante, une forte cohésion qui s’exprimait par des actions auprès des pouvoirs publics en cas de besoin. Contrairement aux autres assemblées de dizaines, celle de Tounis s’est distinguée par sa dimension festive qui semble avoir été un moyen ludique et efficace d’alimenter les caisses d’une bourse des pauvres sans ponctionner une population déjà démunie. Lorsque Pierre Barthès parlait de la « République tounisienne » à propos des festivités nautiques, c’était certainement dans un sens péjoratif « afin de souligner le peu d’intérêt que les gens de Tounis portent à la religion25 ». Mais sous la plume de ce maître répétiteur, le terme de « république » peut aussi se lire dans son sens premier qui éclaire l’origine de la fête qu’il était bien placé pour connaître.

⁂

22La mise en évidence de l’existence d’assemblées de dizaine soulève de nombreuses interrogations qu’on ne peut, pour l’heure, que laisser prudemment en suspens. Assurément, l’on aimerait en savoir davantage sur l’histoire de ces organismes (origine, évolution, disparition), leur rôle (notamment quant à un éventuel contrôle des habitants), leur influence sur la vie des espaces dont ils émanaient, leurs relations avec d’autres institutions (notamment les fabriques), leur poids sur la propriété individuelle, etc. La tentation est forte aussi de jeter des ponts vers la « beziau » (assemblée de voisins) pyrénéenne… ce qui serait assurément prématuré. À tout le moins peut-on observer que ces micro-communautés autonomes, structurées et transcendant les clivages sociaux, tendent à éclairer d’un jour nouveau les anciennes relations de voisinage. Ainsi, si les solidarités de voisinage étaient aussi présentes et fortes, fonctionnant aussi bien et aussi vite dans les villes comme dans les zones rurales, c’était sans doute parce qu’elles trouvaient dans les structures des assemblées de dizaine un fondement perpétuant un facteur de cohésion qui permettait de pallier les effets du mouvement des populations dans les dizaines et les clivages corporatistes et sociaux. Il y a donc lieu de croire qu’avec les assemblées de dizaines l’on effleure une composante importante de l’ancienne société urbaine ignorée jusqu’à présent, ce qui ne peut qu’inciter l’historien à redoubler de prudence lorsqu’il aborde une question aussi délicate que celle de la parcelle urbaine.