Chapitre II. Les garants de l’ordre colonial
p. 65-80
Texte intégral
1Les travaux sur les milices de couleur à l’époque moderne sont presque exclusivement consacrés à la seconde moitié du xviiie siècle. Cette réalité fut longtemps justifiée par le rôle secondaire que les compagnies de couleur auraient joué avant la guerre de Sept Ans. En effet, celles-ci étaient considérées comme mal organisées, faiblement instruites, apparaissant au gré des dangers puis disparaissant aussitôt, octroyant peu de privilèges à leurs membres1. Depuis les années 1990, plusieurs travaux ont pourtant montré que ces compagnies ont constitué, dès le xviie siècle dans l’Empire espagnol et dès le début du xviiie siècle dans les autres empires, une institution urbaine stable et parfois de première importance2.
2Parmi ces travaux, le premier fut l’ouvrage magistral que Peter Michael Voelz publia en 1993 sous le titre Slave and Soldier: the Military Impact of Blacks in the Colonial Americas, issu d’une thèse défendue en 1978 à l’université du Michigan3. À l’époque, la thèse n’avait pas été jugée publiable dès lors qu’elle mettait en avant le rôle clé joué par les gens de couleur dans la perpétuation de la domination coloniale et du système esclavagiste. Au début des années 1990, le succès des travaux de John Thornton sur la participation des Africains à la traite négrière rendait possible une publication4. L’ouvrage adopte une démarche éminemment comparative et continentale. En ne négligeant aucun thème, aucune période et aucun espace, P. M. Voelz parvient à montrer le rôle des acteurs locaux dans la défense des territoires coloniaux américains : ceux que les sources nomment « les créoles de la terre », parmi lesquels on compte nombre de gens de couleur. Toutefois, la perspective continentale lui fait prendre trop de distance. Loin du sol, l’ouvrage tend à lisser des réalités sociales, des trajectoires individuelles et des contextes locaux très différents. Or l’historien espagnol José Javier Ruiz Ibáñez explique que l’expansion de la domination impériale dépendait surtout « de conflits d’échelle locale entre gens ordinaires qui s’appropriaient des discours globaux à partir de leur subjectivité et de leurs intérêts5 ». Et c’est précisément parce que l’histoire des empires doit être une histoire des acteurs locaux qu’il préconise l’analyse au ras du sol ainsi que la comparaison des expériences locales de gouvernement.
3Aussi ce chapitre entend-il démontrer et expliquer l’hypothèse de P. M. Voelz en s’appuyant sur le programme méthodologique de J. J. Ruiz Ibáñez. Partant, il dévoile le rôle fondamental joué par les gens de couleur dans la défense des territoires impériaux américains, la performativité des décisions de justice et de gouvernement, et surtout la police des esclaves. Les liens entre police et milices sont ici essentiels. Certes, le chapitre précédent a insisté sur le rôle des milices dans la défense du territoire contre les ennemis extérieurs, ainsi que dans l’aménagement et la cohésion territoriale de la juridiction urbaine. L’exemple de Pedro Cano Pinzón illustrait ce lien étroit entre milice et fabrique du territoire à Panama au xviie siècle. Mais au quotidien, la première mission des compagnies de milices était la fabrique et le maintien de l’ordre public municipal, c’est-à-dire d’une discipline sociale et militaire. En effet, les milices assumèrent dans toutes les villes américaines une éminente fonction de police, sur les chemins et dans les campagnes, où elles participaient à la poursuite des Noirs Marrons, mais aussi en ville, où elles assuraient la surveillance nocturne des quartiers.
4Or sur ce point les miliciens de couleur étaient au premier rang. Car si théoriquement ces missions concernaient toutes les compagnies de milice, certaines tâches jugées infamantes étaient réservées aux miliciens de couleur6. À Curaçao, ils étaient forcés de repérer les lépreux parmi les esclaves afin de les placer en quarantaine7. À Cayenne, ils étaient chargés de toutes « les corvées de fatigues et désobligeantes8 ». Bien souvent la police des esclaves et la chasse aux Noirs Marrons faisaient partie de ces corvées réservées aux miliciens de couleur. C’est du moins ce que nous montre l’exemple précoce de Carthagène des Indes.
La Santa Hermandad de Carthagène des Indes
5En 1609, le Tribunal royal de Santa Fé ordonna la visite générale des provinces de Carthagène des Indes, Santa Marta et Antioquia9. L’un des juges du tribunal, le jeune lettré Juan de Villabona Zubiaurre, fut chargé d’inspecter et de réduire les villages d’Indiens afin de favoriser leur conversion et de les protéger des mauvais traitements des encomenderos en contexte d’hémorragie démographique. Outre cette mission, qui supposait la visite de plus de quatre-vingts villages éparpillés dans un territoire immense, le tribunal confia au juge vingt et une lettres de commission supplémentaires, dont l’inspection des officiers royaux de justice et de finance, répondant ainsi aux nombreuses plaintes reçues par le tribunal depuis la dernière visite de la région, trente-six ans plus tôt. La visite de Villabona dura seize mois, produisant une masse documentaire exceptionnelle10. Ces sources ont été amplement utilisées pour écrire une histoire sociale, politique et démographique des indigènes, ainsi que des élites coloniales. Toutefois, l’une de ces visites ne fut jamais étudiée : celle de la Santa Hermandad de Carthagène des Indes, un dossier exceptionnel qui rend possible une histoire sociale des agents de police et qui met au jour les liens étroits qui unissaient police et milices dans les sociétés coloniales d’Ancien Régime.
6La Santa Hermandad était une institution castillane d’origine médiévale chargée de la police rurale. Elle constituait une sorte de juridiction spéciale qui disposait de pleins pouvoirs pour punir les délits commis hors des agglomérations, en campagne ou sur les chemins. En Castille, elle connut une forme institutionnelle relativement homogène et stable à partir des Cortès de Madrigal, réunies en 1476 par les rois catholiques. L’alcalde de la Hermandad était un officier élu pour un an par les membres de l’assemblée municipale (cabildo) afin de garantir la sécurité des chemins. Chaque agglomération de plus de cent vecinos devait avoir deux alcaldes11. Selon la taille des municipalités, ces derniers employaient un ou plusieurs sergents (cuadrilleros) pour parcourir les campagnes et poursuivre bandits et malandrins.
7Les historiens connaissent très mal l’histoire américaine de cette institution. Au xvie siècle, la plupart des villes n’en étaient pas dotées : dès lors, c’étaient les alcaldes ordinaires – élus chaque année par les échevins pour rendre la justice – qui en assumaient les fonctions12. Toutefois, quelques hermandades sont apparues très tôt. La première fut créée à Cuba à la fin des années 1520 par le gouverneur Gonzalo de Guzmán, mais elle fut dissoute dès 1531 par son successeur Juan de Vadillo13. D’autres furent créées à Santo Domingo en 1541, puis à Panama l’année suivante14. En 1560, au moins dix cabildos avaient créé la leur, presque toujours dans des villes qui jouaient un rôle central dans le trafic transatlantique d’esclaves : escales, ruptures de charge ou principaux marchés (carte 7). En effet, la Hermandad devint en Amérique une institution pour le bon gouvernement des esclaves et la répression du marronage, structurel dès le début du xvie siècle avec la déviation vers l’Amérique du trafic des esclaves africains.
Carte 7. – La Santa Hermandad dans les villes de l’Amérique espagnole en 1560.

Source : Baptiste Bonnefoy.
8Le tableau 2 nous permet de comparer le processus d’institutionnalisation de la police des esclaves dans les premières villes américaines concernées par la Santa Hermandad. La dynamique fut presque partout la même. Pour faire face aux insurrections marrones, les cabildos publièrent des ordonnances préventives sur le gouvernement des esclaves. Il s’agissait de mieux les contrôler en contraignant leurs propriétaires à les enregistrer et à déclarer les fugitifs, pour lesquels des châtiments graduels étaient prévus, depuis le fouet jusqu’à la peine de mort. Puis les ordonnances condamnaient les mauvais traitements infligés par les propriétaires, première cause des évasions. Elles organisaient enfin la répression, obligeant les hommes libres à participer aux expéditions contre les Noirs Marrons – expéditions financées par les propriétaires, par ailleurs contraints de récompenser quiconque leur ramènerait leur esclave, mort ou vif.
Tableau 2. – Vers une police des esclaves en Amérique espagnole (1520-1560).
Ville | Fondation de la ville | Premières insurrections d’esclaves | Premières ordonnances contre le marronage | Création d’une caisse des Noirs | Création de la Santa Hermandad |
Santiago de Cuba a | 1515 | < 1533 | < 1533 | 1536 | 1536 |
Santo Domingo b | 1498 | 1521 | 1522 | 1528 | 1541 |
Panama c | 1519 | 1531 | 1531 | 1534 | 1542 |
San Juan de Puerto Rico d | 1521 | 1523 | 1525 | 1538 | |
Mexico e | 1521 | 1537 | 1538 | 1541 | 1553 |
Guatemala f | 1542 | 1540 | 1555 | ||
Colima g | 1523-1527 | 1555 | |||
Lima h | 1535 | 1544 | 1549 | 1549 | 1557 |
Veracruz i | 1519 | 1539 | 1559 |
a. AGI, Santo Domingo, 1121, L.1, Provision royale du 3 octobre 1533, f. 173v ; AGI, Santo Domingo, 1121, L.2, Provision royale du 26 mai 1536, f. 77r-v ; Franco José Luciano, Los Palenques de los negros Cimarrones, Departamento de orientación revolucionaria del Comité central del Partido comunista de Cuba, 1973, p. 17.
b. AGI, Patronato, 295, N.104, Ordonnances de Santo Domingo du 6 janvier 1522 ; AGI, Santo Domingo, 868, L.2, Provision royale du 11 janvier 1541, f. 8v.
c. AGI, Panama, 234, L.4, Provision royale du 4 avril 1531, f. 131r-134v ; AGI, Panama, 235, L.8, Provision royale du 4 avril 1542, f.3r-v ; Jopling Carol F. (dir.), Indios y negros en Panama en los siglos XVI y XVII, CIRMA/PMS, South Woodstock, Vermont, 1994, p. 223 ; Tardieu Jean-Pierre, Cimarrones de Panamá: la forja de una identidad afroamericana en el siglo XVI, Madrid, Iberoamericana, 2009, p. 15.
d. Moscoso Francisco, « Formas de resistencia de los esclavos en puerto Rico. Siglos XVI-XVIII », America Negra, no 10, 1995, p. 34 et 37.
e. Sierra Pablo M., Urban Slavery in Colonial Puebla de los Angeles, 1536-1708, thèse de doctorat en histoire, University of California Los Angeles, 2013, p. 35 ; Tardieu Jean-Pierre, Resistencia de los negros en el Virreinato de Mexico, siglos XVI-XVII, Madrid, Iberoamericana, 2017, p. 90.
f. AGCA, A1.2.4, Leg. 2196, Provision royale du 24 décembre 1555, f. 124 ; Calderón Diemecke de González Ofelia, El negro en Guatemala durante la época colonial, Santiago de Guatemala, Universidad de San Carlos, 1973, p. 68.
g. Archivo Histórico del Municipio de Colima, Caja A-2, Exp. 14, Juan Fernández El Mozo réclame soixante pesos à Juan de Guriezo, 26 novembre 1555. Nous n’avons pas trouvé la trace d’une première insurrection ou de premières ordonnances à Colima, mais la ville importe des esclaves dès sa fondation (mines, élevage, plantations) et connaît immédiatement le marronage, voir : Reyes Garza Juan Carlos, « Negros y afromestizos en Colima, siglos XVI-XIX », in Luz María Martínez Montiel (dir.), Presencia africana en Mexico, Mexico, Conaculta, 1994, p. 259-335.
h. Bowser Frederick Park, The African slave in colonial Peru 1524-1650, Standford, Standford University Press, 1974, p. 255 ; Tardieu Jean-Pierre, « Le marronnage à Lima (1535-1650) : atermoiements et répression », Revue Historique, no 278, fasc. 2 (564), 1987, p. 299.
i. AGI, Patronato, 180, R.73, Ordonnances pour le bon gouvernement de Veracruz, 3 juillet 1539 ; Archivo Histórico Municipal de Veracruz, C.1, vol. 1, Document relatif à l’élection des alcaldes de la Hermandad de Veracruz, 1559, f. 7.
9Toutefois les ordonnances ne suffisaient pas. Dans les moments de crise, les propriétaires refusaient de payer, et sans récompense à la clé, personne n’acceptait de donner la chasse aux fugitifs. C’est pourquoi le gouverneur de Cuba Gonzalo de Guzmán écrivit en 1535 : « lorsque dix esclaves se soulèvent, je peux bien m’arracher les cheveux avant de trouver un homme de volonté qui aille à leur trousse, s’il n’est pas payé, nourri et armé15 ». Par conséquent, des « caisses des Noirs » (caja ou arca de negros) furent créées pour financer la répression. Les assemblées municipales tentèrent dans un premier temps d’alimenter ces caisses en taxant chaque « tête d’esclaves », mais la fraude se généralisa et ces taxes furent partout remplacées par des droits perçus sur les nouvelles arrivées d’esclaves. Même ainsi, les municipalités peinèrent à organiser la répression et formèrent les premières hermandades. Deux alcaldes étaient élus chaque année pour contrôler la perception des droits, éventuellement recruter quelques cuadrilleros, et surtout organiser les expéditions contre les Marrons, s’entourant d’une compagnie éphémère (cuadrilla) d’hommes expérimentés et connaisseurs du pays, sans critère de qualité ni de condition.
10La visite de Juan de Villabona à Carthagène témoigne du même processus d’institutionnalisation. La première grande insurrection d’esclaves eut lieu en 1569, les premières ordonnances furent publiées en 1570, une « caisse des noirs » fut créée en 1583 puis la Santa Hermandad fit son apparition en 159316. Motivée par des accusations anonymes de corruption, la visite de Villabona donne aujourd’hui accès aux archives de l’institution, depuis sa création jusqu’en 1611. La caisse était alimentée par un impôt de deux réaux et demi sur chaque esclave importé. Par exemple, 27 navires débarquèrent 4 767 esclaves à Carthagène en 1601, ce qui correspond à 1 500 pesos de recettes (graphique 1).
Graphique 1. – Recettes estimées de la Hermandad de Carthagène (1601-1610).

Source : AGNC, Visitas-Bolivar, Leg. 62, D.1, f. 18r-35v.
11L’année suivante, le trésorier municipal délivra aux alcaldes de la Hermandad 740 pesos qui furent dépensés de la façon suivante : 225 pesos aux percepteurs de la taxe, 475 pesos aux miliciens qui participèrent aux expéditions, 30 pesos pour le greffier qui les accompagnait et enfin dix pesos pour le sacristain qui sonnait le couvre-feu des esclaves avant chaque expédition. Ces données témoignent de l’extrême variabilité des recettes et des dépenses de la caisse. En réalité, la Hermandad fonctionnait principalement en s’endettant auprès du Trésor royal de sommes qu’elle remboursait peu à peu avec les taxes sur les esclaves. C’est ainsi qu’en 1602 et 1603, elle s’endetta pour plus de 4 500 pesos pour financer une guerre contre les Marrons17. Au contraire, certaines années s’écoulaient sans expéditions, et donc sans frais. Par conséquent, et contrairement au cas castillan, les villes américaines recrutaient peu de cuadrilleros (soldés toute l’année) et préféraient former à chaque expédition des détachements éphémères composés de miliciens aguerris.
La « couleur » des agents de police
12La visite de 1610 de la Santa Hermandad de Cartagena nous a permis d’analyser le mode de financement et d’organisation de l’institution. Mais ces archives ont bien plus à offrir. Afin de vérifier les comptes de la caisse, le juge Villabona demanda à chaque alcalde de rendre des comptes détaillés de leurs dépenses au cours de leur mandat. Ces témoignages constituent une documentation exceptionnelle pour quiconque se pose les questions suivantes : Qui étaient les garants de l’ordre colonial et esclavagiste ? Ou plus concrètement, qui étaient les agents de police ? Étant donné qu’il s’agissait d’une charge publique, on trouve dans les archives des milliers de mentions aux alcaldes de la Hermandad. On en sait toutefois peu sur ceux qu’on appellerait aujourd’hui les policiers ou les gendarmes. Or il est difficile d’imaginer que deux alcaldes aient pu assumer seuls les fonctions de police dans des villes de plusieurs milliers d’habitants et aux juridictions immenses. D’autre part, nous avons vu que les miliciens ont joué partout en Amérique un rôle primordial dans la construction de l’ordre public. Parmi les témoignages des alcaldes de Carthagène, nous en avons sélectionné trois qui mettent en lumière ces agents de l’ombre.
13Le premier est celui d’Alonso Diaz, alcalde de la Hermandad en 160818. Il rend compte de 132 pesos qu’il dépensa lors d’une expédition contre les Marrons. Par conséquent, il donne la liste exhaustive des 23 hommes qui y participèrent et reçurent à ce titre un salaire compris entre deux et dix pesos. La plupart d’entre eux étaient des gens de couleur, y compris quelques esclaves : Noirs, mulâtres ou métis. Parmi eux, le capitaine Agustín Martín fut nommé caudillo (ou chef de guerre) de l’expédition. C’est lui qui réunit soldats et pisteurs, qui acheta la poudre et la corde pour les arquebuses, ainsi que les vivres et les chaussures. Agustín Martín n’était pas n’importe qui à Carthagène. Depuis l’assaut de Francis Drake de 1586, il était capitaine (le premier) de la compagnie des Noirs libres de la ville, fonction qu’il conserva jusqu’en 163819. Cette compagnie fut la deuxième de ce genre créée aux Amériques, après celle de La Havane. Comme les miliciens sous ses ordres, Agustín Martín était Noir, et libre. Pour l’expédition en question, il recruta des miliciens parmi ceux de sa compagnie, comme les Noirs libres Juan et Baltasar de Viloria, confirmant ainsi les liens entre compagnies de couleur et police.
14Ces liens sont présents dans toutes les sociétés esclavagistes américaines. J.-P. Tardieu montre ainsi comment au xvie siècle, les cuadrilleros et alguaciles des Noirs de Lima furent presque toujours des miliciens de couleur20. On retrouve la même réalité à Veracruz au début du xviie siècle, lorsque les commissions des alcaldes de la Hermandad, également appelés « capitaines contre les Noirs Marrons », précisaient : « vous ferez des expéditions avec les soldats indiens, noirs et métis que vous rassemblerez […] Lors [de ces expéditions] vous encouragerez et récompenserez les Noirs et mulâtres libres qui y participeront en votre compagnie21 ».
15Cependant, les miliciens de couleur ne furent pas les seuls à participer à ces expéditions de police. En témoigne un document également extrait de la visite de la Santa Hermandad de Carthagène. En septembre 1608, l’alcalde Alonso Diaz avait déjà organisé une première expédition contre des Marrons réfugiés dans les monts de María. Il détaillait ainsi les dépenses de l’opération :
« Premièrement j’ai dépensé en vivres pour le voyage pour moi, les hommes que j’ai emmenés et les Noirs Mogollones 18p […]
– Item 1p d’un arc et ses flèches que j’ai payé pour un Noir des Mogollones nommé Jorge.
– Item 4p que j’ai dépensé pour le salaire de deux Noirs pilotes de canoé et pour la location du canoé jusqu’au palenque des Noirs Mogollones.
– Item 10p que j’ai payé à don Pedro, cacique du village de María, en tant que pisteur.
– Item 6p que j’ai payé à Juan Rodríguez de la Monja, majordome de l’habitation de Luis de Padilla, pour des beignets et la subsistance de mes hommes.
– Item 20p que j’ai payé à Bartolomé Sánchez, épicier22. »
16En effet, l’une des manières de dépenser moins lors de ces expéditions était de recruter des Noirs Mogollones23. Comme à Panama, il s’agissait d’anciens Noirs Marrons qui, à l’issue d’un traité de paix avec les Espagnols, avaient été intégrés au système de défense de la monarchie. Ils étaient les seuls à ne recevoir aucune indemnité lors des expéditions. La Hermandad ne procurait que les vivres, parfois les armes.
17Le cas du cacique don Pedro, recruté comme pisteur, est également intéressant. Il reçut la même indemnité que le capitaine Agustín Martín, soit dix pesos, témoignant de la capacité de certains acteurs ou de certaines communautés à négocier durement leur participation à ces expéditions. C’est également ce que montre un document de 1602, dans lequel l’alcalde de la Hermandad Luis Polo del Águila raconte l’organisation d’une expédition contre les Marrons. Il nomma Juan Moreno caudillo de l’expédition. Ce dernier s’entoura de dix miliciens de couleur et rejoignit le village de Carnapacua, près de Mahates, pour recruter 24 archers parmi les Indiens qui y vivaient. Puis tous étaient supposés se rendre à l’estancia de Luis de Padilla, où 20 hommes supplémentaires devaient les attendre. Toutefois, lorsque Juan Moreno arriva à Carnapacua, les Indiens refusèrent de coopérer sans avoir été préalablement payés. Le caudillo fit prévenir le gouverneur, qui ordonna à l’alcalde de se rendre immédiatement à Carnapacua avec l’argent des Indiens (trois pesos par archer). Il ne s’agit pas ici d’exagérer le pouvoir de négociation des Indiens de Carnapacua. Précisons d’ailleurs que l’alcalde eût bien des difficultés à trouver des témoins qui puissent corroborer sa version des faits, étant donné que la plupart des archers avaient péri lors de l’expédition. Cependant, ce document montre que les élites locales comptaient nécessairement sur les locaux, fins connaisseurs du pays, pour contrôler la ville et son territoire. Or dans la province de Carthagène, parmi les locaux qui ne disposaient pas d’une dispense de service militaire en lien avec une charge publique, l’immense majorité étaient des gens de couleur, des Indiens ou d’anciens Marrons. Ce sont eux qui sécurisèrent les chemins, « nettoyèrent » les campagnes et garantirent la souveraineté de l’empire au-delà des agglomérations.
18Lors de cette même expédition de 1602, Juan Moreno était accompagné de deux autres caudillos, un capitaine espagnol de Tolú et le capitaine Agustín Martin, rassemblant ensemble plus de 250 hommes, essentiellement des archers indiens et des miliciens de couleur24. Pour quelles raisons ces miliciens acceptaient-ils de participer à ces expéditions ? En théorie, les alcaldes, caudillos et alguacils étaient autorisés à recruter qui bon leur semblait. Mais dans la pratique, nous savons que les miliciens mobilisés étaient tous volontaires. L’appât du gain fut sans doute la principale motivation pour nombre d’entre eux. Lors de l’expédition organisée en octobre 1608 par Alonso Diaz, nous avons vu que l’indemnité était en moyenne de quatre pesos (soit 32 réaux). Nous ne savons pas combien de jours pouvaient durer ces expéditions, mais ces quatre pesos ne représentaient pas un faible montant lorsqu’on sait qu’un kilogramme de pain (casabe) coûtait un demi real à Carthagène à la fin du xvie siècle25. Il est cependant peu probable qu’Agustín Martín ait participé à ces expéditions uniquement pour les dix pesos d’indemnités qu’il reçut. Nous ne connaissons pas son métier ou son niveau de richesse, mais nous avons montré dans le chapitre précédent que les commissions de capitaine de milice étaient des récompenses pour les notables de couleur26. En supervisant les expéditions de police contre les esclaves en fuite et les Noirs Marrons, en abandonnant ses activités pour le bien commun, Agustín Martín agissait en évergète, comme Pedro Cano Pinzón à Panama au même moment. Il convertissait ainsi un capital économique en une reconnaissance politique, dans un univers social qui l’empêchait d’accéder à la plupart des charges publiques urbaines.
Milice et police aux Amériques
19Ce mode de fonctionnement de la Santa Hermandad américaine s’est progressivement étendu à tous les Empires américains, dans lesquels on observe également un lien étroit entre miliciens de couleur et police des esclaves27.
La police des esclaves
20Au Brésil, on voit apparaître au début du xviie siècle une institution similaire à la Santa Hermandad : les quadrilheiros. Nés au Portugal au xive siècle, ces derniers furent introduits en 1626 dans la capitainerie de Rio de Janeiro, puis progressivement dans toutes les capitaineries brésiliennes. Il s’agissait d’un officier municipal élu tous les trois ans et chargé de donner la chasse aux esclaves fugitifs avec 20 soldats choisis parmi les miliciens de couleur de la ville et de son territoire28. Dans certains cas, ce sont les capitaines de couleur, alors renommés capitães do campo qui assumaient ce rôle29. C’est ainsi qu’en 1668 le capitaine des Noirs libres de Salvador de Bahia, Agostinho da Silva, fut envoyé à Sergipe del-Rei avec 14 de ces hommes pour attaquer un village de Noirs Marrons (mocambo)30. Lorsqu’il s’agissait de détruire des communautés organisées et armées de Noirs Marrons (quilombos), le quadrilheiro pouvait même faire appel à des compagnies entières de miliciens de couleur. Ce fut le cas en 1700, lorsque le gouverneur du Pernambouc Dom Fernando Martins Mascarenhas de Alencastre donna l’ordre à Domingos Rodrigues Carneiro, major du régiment des Noirs libres de Recife, de donner la chasse aux Marrons réchappés de la destruction du quilombo de Palmares31. Outre le service dû au quadrilheiro, le milicien de couleur était mobilisable par les officiers civils pour porter le courrier ou faire appliquer les ordres de gouvernement et de justice. C’est ainsi qu’en 1735, un capitaine des milices noires de Bahia reçut des magistrats l’ordre de perquisitionner une maison dans laquelle étaient organisées illégalement des fêtes (folguedos) « diaboliques » où des hommes et des femmes libres et esclaves s’exerçaient à des danses africaines interdites (lundu)32.
21Dès le xviie siècle, les compagnies de milice des Antilles britanniques fonctionnèrent également comme une force de police. Ce sont d’ailleurs les capitaines qui furent chargés de faire appliquer les ordres de justice et de gouvernement. Les miliciens – et en priorité les miliciens de couleur – constituaient la base du recrutement pour les guets nocturnes en ville (the watch ou nightly patrols), ainsi que pour les détachements formés dans chaque paroisse contre les tentatives de fuite, de rassemblements ou de conspirations de la part des esclaves (slave patrols), pour la surveillance des côtes en temps de guerre (militia guards) ou encore dans le cadre de chasses organisées contre les Noirs Marrons (parties of militia)33. C’est ainsi que le 28 mars 1730, au commencement de la première guerre des Marrons (1730-1738), l’Assemblée coloniale de la Jamaïque décida d’insérer cette clause dans leur nouvelle loi sur les esclaves : « Que tous les nègres libres âgés de 15 à 60 ans soient obligés de comparaître dans leur paroisse chaque fois qu’un magistrat ou qu’un officier commandant leur donnera l’ordre de partir à la poursuite de nègres rebelles ou fugitifs34. » Comme dans le cas de la Santa Hermandad, ces expéditions contre les Noirs Marrons étaient financées par une caisse dédiée, alimentée par les propriétaires.
22On retrouve à nouveau ces mécanismes dans les colonies de la Caraïbe française. Comme dans les autres empires, les compagnies de milice y constituaient la principale force de police rurale et urbaine. Jean Joseph Dupaty, commandant de la partie ouest de Saint-Domingue, ancien commandant des compagnies de couleur au siège de Carthagène, écrivait ainsi en 1711 que « les faits de police, quant aux chemins, [appartenaient] aux officiers de milice35 ». Ces « faits » se réduisaient bien souvent à une police des esclaves. Or les miliciens de couleur, considérés comme « d’infatigables canotiers et coureurs des bois36 », constituaient aux Antilles françaises comme en Guyane l’essentiel des détachements contre les esclaves fugitifs et les communautés marrones37. En témoigne un mémoire remis en 1709 par les colonels de milice de la Martinique au gouverneur de l’île :
« Y a-t-il jamais eu plus de desordre dans le maronage des negres que depuis qu’on s’est fié aux grenadiers, lesquels n’ont jamais pris un seul negre maron parce qu’en lieu d’aller dans les bois, il est d’une notoriété publique que faisant provision de vin, ils saretent a la premiere case qu’ils rencontrent a boire a la santé de leur capitaine de manière que pour la chasse desdits negres, on ne se sert plus que des mulatres des compagnies [de milice] lesquels savent obeir, marcher dans les bois et en suporter les fatigues38. »
23À Saint-Domingue, les milices perdirent progressivement cette compétence de police des esclaves au profit des nouvelles brigades de maréchaussée, autre institution médiévale de police rurale localement adaptée pour lutter contre le marronage39. Toutefois, le cas domingois fut sensiblement différent de celui de la Santa Hermandad. Car la création d’une maréchaussée impliqua à Saint-Domingue une professionnalisation de la fonction de « policier » qu’on n’observe nulle part ailleurs aux Indes et qui fut envisagée comme la meilleure solution face à un marronage devenu structurel.
Milice, maréchaussée, police : le cas domingois
24En 1705, le Conseil de Léogane créa trois brigades de maréchaussée dans les quartiers40 du Petit-Goave, de Léogane et du Cul-de-Sac. Ces compagnies de 36 miliciens, payés 300 livres par an (avec un système de primes pour chaque esclave capturé), prirent en charge la poursuite des esclaves fugitifs et des Marrons, remplaçant ainsi les anciens détachements de milice. Ce système de maréchaussée fut étendu au Cap en 1721 puis peu à peu à l’échelle de toute la colonie. En 1775, toutes les paroisses étaient dotées d’une brigade (carte 8).
Carte 8. – La création des brigades de maréchaussée à Saint-Domingue (1705-1775).

Source : Baptiste Bonnefoy, à partir de Moreau de Saint-Méry Louis-Élie, Loix et constitutions…, op. cit., t. II (p. 25-28, 726-733), t. III (p. 344-350, 379, 551-560, 568-571), t. IV (p. 305) et t. V (p. 535-537).
25Toutefois, cette dimension professionnalisante de la maréchaussée ne remit pas en cause la fonction de police des milices. Les brigades de maréchaussée et les compagnies de milices restèrent complémentaires. D’une part, les officiers et les archers de la maréchaussée étaient recrutés parmi les miliciens, et en particulier parmi les miliciens de couleur. Ces derniers étaient alors dispensés du service personnel. D’autre part, on associa rapidement aux offices de prévôt, lieutenant et exempt de maréchaussée les rangs respectifs de capitaine, lieutenant et enseigne de milice. Par conséquent, la maréchaussée domingoise se situait à mi-chemin entre la compagnie de milice et le corps professionnel de police. À la Martinique, à la Guadeloupe, en Louisiane, puis en Guyane, plusieurs projets tentèrent en vain, dans les années 1740 et 1750, d’établir des maréchaussées sur le modèle domingois, c’est-à-dire avec des brigadiers et des archers de couleur41. Nous verrons au chapitre iv que des maréchaussées furent brièvement mises sur pied en Guyane et aux petites Antilles pendant le court temps de la suppression des milices, de 1763 à 1765-176642.
26En outre, dès 1753, la maréchaussée de Saint-Domingue ne fut plus destinée aux seules zones rurales et assuma des fonctions de police urbaine dans les villes dépourvues d’un bureau municipal de police43. Ces bureaux de police constituèrent la troisième institution assumant des fonctions de police dans la colonie, cette fois dans les villes. Ils apparurent en 1739 au Cap puis en 1744 à Léogane sur le modèle de la Lieutenance générale de Paris de 1667. Leurs prérogatives et leurs moyens se multiplièrent peu à peu en lien avec la croissance urbaine. Au départ, l’inspecteur de police n’avait qu’un brigadier et devait faire appel aux archers de couleur de la maréchaussée44. Puis il obtint quatre sergents de police en 175045. En 1762, le bureau du Cap comprenait deux inspecteurs, dix sergents, un voyer et un étalonneur-jaugeur car « l’agrandissement constant de la Ville du Cap et l’augmentation de ses habitans exigent une police exacte dans tous les points qui peuvent intéresser la sûreté, la propreté, la salubrité et l’embellissement de cette ville, ainsi que la fidélité dans les prix, les poids, et les mesures des denrées et marchandises qui se consomment46 ». Comme pour la maréchaussée, les officiers et agents de police avaient le droit de mobiliser les miliciens de couleur quand ils le jugeaient nécessaires. Enfin, ils étaient payés sur une caisse dite des nègres justiciés, ou suppliciés, alimentée par une taxe sur l’achat de tout esclave, une caisse qui rappelle étrangement la « caisse des Noirs » de la Santa Hermandad.
Densités urbaines et structures policières
27Aux Amériques, la milice joua indéniablement un rôle de police urbaine et rurale qu’elle partagea parfois avec d’autres institutions municipales. Comme en Europe, on y observe un lien étroit entre les densités de population et les régimes de police des territoires. Plus la ville et son arrière-pays étaient peuplés, plus on y trouvait une diversité d’institutions policières. Dans un premier temps, la faiblesse démographique des agglomérations et l’éparpillement des colons dans les campagnes justifièrent que seules les milices fussent en charge des missions de police. Ce sont elles qui exécutèrent localement, d’une part les décisions de police particulière prises par les juges ordinaires et les assemblées municipales, et d’autre part les décisions de police générale prises par les grands administrateurs et les conseils souverains. La croissance démographique de certaines villes et de leur juridiction explique l’apparition d’institutions européennes dont les fonctions furent adaptées aux contextes américains, ou encore d’institutions spécifiquement coloniales. Ce fut par exemple le cas en Nouvelle-Espagne, où l’accroissement démographique des campagnes de la Vallée de México justifia en 1719 la création du tribunal de la Acordada. Ce tribunal permettait d’étendre les droits des officiers de la Santa Hermandad face à la recrudescence des délits et des crimes en zone rurale (périmètre d’action étendu, châtiments corporels et peine de mort facilités, procédures judiciaires simplifiées)47. Mais une fois encore, ce sont les milices qui donnèrent à ce nouveau tribunal les moyens humains et matériels d’asseoir son autorité. De manière générale, les milices de couleur américaines furent un élément clé dans la construction d’un ordre public local et impérial, car le milicien de couleur était mobilisable à tout moment par les magistrats, les commandants ou les officiers de « police » (alcalde de la Santa Hermandad, quadrilheiro, alguacil) afin de faire exécuter les ordres de justice et de gouvernement.
28Par ailleurs, le service de police des miliciens de couleur était souvent volontaire. Pour les plus pauvres d’entre eux, notamment les hommes récemment affranchis qui ne disposaient pas d’un bien ou d’un capital de départ, la chasse aux Noirs Marrons constituait un travail et un moyen de subsistance. Comme à Carthagène, les miliciens de couleur des Antilles françaises, britanniques, hollandaises ou danoises qui participaient à ces expéditions étaient ravitaillés, armés et rémunérés à la journée ou/et à la prise. Dans les colonies françaises, ils étaient récompensés par les maîtres pour chaque esclave pris et par la caisse des nègres justiciés pour chaque esclave tué, après que le maître a reconnu l’esclave. En 1724, lors d’une révolte d’esclaves dans l’île de la Grenade, une ordonnance indiquait que si les maîtres n’étaient pas connus en cas de mort des Marrons, leurs têtes devaient être exposées sur les grands chemins48. Lorsqu’un arrêt du Conseil supérieur de la Martinique tenta de mettre fin à cette pratique en 1740, les habitants de l’île se plaignirent en ces termes : « Les nègres marons se retirent le plus souvent dans des lieux inaccessibles, et ceux que l’on détache pour leur donner chasse qui sont ordinairement des mulâtres et des nègres libres se défendraient d’y aller si on les privait de leurs salaires, lorsqu’ayant tué des nègres marons qu’ils ne connaitraient point, ils n’avaient pas la liberté de les mutiler et d’exposer leurs têtes sur les grands chemins pour procurer aux maitres des esclaves qu’ils avoient tués les moyens de les reconnaitre49. » Lorsque la première maréchaussée de Léogane fut instituée en 1710, elle décida de procurer aux archers de couleur qu’elle recrutait une exemption « de corvées, guet et garde toute l’année avec une part dans les prises et captures qu’ils pourraient faire ». Celle du Cap, créée en 1721 pour la surveillance des esclaves aux passages de frontière, prévoyait un appointement de 30 livres pour les archers et de 50 livres pour les brigadiers50. Il est vrai que l’ordonnance précisait que les Noirs et les mulâtres ne pouvaient être reçus comme archers qu’à défaut de Blancs, mais « comme on ne peut pas trouver de blancs, on voit bien par là qu’on sera obligé de la composer de ces mulâtres et nègres libres qui méprisent les nègres esclaves et sont les meilleurs archers, les plus hardis et les plus propres aux expéditions de fatigue51 ».
Conclusion
29Par conséquent, le cas des sociétés américaines esclavagistes se révèle particulièrement intéressant lorsqu’on analyse le lien étroit entre milices et police. D’un côté les fonctions de police y étaient exercées par des miliciens qui étaient souvent des libres de couleur et d’un autre côté l’ordre public s’y confondait souvent avec la police des esclaves. Cette situation met évidemment à mal les historiographies qui, à force d’essentialiser les différences entre Blancs et gens de couleur, se sont attachés à décrire les esclaves et les libres de couleur comme des alliés objectifs, soudés par un même stigmate, victimes d’un même système colonial « racialisant ». Ce sont pourtant bien des libres de couleur qui ont constitué aux Amériques la principale force de maintien de l’ordre social esclavagiste52. Dès lors, ni la couleur ni la « race » ne suffisent à dire la violence des situations coloniales. Enfin, le rôle des libres de couleur, mais aussi des communautés indiennes et marrones dans la construction et le maintien d’un ordre colonial apporte également un élément de réponse supplémentaire à tous ceux qui s’interrogent sur la continuité des souverainetés impériales aux Amériques. Car bien que certaines cartes d’époque représentent une « métaphore des possibilités d’appropriation du territoire53 », il n’en demeure pas moins que les souverainetés impériales s’exerçaient sur d’immenses territoires, et cela malgré la faiblesse démographique des Européens sur place. Il est certain qu’une histoire sociale des milices – et plus largement des institutions policières – redonne chair aux souverainetés impériales européennes en Amérique et apporte de nouvelles pistes pour rendre compte des acteurs locaux qui les ont durablement défendues.
Notes de bas de page
1 On retrouve par exemple cet argument dans Kuethe Allan J., « The Status of the free Pardo in the Disciplined Militia of New Granada », Journal of Negro History, no 26, 1971, p. 110.
2 Cáceres Gómez Rina, « La Puebla de los Pardos en el siglo XVII », Revista de Historia, no 34, 1996, p. 83-113 ; Lokken Paul, « Useful Enemies: Seventeenth-Century Piracy and the Rise of Pardo Militias in Spanish Central America », Journal of Colonialism and Colonial History, vol. 5, no 2, 2004, [https://muse.jhu.edu/article/173268] ; Ares Berta, « Les milices de Noirs et de mulâtres à Lima : les débuts (xvie-xviie siècles) », in Carmen Bernand et Alessandro Stella (dir.), D’esclaves à soldats. Miliciens et soldats d’origine servile. xiiie-xxie siècles, Paris, L’Harmattan, 2006, p. 85-102 ; Mattos Hebe, « “Black Troops” and Hierarchies of Color in the Portuguese Atlantic World: The Case of Henrique Dias and His Black Regiment », Luso-Brazilian Review, vol. 45, no 1, 2008, p. 6-29 ; Silva Luis Geraldo, « Gênese das milícias de pardos e pretos na América Portuguesa: Pernambuco, Minas Gerais, séculos XVII e XVIII », Revista de História, 2013, no 169, p. 111-144 ; Contreras Cruces Hugo, « Ser leales y parecer “decentes” milicias de castas e inserción social de los afrodescendientes. Chile, 1675-1760 », Revista Tiempo Histórico, vol. 8, no 14, 2017, p. 129-155.
3 Voelz Peter Michael, Slave and Soldier: the Military Impact of Blacks in the Colonial Americas, New York, Garland, 1993.
4 Thornton John, Africa and Africans in the Making of the Atlantic World, 1400-1680, Cambridge, Cambridge University Press, 1992.
5 Ruiz Ibáñez José Javier, « Les acteurs de l’hégémonie hispanique, du monde à la péninsule Ibérique », Annales. Histoire, sciences sociales, vol. 69, no 4, 2014, p. 927-954.
6 En 1662, on obligeait les miliciens de couleur de La Havane à nettoyer les rues, alors même que la ville avait des recettes à cet effet. AGI, Santo Domingo, 872, L.17, Provision royale du 17 septembre 1662, f. 197.
7 Jordaan Henri Romondus, Slavernij en vrijheid op Curaçao: de dynamiek van een achttiende-eeuws Atlantisch handelsknooppunt, thèse de doctorat en histoire, dir. Gert J. Oostendie, Leyde, Leiden University, 2012, p. 204.
8 ANOM COL C1423, Lettre au ministre de l’ordonnateur de Cayenne Antoine Philippe Lemoyne, 4 septembre 1754, f. 129r-132r.
9 Avec le jugement de résidence (juicio de residencia), la visite est l’un des mécanismes de contrôle des institutions de la monarchie espagnole et de ses agents. Voir Gómez González Inés, « ¿Un medio de control extraordinario? Las visitas particulares y secretas a los magistrados de las Chancillerias y Audiencias castellanas », in Roberta Stumpf et Nandini Chaturvedula (éd.), Cargos e oficios nas monarquias ibéricas: provimento, controlo e venalidade (séculos XVII e XVIII), Lisboa, CHAM, 2012, p. 147-159.
10 Les archives de la visite sont conservées dans le sous-fond Visitas de Bolivar de la section Colonial de l’AGNC.
11 Le terme vecino est complexe et polysémique, sans équivalent en français, parfois traduit par voisin, habitant, chef de famille ou patricien. Dans les villes espagnoles, les vecinos peuvent désigner une communauté politique plus ou moins inclusive. Il peut s’agir de l’ensemble des habitants libres et économiquement indépendants (chefs de famille, y compris les veuves qui jouissent de leurs biens propres) ou des seuls habitants principaux (selon leur niveau de richesse et leurs titres). La définition est locale, ce qui rend difficile la comparaison des recensements de l’époque moderne, souvent exprimés en nombre de vecinos.
12 AGI, Indiferente, 427, L.30, Provision royale du 7 décembre 1543, f. 29v-30r ; Buenos Aires, 1, L.1, Provision royale du 21 septembre 1546, f. 175v-176r ; Mexico, 1089, L.4, Provision royale du 18 janvier 1552, f. 468v-169r ; Guadalajara, 230, L.1, Provision royale du 18 février 1560, f. 37r-v ; Panama, 236, L.10, Provision royale du 19 janvier 1571, f. 205v-206r.
13 AGI, Santo Domingo, 1121, L.2, Provision royale du 26 mai 1536, f. 77r-v.
14 AGI, Santo Domingo, 868, L.2, Provision royale du 11 janvier 1541, f. 8v ; Panama, 235, L.8, Provision royale du 4 avril 1542, f.3r-v.
15 Cité dans Cortés López José Luis, Esclavo y colono. Introducción y sociología de los negroafricanos en la América española del siglo XVI, Salamanque, Universidad de Salamanca, 2004, p. 306.
16 AGNC, Visitas-Bolivar, Leg. 62, D.1, Description des archives de la Santa Hermandad de Carthagène, 1er septembre 1610, f. 6v-13v.
17 AGNC, Visitas-Bolivar, Leg. 62, D.1, Comptes annuels de la Santa Hermandad de Carthagène, 1602, f. 52r-59v.
18 AGNC, Visitas-Bolivar, Leg. 62, D.1, Témoignages d’Alonso Díaz, 22 avril 1608, f. 109r-112v.
19 Wright Irene Aloha (éd.), Further English Voyages to Spanish America, 1583-1594: Documents from the Archives of the Indies at Seville Illustrating English Voyages to the Caribbean, the Spanish Main, Florida, and Virginia, Londres, Hakluyt Society, 1951, p. 127-29.
20 Tardieu Jean-Pierre, « Le marronnage à Lima… », art. cité, p. 293-319. Voir également Ares Berta, « Les milices de Noirs et de mulâtres à Lima… », art. cité, p. 88.
21 AGI, Mexico, 198, N.37, Commission de capitaine contre les Marrons, 15 février 1636, f. 15v-20v.
22 AGNC, Visitas-Bolivar, Leg. 62, D.1, Témoignage d’Alonso Díaz, 18 août 1608, f. 218r.
23 Le mot espagnol mogollón désigne l’agnelet orphelin qui cherche à téter le lait d’autres brebis, et par extension un trompeur ou un escroc dérobant les gens à leur insu. En Terre Ferme, à Panama et Carthagène des Indes, les Mogollones désignaient aux xvie et xviie siècles les communautés marrones.
24 AGI, Santa Fé, 38, R.2, N.48, Lettre de Jerónimo de Zuazo, gouverneur de Carthagène, 16 février 1603,
25 Borrego Plá María del Carmen, Cartagena de Indias en el siglo XVI, Madrid, Editorial CSIC, 1983, p. 387.
26 Nous savons toutefois qu’Agustín Martín était propriétaire d’une maison à Carthagène dès 1583. Voir : Wheat David, The Afro-Portuguese Maritime World and the Foundations of Spanish Caribbean Society, 1570-1640, thèse de doctorat, dir. Jane Landers, Nashville, Tenn., Vanderbilt University, 2009, p. 3. Sur les libres de couleur de Carthagène des Indes au début du xviie siècle, voir Vidal Ortega Antonio, « Entre la necesidad y el temor: negros y mulatos en Cartagena de Indias a comienzos del siglo XVII », in Berta Ares et Alessandro Stella (dir.), Negros, mulatos, zambaigos: derroteros africanos en los mundos ibéricos, Séville, CSIC, 2000, p. 89-104.
27 Pour une synthèse bibliographique sur les « polices noires » aux Amériques, voir Voelz Peter Michael, Slave and Soldier…, op. cit., p. 129-131.
28 Mello Barreto João Paulo de et Lima Herméto, História da polícia do Rio de Janeiro: aspectos da cidade e da vida carioca, Vol. 1 (1565-1831), Rio de Janeiro, ed. A Noite, 1939, p. 27-28. Sur les quadrilheiros, voir également Fiães Fernandes Luís, « The Early Centuries of the Portuguese Police System: From the Quadrilheiros to the General Intendancy of Police of the Court and of the Kingdom », Policing and Society, vol. 22, no 4, 2012, p. 448-459.
29 Koster Henri, Voyages dans la partie septentrionale du Brésil depuis 1809 jusqu’en 1815, Paris, Delaunay, 1818, vol. 2, p. 326.
30 BNB, Documentos historicos, vol. 7 : Portarias dos Governadores Geraes (1660-1670), Rio de Janeiro, Augusto Porto, 1929, p. 385-386.
31 BNB, Documentos historicos, vol. 59 : Provisões, Patentes, Alvarás (1699-1711), Rio de Janeiro, Typ. Baptista de Souza, 1943, p. 31-33.
32 BNB, Documentos historicos, vol. 76, op. cit., p. 201-202.
33 Sur les liens entre milices coloniales et contrôle social dans l’Empire britannique, voir Handler Jerome S., « Freedmen and Slaves in the Barbados Militia », Journal of Caribbean History, no 19, 1984, p. 1-25 et Hadden Sally Elizabeth, Slave patrols: Law and violence in Virginia and the Carolinas, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 2001, 340 p.
34 TNA, CO 137/19, Pétition du noir libre Francis Williams contre une nouvelle loi sur les esclaves, f. 29-30v.
35 Moreau de Saint-Méry Louis-Élie, Loix et constitutions des colonies françoises de l’Amérique sous le Vent, Paris, Moreau de Saint-Méry, Quillau et Mequignon jeune, t. II (1704-1721), 1784, p. 268.
36 ANOM COL C1441, NO. 90, Lettre au ministre sur les chasseurs de couleur de Cayenne, 26 avril 1774, f. 63r.
37 Dans le cas de la Guyane, le rôle des libres de couleur dans la « connaissance » du territoire, nécessaire pour la chasse des Noirs marrons, était d’autant plus important que la plupart des Indiens avaient disparu rapidement après avoir servi de guides aux premiers explorateurs. Voir : Spieler Miranda, Liberté, liberté trahie : faire et défaire des citoyens français, Guyane 1780-1880, Paris, Alma éditeur, 2016, p. 10.
38 ANOM COL C8A17, Mémoire remis au gouverneur Nicolas de Gabaret par les colonels de milice de la Martinique, 1709, f. 173.
39 Sur les maréchaussées domingoises, voir King Stewart R., « The Maréchaussée of Saint-Domingue: Balancing the Ancien Régime and Modernity », Journal of Colonialism and Colonial History, vol. 5, no 2, 2004, [https://muse-jhu-edu.faraway.parisnanterre.fr/article/173267].
40 Dans l’Empire français, le quartier désigne une ancienne division administrative des territoires coloniaux. Chaque quartier englobait plusieurs paroisses.
41 ANOM COL C8A58, Lettre du marquis de Caylus, gouverneur des îles du Vent, 7 novembre 1748, f. 140 ; Mémoire du marquis de Caylus sur les nègres marrons et la création d’une maréchaussée, 1749, f. 168 ; C7A16, Lettre de Pajot de Lafond, lieutenant du roi à la Guadeloupe, 25 mai 1750, f. 92 ; C13A35, Lettre de Michel, ordonnateur de la Louisiane, 18 mai 1751, f. 205 ; C8B10, NO. 69, Lettre du sieur Rondeau au ministre proposant la création d’une maréchaussée, 19 avril 1754 ; ANOM COL C1423, Lettre d’Antoine Philippe Lemoyne, ordonnateur à Cayenne, 4 septembre 1754, f. 129r-132r.
42 ANOM COL C8B23, NO. 30, Mémoire sur la maréchaussée établie à la Martinique, 1763 ; C8A67, Ordonnance portant suppression de la maréchaussée à la Martinique, 8 août 1765, f. 45r-46v ; C7A27, Ordonnance de Mrs. de Nolivos et de Moissac concernant la suppression de la maréchaussée à la Guadeloupe, 11 mai 1766, f. 196.
43 Moreau de Saint-Méry Louis-Élie, Loix et constitutions…, op. cit., t. IV (1750-1765), p. 67-68.
44 Ibid., t. III (1722-1749), p. 577-578.
45 Ibid., t. IV (1750-1765), p. 5-9.
46 Ibid., p. 479.
47 Bazán Alarcón Alicia, « El Real Tribunal de la Acordada y la delincuencia en la Nueva España », Historia Mexicana, vol. 13, no 3, 1964, p. 324-325.
48 ANOM F317, Mémoire sur la chasse aux nègres marrons à la Grenade, 20 mars 1741, f. 226.
49 ANOM COL C10A2-1, Lettre au marquis de Champigny, 9 avril 1742, fnn.
50 ANOM COL CC9A19, Ordonnance et règlement établissant une maréchaussée au Cap, Léogane, 27 mars 1721, fnn.
51 ANOM COL C9A20, Mémoire sur l’établissement d’une maréchaussée au Cap, Léogane, 27 mars 1721, fnn.
52 À ce sujet voir Voelz Peter Michael, Slave and soldier, op. cit., p. 331-352.
53 Kantor Íris, « Usos diplomáticos da ilha-Brasil. Polêmicas cartográficas e historiográficas », Varia Historia, vol. 23, no 37, 2007, p. 76. Sur les enjeux politiques et diplomatiques des catographies impériales, voir Benton Lauren, A Search for Sovereignty: Law and Geography in European Empires, 1400-1900, Cambridge, Cambridge University Press, 2009.
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