1Alors que la France n’avait pas connu de cas de brucellose de ruminants en élevage depuis plus de 10 ans, un cas bovin de Brucella melitensis biovar1 est mis en évidence le 4 avril 2012, à la suite de l’avortement d’une vache dans un cheptel laitier produisant du reblochon fermier au lait cru en Haute-Savoie. Cinq autres vaches se sont avérées séropositives, c’est-à-dire infectées, et le cheptel a donc été entièrement abattu, par précaution. Quelques mois plus tôt, un cas de brucellose humaine chez un enfant, dont l’origine est restée inconnue, a été détecté dans la région, suivi d’un second cas dans la même famille chez un jeune homme. L’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES) met en évidence la similarité des souches bactériennes chez les patients et la vache avortée.

2La Haute-Savoie est « officiellement indemne de brucellose » depuis 20052, et le dernier cas remonte à 1999. Ce statut européen3 permet aux éleveurs français d’avoir un moindre niveau de contraintes en termes de tests et de dépistages de leurs troupeaux et produits laitiers, et de faciliter les échanges d’animaux et de produits avec les pays membres de l’Union Européenne. Garder ce statut est donc très important pour le département, et a aussi une dimension nationale : « Si on vaccinait, on passerait du statut officiellement indemne, au statut indemne. On continue à dépister, mais pas à vacciner. Si les éleveurs vaccinent les cheptels, ils ne pourront pas vendre leurs animaux à d’autres cheptels », selon la directrice de la Direction Départementale de la protection des populations de Haute-Savoie4. Le statut « officiellement indemne », basé sur une reconnaissance de l’Organisation mondiale de la santé animale (OIE) est celui qui est recherché pour pouvoir échanger, le statut « indemne », fondé sur de l’auto-déclaration, est beaucoup plus limitant.

3Pour expliquer la survenue des cas en 2012, les agents de l’Office national de la chasse et de la faune sauvage (ONCFS) décident alors de conduire des études scientifiques pour étendre les recherches de la bactérie à la faune sauvage. Cette procédure peut paraître assez logique étant donné que la faune sauvage est souvent incriminée quand une maladie est repérée dans les élevages domestiques, encore plus dans un contexte alpin. Des chamois, des chevreuils et des bouquetins sont analysés. Si deux chamois seulement s’avèrent positifs à la bactérie, un nombre significatif de bouquetins occupant le massif du Bargy (Haute-Savoie) sont identifiés comme atteints de la brucellose.

4L’espèce, protégée par la loi du 10 juillet 1976 et par la convention de Berne, a été réintroduite, après qu’elle a disparu des Alpes françaises, notamment à cause de la pression cynégétique depuis le xix^e siècle. Les bouquetins sont interdits à la chasse et font l’objet d’une surveillance importante dans les parcs nationaux. Cependant, ceux du massif du Bargy ne sont pas dans un parc national. Par conséquent, la surveillance sanitaire et populationnelle de ces bouquetins est moindre.

5À partir de la découverte de ces cas suspects, les positions s’affirment rapidement et fortement. Une grande partie du monde agricole – organisations syndicales, éleveurs, etc. – milite en faveur de l’abattage de tous les bouquetins. Cette position sera contestée par les défenseurs de l’environnement au nom de la protection de l’espèce, mais aussi de la préservation du patrimoine local animalier emblématique de la haute montagne et participant à l’économie savoyarde. Dès la signature de l’arrêté autorisant l’abattage des bouquetins en octobre 2013, une opération éclair est menée : 197 bouquetins sont abattus en une journée. Les captures sont difficiles pour les agents de l’ONCFS qui en ont la charge et qui subissent les pressions extérieures (défenseurs de l’environnement, médias, touristes). C’est l’abattage total, puis partiel des bouquetins (abattage qui continue actuellement5) comme gestion de crise qui est aujourd’hui fustigé, et dont les détracteurs font un cas emblématique de la faillite de la gestion vétérinaire de la faune sauvage.

6La « crise » du Bargy a eu un retentissement important, en particulier parmi les professionnels en charge de la faune sauvage – notamment chez les vétérinaires professionnels travaillant dans ou pour les parcs – et au-delà. Elle a essentiellement été analysée en termes de manque de surveillance par les gestionnaires des politiques sanitaires6. Le réservoir sauvage était en effet jusque-là passé inaperçu faute de suivi assez poussé7. Après quelques années et de très nombreux avis de l’ANSES, l’épisode s’inscrit désormais dans la rhétorique des acteurs œuvrant à la reconnaissance des données écologiques dans la gestion sanitaire. De nombreux écologues (biologistes de formation), vétérinaires et gestionnaires du ministère chargé de l’Écologie (ME) ont fait de cette crise l’exemple emblématique de la faillite de la gestion sanitaire, assimilée à celle de l’élevage, par le ministère chargé de l’Agriculture8. La critique de sa gestion pose la question de la légitimité de ces nouveaux acteurs, et plus généralement de la manière dont les crises impliquant la faune sauvage sont désormais amenées à faire l’objet d’une gestion négociée. Ainsi les « évènements » sanitaires du Bargy ont-ils eu un retentissement dans les mondes de la santé animale et de la conservation. Le sujet de la surveillance sanitaire est peu abordé en sciences sociales9, même si les crises de la vache folle en Europe et de la grippe aviaire en Asie ont fait évoluer les dispositifs de surveillance et ont été à l’origine de recherches prêtant attention aux instruments de gestion des risques des maladies pour comprendre les dispositifs de connaissance et de surveillance10.

7Si, depuis le plus fort de la crise en 2013, l’exemple du Bargy est régulièrement invoqué dans les mondes de la santé animale, il faut se demander ce que vient signifier la mobilisation de cet exemple aujourd’hui pour les gestionnaires des problèmes de santé animale. Quels savoirs professionnels sont mobilisés depuis lors pour ré-analyser la crise ? Notre contribution défend la thèse selon laquelle l’affaire des bouquetins s’est fait le catalyseur et le témoin de l’audience croissante prise par les questions environnementales – en l’occurrence la gestion et la sauvegarde de la biodiversité – dans les crises sanitaires11. Cette contribution propose de scruter cette crise à faible impact sanitaire, à partir d’un matériau riche de 27 entretiens et de nombreuses observations tout au long de cette crise jusqu’à aujourd’hui12. Nous aborderons d’abord les modalités de gestion de la faune sauvage en France, tiraillée entre la cause sanitaire et la cause protectionniste. Puis nous reviendrons sur le déploiement de cette crise jusqu’à son issue encore très insatisfaisante, avant de réfléchir aux motifs actuels qui conduisent à inclure la dimension environnementale dans les problèmes sanitaires liés à la faune sauvage.

La gestion sanitaire de la faune sauvage en France

8En France, pendant très longtemps, les enjeux de préservation de l’environnement montagnard et de la faune sauvage n’ont pas été véritablement mis en administration ou sont restés confinés dans des cercles de naturalistes experts ou amateurs13. En 1970 est créée, au sein du ministère de l’Agriculture (MA), une Direction de la protection de la nature. Il est alors prévu que la gestion des problèmes écologiques soit simplement intégrée à ce ministère. Face aux nécessités de prendre en compte les enjeux de pollution et de protection de certains milieux menacés par l’expansion de la société urbaine et de consommation, le ministère de la Protection de la nature et de l’environnement (ME) est créé en 1971. Ce nouveau ministère est censé s’occuper de la gestion de la faune sauvage quand le MA gère la santé de la faune domestique (en particulier la question des zoonoses). La Direction générale de l’alimentation (DGAl) du MA reste compétente pour les zoonoses de la faune sauvage.

9Plus récemment, la loi d’avenir pour l’agriculture de 2014 a changé la donne en prévoyant la possibilité pour le MA de déléguer des mesures de gestion de la faune sauvage aux chasseurs, sans passer par le ME. Ce projet de loi pourrait être interprété comme une volonté pour le MA de récupérer ses prérogatives perdues progressivement à partir de la création du ministère de l’Environnement. Dans les services du ME (et non pas au cabinet), ce projet de loi est alors perçu comme une réappropriation de la gestion de la faune sauvage par la DGAl. Ces services craignent que la DGAl les écarte de la gestion de la faune sauvage, ainsi que l’affaire de la tuberculose des blaireaux en 2010 l’avait fait craindre. Lors de la découverte de cas de blaireaux atteints de tuberculose en Côte-d’Or, la DGAl avait en effet mis en place des mesures de gestion relatives à ces animaux (en l’occurrence, l’abattage total) sans même en informer le ME :

« Le préfet de Côte-d’Or, a ordonné, avec l’aval de la DGAl, l’abattage de milliers de blaireaux sous prétexte de tuberculose. Et ça, on l’a découvert par pur hasard, à la suite d’une plainte à la Convention de Berne, on ne savait rien avant. C’est une espèce dont la chasse est autorisée, ils ont pris des dispositions en se reposant sur des dispositions du code de l’environnement, mais personne ne nous a mis au courant. On est allé aux nouvelles, et là, on a été mis au courant. […] Les préoccupations de santé animale sont considérées par le MA comme au-dessus de toutes les autres préoccupations. […] Et la loi d’avenir va dans ce sens14. »

10La loi de 2014 suggère ainsi l’idée selon laquelle il serait possible d’appliquer les mêmes méthodes de prophylaxie utilisées sur la faune domestique, celles définies par la DGAl, à la faune sauvage. Or les crises sanitaires nécessitent parfois des méthodes de prophylaxie sanitaire telles que l’abattage total, même si d’autres méthodes de lutte existent, comme la vaccination.

11Chez les humains, l’infection à la brucellose présente des symptômes grippaux plus ou moins virulents. De même, des douleurs articulaires ou aux organes génitaux peuvent apparaître, et chez la femme enceinte, la forme aiguë de la brucellose peut provoquer des avortements ou accouchements prématurés. Dans sa forme chronique, la brucellose fatigue le malade et peut entraîner des douleurs articulaires chroniques. Chez les hommes et chez les animaux, la brucellose est soumise à « déclaration obligatoire », c’est-à-dire que tous les cas doivent être notifiés à l’autorité sanitaire. L’objectif est de prévenir et gérer les risques de santé publique. Quand un cas est relevé dans un élevage, celui-ci est soumis à un abattage systématique de tous les membres du troupeau. Les pouvoirs publics ont adopté depuis longtemps cette façon de gérer les crises sanitaires, procédé qui a notamment présenté un réel avantage dans la gestion de la crise de la vache folle15. Elle permet, en cas de détection d’un seul cas de la maladie, d’abattre tout le troupeau, et après une période de vide sanitaire (désinfection, etc.) de remettre un nouveau troupeau dans la ferme. Dans le cas de la brucellose, zoonose grave pour les humains et maladie contagieuse pour les animaux d’élevage16, il s’agit d’abattre totalement le troupeau. Cette méthode est certes très efficace, mais est particulièrement douloureuse pour les éleveurs pour qui, malgré l’indemnisation qu’ils reçoivent, elle se révèle très traumatisante. L’abattage total présente l’inconvénient de faire perdre des années de sélection génétique du troupeau aux éleveurs, ce que ne peuvent compenser les indemnisations. La gestion sanitaire de la faune sauvage est plus compliquée. Ainsi un agent du ME nous précise que « la faune sauvage est protégée par le ME, et le MA souhaite effectuer son suivi sanitaire. […] Mais nous on estime que prétendre s’occuper des pathologies de la faune sauvage c’est être bien ambitieux. Et on n’a pas beaucoup de chance de succès17 ». Pour certains acteurs, il faut donc prendre en compte l’impossibilité de gérer la faune sauvage comme on pourrait le faire avec la faune domestique.

Les bouquetins du Bargy18 au cœur d’une gestion de crise

12En France, les réintroductions du bouquetin ont commencé à partir de 1960, afin de repeupler les Alpes françaises. La stratégie de la réintroduction a fait partie d’un grand programme de préservation de la nature. En 2014, les estimations de la présence des bouquetins dans les Alpes françaises varient entre 9 000 et 10 000 individus. En 1979, la Convention de Berne relative à la conservation de la vie sauvage et du milieu naturel de l’Europe19 concerne notamment le bouquetin des Alpes. Il figure en outre parmi la liste des mammifères terrestres protégés sur l’ensemble du territoire français et les modalités de sa protection sont fixées par l’arrêté ministériel du 23 avril 2007. Il se voit donc appliquer le premier article : « Sont interdits sur tout le territoire métropolitain et en tout temps la destruction, la mutilation, la capture ou l’enlèvement, la perturbation intentionnelle des animaux dans le milieu naturel ».

13Lorsque ce que nous pouvons appeler la « crise du bouquetin du Bargy » éclate en 2013, aucune donnée n’est disponible sur la brucellose du bouquetin dans la littérature scientifique. Ce contexte conduit à 9 saisines successives de l’ANSES20. Les premières réponses de l’agence font ainsi état d’un grand nombre d’incertitudes et formulent des propositions de scénarios et de mesures de gestion relativement simples. Les données collectées arrivent souvent trop tard par rapport aux questions posées et à l’urgence de la réponse souhaitée en situation de crise. Dans son avis du 4 septembre 2013, l’ANSES souligne le manque d’explications pour la contamination :

« le seul passage identifié de la brucellose à un bovin est intervenu dans un site, celui de la Culaz, pour lequel le contexte épidémiologique (troupeau bovin dans un parc clôturé, cantonné en périphérie de l’exploitation, loin des zones de passage des bouquetins ou même simplement de leur habitat potentiel) est éloigné d’une logique de transmission inter-spécifique. À ce titre, l’hypothèse d’un relais entre bouquetin et bovin (par exemple un canidé amenant du matériau virulent au sein de l’exploitation) pourrait être envisagée, sachant aussi que la contamination bovine datait au moins de 2 ans21 ».

14L’ANSES préconise alors une « gestion adaptative du risque », laquelle suggère d’accepter de revenir sur les premières conclusions avancées avec de nouvelles connaissances et les retours d’expérience. Pourtant dans un courrier du 20 juin 2013 adressé à la ministre de l’Écologie, Ségolène Royal, le préfet de Haute-Savoie, Georges-François Leclerc, avance la proposition d’un abattage total des bouquetins avec une réintroduction d’animaux sains, après un vide sanitaire : « les professionnels comme les élus sont aujourd’hui très inquiets et en attente des résultats du suivi sanitaire réalisé sur la population de bouquetins, résultats qui, compte tenu de leur teneur, doivent nécessairement s’accompagner de solutions à mettre en œuvre pour sécuriser la situation de la filière Reblochon22 ». Pourtant, des vétérinaires comme Jean-Marie Gourreau, ancien expert de l’ANSES, et Dominique Gauthier, membre du Groupe national Bouquetin23, écrivent dans Le Courrier de la Nature en 2014 que « le risque pour la filière reblochon est quasi-nul, compte tenu de la surveillance sanitaire des troupeaux et de la maturation lactique détruisant le germe ». Même si le « quasi-nul » évoqué est bien révélateur d’un enjeu pour la filière, les deux scientifiques citent l’avis de l’ANSES du 4 septembre 2013 pour justifier cette déclaration, alors que l’avis ne mentionne pas le fait que la bactérie disparaît après la maturation lactique du reblochon24.

15Certains élus, comme Bernard Accoyer, député de Haute-Savoie et maire d’Annecy-le-Vieux, appuient la proposition du préfet, en avançant les risques pour la santé publique et ceux pour la filière du reblochon, représentant à elle seule 40 % de la production agricole des Savoie :

« Devant cette situation très grave, avec des risques sanitaires pour les troupeaux, nombreux dans les Savoie, avec des risques sanitaires pour la population, avec des risques agricoles majeurs pour la filière laitière et l’ensemble de la filière viande […] il apparaît donc que la situation est à tous égards extrêmement inquiétante et dangereuse […]. La solution qui s’impose aux spécialistes de la santé animale comme à ceux de la santé humaine est l’éradication/réintroduction de cette espèce. […] En tant que parlementaire mais aussi en tant que médecin, je vous demande de ne pas suivre ces avis [du Conseil national de la protection de la nature (CNPN) et de l’ANSES] qui ne sont que consultatifs et apparaissent déconnectés des enjeux et de l’urgence25. »

16La gestion de cette crise, qui aurait pu rester au niveau local, prend alors une envergure nationale. Les notables locaux deviennent les premiers relais des agriculteurs. Ils militent pour une prise en charge plus ou moins forte de cette affaire et en appellent à une décision prise au niveau national : « Au premier plan, je mettrai le risque de santé humaine, qui est menacée. Ce sont surtout les éleveurs et les vétérinaires qui sont concernés. Et puis il y a les consommateurs », déclare un haut responsable agricole départemental26.

17Les autorités mettent en place des dépistages systématiques sur tous les cheptels du massif. Après avoir testé plus de soixante exploitations et 12 000 animaux, il s’avère qu’aucun autre élevage n’est contaminé. Afin d’étudier la prévalence de la maladie chez les bouquetins, il a fallu en capturer et en abattre. Or, toute capture ou abattage, même à des fins scientifiques, doit être soumis à l’avis préalable du CNPN, qui a donné son accord pour une étude scientifique avec abattage des animaux séropositifs. Des prélèvements sont réalisés sur ces bouquetins, et la séroprévalence globale est assez élevée : 38 % sur toute la population, 56 % chez les 6 ans et plus, 72 % chez les femelles de 6 ans et plus, et seulement 15 % chez les jeunes de 2 à 5 ans.

18Si, pour le directeur de la Direction départementale des territoires de Haute-Savoie, « la santé humaine était le premier risque identifié27 », un agent du ME relativise l’enjeu de santé publique : « pour nous, le seul risque potentiel c’est la contamination des troupeaux domestiques. Le risque pour la santé publique est un peu plus lointain, dans la mesure où les contacts faune sauvage/homme sont faibles, et sur le plan économique, on n’avait pas vraiment identifié le problème, c’est un corollaire des risques sanitaires28 ». Dans le même sens, un citoyen engagé souligne la primauté des préoccupations économiques pour la filière agricole : « à mon avis c’est quand même plus un problème agricole que de santé publique, car il y a très peu de chance que les bouquetins du Bargy soient à l’origine d’une hécatombe. Au niveau humain, le risque pour la santé humaine n’est pas très important, mais s’il y a un troupeau de vaches qui est contaminé, c’est tout le troupeau qui est abattu, et ça ruine toute l’économie d’un agriculteur. Les inquiétudes viennent plus du monde agricole que de celui de la santé29 ». Pour prendre la défense des bouquetins, il lance une pétition qui atteint rapidement les 7 000 signatures (plus de 45 000 à ce jour). Cette lettre a été soutenue par de nombreuses associations de protection de la nature, comme la FRAPNA, FNE, One Voice, ASPAS, FERUS et WWF.

19Pour les gestionnaires de santé publique vétérinaire, la tentation est de gérer la faune sauvage comme les animaux domestiques : « On a la chance d’avoir une maladie qui s’est développée sur un massif qui est enclavé. On demande donc l’éradication de ce troupeau de bouquetins, et après on souhaite une réintroduction après un vide sanitaire. On demande qu’il y ait une gestion sur cette faune sauvage qui soit la même que dans nos troupeaux. En plus, ce sont des animaux qui souffrent, et ils peuvent transmettre aux autres animaux de la faune sauvage30. » Les autorités publiques revendiquent des actions qui permettent de maîtriser la population de bouquetins. Ainsi le préfet, dans son communiqué de presse après l’opération d’abattage, annonce qu’« en deux jours d’intervention, elle aura permis d’éliminer l’essentiel de la population concernée, atteinte à 70 % environ de la brucellose. 197 bouquetins ont ainsi été abattus31 ». L’assertion porte à confusion : veut-elle dire que l’essentiel de la population concernée (à savoir les cinq ans et plus) était contaminé à 70 % ? En réalité, ce sont les femelles âgées de 6 ans et plus qui présentent une prévalence de 72 %, tandis que la population de 6 ans et plus (mâles et femelles confondus) présente une prévalence moindre, à hauteur de 56 %.

20Pour les détracteurs de la gestion de cette crise, le fait que le préfet demande l’abattage total au CNPN du 11 septembre 2013, avec la description du protocole d’abattage, ne correspondait pas à l’avis de l’ANSES32. Ce à quoi le préfet rétorque : « la note répond au contraire clairement aux questions [que l’avis de l’ANSES] pose sur la technique de l’abattage […] Il n’y a donc aucun problème avec la stratégie de l’État telle que je la recommande, de manière cohérente depuis plusieurs semaines33 ». Pour le préfet, l’avis de l’ANSES ne serait donc pas incompatible avec une demande d’abattage total.

21Si les représentants des éleveurs en général (FNSEA, Groupement de Défense Sanitaire) ne comprennent pas qu’on n’envisage pas les mêmes outils de gestion sanitaire sur les animaux sauvages que sur leurs troupeaux, les agents du ME insistent quant à eux sur la complexité et les spécificités de la faune sauvage : « mais on ne gère pas des animaux sauvages de la même façon qu’on gère les troupeaux domestiques ! C’est un raisonnement un peu facile. La faune sauvage n’est pas cantonnée, elle bouge, il y a plein d’interférences. Sur les animaux domestiques, même si c’est tragique, le remplacement est possible. Chez les animaux sauvages, le remplacement n’est pas aussi facile34 ». Pour un membre du cabinet de la ministre de l’Environnement de l’époque, « le risque c’était que les bouquetins du Bargy pouvaient transmettre ça à d’autres populations de bouquetins par des échanges, et que ça se répande partout. Même pour le bouquetin c’est pas très bon d’avoir ce réservoir de brucellose, ça réduit la santé du troupeau globalement35 ». Contenir la brucellose dans ce seul massif du Bargy était donc le principal enjeu du ME pour maîtriser la zoonose. Il ne fallait surtout pas que d’autres animaux ou d’autres bouquetins soient contaminés. L’abattage total n’était pas l’option privilégiée par le ME qui doutait de sa faisabilité. Abattre massivement ne correspondait pas à la doctrine développée par le ministère : « éviter, réduire, compenser ».

Le sacrifice des bouquetins

22Comme on l’a vu, les associations de protection de la nature se positionnent, dès les premières mesures prises, contre l’éradication totale des bouquetins, étant donné leur statut d’espèce protégée, mais elles agissent surtout en vertu du fait que la population compte de nombreux animaux sains. Le ME et le MA estiment alors ne pas pouvoir décider sans qu’il y ait une étude plus approfondie du dossier par des scientifiques. Les experts de l’ANSES sont saisis par le MA, au travers de la DGAl, et le ME au travers de la Direction générale de l’aménagement, du logement et de la nature. Ils fournissent des études épidémiologiques montrant que le risque de transmission de la brucellose des bouquetins aux troupeaux est en fait très faible. Dans son avis du 4 septembre 2013, l’agence explore les différents scenarii identifiés par les autorités, et expose leurs avantages et inconvénients. Parmi les propositions de gestion, l’abattage total a pour avantage de se débarrasser de la source de la maladie, même s’il est considéré comme compliqué de réussir à tuer tous les individus. La conclusion de l’agence rappelle qu’il y a peu d’exemples de réussite d’abattage total d’une population. L’abattage des séropositifs a pour avantage de faire un véritable tri parmi les animaux, afin d’épargner les séronégatifs, et de ne pas éradiquer toute la population. Cependant, recourir à cette méthode prend plus de temps. La dernière option est d’abattre la classe d’âge la plus à risques, c’est-à-dire les bouquetins âgés de plus de 5 ans. L’avantage de cette méthode est de faire baisser la pression de la maladie en abattant la population la plus touchée, ce qui représente quand même près de 70 % de la population totale des bouquetins du Bargy.

23À la suite de l’avis de l’ANSES, le préfet persiste en faveur de l’abattage total et en fait la demande au CNPN, afin que celui-ci lui donne son avis d’expert (mais uniquement à titre consultatif). Le CNPN interprète cependant l’avis de l’ANSES différemment, émet un avis défavorable pour l’abattage total, et un avis favorable pour l’abattage des animaux séropositifs. Si le préfet informe la ministre de l’Écologie de sa position en insistant sur les inquiétudes des éleveurs et des producteurs de fromage en Haute-Savoie, son interlocutrice s’oppose à l’abattage total, qui parait disproportionné compte tenu de sa lecture de l’avis de l’ANSES et notamment de la conclusion de l’agence, qui statue que la transmission de la maladie à un cheptel est vraisemblablement de nature accidentelle, et que « cette analyse ne permet[tait] pas de confirmer la nécessité de mettre en œuvre dans l’urgence les actions d’abattage envisagées ». La DGAl se positionne, de son côté, en faveur de la solution voulue par le préfet et les éleveurs, au motif du risque de santé publique.

24La question se résout finalement au niveau des deux cabinets ministériels (MA et ME), tous deux d’accord pour dire que l’abattage total n’est probablement pas la meilleure solution, et que les chances de réussite sont très minces. Une solution intermédiaire est trouvée : l’abattage des animaux de 5 ans et plus. La décision des cabinets est relayée par le préfet dans un arrêté du 1^er octobre 2013, où est prévu l’abattage de tous les animaux de 5 ans et plus, qu’ils soient séropositifs ou non, soit environ 70 % de la population des bouquetins du Bargy (260 individus sont visés). L’arrêté prévoit aussi, à la suite de ces opérations d’abattage, des captures scientifiques, afin de réaliser un état de lieux de la maladie. Sur la base de ces résultats, une nouvelle décision sera prise.

25Trois journées d’opérations d’abattages sont menées les 1^er, 2 et 24 octobre, à la suite desquelles 233 bouquetins sont tués. Les agents de l’ONCFS ont réussi à éliminer plus d’animaux que ce qui était espéré. Les cadavres de bouquetins ont été héliportés jusqu’à la benne d’équarrissage. Après ces trois journées d’abattage massif, le préfet ordonne des opérations plus ponctuelles, ce qui porte en 2014 le nombre de bouquetins abattus au total à 324 (en comptant ceux abattus car séropositifs, les cliniquement atteints, et les morts par accident lors des opérations de capture).

26Mais après les abattages, aucun prélèvement n’a été réalisé sur les cadavres, le préfet et les services de la DDPP estimant que les calculs de prévalence étaient suffisamment robustes pour ne pas vérifier si les estimations théoriques étaient compatibles avec la réalité. Les risques pris par les opérateurs (effectuer des prélèvements sur des cadavres potentiellement contaminés) étaient jugés en outre trop importants. Or l’absence de prélèvements a été interprétée par les associations de protection de la nature comme une volonté de l’État de ne pas assumer ses responsabilités36. Celles-ci ont vu dans cette décision une manière pour l’État de ne pas être confronté à ses éventuelles erreurs dans le cas où les taux de prévalence de la maladie auraient été moindres que ceux initialement calculés.

27Au-delà de cet aspect, les associations et le ME déplorent l’absence de récupération des informations disponibles qu’elles considèrent comme une réelle perte de connaissances, car elle aurait permis de mieux connaître la population de bouquetins et l’évolution de la maladie au sein de la faune sauvage. En effet, les données relatives à la faune sauvage sont très rares et cet épisode était une véritable opportunité d’en savoir plus sur cette maladie, et de permettre ainsi une meilleure gestion en cas de crise similaire. Le CNPN regrette également l’absence de prélèvements et précise, dans son avis du 11 avril 2014 sur une demande de dérogation pour capture et abattage de 70 bouquetins à des fins scientifiques, que si de nouveaux abattages devaient avoir lieu, des analyses devraient être réalisées. Ce jour-là, le CNPN rend un avis favorable concernant la demande de capture de 70 bouquetins (35 vieux et 35 jeunes), afin d’avoir des nouveaux taux de prévalence et d’abattre, le cas échéant, les animaux séropositifs. Il demande aussi à être saisi en cas de décision d’un nouvel abattage, sur la population des jeunes par exemple, et en cas de poursuite de l’abattage des 5 ans et plus (il en reste encore au moins 86 répondant aux critères définis par l’arrêté préfectoral d’octobre 2013). Or, les opérations ont continué, mais de façon plus discrète, avec moins d’envergure et de manière plus périodique, sans que le CNPN ne soit saisi. À la décharge du préfet, son arrêté lui donne le droit de continuer les abattages, puisqu’il court jusqu’au 30 septembre 2014, et ce, sans solliciter l’avis du CNPN. Le recours en référé effectué en partenariat avec d’autres associations par l’ASPAS (Association pour la protection des animaux sauvages), qui a une vocation plus militante et qui a donc été très active sur ce dossier, a été rejeté (ordonnance du 21 octobre 2015).

28La Direction générale de la santé (DGS) n’apparaît à aucun moment dans les discussions qui ont pu avoir lieu sur le dossier (saisines de l’ANSES, courrier du préfet, etc.), ce qui confirme que ce ne serait pas un problème de santé publique comme l’indique un agent du MA : « ce dossier a démarré en 2012, et avant qu’on trouve que le bouquetin était la source. Tout le volet élevage et santé publique, toutes les réunions se sont faites avec la DGS et l’Institut de Veille sanitaire. Après on en est venu à s’occuper des bouquetins, et là, la santé n’avait plus d’intérêt37 ». Ce positionnement de la DGS est confirmé par Paul Delduc, un ancien conseiller technique au cabinet du ME : « [Q : Et le ministère de la Santé n’est jamais intervenu dans cette histoire, malgré le fait que ça concerne un problème de santé publique ?] Non, mais bon, le risque de santé publique, il n’était pas énorme. Je n’ai jamais eu de contact avec le ministère de la Santé sur cette affaire, à aucun moment. Comme il n’y a eu que deux cas en 10 ans, c’est inexistant pour eux. C’est plus l’impact sur l’économie agricole que la santé humaine qui a agité les foules38. »

29En complément, les services de l’État ont communiqué aux éleveurs des mesures dites de « biosécurité », c’est-à-dire susceptibles de réduire les contacts entre les bouquetins et les animaux domestiques. Les autorités locales ont également indiqué aux éleveurs les mesures à mettre en œuvre, comme le retrait de tout ce qui pourrait attirer les bouquetins (pierre à sel, points de nourriture, etc.), et leur ont demandé de rester vigilants sur les zones de pâturage. L’ANSES recommande déjà, dans son avis du 4 septembre 2013, la mise en place de ce type de mesures de gestion, et suggère même « d’adapter les pratiques, quand c’est possible » (différer les mises en pâture, etc.) ». Elle précise néanmoins que ces mesures ne sauraient suffire et devraient être accompagnées des dispositions d’abattage évoquées.

30La politique d’abattage partiel des animaux de 5 ans et plus n’a pas conduit à une amélioration de la situation sanitaire au vu des résultats de la surveillance sanitaire pour l’année 2014, qui montrent une stagnation de la maladie chez les animaux de 6 ans et plus, et une plus large contamination des animaux de moins de 6 ans. Pire, l’abattage des animaux de 5 ans et plus est accusé par certains scientifiques d’avoir modifié l’organisation sociale de la population de bouquetins et d’avoir contribué à la contamination des jeunes animaux par leur entrée dans la reproduction39.

Conclusion

31Au début de la crise, l’option de gestion envisagée par les autorités sanitaires, pour éradiquer la maladie des bouquetins du Bargy, était d’abattre tous les individus de cette population. Malgré les grandes difficultés apparues (coûts de gestion de cette crise40 que ce soit pour la filière agricole, les abattages ou la mobilisation des experts ; médiatisation ; incapacité à gérer ce problème localement ; antagonismes de positions indépassables ; ou absence de conciliation satisfaisante), les autorités ont poursuivi dans la voie de l’abattage. En fait l’expression « gestion adaptative du risque » ne correspond pas à l’évolution des mesures de gestion selon les détracteurs ou les défenseurs de la cause des bouquetins41, lesquels citent, aujourd’hui encore, une expérience italienne qui suggérait que la maladie n’était pas si facile à transmettre ni entre les bouquetins ni des bouquetins aux bovins.

32Le fait d’avoir persisté dans la voie de l’abattage partiel (abattage qui continue actuellement) ne correspond pas à cette notion de gestion adaptative. Ce sont les scientifiques de l’Office national de la chasse et de la faune sauvage qui ont mis en évidence que la maladie est sectorisée avec une prévalence d’infection plus forte au cœur du massif que dans d’autres zones. Ces nouvelles données ont été prises en compte par les mesures de gestion qui ont suivi. Depuis ces évènements, la gestion de la crise du Bargy est souvent mentionnée pour mettre en cause l’évaluation initiale du risque42 et pour appeler à mieux prendre en compte l’impact sur l’environnement des mesures extrêmes prises et à anticiper leur acceptabilité sociale43. Les opposants à cette gestion de crise militent, depuis lors, en faveur de l’intégration de la biodiversité dans les modalités de gestion sanitaire, faisant même de la faune sauvage une des composantes de la défense de la santé publique44.

33La critique de la gestion de cette crise pose la question de la légitimité de nouveaux acteurs dans la gestion sanitaire, et plus généralement de la manière dont les crises impliquant la faune sauvage sont amenées à faire l’objet d’une gestion négociée45. Contre l’argument massue de santé publique, les acteurs du côté de la conservation font valoir d’autres arguments. Pour eux, il n’est pas pertinent, ni acceptable d’appliquer les mêmes méthodes de prophylaxie utilisées sur la faune domestique, à la faune sauvage.

34Le cas de la faune sauvage apparaît donc bien comme un révélateur d’une reconfiguration des frontières entre environnement et agriculture. D’une part, les acteurs de l’environnement s’emparent des problématiques de santé (mobilisant savoirs experts internationaux et savoirs expérientiels locaux dans un contexte où parfois le recours aux réseaux sociaux ne favorise pas toujours la clarté du débat ainsi que la démonstration et la rigueur scientifique46). En second lieu, l’on voit, à travers le cas de la « crise » du bouquetin ce que les catégories One Health (une seule santé animale et humaine, des écosystèmes) produisent en termes de territoires professionnels et éventuellement de catégories d’action publique. Enfin, si l’action publique poursuit un idéal d’intégration et de coordination (par exemple dans le cas du nexus Biodiversité-santé où l’une profite à l’autre, dans une logique One Health, et où l’interministérialité se ferait de manière horizontale et transversale…), l’étude de cas met en évidence un phénomène classique de compétition entre les savoirs, les professionnels et les institutions en jeu.