Chapitre VI. Regarnir
p. 151-178
Texte intégral
1Émile Le Guen achève la lettre qu’il adresse le 21 décembre 1914 à sa mère, alors que le 47e RI occupe des tranchées dans les environs d’Arras, par cette formule : « Bloavez mad », soit « bonne année » en breton1. De prime abord anodins, ces deux mots sont en réalité exceptionnels sous la plume de ce poilu qui non seulement écrit quasiment exclusivement en français mais, la plupart du temps, achève sa correspondance par des formules telles que « Tendres baisers à toutes », « Ton tout dévoué frère qui t’aime beaucoup » ou encore « Au revoir à tous, et mille bons baisers affectueux2 ». Cette lettre est en fait une des rares archives qui atteste la pratique du breton au sein du 47e RI, même si celle-ci est probablement plus courante que ce que ne suggère la documentation disponible.
2L’histoire de cette langue en contexte militaire reste à écrire. Au 47e RI, le breton, de même sans doute que le gallo, tout aussi absent des sources, permet selon toute vraisemblance que se cristallisent dans les rangs des réseaux de sociabilité érigés sur une appartenance géographique et culturelle commune. Or celle-ci n’est pas gravée dans le marbre. Alors qu’en 1914, 88,3 % des « tués à l’ennemi » et « disparus au combat » titulaires de la mention « Mort pour la France » sont nés en Ille-et-Vilaine ou dans les Côtes-du-Nord, cette proportion n’est plus que de 44,3 % en 1918. Autrement dit, c’est bien la « bretonnité » de l’unité qui, du fait de cette mutation démographique, se trouve en jeu3.
3Confrontée dès le mois d’août 1914 à de terribles pertes, l’unité doit en effet dans l’urgence regarnir ses rangs afin de pouvoir continuer à livrer le combat. Aussi, c’est l’aptitude du régiment à renouveler la troupe qui, ici, doit être interrogée, problématique qui nécessite d’être envisagée autant du point de vue des circuits de recrutement que des principes conduisant un individu à être incorporé au 47e RI. Car, finalement, c’est bien l’idée même de renfort qui, ici, pose question.
Arriver au 47e RI
4Sauf exception, la fiche matricule du recrutement d’un poilu permet de connaître sa date d’incorporation au 47e RI, et de savoir quel fut son parcours antérieur. Aussi, la base de données constituée à partir du fichier des morts pour la France du régiment croisé avec ces archives permet-elle de saisir la manière dont l’unité regarnit ses rangs après avoir concédé de lourdes pertes à un certain nombre de moments clefs de la campagne : au printemps 1915, en Artois, mais également en septembre 1916 lors de la bataille de la Somme puis, enfin, à la fin de l’année 1917.
Le printemps 1915
5Le dépouillement intensif des fiches matricules des morts pour la France du 47e RI fait apparaître une cohorte de 296 fantassins incorporés au sein de cette unité entre le 14 mai et le 30 juin 1915. À y regarder de plus près, ce flux n’est pas d’un seul tenant mais correspond à une série de renforts arrivés ponctuellement tout au long de cette période. On peut donc en déduire une gestion en flux tendu et au coup par coup, probablement à la demande, des effectifs du régiment (fig. 14).
Fig. 14. – Renforts perçus par le 47e RI entre le 14 mai et le 30 juin 1915.

6Ces données doivent néanmoins être accueillies avec prudence. Les fiches matricules du recrutement ne sont pas exemptes d’erreurs et rien ne nous permet de confirmer que le soldat de 2e classe Jean Burlot – un cultivateur de la classe 1914 originaire de Plourhan, dans les Côtes-du-Nord – est bien arrivé en renfort au 47e RI le 14, et non le 15 mai 19154. La fiche matricule est le seul écrit qui nous délivre cette information, aucun document détaillant la composition des renforts n’ayant, à notre connaissance, été conservé. Le croisement des sources, principe élémentaire de la méthode historique, est donc impossible, ce qui impose maintes précautions quant à l’analyse. D’ailleurs, rien n’atteste avec certitude l’existence de deux renforts distincts les 14 et 15 mai 1915. Peut-être s’agit-il d’un seul et même mouvement, enregistré au cours de la nuit du 14 au 15 mai 1915 ? Pour autant, si les dates restent floues, l’esprit de ces données est lui parfaitement limpide : il s’agit pour le 47e RI de regarnir les rangs terriblement éprouvés par les combats menés en Artois, notamment dans le redoutable secteur du Labyrinthe. Toujours pour reprendre l’exemple de Jean Burlot, il apparaît évident que l’arrivée au régiment de ce poilu en provenance du dépôt du 25e RI de Cherbourg correspond à son départ pour la zone des armées. En effet, il décède quelques jours plus tard au couvent du Saint-Sacrement, à Arras, des suites de blessures, ce qui semble attester son passage par les tranchées. Mais rien dans sa fiche matricule ne précise s’il est affecté au 47e RI au front ou à l’arrière, à Saint-Malo. Cette information, précieuse pour ce qui nous intéresse, n’est malheureusement que rarement consignée sur les fiches matricules. Toutefois, les quelques cas renseignés dans la base de données font tous état d’arrivées dans la zone des armées en mai ou juin 1915. Ces affectations sont donc bien des renforts destinés à regarnir les rangs du 47e RI durement éprouvés dans les combats d’Écurie et du Labyrinthe.
7Le flux de ces incorporations n’est pas constant et semble, au contraire, opérer par à-coups. 4 grands pics peuvent ainsi être identifiés : les 14 et 15 mai 1914, le 31 mai 1915, les 10 et 11 juin 1915 et, enfin, le 25 juin 1915.
Tableau 2. – Les 4 grands pics de renforts que le 47e RI reçoit au printemps 1915.
Date | 14-15 mai 1915 | 31 mai 1915 | 10-11 juin 1915 | 25 juin 1915 |
Effectifs | 117 | 30 | 77 | 33 |
8Or, tous ces renforts ne répondent pas aux mêmes caractéristiques du point de vue de l’âge des soldats. Si l’on observe le flux sur la totalité de la période, c’est-à-dire entre le 14 mai et le 30 juin 1915, alors on peut dégager deux grands groupes. Le premier est composé d’hommes appartenant aux classes 1900 à 1908, ensemble qui compte pour 50 % des poilus incorporés au 47e RI lors de ces 6 semaines. Le second est celui des bleuets de la classe 1915 qui, dans leur 20e année, représentent 29,3 % de ces renforts (fig. 15).
Fig. 15. – Classes de recrutement des effectifs perçus en renfort par le 47e RI entre le 14 mai et le 30 juin 1915.

9L’arrivée au front de ces jeunes hommes, plus tout à fait adolescents mais pas encore pleinement des adultes puisque toujours mineurs, dit parfaitement les tensions qui pèsent sur le 47e RI du point de vue de la régénération des rangs. En effet, l’incorporation de la classe 1915 n’est pas en soi un phénomène anormal puisqu’il correspond au contraire à la réalité des cycles démographiques et souligne, ce faisant, la persistance des méthodes de recrutement prévalant avant la guerre. Toutefois, ceci ne saurait masquer l’urgence qui se cache derrière ces chiffres. En effet, la classe 1915 est incorporée avec dix mois d’avance sur les usages du temps de paix, c’est-à-dire au mois de décembre 1914 au lieu d’octobre 1915. Précisons du reste que cet appel par anticipation n’est pas le fait de ce seul régiment, ce qui confirme le caractère indiciaire de l’unité, et que cette méthode est employée par la suite pour les classes 1916 à 19195. Il n’en demeure pas moins que, trop jeunes pour voter, ces bleuets de la classe 1915 ne le sont pas pour mourir, Lebel à la main, dans une tranchée.
Tableau 3. – Calendrier de mobilisation des classes 1915 à 1919.
Classe de mobilisation | Âge à la mobilisation | Appel de la classe |
1915 | 19 ans | 15 décembre 1914 |
1916 | 18 ou 19 ans | 8 avril 1915 |
1917 | 18 ans | 7 janvier 1916 |
1918 | 18 ou 19 ans | 16 avril 1917 |
1919 | 18 ou 19 ans | 15 avril 1918 |
« Tableau de la durée du service militaire de chaque classe de l’armée française qui participa à la grande guerre mondiale de 1914 à 1918 », Excelsior, 10e année, no 3172, 28 juillet 1919, p. 1.
10Mais la ressource démographique que constituent ces individus n’est pas sans limites, ce qui souligne encore une fois la tension qui pèse sur la régénération des rangs du 47e RI. Si les éléments de la classe 1915 comptent pour 69 % des effectifs arrivés au régiment les 14 et 15 mai 1915, leur poids devient ensuite négligeable, comme si la source était tarie : 3,3 % le 31 mai 1915, 2,6 % les 10 et 11 juin 1915 pour remonter à 6,9 % le 25 juin. En réalité, tout semble indiquer que le régiment puise dans le réservoir que constitue la classe 1915 sans se soucier du lendemain, uniquement guidé par l’urgence du moment, comme si le prochain engagement allait nécessairement aboutir au retour au combat en terrain ouvert et à la victoire. En témoigne l’âge moyen des renforts qui ne cesse d’augmenter tout au long de la période pour finir par s’élever à 32 ans pour les éléments arrivés au 47e RI le 25 juin 1915 (fig. 16).
Fig. 16. – Part de la classe 1915 et âge moyen des renforts perçus par le 47e RI les 14-15 juin, 31 mai, 10-11 juin et 25 juin 1915.

11Il s’agît là d’une tendance que le 47e RI ne parvient pas à rétablir. Du 29 septembre au 29 octobre 1915, la base de données permet d’identifier le profil de 56 poilus affectés au 47e RI pour regarnir les rangs passablement clairsemés par l’échec de l’offensive de Champagne. Si la proportion de poilus de la classe 1915 est sensiblement plus importante (7 individus sur 56 soit 12,5 %) qu’en juin 1915, la moyenne d’âge reste assez élevée : 27 ans. Pire encore, on recense un individu de la classe 1916 : Jean Mégardon. Fils d’un capitaine-trésorier du 25e RI, l’appel sous les drapeaux le rencontre alors qu’il se destine au séminaire. Incorporé au 2e RI le 31 mars 1915, il passe au 41e RI le 14 juin 1915 pour y poursuivre ses classes. Né le 24 août 1896, il n’alors pas 19 ans. Envoyé au 47e RI le 30 septembre 1915, il est tué le 5 septembre 1916, pendant la bataille de la Somme, quelques jours seulement après avoir fêté son vingtième anniversaire6.
La bataille de la Somme
12À cette époque, la situation n’est pas nécessairement meilleure. La base de données permet d’identifier 28 individus affectés au régiment après l’échec de l’attaque prononcée dans le secteur de Chilly7. Une nouvelle fois, les rangs semblent se renouveler en pics successifs : les 11, 16, 18 et 27 octobre 1916 émergent du thésaurus comme autant de jours d’arrivée. L’exemple d’Eugène Morel suggère que ces soldats sont pour l’essentiel destinés au front. Originaire de Plumieux, dans les Côtes-du-Nord, ce soldat de 2e classe effectue son service militaire au 71e RI de Saint-Brieuc pendant deux ans, à partir d’octobre 1908, mais vraisemblablement dans le service auxiliaire. Bien que mobilisé depuis 19 octobre 1914, ce n’est en effet que le 20 juin 1916 qu’il est classé service armé par la Commission spéciale de réforme de Saint-Brieuc. Transféré au 47e RI le 27 octobre 1916, il part pour la zone des armées le lendemain, parcours qui ne laisse aucun doute : pour combler les vides dans les rangs, le régiment a également recours à de vieux soldats préalablement jugés inaptes au service en tranchées8.
13Mais l’exemple d’Alexandre Batard montre que le 47e RI dispose d’autres ressources démographiques. Ce cultivateur de Joué-sur-Erdre, commune située au nord de Nantes, est en effet transféré au régiment le 11 octobre 1916 en provenance du 2e RI, puis est envoyé au front 15 jours plus tard. Or, il n’a pas encore 20 ans puisqu’il voit le jour le 22 janvier 1897. Autrement dit, l’unité puise également dans le vivier de la classe 1917 pour regarnir ses rangs mutilés par la bataille de la Somme. Là encore, le processus n’a rien d’anormal si ce n’est que l’incorporation au 47e RI d’Alexandre Batard s’effectue avec un an d’avance sur le calendrier prévisionnel du temps de paix9.
14Néanmoins, la manière dont l’unité semble gérer la ressource démographique qu’est la classe 1917 paraît témoigner d’une plus grande prudence. La base de données permet d’identifier un groupe de 12 individus incorporés au 47e RI le 1er septembre 1916. Parmi eux figure Pierre Richard. Né le 22 octobre 1897, ce cultivateur arrive sous les drapeaux quelques semaines avant son 19e anniversaire. Pour autant, il n’est envoyé dans la zone des armées « que » le 28 février 191710. Laboureur né le 22 août 1897, Jean Tanguy présente exactement le même parcours, à la différence près qu’il découvre le front le 6 mars 1917, quelques jours donc après Pierre Richard11. Incorporé au 47e RI lui aussi le 1er septembre 1916, Jean Ysel naît le 1er février 1897 : s’il est mobilisé en ayant célébré son dix-neuvième anniversaire, il est néanmoins envoyé aux tranchées le 8 octobre 191712. À ce groupe, il faut sans doute ajouter Louis Guégan, incorporé le 10 janvier 1916 au 2e RI, transféré au 47e RI le 9 septembre 1916 et parti aux armées le 20 avril 191713. Ces parcours mettent en évidence une gestion plus parcimonieuse de la classe 1917, toutes les ressources n’étant pas consommées dès l’échec sur la Somme appris. À dire vrai, tout se passe comme si l’unité avait intégré l’extrême létalité de l’offensive et l’enlisement de la guerre de positions. La classe 1917 est en effet incorporée le 1er septembre 1916, soit 3 jours avant que le 47e RI ne passe à l’attaque dans le secteur de Chilly.
15Cette plus grande retenue dans la gestion des ressources démographiques de l’unité s’observe à dire vrai dès l’incorporation de la classe 1916, en avril 1915. La base de données constituée à partir des fiches matricules des morts pour la France du 47e RI permet en effet d’identifier 28 individus nés en 1896 et dont la date de départ aux tranchées sous l’uniforme de ce régiment est connue avec certitude. Si la majorité vient aux armées à l’automne 1915, quelques-uns quittent Saint-Malo au printemps 1916, d’autres encore en février 1917 (fig. 17).
Fig. 17. – La classe 1916 au 47e RI : une arrive étalée dans la zone des armées.

16Sur la Somme, c’est avec ces renforts de la classe 1916 que l’unité part à l’assaut. La base de données permet en effet d’identifier 19 individus affectés au 47e RI les 25, 26 et 28 mars 1916. Si les archives ne donnent par leur date d’arrivée dans la zone des armées, tout porte à croire qu’ils participent aux opérations dans le secteur de Chilly. La cohorte est homogène mais deux individus semblent néanmoins sortir du lot : Fernand Fouassier, un vieux cultivateur de la classe 1901 d’abord classé service auxiliaire pour suspicion de tuberculose, et Célestin Villalon, qui est lui transféré au 47e RI en provenance du 2e de Granville14. Hormis ces deux cas, tous les renforts affectés au 47e RI les 25, 26 et 28 mars 1916 présentent le même parcours. Transférés du 25e de Cherbourg, à l’exception de Gaston Renault et de Pierre Pigouchet qui arrivent en provenance du 2e RI, ils sont tous nés en 1896 et arrivent manifestement aux tranchées en même temps qu’ils revêtent pour la première fois l’uniforme du 47e RI15. La classe 1917, elle, n’est que peu sollicitée sur la Somme. De l’exploitation intensive des fiches matricules des morts pour la France du régiment émerge un groupe de 27 individus qui, tous, sont mobilisés entre le 7 et 12 janvier 1916 et incorporés dans la foulée au 47e RI. Or les cas d’Arsène Le Goff, Alexandre Le Luyer et Louis Le Peuc’h invitent à penser qu’ils sont envoyés en même temps, c’est-à-dire le 21 septembre 1916, aux armées16.
17Le contraste avec l’année précédente est néanmoins peu glorieux. On se rappelle qu’au lendemain de l’attaque du 25 septembre 1915, le 47e RI recourt peu à la classe 1915 – faute de combattants si on ose l’expression – et puise même dans les rangs de la classe 1916. De ce point de vue, la leçon semble retenue l’année suivante, sauf qu’au lendemain de la bataille de la Somme, ce sont des jeunes de la classe 1917 qui viennent grossir les rangs. Autrement dit, le régiment ne parvient pas à amoindrir la pression démographique qui pèse sur lui.
Décembre 1917
18Celle-ci, à dire vrai, handicape l’unité jusqu’à la fin du conflit. C’est ainsi que le 21 avril 1918 est incorporé au 47e RI Théophile Ollivier, cultivateur de Bégard, dans les Côtes-du-Nord. Né le 20 juillet 1899, il part aux armées le 30 août 1918 et décède au printemps 1919, vraisemblablement de la grippe espagnole, alors qu’il n’a pas encore 20 ans17. La base de données élaborée à partir des fiches matricules des morts pour la France du régiment atteste l’arrivée, le 18 juin 1918, d’un renfort comprenant 5 soldats de 2e classe : si 2 ont 35 ans, 2 ont encore 19 ans et un, Germain Couston, vient tout juste de fêter son 20e anniversaire. Symboles d’un recrutement qui pour regarnir les rangs du régiment ne cesse de puiser dans les jeunes classes, ces 3 jeunes poilus perdent la vie un mois plus tard, « tués à l’ennemi18 ».
19Cette constante n’est en réalité jamais que l’histoire d’un régiment qui ne parvient pas à reconstituer son vivier démographique, la pression des pertes pesant en permanence sur le renouvellement des rangs. Le JMO du 47e RI permet d’identifier un certain nombre de renforts perçus au mois de décembre 1917. Au total, ce sont ainsi 534 fantassins qui viennent renforcer les rangs de l’unité ce qui, en creux, dit l’ampleur des pertes déplorées au cours de l’automne19.
Tableau 4. – Effectifs des renforts perçus par le 47e RI au cours du mois de décembre 1917 d’après le JMO du 47e RI.
Date | 3 déc. 17 | 16 déc. 17 | 17 déc. 17 | 18 déc. 17 | 23 déc. 17 | 26 déc. 17 |
Effectifs en renfort | 150 | 80 | 90 | 85 | 86 | 43 |
Tableau 5. – Effectifs des renforts perçus par le 47e RI au cours du mois de décembre 1917 d’après la base de données établie à partir des fiches matricules des morts pour la France de l’unité.
Date | 3 déc. 17 | 4 déc. 17 | 9 déc. 17 | 11 déc. 17 | 14 déc. 17 | 19 déc. 17 |
Effectifs en renfort | 2 | 2 | 1 | 20 | 2 | 4 |
20En reprenant la base de données élaborée à partir des fiches matricules des morts pour la France du 47e RI, il est possible d’identifier le parcours de 32 individus affectés au régiment au cours de ce même mois.
21Ces données font émerger le profil-type d’un poilu déjà dans la force de l’âge, en l’occurrence 29 ans. Mais, ce portrait est en réalité trompeur puisqu’il tend à gommer les profils relevant de contraires qui, certes, s’annulent mais en définitive dévoilent les stratégies mises en œuvre par le 47e RI pour renouveler la troupe. Bien qu’originaire de Quintin, dans les Côtes-du-Nord, François Guillet réside à Dozulé, dans le Calvados, où il déclare exercer lors de son passage devant le Conseil de révision la profession de maçon. Né le 1er septembre 1879, il est classé service armé à la fin de l’année 1914 avant de porter les uniformes des 129e puis 274e RI. Il est âgé de 38 ans lorsqu’il est transféré, le 14 décembre 1917, au 47e RI20. À l’inverse, ni Pierre Gendrot, ni Louis Guillot, ni Émile Hamon, ni Émile Martin, bien que tous les 4 originaires d’Ille-et-Vilaine, n’ont 20 ans lorsqu’ils sont transférés au 47e RI en provenance du 70e de Vitré, le 19 décembre 191721.
Le poids de l’urgence
22Face aux trous béants engendrés dans les rangs par les pertes concédées sur les différents champs de bataille sur lesquels opère le 47e RI, l’unité doit renouveler en toute urgence ses effectifs, sous peine de ne plus pouvoir tenir sa place en première ligne. De cet agenda particulièrement contraint découle une modification des modalités de recrutement qui ne se manifeste pas tant du point de vue des espaces où l’unité puise ses nouvelles recrues que du profil des individus incorporés et du temps alloué à leur instruction.
Dilatation ou permanence des aires de recrutement ?
23Les cinq poilus évoqués plus haut et transférés au 47e RI le 18 juin 1918 disent bien l’évolution du recrutement du régiment, celui-ci s’exerçant d’abord au niveau local, puis, au fur et à mesure que dure le conflit, à l’échelle nationale. En effet, ces individus dépendent des bureaux de recrutement de Privas, Avignon et Ancenis, trois villes situées en dehors du territoire de la 10e région militaire22. De J. Maurin à J. Halais en passant par P. Boulanger, cette tendance a été décrite à plusieurs reprises par le prisme des bureaux de recrutements23. Nous-mêmes avons démontré, à partir des fiches de morts pour la France, que le 47e RI s’inscrit parfaitement dans cette dynamique24. Mais le recours aux fiches matriculaires du recrutement permet de procéder à une analyse en termes de régiments pourvoyeurs de renforts qui, ce faisant, renvoie une description plus fine du phénomène. En considérant les 296 poilus affectés au 47e RI entre le 14 mai et le 30 juin 1915, on observe que 230 viennent d’une unité dont le dépôt se trouve sur le territoire de la 10e région militaire (fig. 18).
Fig. 18. – Provenance des renforts reçus par le 47e RI entre le 14 mai et le 30 juin 1915.

24D’autant plus contraint par l’urgence qu’il y a à regarnir les rangs décimés dans les tranchées d’Artois, le régiment a recours aux circuits courts pour combler les vides et puise dans les unités de la 10e région militaire et, plus encore, de la 20e DI. Les 2e et 25e RI, notamment, pèsent pour une part considérable de ces flux : respectivement 65 et 109 individus, soit 21,9 % et 36,8 % des renforts perçus sur la période allant du 14 mai au 30 juin 1915. Les parcours divergent suivant l’âge des mobilisés mais révèlent néanmoins certaines grandes tendances qui renseignent quant à la manière dont l’armée française de 1914-1918 fonctionne. Les individus des classes 1913 et 1914 ayant eu un sursis, ainsi que ceux de la classe 1915, sont incorporés en décembre 1914 dans une unité (136e ou 161e RI) puis passent, au printemps 1915, au 25e RI avant d’être envoyés dans la foulée au 47e RI. Dans la plupart des cas, ce dernier transfert peut être identifié comme le moment de la fin des classes et du passage dans la zone des armées, même s’il n’est pas toujours aisé de savoir si celui-ci a lieu au moment de l’arrivée au 25e ou au 47e RI. Sans doute tout cela dépend-il de considérations logistiques difficilement saisissables et probablement est-ce le nombre de wagons disponibles qui est ici un facteur décisif d’explication. Certains individus ne portent l’uniforme que d’une unité (25e ou 2e RI) avant de rejoindre le 47e RI, sans que l’on puisse vraiment en saisir la raison. À l’évidence, quelques études quantitatives poussées permettraient de mieux comprendre les modalités de constitution de ces renforts et, notamment, de savoir si ce que l’on observe à l’échelle de la 20e DI au printemps 1915 se retrouve ailleurs, et à d’autres périodes de la campagne (fig. 19).
Fig. 19. – Parcours des individus des classes 1913, 1914 et 1915 affectés au 47e RI au printemps 1915, mouvement se confondant avec leur arrivée dans la zone des armées.

25Les soldats plus âgés témoignent de parcours plus divers. Mais avant d’être affectés au 47e RI au printemps 1915, mouvement qui correspond à leur arrivée dans la zone des armées, beaucoup transitent par le 2e, le 25e ou le 136e RI. La logique qui préside à ces transferts reste la même puisque c’est bien d’un recrutement local, c’est-à-dire s’effectuant sur le territoire de la 10e région militaire, et plus fortement encore sur celui de la 20e DI, dont il s’agit. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : sur les 296 individus répertoriés par la base de données affectés au 47e RI entre le 14 mai et le 30 juin 1915, 226 proviennent d’une unité du 10e CA, soit une proportion de 76,4 %, et 191 de la 20e DI, soit 64,5 % de l’ensemble.
26Et encore s’agit-il là d’une estimation basse. En effet, sans doute faudrait-il rajouter à ce total déjà très significatif les cas des hommes affectés au 47e RI en provenance des 154e et 161e RI, deux unités tenant avant la guerre garnison à Lérouville et Saint-Mihiel, dans la Meuse, mais repliées sur le territoire de la 10e région militaire. Car, en définitive, ce que montrent ces chiffres, c’est la manière dont l’armée française de 1914-1918 procède pour regarnir les rangs d’une unité d’active telle que le 47e RI, passablement éprouvés par les « grignotages » du printemps 1915. Ici, le recrutement régional s’impose du fait de l’urgence qu’il y a à trouver des hommes, coûte que coûte. Parant au plus pressé, les dépôts envoient au front les hommes qu’ils ont sous la main : à savoir des récupérés des vielles classes et, à l’inverse, des jeunes des classes 1913, 1914 et 1915 incorporés en décembre 1914. Autrement dit, face à l’absolue nécessité qu’il y a à envoyer des hommes tenir les tranchées, l’unité sollicite ces circuits courts de recrutement, procédure qui est visiblement gage de rapidité, et probablement aussi de simplicité. C’est ce qui explique pourquoi elle envoie en Artois dès le printemps 1915 les hommes nés en 1895, quitte on l’a vu précédemment à ne pas gérer précautionneusement cette ressource et à assécher le gisement de poilus. Mais les besoins sont à dire vrai tels que le territoire de la 10e région militaire n’y suffit pas. C’est ainsi qu’on observe l’arrivée, le 25 juin 1915, de 24 vieux poilus – nous y reviendrons ultérieurement – en provenance des bureaux de recrutement de Tulle et de Brive.
27Ajoutons pour être précis que le passage d’une aire de recrutement purement régionale à un espace national ne signifie pas pour autant l’abandon de ces circuits courts. Les renforts perçus par l’unité à la fin du mois de mars 1916 en témoignent parfaitement : sur les 19 individus répertoriés par la base de données, tous viennent du 2e ou du 25e RI et certains revêtent préalablement l’uniforme du 136e RI. Or, ce que montrent fondamentalement ces résultats, c’est que les régiments de la 20e DI n’attendent pas l’instauration en juin 1916 des dépôts divisionnaires pour s’organiser, se coordonner et fluidifier leurs renforts25. Dès le printemps 1915, ce modus operandi semble en réalité adopté. Malheureusement, les fiches matriculaires des morts pour la France du 47e RI ne permettent pas de démêler les arcanes des compagnies de dépôts divisionnaires, cette information n’étant que très rarement consignée. Aussi sommes-nous contraints de nous contenter, en l’état actuel des connaissances, d’une vision passablement floue du phénomène (fig. 20).
Fig. 20. – Provenance des renforts reçus par le 47e RI en décembre 1917.

28En décembre 1917, les 32 renforts identifiés proviennent pour l’essentiel de la 3e région militaire, et notamment des 74e et 274e RI de Rouen. Plusieurs explications peuvent être avancées pour analyser les données. En premier lieu, et comme nous l’avons rappelé lors du précédent chapitre de cette enquête, il convient de remarquer que la pression démographique qui s’exerce sur les rangs du 47e RI est deux fois moindre en 1917 qu’en 1915 : 396 morts contre 839. Précisons d’ailleurs que cette réalité n’empêche pas le régiment d’éprouver les pires difficultés à renouveler la troupe, ce qui le contraint, on l’a vu précédemment, à puiser dans la classe 1918 ou encore à enrôler un homme né en 187926. Mais, répétons-le, et ce à rebours de ce que peut d’ailleurs suggérer la mémoire collective à la suite du dramatique échec de l’offensive du Chemin des Dames, l’ampleur des renforts à mobiliser en 1917 est sans commune mesure avec 1915. Dès lors, l’urgence est sans doute moindre et l’élargissement des filières d’approvisionnement est d’autant plus aisément envisageable que des opportunités apparaissent avec la disparition de quelques unités, comme le 274e RI par exemple. Ce régiment est en effet dissout à la date du 8 décembre 1917, décision qui impose une certaine dissémination des effectifs dont, à l’évidence, profite le 47e RI27. D’ailleurs, en ce qui concerne ce régiment, tout porte à croire que ce sont les besoins en hommes qui priment sur d’éventuelles politiques – régionale ou nationale – de recrutement. Autrement dit, en la matière, le pragmatisme semble être le maître-mot. Le renfort fourni par le 274e RI ne suffisant pas à regarnir les rangs de l’unité, le dépôt de Rouen a dû combler avec les ressources humaines dont il disposait, à savoir des jeunes de la classe 1917 ayant achevé leurs classes, individus dépendant pour leur part du 74e RI. Tout ceci concourt donc à la nationalisation de l’aire de recrutement du 47e RI (fig. 21).
Fig. 21. – Provenance des renforts reçus par le 47e RI en 1918.

29Pour autant, il serait faux de postuler à partir de ces données l’abandon des circuits courts et de la logique régionale. Les exemples de Pierre Gendrot, Louis Guillot, Émile Hamon et Émile Martin mentionnés précédemment le montrent. Jeunes soldats de la classe 1918, ils constituent une ressource locale en ce qu’il s’agit d’individus dépendant des bureaux de recrutement de Rennes et Saint-Malo. Les chiffres de l’année 1918 ne doivent donc pas tromper. On pourra trouver la part de la 10e région militaire assez dérisoire, c’est-à-dire 5 individus sur les 37 renforts que recense la base de données. Dans cette cohorte, la 20e DI se taille toutefois la part du lion puisque 4 des 5 cas mentionnés proviennent des 2e, 25e et 136e RI, chiffres qui s’inscrivent dans une tendance longue observée dès le printemps 1915. Le cinquième poilu est Théophile Ollivier, jeune homme de la classe 1919 déjà rencontré. Or, à l’instar, selon toute vraisemblance, de tous les individus nés en 1899 et affectés au 47e RI, ce fantassin n’arrive aux armées « que » le 30 août 1918, c’est-à-dire à une époque où le régiment est placé en réserve en vue d’une opération future qui n’aura finalement jamais lieu, du fait de la signature de l’Armistice du 11 novembre 1918. Dès lors, la probabilité de mourir, et donc de figurer dans la base de données constituée, est nettement réduite. On notera d’ailleurs que c’est de la grippe espagnole que, probablement, Théophile Ollivier décède28. Néanmoins, même si elle n’est pas perceptible dans le thésaurus constitué ici, celui-ci pâtissant du biais des morts, la persistance d’un recrutement local, par circuit court, notamment à l’échelle divisionnaire, de la classe 1919 ne fait pas de doute.
Des profils hors norme
30Une autre manière de regarnir les rangs décimés par les pertes consiste en un abaissement drastique des critères d’incorporation. C’est ce que l’on appelle la récupération, politique dont on a déjà pu mesurer certains effets avec l’envoi aux tranchées d’individus appartenant à des « vieilles classes » et, dans un premier temps, exclus du service armé29. Celle-ci est très visible dans le renfort des 14 et 15 mai 1915 : si la moyenne d’âge s’élève dans ce groupe à 23 ans, alors que la proportion d’individus de la classe 1915 est nettement majoritaire, c’est qu’aux côtés de ces « bleuets » figurent 30 « vieux » mobilisés nés en 1880 ou avant. Transférés de régiments territoriaux où venus du service auxiliaire du fait de problèmes de santé les ayant exclus préalablement du service armé, ils sont l’incarnation des tensions démographiques qui pèsent sur le 47e RI.
31Pour autant, la politique de récupération est un processus qui nécessite un certain temps puisqu’il faut faire passer les intéressés devant une commission de réforme puis les incorporer et, enfin, les soumettre à une période plus ou moins longue de classes (nous y reviendrons). En conséquence, ce n’est qu’à partir du printemps 1915 que le 47e RI peut régénérer de la sorte ses forces.
32Un des hommes qui symbolise sans doute le mieux les rigueurs de la récupération est un domestique normand du nom de Paul Giot. Né à Bricquebec en 1882, il est ajourné pour « faiblesse » en 1903 puis en 1904, avant d’être versé l’année suivante dans le service auxiliaire, pour le même motif. Certes, aucune archive ne nous permet de connaître la réalité de son état physique dix ans plus tard, le diagnostic de « faiblesse » étant par ailleurs pour le moins flou. Tout juste savons-nous que cet individu est reconnu à l’automne 1914 apte au service armé par la commission de réforme de Cherbourg et est incorporé au 25e RI le 30 novembre 1914. C’est le début d’un parcours classique qui le voit rejoindre le 47e RI le 14 mai 1915, après quelques mois de classes dans le Cotentin puis un rapide passage par le 77e RI. Or, un détail de la fiche matricule de Paul Giot vient rappeler combien la pression démographique qui s’exerce en ce printemps 1915 est forte, réalité qui parfois conduit à des incorporations au 47e RI qui paraissent pouvoir être contestables. C’est ainsi que, père de 4 enfants vivants à la date du 2 mars 1915, ce domestique normand doit en théorie être versé dans la territoriale, ce en application de l’article 48 de la loi du 21 mars 1905 sur le recrutement de l’armée. Pourtant, deux mois plus tard, c’est bien à unité d’active, le 47e RI, qu’il est affecté30. Sans doute la pression démographique sur les rangs a-t-elle été dans ce cas d’autant plus forte que, simple domestique, Paul Giot ne dispose selon toute vraisemblance pas des moyens culturels, économiques et sociaux de contester cette décision. Sans compter que, sur le plan symbolique, en ce printemps 1915 où la pression de la morale patriotique est très forte, une telle démarche n’est pas sans représenter un coût certain. Il n’en demeure pas moins que Paul Giot est caractéristique de cette incorporation de profils hors-norme, en termes d’âge31.
33Mais d’autres situations existent, cas qui viennent interroger la notion même de « renfort ». C’est ce que rappelle le parcours de Joseph Le Guyader, cultivateur natif de Bégard, dans les Côtes-du-Nord, classé service auxiliaire en novembre 1913 du fait d’une « myopie supérieure à 6 dioptries ». Récupéré, il est envoyé au front où il trouve la mort, le 14 septembre 191532. Incorporé en octobre 1913 au 47e RI pour y effectuer son service militaire, François Le Bolloch est immédiatement versé dans les services auxiliaires du fait d’une « myopie de 12 dioptries, acuité visuelle au-dessous de ¼ ». Récupéré à une date qui n’est pas mentionnée sur la fiche matricule, il est versé dans le service armé et meurt, sans surprise, très rapidement, le 3 novembre 1914, à Beaurains33.
34On se rappelle que le 47e RI, pour regarnir ses rangs passablement clairsemés par l’hécatombe du Labyrinthe, dilate ses circuits de recrutement et part s’approvisionner en Corrèze. C’est ainsi que la base de données fait état de l’arrivée, le 25 juin 1915, de 24 « vieux » poilus dépendant des bureaux de recrutement de Tulle et de Poitiers. Si leur moyenne d’âge n’est que de 32 ans, l’examen détaillé des fiches matricule laisse entrevoir des dossiers médicaux conséquents. D’ailleurs, 14 de ces individus sont préalablement ciblés par la politique de récupération et pour des pathologies qui parfois ne manquent pas de laisser songeur tant il est évident qu’elles sont encore d’actualité au printemps 1915. Cultivateur de Chamberet, commune située entre Limoges et Tulle, François Plas est réformé no 2 le 13 décembre 1901 par la commission de Périgueux pour la perte de 2 phalanges du médius droit et des soucis d’ankylose à la main. Récupéré à la fin de l’année 1914, alors que selon toute vraisemblance il souffre toujours de ces mêmes pathologies, il est classé service armé puis affecté au 47e RI après quelques semaines de classes au 100e RI34. Si l’amputation de deux phalanges n’est sans doute pas très problématique pour l’exercice du « métier » de fantassin, l’impossibilité au moins partielle de se servir de ses mains est en revanche probablement beaucoup plus handicapante. À dire vrai, le besoin en hommes est tel que certains individus sont ciblés deux fois par la politique de récupération. Cultivateur né en 1884, Louis Magne est incorporé en 1906 au 54e RI pour y effectuer son service militaire mais ne tarde pas à être versé dans le service auxiliaire du fait de problèmes au fémur droit. Or, selon toute vraisemblance, ceux-ci perdurent au moment où le conflit éclate puisque lorsqu’il est présenté, le 3 septembre 1914, devant la commission de réforme de Brive, cet individu est maintenu dans le service auxiliaire. Réexaminé 31 mars 1915, c’est-à-dire à une époque où le besoin en hommes commence à se faire très lourdement sentir, Louis Magne est classé service armé puis est affecté au 47e RI après quelques semaines de classes au 126e RI de Brive35.
35Il est toutefois difficile de dire si la politique de récupération influe directement sur la qualité des renforts adressés au 47e RI, ce qui permettrait de postuler une baisse du potentiel combattant de l’unité. Non seulement les archives ne sont pas toujours explicites mais la réalité est sans doute plus complexe que ce que ne suggèrent certaines représentations mentales liées au recrutement de l’armée. Certains cas paraissent en effet, contrairement à ce que l’on pourrait bien penser, relever de critères d’avant-guerre plutôt indulgents. Cultivateur des environs de Dunkerque, Eugène Fournier est versé dans le service auxiliaire au moment de son service militaire du fait d’une importante cicatrice au cuir chevelu, conséquence d’une brûlure à la tête. Bien qu’âgé de 32 ans en 1914, il est récupéré et classé service armé. Incorporé le 28 février 1915 au 84e RI pour effectuer ses classes, il est transféré au 47e RI le 25 juin 1915. Si l’apparence physique de ce soldat de 2e classe doit probablement être impressionnante, on voit en revanche mal en quoi cette importante cicatrice serait incompatible avec le service en tranchées. D’ailleurs, Eugène Fournier ne perd la vie « que » plusieurs dizaines de mois après son arrivée en première ligne, le 3 juin 1918, et est même présenté dans la citation à titre posthume qui lui est attribuée à l’ordre du régiment comme étant un « très bon soldat36 ». Aussi est-il périlleux d’avancer l’idée d’une baisse systématique du potentiel combattant du 47e RI à partir du moment où entrent en action les renforts que l’unité reçoit afin de combler les vides dans les rangs engendrés par les pertes. Là comme ailleurs, la mesure doit prévaloir dans l’analyse et la réalité est sans doute différente selon les périodes. Une chose néanmoins est certaine : le temps alloué à l’instruction de ces nouvelles recrues ne fait rien pour corriger les effets indésirables de la politique de récupération.
Le temps des classes courtes
36La base de données met en évidence un singulier raccourcissement de la durée des classes au cours de la Grande Guerre par rapport aux normes du temps de paix. Particulièrement révélateur est à cet égard le cas d’Augustin Grison. Marin natif de Saint-Hélène dans les Côtes-du-Nord, il appartient à la classe 1904 de l’inscription maritime et remplit tous ses devoirs militaires dans la Royale : service en tant que matelot de 3e classe au 2e dépôt des équipages de Brest de décembre 1904 à décembre 1905 – ayant un frère sous les drapeaux, il n’effectue qu’une année – puis deux périodes de réserve au 1er dépôt des équipages de la flotte en 1910 et 1912. Rayé des cadres de l’inscription maritime, il est versé dans l’armée de terre le 27 janvier 1914 et vraisemblablement au 47e RI puisque c’est dans cette unité qu’il est mobilisé en août 1914. Rien n’indique qu’il dispose à cette époque d’une quelconque formation de fantassin. Peu précise, sa fiche matricule ne fait nullement mention d’une éventuelle affectation en tant que fusilier marin qui permettrait de postuler une certaine expérience du combat à terre. Or, arrivé à Saint-Malo le 12 août 1914, il est envoyé aux armées dans le premier renfort à partir, le 28 août 1914, de la Côte d’Émeraude pour la zone des armées, soit après une instruction de seulement douze jours que l’on peut qualifier, sans trop de risque d’erreur, de sommaire37. Rare, un cas tel que celui-ci n’est pour autant pas totalement unique et conduit à interroger la qualité d’au moins une partie des effectifs venant combler les pertes dans les rangs du 47e RI.
37La classe 1915 montre bien comment un régiment d’infanterie d’active tel que celui qui nous intéresse ici tente de répondre à la pression démographique qui s’exerce sur ses rangs en raccourcissant au maximum l’instruction des nouveaux incorporés. Il est ainsi possible d’identifier un groupe de 87 individus nés en 1895 qui, tous, sont affectés au printemps 1915 au 47e RI, pour l’essentiel les 14 et 15 mai 1915 : pour la plupart, il s’agit d’hommes incorporés entre le 12 et le 19 décembre 1914, essentiellement au 25e RI d’ailleurs. En d’autres termes, ces bleuets de la classe 1915 sont envoyés aux tranchées après seulement cinq mois d’instruction. Il est toutefois difficile de déterminer si ces quelques mois suffisent à former de « bons soldats ». On se contentera de souligner combien la réalité du conflit contraste avec celle du temps de paix, et notamment avec les débats sur la loi dite des 3 ans. L’exemple du corps expéditionnaire américain pendant la Grande Guerre est à cet égard particulièrement instructif, l’instruction des Doughboys ayant été au cœur d’intenses débats pendant le conflit, puis d’interprétations historiographiques pour le moins contrastées. Or l’officier d’active et historien habilité à diriger des recherches R. Porte rappelle que l’on considère alors « qu’il faut au minimum cinq à six mois, et normalement autour d’un an pour transformer une recrue issue de la société civile en soldat professionnel38 ». Une telle affirmation ne manque pas d’interpeller quiconque s’intéresse à l’armée française de la Grande guerre.
38Journalier de la classe 1906, le cas de Joseph Baudin suggère certaines conséquences de l’instruction très raccourcie qu’impliquent les rigueurs de la politique de récupération. Déclaré bon pour le service lors de son passage devant le Conseil de révision, il est réformé no 2 en 1908, décision confirmée l’année suivante du fait de problèmes pulmonaires qui font visiblement craindre une tuberculose. Mais, parti s’établir à Guernesey, cet individu n’en a pas pour autant fini avec ses obligations militaires. Signe du caractère implacable de la récupération, il est examiné en décembre 1914 à Jersey et, déclaré une nouvelle fois bon pour le service, est incorporé au 118e RI le 29 avril 1915 avant d’être versé au 136e RI le 2 juin 1915, jour de son arrivée dans la zone des armées et prélude à son affectation au 47e RI le 11 juin 1915. Si l’on excepte ses bien lointains 6 mois de service militaire, ce soldat de 2e classe ne bénéficie que d’à peine un mois d’instruction avant d’être envoyé en ligne. Or, Joseph Baudin est évacué deux jours après son arrivée au 47e RI, frappé à la poitrine et à l’avant-bras droit par un éclat d’obus39. Il serait tentant d’y voir une relation de cause à effet mais, en l’état actuel des connaissances, la prudence doit rester de mise.
39La base de données utilisée pour cette enquête étant élaborée à partir des morts pour la France de l’unité, il n’est pas possible d’opérer à partir de ce matériau un lien mécanique entre la durée des classes et l’espérance de vie aux tranchées. En effet, tous les individus qui survivent à l’expérience combattante sortent de notre radar et, ce faisant, induisent un biais rédhibitoire. Pour autant, un certain nombre de cas semblent inviter à formuler l’idée d’une relation entre la durée de l’instruction et la longévité sur le champ de bataille. Insoumis en 1912 lors de son service militaire, Jules Launay répond toutefois à l’appel de la mobilisation générale et se présente de lui-même à Saint-Malo, au 47e RI. Incorporé le 7 août 1914, il est envoyé au front le 19 novembre 1914, après donc seulement trois mois de classe mais à une époque où le champ de bataille commence à s’engourdir sous l’effet conjugué de l’épuisement des troupes et des réserves de munitions, ainsi que de l’arrivée de l’hiver40. En d’autres termes, Jules Launay dispose de quelques mois supplémentaires pour parfaire son instruction et s’adapter aux réalités de la guerre moderne. D’ailleurs, c’est lors de la bataille de la Somme qu’il est tué. Tragique, un tel destin n’en contraste néanmoins pas moins avec l’espérance de vie que l’on peut observer pour la cohorte de renforts de la classe 1915 qui arrive au 47e RI au printemps 1915. Sur les 87 individus que la base de données permet de recenser, 38 meurent avant le 12 juillet 1915, soit « tués à l’ennemis », soit des suites de blessures reçues au combat. En d’autres termes, près de la moitié – 43,7 % pour être exact – des hommes que l’unité perçoit entre le 14 mai et le 25 juin 1915 ne survit pas aux opérations auxquelles l’unité participe dans le nord d’Arras. Certains, comme Albert Liot, un cultivateur de Saint-Georges de Rouelley, commune située dans le canton de Barenton, dans la Manche, tombent vraisemblablement dès leur baptême du feu41. Mais si la durée des classes influe probablement sur l’espérance de survie aux tranchées, la relation n’est pas mécanique, automatique. D’autres facteurs, difficilement accessibles à travers les archives, rentrent en compte. On pense notamment à la qualité de l’instruction et à sa conformité avec la réalité de la guerre en cours, mais également au « facteur chance », par définition impossible à saisir.
40Cultivateur des environs de Caulnes, Aristide Duval effectue son service militaire du 14 novembre 1903 au 18 septembre 1904 et arrive au dépôt à Saint-Malo le 21 août 1914. Preuve de la vigueur de la crise qui touche les effectifs décimés à Charleroi, il est envoyé aux armées une semaine plus tard alors qu’âgé de 34 ans et devant théoriquement servir dans l’armée territoriale42. Un cas tel que celui-ci rappelle que, face à l’urgence démographique, c’est en incorporant des profils hors-norme et en raccourcissant à outrance la durée des classes – dans le cas d’Aristide Duval de ré-instruction – que le 47e RI parvient à regarnir ses rangs terriblement éprouvés. Pour ce faire, le régiment peut varier les circuits de recrutement, en s’appuyant sur les ressources de la division ou, au gré des opportunités du moment, en recourant aux ressources humaines d’autres régions militaires.
Des renforts ?
41Mais il n’en demeure pas moins qu’un profil tel que celui-ci interroge. Sans doute peu au fait des réalités de la guerre moderne lorsqu’il rejoint l’unité à Guise, et de surcroît déjà âgé de 34 ans, il n’en survit pas moins à la bataille de la Marne, aux terribles assauts lancés sur le fort de la Pompelle ainsi qu’à la redoutablement meurtrière Course à la Mer. Ce n’est en effet « que » le 9 mai 1915, lors de l’offensive sur Saint-Laurent-Blangy, qu’il est « tué à l’ennemi43 ». Si la mise en série de fiches matricules de recrutement permet d’obtenir d’intéressantes informations sur la manière dont l’unité parvient à regarnir ses rangs durement éprouvés par de nombreuses pertes, ce procédé peine en revanche à déterminer la qualité des effectifs perçus, et donc l’efficacité des procédures mises en œuvre. En d’autres termes, il s’agit de savoir si les renforts correspondent bien aux besoins de l’unité.
De la disponibilité fonctionnelle
42D’un strict point de vue qualitatif, il est très difficile de les estimer. En effet, force est de constater que jamais les archives n’appréhendent le fantassin du 47e RI en termes de compétences. Un tel constat ne doit pas étonner. L’infanterie, arme ne requérant aucune spécialisation, à la différence de l’artillerie et du génie jugées « savantes », est aux antipodes du principe de disponibilité fonctionnelle et est alors comprise comme ne requérant, a priori, aucune compétence particulière, si ce n’est des corps forts et endurants44.
43Certes, le fantassin de 1918 n’est plus aussi interchangeable que celui de 1914 et l’historien F. Cochet peut noter à raison que « l’organisation même des combattants français a changé : les groupes de combat réduits, organisés autour du fusil-mitrailleur, et comportant des soldats de plus en plus spécialisés, s’imposent au détriment de la compagnie de 250 baïonnettes45 ». Mais nombreux sont les exemples débusqués au gré des registres matricules qui suggèrent qu’une affectation au 47e RI pour regarnir les rangs éclaircis par les pertes est une négation des potentiels professionnels particuliers. C’est ce que montre notamment le cas d’Yves Lollierou. Né à Saint-Servais dans les Côtes-du-Nord, il déclare en 1915 lors de son passage devant le Conseil de révision exercer le métier de marchand de chevaux, profession qui aurait pu le destiner aux services de la remonte. Or, c’est en tant que soldat de 2e classe qu’il est transféré du 2e au 47e RI le 30 novembre 1915, puis qu’il trouve la mort en mars 1916, au cours d’un exercice de lancement de grenades46. À l’évidence, c’est bien le différentiel des pertes entre ces armes qui ici est un facteur explicatif décisif. Confrontée à une très grande pression démographique, l’infanterie est une grande consommatrice d’hommes, contrairement à la remonte qui, beaucoup moins exposée, peut même être assimilée à une affectation permettant, dans une certaine mesure, d’éviter le conflit.
44Les besoins en hommes, variables d’une arme à une autre, ainsi que la perspective diachronique, sont ici essentiels. Tous les versements dans l’infanterie ne se valent pas et l’urgence démographique peut, à l’occasion, conduire à des transferts qui disent le poids du nombre. Du fait de ses « orteils en marteaux », Jean Cussac est versé dans le service auxiliaire en 1901 et occupe un poste de cordonnier aux ateliers du 100e RI de Tulle. C’est là une affectation qui fait sens puisque c’est précisément la profession qu’il déclare exercer lors de son passage devant le Conseil de révision. Pour autant, la pression démographique est telle au printemps 1915 que, ciblé par la politique de récupération le 29 mars 1915, il est classé service armé pour être envoyé au 47e RI le 27 juin 1915. Autrement dit, non seulement le régiment hérite d’un individu dont le profil médical ne semble pas correspondre au potentiel militaire le plus élevé, sans compter que ses classes ne durent que quelques semaines, mais l’armée française est privée d’un homme dont les compétences professionnelles étaient jusqu’à l’heure employées de manière cohérente47.
45Le fantassin est un soldat strictement standardisé, ce qui est l’exact opposé d’une prise en compte des qualités propres aux individus. Ceci se vérifie également pour le recrutement des officiers destinés à occuper les postes laissés vacants par les pertes. Expert-géomètre, Paul Roquet est nommé sous-lieutenant le 9 juillet 1915 pour combler les trous dans l’encadrement de l’unité à la suite des effroyables combats du printemps 1915. Mais, plutôt que de l’affecter à une compagnie de sapeurs, ou même de le changer d’arme pour l’affecter à une unité du génie, c’est au sein de la 1/47e RI qu’il trouve la mort le 16 avril 191648. Pour autant, il est bien difficile de juger si cette politique est néfaste pour l’unité. Charron originaire de Thorigné, non loin de Rennes, Victor Bailleur exerce les fonctions de signaleur. Rien ne paraît l’y prédestiner. Disposant d’un profil très ordinaire, comme un écho à son simple rang de soldat de 2e classe, il ne semble pas moins exceller dans cet emploi comme en témoignent les deux citations qui lui sont décernées, dont une à l’ordre de l’infanterie divisionnaire, récompenses insistant à chaque fois sur sa fonction de signaleur49.
46Deux hypothèses peuvent néanmoins être avancées pour expliquer ce refus de prendre en compte les qualités idiosyncrasiques des individus et d’appliquer, dans le cadre du renouvellement des rangs du 47e RI, le principe de disponibilité fonctionnelle. La première, résolument politique, consisterait à voir dans ces modalités de recrutement une conséquence du principe républicain d’égalité devant l’impôt du sang. C’est parce qu’il est d’une certaine manière une incarnation du citoyen en armes que le métier de fantassin ne peut se satisfaire de traitements particuliers, quand bien même cela reviendrait à priver l’infanterie de talents spécifiques. Mais, à dire vrai, il n’est pas certain que ce raisonnement très abstrait, pour ne pas dire philosophique, soit celui de l’ensemble des contemporains. C’est en effet la seconde hypothèse qui paraît devoir être la plus convaincante, bien qu’elle soit d’ailleurs non exclusive de la première. Beaucoup plus pragmatique, elle rappelle qu’arme non savante, l’infanterie cherche avant tout des bras et des jambes, sans autre compétence spécifique.
Les fourriers… et les autres
47Si le principe de disponibilité fonctionnelle semble s’appliquer avec parcimonie au 47e RI, c’est que l’infanterie est en réalité une arme peu, voire pas, spécialisée – pour ne pas dire qualifiée, terme faisant explicitement référence au champ lexical du travail. En conséquence, les opportunités de valoriser telle ou telle compétence professionnelle particulière y sont assez rares. La fonction de fourrier semble cependant devoir faire exception à ce constat. La base de données permet d’identifier 16 sergent-fourriers. Si deux cas restent nébuleux du fait de fiches matricules manquantes aux bureaux de recrutement de Lille et de la Seine, l’application du principe de disponibilité fonctionnelle ne fait guère de doute. À l’exception d’Henri Macé, un jardinier de Combourg de la classe 1903, et de Victor Marie, un domestique originaire du Calvados mais résidant avant la guerre à Château-Thierry, tous témoignent d’une grande habitude des écritures, faculté acquise par l’exercice de métiers bien spécifiques50. C’est ainsi que l’on recense dans ce groupe des clercs de notaires, un comptable, un dactylographe, des employés de banque, de commerce, de bureau ou encore des chemins de fer ainsi que deux instituteurs. Ajoutons que l’on retrouve également l’application de ce principe de disponibilité fonctionnelle chez les 4 caporaux-fourriers répertoriés par la base de données des morts pour la France du 47e RI. Si une fiche est introuvable, probablement perdue parmi les archives du bureau de recrutement de Guingamp pillées par les Allemands pendant la Seconde Guerre mondiale, les trois autres attestent de parcours socioprofessionnels qui trahissent une très grande habitude aux écritures. Paul Rouxel est clerc de notaire, tandis que Joseph Regnault est employé de commerce et Louis Lemarié docteur en droit51.
48Pour autant, il s’agit bien là de cas exceptionnels, uniquement imputables à la technicité requise par la fonction de fourrier. La preuve en est que, caporal téléphoniste, Yves Le Flem déclare exercer lors de son passage devant le Conseil de révision la profession de « jardinier52 ». Le métier de fantassin lui, ne réclame aucune compétence particulière et cet emploi n’est donc nullement corrélé à une quelconque profession. Il est à cet égard significatif que le 47e RI compte parmi les unités recevant le plus d’inscrits maritimes « prêtés à la guerre » : dépourvus de toute instruction au combat à terre, ils ne sont transférés qu’à titre de têtes mobilisables53. C’est là la négation même du principe de disponibilité fonctionnelle, réalité qui découle de l’image qui est alors accolée au fantassin, c’est-à-dire celle d’un soldat interchangeable, sans savoir-faire spécifique.
49Le paradoxe est que les seuls fantassins du 47e RI qui semblent relever d’un recrutement ciblé, c’est-à-dire basé sur des compétences particulières, sont des personnels non-combattants. Outre les fourriers mentionnés plus haut et le cas particulier des médecins, mentionnons celui des musiciens. S’ils occupent sur le champ de bataille les fonctions, hautement périlleuses, de brancardiers, ces derniers sont enrôlés par rapport à leur aptitude à jouer de tel ou tel instrument et suivant un ordonnancement très spécifique. Ainsi, une musique régimentaire doit, en application d’une note ministérielle datant du 31 octobre 1898, être composée de 38 instruments, de la petite flûte en ré bémol en bois à la grosse caisse en passant par la trompette à pistons en ut et la contrebasse en mi bémol54. Il en résulte un recrutement particulièrement sélectif. Intéressant est à cet égard le parcours du brancardier du 47e RI Jacques de Parviller : né en 1890, il déclare exercer lors de son passage devant le Conseil de révision la profession de « musicien ». Joueur de basson, il est en effet distingué par un prix du Conservatoire de Paris et est, par ailleurs, membre de la Société philarmonique de Saint-Malo55. Plus significatif encore pour notre propos, les chefs de musique sont recrutés jusqu’en 1916 sur concours56.
Une armée de consommation de masse ?
50Au fond, la campagne 1914-1918 du 47e RI pose la question du renouvellement de l’effort de guerre dans un conflit interminable. S’observent alors deux mouvements contradictoires mais qui, à n’en pas douter, interagissent l’un avec l’autre. Le premier est celui, longuement décrit dans ce chapitre, d’ordre démographique qui recouvre toutes les difficultés rencontrées par le régiment, et donc par métonymie par l’infanterie française, à renouveler ses rangs. Face au manque de capital humain, l’unité puise à la fois dans le vivier de la récupération, abaissant drastiquement ses critères de sélection, et dans celui des jeunes classes. Dans le même temps, le passage à un recrutement national permet de diversifier les filières d’enrôlement de manière à tenter de mieux assurer l’approvisionnement en ressources humaines. Ce premier mouvement est à distinguer d’un second qui, trop souvent observé uniquement de l’arrière, se caractérise par la mutation de l’appareil productif dans le cadre d’une guerre devenue industrielle. C’est là la queue de comète du « tournant taylorien de la société française », évolution qui a pour but de transformer les méthodes de travail au moyen d’une organisation dite scientifique, ce afin de satisfaire les besoins quotidiens du front en armes et munitions57. Cette évolution est d’autant plus remarquable qu’elle se double d’un bond technologique indéniable avec l’apparition ou la montée en puissance d’outils nouveaux : gaz de combat, aviation, artillerie de calibre toujours plus important, chars d’assaut… Dans l’infanterie, cette tendance se traduit par une augmentation, tout au long de la campagne, de la puissance de feu disponible par homme.
51Dans le cadre d’une analyse par le biais de la culture professionnelle des combattants, une telle mutation doit être rapprochée du principe de substitution capital/travail58. Or celui-ci peut s’expliquer de plusieurs manières. On peut, certes, y voir la preuve d’une acceptation moindre du conflit et des pertes sur le champ de bataille. L’année 1917, avec ses troubles mais aussi ses espoirs suscités à l’Est, est indéniablement passée par là et constitue une réplique évidente aux deux séismes que sont d’une part les pertes des trois premiers mois du conflit, d’autre part le dramatique bilan des expériences menées « à coup d’hommes » lors des grignotages de Joffre pendant le « long 191559 ». C’est là une manière optimiste de voir les choses, l’indifférence des sociétés en guerre aux pertes faramineuse observées sur les champs de bataille lors de la première moitié du conflit n’étant, finalement, pas une nouvelle très rassurante. Mais un autre constat, beaucoup plus pragmatique et, il faut bien l’avouer, plus inquiétant, peut être dressé : si le matériel succède ainsi aux poitrines, c’est peut-être, aussi, du fait des difficultés rencontrées par l’armée française pour regarnir ses rangs éclaircis par des pertes qui, si elles sont moins importantes en 1918 qu’en 1914, n’en n’oblitèrent pas moins durablement la puissance démographique française. C’est en tout cas ce que paraît suggérer l’exemple du 47e RI, notamment lorsqu’on examine le rapport existant entre la durée des classes et l’espérance de vie sur le champ de bataille.
52Autrement dit, c’est sans doute moins par choix consciemment pensé que par nécessité que s’opère cette substitution du capital au travail. En effet, la quantité d’hommes mobilisables et susceptibles de regarnir les rangs de l’infanterie française est une chose, la qualité de ces renforts en est une autre. Or, tant les effets de la politique de récupération que le raccourcissement des classes paraissent de nature à obérer dans un certain nombre de cas les qualités militaires de la troupe. La dynamique est d’autant plus vicieuse que l’armement se complexifie et gagne en technicité, ce qui nécessite d’autant plus de temps d’apprentissage. Dans un tel contexte de pénurie démographique, la valeur unitaire du fantassin disponible augmente mécaniquement, ce qui renvoie encore une fois à la substitution du travail au capital.
53Cette transposition de l’activité guerrière sur le mode d’une métaphore économique est empruntée à une réflexion menée par F. Cochet. Dans un article récemment publié, cet historien analyse l’opération Overlord sous l’angle de l’émergence de la consommation de masse : le débarquement de Normandie y apparaît comme une débauche de matériel militaire qui contraste avec un nombre finalement assez restreint de victimes alliées60. Cette réalité tranche singulièrement avec la séquence 1914-1918. Si la Grande Guerre est bien industrielle, elle n’est pour autant pas le moment d’une consommation de masse, sauf à porter le regard sur les ressources humaines, et non matérielles. N’est-ce pas du reste ce qui est implicitement suggéré par le bon mot, sans doute apocryphe du reste, prêté au général Nivelle : « ce que j’en ai consommé du Breton61 » ? Autrement dit, guerre de matériel, 14-18 n’est-elle pas un conflit auquel prennent part des armées dont le principal capital est, encore, humain ?62 Toujours est-il que tout au long de la Grande Guerre, les besoins démographiques du 47e RI s’expriment en nombres d’hommes à incorporer et non en compétences professionnelles à mobiliser. Dès lors, les renforts que le régiment perçoit tout au long du confit répondent sans aucun doute aux objectifs qui leur sont assignés : combler les vides dans les rangs, et ce indépendamment de toute réflexion d’ordre qualitatif.
⁂
54Face à l’urgence démographique, le 47e RI agit sur trois tableaux. Tout d’abord, l’unité élargit ses circuits d’affectation tout en abaissant drastiquement ses critères de recrutement. Enfin, elle raccourcit la durée des classes. Ces modalités paraissent répondre aux besoins du régiment dans la mesure où ceux-ci sont uniquement exprimés sur un mode quantitatif. Jamais les compétences professionnelles héritées de la vie civile ou le savoir-faire inhérent à tel ou tel poste n’intervient dans le choix des recrues, à l’exception de quelques rares affectations, comme les fourriers. Or, du point de vue de la culture professionnelle des combattants, cette manière de procéder est conforme aux caractéristiques du double marché du travail identifiées par A. Dewerpe à propos des manufactures du xixe siècle63. Il y a d’une part des affectations répondant à des savoir-faire et des métiers bien spécifiques, participant d’un fort principe de disponibilité fonctionnelle. Mais il y a surtout l’immense majorité des autres fantassins, simples journaliers, manœuvres et hommes à tout faire des tranchées qui sont affectés au sein de cette unité sur aucune autre base que celle du nombre, autrement dit des rangs à impérativement garnir. Il est toutefois difficile de dire si ces renforts augmentent, ou au contraire abaissent, la qualité combattante de l’unité. Néanmoins, poser cette question, c’est déjà quelque part insister sur l’ambiguïté attachée à ces nouveaux éléments.
Notes de bas de page
1 Archives privées Jean-Claude Le Guen : lettre d’Émile Le Guen à sa mère, 21 décembre 1914.
2 Archives privées Jean-Claude Le Guen : lettre d’Émile Le Guen à sa mère, 9 mars 1916, lettre d’Émile Le Guen à sa sœur Reine, 15 février 1916, lettre d’Émile Le Guen à sa mère, 24 juillet 1915.
3 Le Gall Erwan, « Saint-Malo, la Bretagne, la France : des multiples inscriptions territoriales du 47e régiment d’infanterie », in Bourlet Michaël, Lagadec Yann et Le Gall Erwan (dir.), Petites patries dans la Grande Guerre, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013, p. 82-83.
4 Arch. dép. CdA : 1 R 1335.1486.
5 « Tableau de la durée du service militaire de chaque classe de l’armée française qui participa à la grande guerre mondiale de 1914 à 1918 », Excelsior, 10e année, no 3172, 28 juillet 1919, p. 1.
6 La Preuve du sang. Livre d’Or du Clergé et des congrégations (1914-1922), t. II, Paris, Bonne Presse, 1925, p. 291 ; Arch. dép. Manche : 5 Mi 2139 et 1 R 1/180.271 ; Archives diocésaines de la Manche.
7 SHD-DAT : 26 N 636/8, JMO 47e RI, 6-8 septembre 1916.
8 Arch. dép. CdA : 1 R 1232.2020.
9 Arch. dép. Loire-Atl. : 1 R 1363.178.
10 Arch. dép. CdA : 1 R 1505.1219.
11 Arch. dép. CdA : 1 R 1814.1219.
12 Arch. dép. CdA : 1 R 1504.587.
13 Arch. dép. CdA : 1 R 1814.1084.
14 Arch. dép. Dordogne : 02R 0916.289 ; Arch. dép. CdA : 1 R 1319.208.
15 Arch. dép. I&V : 1 R 2202.1915 et Arch. dép. Manche : 1 R 1/180.81.
16 Arch. dép. CdA : 1 R 1814.1436, 1 R 2015.548 et 559.
17 Arch. dép. CdA : 1 R 2022.951. Sur cette pandémie, se reporter à Vinet Freddy, La Grande grippe. 1918. La pire épidémie du siècle, Paris, Vendémiaire, 2018.
18 Arch. dép. Ardèche : Privas, classe 1918, matricule no 1158 ; Arch. dép. Vaucluse : Avignon, classe 1918, matricule nos 910 et 1234 ; Arch. dép. Loire-Atl : 1 R 1138.810 et 1 R 1139.1338.
19 SHD-DAT : 26 N 636/9 : JMO 47e RI, décembre 1917.
20 Arch. dép. Calvados : 1 R/250.784.
21 Arch. dép. I&V : 1 R 2243.1649, 1653 et 1957, 1 R 2237.2344.
22 Arch. dép. Ardèche : Privas, classe 1918, matricule no 1158 ; Arch. dép. Vaucluse : Avignon, classe 1918, matricule nos 910 et 1234 ; Arch. dép. Loire-Atl : 1 R 1138.810 et 1 R 1139.1338.
23 Maurin Jules, Armée, guerre, société, soldats languedociens (1889-1919), Paris, Publications de la Sorbonne, 1982 (rééd. 2013) ; Halais Jérémie, Les Conscrits de la subdivision de Granville, 1899-1919, thèse de doctorat d’histoire sous la direction de Michel Boivin, Caen, université de Caen, 2016 ; Boulanger Philippe, La France devant la conscription, géographie historique d’une institution républicaine, 1914-1922, Paris, Economica, 2001.
24 Le Gall Erwan, « Saint-Malo, la Bretagne, la France… », art. cité, p. 63-89.
25 Cochet François et Porte Rémy, Histoire de l’armée française 1914-1918. Évolutions et adaptations des hommes, des matériels et des doctrines, Paris, Tallandier, 2017, p. 83.
26 Arch. dép. Calvados : 1 R/250.784 ; 1 R 2243.1649, 1653 et 1957, 1 R 2237.2344.
27 SHD-DAT : 26 N 735/13, JMO 274e RI, 7 décembre 1917.
28 Arch. dép. CdA : 1 R 2022.951.
29 Sur la politique de récupération, se reporter à l’étude classique de Boulanger Philippe, La France devant la conscription…, op. cit.
30 Arch. dép. Manche : 1 R 1/122.1257.
31 On mesure à la lumière d’un tel cas combien la situation française diffère de la réalité pouvant prévaloir en Grande-Bretagne du point de vue de l’acceptation des modifications des normes de recrutement. Sur ce point, Lalanne-Berdouticq Aude-Marie, « 1917, le scandale des inaptes. Crise de l’examen médical et réforme du recrutement militaire en Grande-Bretagne », in Barey Morgane et Bourcart Jean (dir.), 1917. L’année trouble, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2019, p. 167-179.
32 Arch. dép. CdA : 1 R 2001.1249.
33 Arch. dép. CdA : 1 R 1998.237.
34 Arch. dép. Corrèze : R 1381.1709.
35 Arch. dép. Corrèze : R 1121.1584.
36 Arch. dép. Nord : 1 R 2718.3646.
37 Arch. dép. I&V : 1 R 1986.2116.
38 Porte Rémy, Les États-Unis dans la Grande Guerre. Une approche française, Saint-Cloud, SOTECA, 2017, p. 181.
39 Arch. dép. Manche : 1 R 1/136.706.
40 Arch. dép. Meuse : 1 R 610.139.
41 Arch. dép. Manche : 1 R 2/167.850.
42 Arch. dép. I&V : 1 R 1916.815.
43 Ibid.
44 Mazurel Hervé, « Le corps à l’épreuve », in Cabanes Bruno (dir.), Dodman Thomas, Mazurel Hervé et Tempest Gene (coord.), Une histoire de la guerre du xixe siècle à nos jours, Paris, Seuil, 2018, p. 412.
45 Cochet François, Les Français en guerres de 1870 à nos jours, Paris, Perrin, 2017, p. 278.
46 BAVCC/Mémoire des hommes ; Arch. dép. CdA : 1 R 2010.823.
47 Arch. dép. Corrèze : R 1385.1614.
48 SHD-DAT : 26 N 636/7, JMO 47e RI, 2 avril 1916 ; BAVCC/Mémoire des hommes ; Arch. dép. Ille-et-Vilaine : 1 R 2102.2062 ; Paroisse de Saint-Servan, Livre d’or des Morts pour la Patrie, Rennes, Imprimerie Oberthur, 1920, p. 455-457 ; « Le sous-lieutenant Paul Roquet », Le Salut, 35e année, no 37, 5-6 mai 1916, p. 2.
49 Arch. dép. I&V. : 1 R 2133.1028.
50 Arch. dép. I&V : 1 R 1969.1113 et Arch. dép. Manche : 1 R 3/112.466.
51 Arch. dép. CdA : 1 R 1987.1597 ; Arch. dép. Manche : 1 R 3/155.846 et Arch. dép. I&V : 1 R 1931.267.
52 Arch. dép. CdA : 1 R 1997.951.
53 Fichou Jean-Christophe, « Les marins bretons dans la Grande Guerre », in Coativy Yves et Daniel Tanguy (dir.), 1914-1918. Le Finistère dans la Grande Guerre, Quimper, Société archéologique du Finistère, 2018, p. 72.
54 Bouzard Thierry, L’Orchestre militaire français. Histoire d’un modèle, Paris, Éditions Feuilles, 2019, p. 262-263.
55 « Citations dans la Musique du 47e », Le Salut, 35e année, no 46, 6-7 juin 1916, p. 1 ; « Concert philarmonique », L’Ouest-Éclair, 15e année, no 5606, 2 mai 1914, p. 6 ; Arch. dép. Paris : D4R1 1591.3292.
56 Bouzard Thierry, L’Orchestre militaire français, op. cit., p. 318.
57 Fridenson Patrick, « Un tournant taylorien de la société française (1914-1918) », Annales. Economies, Sociétés, Civilisations, 42e année, no 5, 1987, p. 1031-1060.
58 Dubois Paul, « Investissement, productivité et substitution du capital au travail », Économie et statistique, no 127, novembre 1980.
59 Goya Michel, La Chair et l’acier. L’invention de la guerre moderne, 1914-1918, Paris, Tallandier, 2004, p. 219 ; Horne John, « De la guerre de mouvement à la guerre de positions », in Horne John (dir.), Vers la guerre totale. Le tournant de 1914-1915, Paris, Tallandier, 2010, p. 79.
60 Cochet François, « Overlord. Prémices de la société de consommation ? », in Leleu Jean-Luc (dir.), Le Débarquement. De l’événement à l’épopée, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2018, p. 213-224.
61 Lagadec Yann, « L’approche régionale, quelle pertinence ? Le cas des combattants bretons dans la Grande Guerre », in Bourlet Michaël, Lagadec Yann et Le Gall Erwan (dir.), Petites patries dans la Grande Guerre…, op. cit., p. 32.
62 Rasmussen Anne, « Préserver le capital humain. Une doctrine hygiéniste pour préparer la guerre démocratique ? », Mil neuf cent. Revue d’histoire intellectuelle, 2015/1, no 33, p. 71-95.
63 Dewerpe Alain, Le Monde du Travail en France 1800-1950, Paris, Armand Colin, 1989, p. 13.
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