Conclusions
p. 177-192
Texte intégral
1Le projet initial de cet ouvrage – et des journées d’étude qui en sont à l’origine – était d’interroger le concept d’Action catholique spécialisée par l’expérience militante plutôt que par une approche institutionnelle, par le vécu quotidien plutôt que par les crises. Il a conjugué la consultation des archives et l’écoute ou la lecture des témoins, qui ont répété les uns après les autres combien ce militantisme a déterminé le reste de leur parcours biographique.
2Nous avons d’abord étudié ces expériences durant les vingt années qui suivent la Seconde Guerre mondiale et durant lesquelles l’Action catholique s’impose comme la forme hégémonique de l’apostolat, non sans contradictions ni déchirements. Il en ressort qu’elles sont l’occasion d’une socialisation protéiforme mais cohérente. Tel n’est plus le cas ensuite, entre la clôture du concile Vatican II (1965) et celle de la « crise catholique1 » (1979), lorsque l’Action catholique spécialisée connaît un net déclin et – selon nous – un éclatement. Nous nous proposons de confronter les témoignages et analyses rassemblées ici aux principales interprétations de ce phénomène. Enfin, même si la césure chronologique du milieu des années soixante, qui ordonne notre ouvrage comme sa conclusion, apparaît comme fondamentale, force est de constater qu’elle n’a pas été immédiatement vécue comme telle et que si l’on trouve en amont des indices du dérèglement de ce mode de socialisation, on observe inversement des traces de sa perpétuation en aval. On se propose donc, avant de clore tout à fait cette étude, de l’enjamber et de jauger ce que cet ouvrage nous apprend sur l’Action catholique spécialisée dans un temps plus long.
Des expériences militantes englobantes
De l’usage délicat des sources
3Plusieurs contributions attirent notre attention sur les nécessaires précautions méthodologiques, liées au fait que cette histoire spécialisée relève encore, pour l’essentiel, d’une histoire du temps présent, définie entre autres comme pouvant s’appuyer sur la sollicitation de témoins vivants, et non sur les seules archives2. Les témoignages individuels d’anciens sympathisants, adhérents, militants ou aumôniers sont irremplaçables, mais appellent mise à distance et discernement3. En effet, la mémoire sélectionne et recompose, elle s’imprègne de l’identité de l’organisation, ce que l’on observe par la référence quasi obligée à quelques formules ou slogans ou à quelques temps forts ; pas un des témoignages réunis ici n’oublie de les mentionner. Elle donne une cohérence qui masque ou minimise les discontinuités des parcours et cette « mise en intrigue » (Ricœur) éloigne le témoignage de la réalité telle qu’elle fut. Par ailleurs, le contexte de production du témoignage influe sur le contenu ; dans notre ouvrage, l’expérience militante passée est ainsi souvent mise en regard du repliement spirituel et identitaire du catholicisme postérieur à 1979, spontanément évoqué. La représentativité du témoin est également problématique. Par les témoignages ou les (auto)biographies publiés, on connaissait le vécu de quelques-unes des personnalités les plus notoires, avec le risque d’une vision déformée « par le haut ». Les pages qui précèdent permettent d’approcher des cadres moins célèbres, aux responsabilités parfois modestes, sans atteindre tout à fait les simples militants cependant. Des récits de ces derniers apparaissent certes, plus ou moins tronqués, dans des ouvrages collectifs4, des colloques ou des revues. C’est alors un autre biais qui menace de déformer notre perception de la réalité. Quelles que soient les libertés laissées aux orateurs, elles n’empêchent jamais l’artificialité de l’exercice : le vétéran met en forme son propos et tente de répondre à l’attente des organisateurs, aux questionnements qu’ils formulent, qu’il s’agisse de militants encore actifs ou d’anciens militants, souvent mus par une finalité mémorielle ou identitaire, ou de chercheurs impliqués dans des problématiques et des démonstrations scientifiques. Les entretiens individuels, par le biais d’enquêtes, n’échappent pas à certains de ces travers.
4Le suivi d’un échantillon d’individus peut apparaître comme une alternative ou un complément pour approcher l’expérience militante et le parcours ultérieur des anciens. Il pose à nouveau la question de la représentativité des personnes choisies. La prosopographie ou les pratiques qui en sont proches (biographie collective, dictionnaire biographie, base de données relationnelle…) ont l’avantage de la massivité des données recueillies, pouvant laisser présager un gain dans la quête d’objectivité. Pourtant, outre la lourdeur de l’entreprise, qui rend difficile son déploiement au-delà d’un espace local ou d’une période succincte, l’étude prosopographique elle-même n’échappe pas aux mises en garde épistémologiques : le fait qu’il y ait là davantage un « style de recherche » (P.-M. Delpu) qu’un ensemble théoriquement bien codifié, l’élaboration forcément sélective du questionnaire, les modalités de recensement de la population concernée, l’interopérabilité inégale des données, sont autant de biais dont il faut tenir compte5.
L’ancrage d’identités multiples
5Compte étant tenu de ces mises en garde, les études et témoignages réunis ici posent un certain nombre de jalons pour saisir la puissance de socialisation de cette forme de militantisme juvénile : il a été l’occasion de l’ancrage, à l’âge de l’adolescence et de la jeunesse, d’identités sociales plurielles – religieuses, socioculturelles, genrées, sexuelles, générationnelles, sans que cette liste soit limitative.
6Le projet de rechristianisation par la voie sociale, dans laquelle s’investiraient les laïcs, nécessitait de leur fournir une formation technique, sociale, religieuse. Avec l’aide de personnalités, de théologiens et d’organismes chrétiens, les responsables s’y sont attelés ; la formation des militants a occupé une part importante de l’activité des mouvements, Jacques Meunier rapporte que c’est encore le cas dans la JEC des années cinquante. Yvon Tranvouez a montré en quoi cette formation originale distinguait le militant du simple paroissien en dégageant cinq déplacements6. Le premier veut que le militant privilégie l’action au rite. Les témoignages rapportés dans cet ouvrage conduisent à préciser cet aspect : l’exemple de Jacqueline Garet atteste qu’à la JOCF la fréquentation des sacrements n’est pas négligée, elle est même facilitée par l’affranchissement des conditions nécessaires pour y accéder et réinvestie d’une signification nouvelle qui la rend plus désirable ; quant à l’action, elle n’est jamais qu’une forme d’apostolat et d’incarnation de la Parole, la « foi chrétienne agissante » selon l’expression de Jacques Meunier. Deuxième originalité : à l’individualisme religieux, le militant préfère la communauté, conformément à la théologie du corps mystique du Christ. Troisièmement, dans sa vie de foi, il se veut entier et non mièvre, incarnant « une spiritualité de l’énergie7 ». Au catéchisme, il préfère l’Évangile, qu’il étudie directement, ce qui alimente en lui un christocentrisme marqué. Enfin, au clerc, il préfère le laïc, vers lequel il se tourne, son christianisme étant par nature apostolique.
7À accumuler ces marques d’originalité, on conçoit que l’Action catholique forme des catholiques particuliers. Les militants en étaient eux-mêmes conscients et plutôt fiers. Yvon Tranvouez a rappelé que l’Action catholique spécialisée est alors devenue la forme hégémonique de l’apostolat en France. Tout y concourrait. La génération d’évêques dirigeant l’épiscopat y était fermement attachée8 ; des théologiens de renom les accompagnaient, le modèle missionnaire alternatif se voyait mis à mal avec la condamnation romaine des prêtres-ouvriers (1954) ; la forte croissance démographique offrait un réservoir dans lequel les mouvements de jeunesse pouvaient puiser ; la « masse rejointe » s’élargissait. Ce sentiment d’altérité, voire de supériorité, au sein du catholicisme, que viendra conforter l’aggiornamento conciliaire – vécu comme une confirmation a posteriori des intuitions de l’Action catholique –, est à l’origine de tensions multiples au sein de la sphère catholique, les militants reprochant aux catholiques du dimanche leur cocooning spirituel. Jacques Meunier se souvient ainsi avoir été gêné par « l’entr’eux » des membres du Centre Richelieu, aumônerie de la Sorbonne, qu’il fréquentait en même temps que la JEC9. Cependant en se faisant militant, les jeunes ne se distinguent pas seulement des paroissiens, mais aussi de l’entourage qu’ils tentent de rejoindre ; l’un des jacistes dont Vincent Flauraud nous rapporte les propos en témoigne. C’est toute la difficulté d’être à la fois d’avant-garde et dans la masse. Par ailleurs, l’entre-soi n’est pas systématiquement ostracisé par l’Action catholique. Il est un outil contre toute forme d’assimilation, contraire à l’épanouissement de la personnalité. Jacques Teissier rapporte même combien il a été formalisé, rebaptisé « entre-amies » et apprécié à la JICF, durant les années soixante-dix, au motif qu’il constituait un lieu d’ouverture en douceur de la personnalité ; Myriam Bizien Filippi ajoute qu’il a pu être recommandé pour les groupes musulmans de la JOC-F.
8Cette remarque rappelle que la sensibilité religieuse des militants d’Action catholique spécialisée n’est pas univoque. Les contemporains avaient déjà repéré une distinction entre une culture plus cléricale véhiculée par des prêtres séculiers et par l’institution, à la JOC et à la JIC particulièrement, et une autre, transmise aux jacistes et jécistes par des aumôniers jésuites et dominicains. Le clivage recoupe en partie celui entre deux courants philosophiques. L’approche de Jacques Maritain s’est imposée avant-guerre lorsque la JOC servait de modèle, séparant strictement les plans temporel et spirituel ; dans cette optique, l’action sociale est l’instrument de la restauration d’un ordre, mais elle ne se substitue pas à l’annonce explicite de la foi. Une autre philosophie, élaborée par Maurice Blondel, repose sur le postulat que l’action est déjà acte d’apostolat et que révéler au monde les valeurs évangéliques qu’il porte en lui-même contribue déjà à sa sanctification. Si cette philosophie se repère à la JEC dès son origine, elle se répand après-guerre, lorsque JEC et JAC ont le vent en poupe, essentiellement véhiculée par les écrits de deux jésuites : Yves de Montcheuil et François Varillon10. À la JEC, Jacques Meunier les découvre dans le texte ou par le truchement de l’aumônier national, André Roche sj. Le clivage entre ces deux philosophies explique une part du dissensus entre ACJF-JAC-JEC d’un côté et JOC-JIC de l’autre, qui s’exprime lors de la crise de 1956. Mais plusieurs contributions nous indiquent qu’il doit être nuancé et complété. La nuance s’impose si l’on garde en tête quelques réalités. Sur le terrain, il est fréquent que le même aumônier suive – conjointement ou successivement – des militants appartenant à des associations différentes. Dans le village, l’aumônier JAC est plus souvent un prêtre séculier qu’un membre d’un ordre religieux. Jean Divo montre en outre que la révision de vie – qui peut symboliser le passage d’un paradigme à un autre – est née de l’initiative d’un prêtre jociste, Georges Béjot, sans doute sensible aux concepts blondéliens qui irriguaient une part de son diocèse bisontin, l’un de ceux qui avaient vu naître la JEC. Par ailleurs, d’autres influences parcourent les mouvements d’Action catholique. L’importance de celle de Charles de Foucauld, substituant un témoignage de vie silencieux et têtu à l’apostolat explicite, est difficile à mesurer. Jacques Meunier s’y initie parallèlement à son militantisme. À la JAC, c’est le personnalisme qui se répand après-guerre, par le biais des dominicains. Il aide à passer du désir d’évangéliser à celui d’« humaniser » le milieu. Ici, on ne pratique pas la révision de vie ; « si on me l’avait demandé, je ne l’aurais pas fait et énormément de gens de ma génération non plus » avait précisé l’un des permanents nationaux11. En revanche, l’influence d’Emmanuel Mounier – que l’on retrouve à la JEC dès l’origine – se montre assez durable pour qu’elle soit réinvestie plusieurs décennies après par des paysans écologistes issus de la JAC-F12.
9Un autre apport de leur militantisme juvénile, à entendre les témoins, est la découverte de leur appartenance à un milieu socioculturel, qui se double généralement de la fierté d’en être et, comme le rappelle Claire Bailly Alemu, de la nécessité de le servir. Les actions rapportées par Jacques Meunier et Jacqueline Garet montrent que ce service peut être modeste, mais qu’il est l’occasion de rencontres. L’exemple de la fédération jociste bisontine détaillé par Jean Divo atteste de ce qui en fait le succès : il s’appuie sur une connaissance des besoins dont il tire des revendications catégorielles à moins qu’il ne les comble lui-même13. C’est l’un des aspects de l’Action catholique spécialisée qui a le plus marqué. Il faut, pour s’en saisir, garder en tête que le « milieu » social est une construction intellectuelle qui fait appel aux représentations et ne saurait se résumer à la classe sociale ; l’équipe de quatre jocistes que lance Jacqueline Garet en 1962 ne comprend, par exemple, qu’une seule ouvrière, la JOCF s’adressant aux ouvrières et aux employées. Par ailleurs, les Trente Glorieuses sont marquées par une importante fluidité sociale, précocement repérée par l’ACJF14. L’extension de la scolarisation dans l’enseignement secondaire, l’exode rural, l’embauche dans un secteur distinct de celui de sa famille d’origine sont autant de déracinements qui compliquent la gestion de l’identité sociale primitive. Les conflits de compétences entre mouvements, que Jacques Meunier a connus au sein de l’équipe nationale jéciste, ont été évoqués par les témoins comme par les analystes. Il faut les replacer dans un contexte de crispation de la JOC-F et de la JIC-F sur ce découpage par milieux, que voulaient dépasser la JEC-F et JAC-F – qui en devenant MRJC-F substituera finalement à sa définition d’abord sociologique une autre, d’abord territoriale. On connaît ces affrontements entre mouvements et l’arbitrage des évêques, influencés par les conceptions de Mgr Guerry. On a moins étudié dans quelle mesure les conflits d’appartenance générés par ces déplacements sociaux et géographiques peuvent mettre à mal le système de cohérence entre foi et vie élaborée durant les années militantes.
10Organisés en fonction des milieux sociaux, les mouvements d’Action catholique l’étaient aussi en fonction du sexe des militants. Ce fut, rappelle Yvon Tranvouez, une chance pour les jeunes filles que d’être contraintes à se diriger et à se représenter elles-mêmes, à trouver un lieu d’échanges sur des sujets liés à leurs préoccupations et à leurs conditions de vie15. Cela explique que la JOCF et la JICF aient refusé la mixité. « La JICF m’a aidée à découvrir et à aimer ce que c’est qu’être femme » explique Marie-Madeleine Jaubert. Mais qu’est-ce qu’être femme ? Les mouvements transmettent des représentations la prédisposant à son rôle d’épouse, de mère, de célibataire consacrée ou de travailleuse dans des métiers considérés comme féminins. L’ambivalence de ce mode de « féminisme de la différence » a été partiellement mise au jour par la recherche : l’égalité ontologique entre les deux sexes se combine avec leur nécessaire complémentarité, ce qui implique que chacun reste dans son rôle social16. Cependant, faute d’études sur le sujet, rien n’atteste de rapports de domination genrés à la JEC-F et au MRJC-F après leur adoption de la mixité, en 1965. Inversement, les militantes des mouvements féminins qui se voulaient autonomes restaient en contact avec des hommes, dont elles dépendaient : les évêques, qui leur donnaient mandat, les aumôniers qui assuraient le culte et l’accompagnement spirituel. Les uns et les autres traitaient-ils les mouvements masculins (pourvoyeurs d’éventuelles vocations sacerdotales) comme les féminins ? En complément de cette liste – non exhaustive – de pistes de recherche, on peut questionner le rapport des chercheurs à ce sujet, en observant que les mouvements féminins ont souvent été étudiés en regard, ou en complément des mouvements masculins, davantage que pour eux-mêmes.
11La socialisation dans les mouvements de jeunesse a cela de particulier qu’elle se fait entre pairs : c’est ainsi qu’elle est perçue et vécue. Les jeunes assurent une large partie du recrutement : les jacistes étudiés par Vincent Flauraud, le jéciste Jacques Meunier, la jociste Jacqueline Garet sont attirés dans le militantisme par des aînés à peine plus âgés qu’eux-mêmes et apprécient particulièrement cette forme de sociabilité juvénile. Yvon Tranvouez rappelle une idée qui traverse divers travaux à leur sujet : ces mouvements ont participé à l’affirmation sociale d’une catégorie d’âge, la jeunesse. On connaît leur contribution à la mise en place d’une politique de la jeunesse. En évoquant son investissement dans le magazine grand public Rallye-Jeunesse, conçu par la JEC-F et la JAC-F, Jacques Meunier rappelle aussi leur rôle dans le dépassement d’un public déterminé par le milieu social ou confessionnel, et de concrétion de la jeunesse par la base, rôle limité cependant par l’échec de la réforme − et la disparition − de l’ACJF.
Une éducation intégraliste
12L’écoute des jacistes dont Vincent Flauraud rapporte les témoignages aide à comprendre la capacité de l’Action catholique à mettre en cohérence les différentes composantes de l’identité personnelle. La formation dispensée se veut totale et vise à forger un « homme complet » ; chacun de ses éléments ne prend son sens qu’en symbiose avec les autres et mis au service du projet religieux et, de plus en plus, humaniste.
13La diversité des identités sociales contraignait le militant comme le mouvement à des accommodements, mais elle permettait aussi d’en jouer. Par solidarité d’âge, le MRJC se déclare mouvement de jeunesse et non plus d’Action catholique en 1965 ; par solidarité de classe, la présidente de la JOC proclame en 1974 : « Nous agissons d’abord parce que nous sommes de la classe ouvrière, et non parce que nous sommes chrétiens17. » L’autonomie est accentuée par le fait, rappelle Yvon Tranvouez, que cette expérience accompagne le militant dans l’extraction des cadres de vie traditionnels : la famille, la paroisse, le monde des adultes. On pourrait ajouter que la pratique de l’enquête lui donnait une expertise et que l’élargissement de l’horizon social permettait un comparatisme nourrissant un esprit critique. L’apprentissage de techniques oratoires et de méthodes d’animation permettait de les diffuser, de sorte qu’après en avoir été émancipés, les militants pouvaient se faire critiques des abus d’autorité du maître, du notable rural, du contremaître ou du patron, du capitaine, du parent ou du curé.
14La plasticité de la socialisation dispensée par l’Action catholique spécialisée explique en partie la diversité des destinées individuelles qui lui font suite. Sur cet aspect encore, les témoignages et les études réunis ici interrogent autant qu’ils ne renseignent. Les organisations d’Action catholique spécialisée dispensent une formation que n’offrent ni la famille, ni l’Église, ni l’État. Yvon Tranvouez rappelle qu’elles ont été une école de cadres extrêmement efficace. Cela a particulièrement profité à ceux qui étaient les moins préparés à l’être : les classes populaires, les ruraux, les femmes. Jean Divo livre le témoignage d’un maçon devenu directeur de service à la mairie, Claire Bailly Alemu celui d’un paysan devenu cadre agricole puis maire, Jacqueline Garet celui d’une jeune fille propulsée conseillère municipale à l’aube de sa majorité. On ne peut ignorer que ces promotions se sont produites dans un contexte particulièrement propice à ces mouvements ascensionnels, celui des Trente Glorieuses. Mais tout confirme que le capital acquis dans les années militantes a permis des accélérations d’affirmation sociale exceptionnelles, dans le domaine professionnel, associatif, syndical et politique à l’échelon local généralement. Pour aller plus loin, une approche générationnelle serait particulièrement instructive : le surcroît de capital social acquis par le militantisme se dévalorise-t-il pendant la « décade dorée18 » (1965-1975) lorsque la possibilité de se le procurer autrement est facilitée et que l’accession au diplôme et au poste d’encadrement sont exceptionnellement accessibles19 ? Le constat est-il comparable dans la sphère cléricale ? En dépit de l’idéal de sainteté laïque qu’ils promouvaient, les mouvements d’Action catholique spécialisée ont certes accompagné ou révélé une masse de vocations sacerdotales ou religieuses20 ; et il y a fort à parier que ces militantes et militants entrés en religion ont été davantage appelés à des responsabilités d’encadrement21. Toutefois, pour mieux cerner combien le militantisme d’Action catholique favorise la promotion sociale, il faudra préciser si les jeunes catholiques qui les rejoignent ne sont pas prédisposés, avant même leur militantisme, à cette accession aux responsabilités. La question a surtout été abordée pour la JAC-F. Vincent Flauraud – même s’il rapporte des témoignages semblant indiquer que l’engagement jaciste s’apparente plutôt à une réorientation, par étapes, vers un état d’être différent – n’exclut pas la possibilité d’une forme de « pré-orientation sociologique et identitaire » vers la JAC. Claire Bailly Alemu interroge directement – pour le Jura – l’importance de la « culture familiale de l’engagement » et de la détention d’un diplôme dans l’implication et dans la promotion interne.
15Toute la première partie de notre ouvrage nous donne à voir, du mitan des années quarante à celui des années soixante, la puissance socialisante des expériences militantes vécues au sein de l’Action catholique spécialisée. Elles permettent aux individus de se situer dans des communautés humaines aux fondements variés et tentent de leur apprendre à gérer les conflits d’appartenance qui résultent de cette pluralité d’identités. Cela ne va pas sans tiraillement ni sans crises. Mais le dispositif est assez efficace, non pour rechristianiser, mais pour favoriser la formation, l’insertion et l’affirmation sociale de jeunes catholiques dans la République. Or on assiste, dans les années soixante, à une brusque accélération à la décomposition de cette forme de « feuilletage militant22 », à l’épuisement d’un pan de cette « configuration historique du catholicisme23 », à la dislocation de cet « écosystème apostolique24 ». Bref, à un basculement majeur.
L’« éclatement » des années 1965-1979
16Pour qualifier ce qui se passe au sein de l’Action catholique de la jeunesse dans les années 1965-1979, on a pu employer le concept d’« éclatement ». Il est parent de celui d’« implosion » que Denis Pelletier a appliqué à ces années et au « modèle d’apostolat » jusque-là à l’honneur25. Parler d’« éclatement » revient toutefois à insister sur l’objet lui-même, de façon quasi descriptive, enregistrant le fait que ce qui lui conférait une homogénéité ne tient plus, puisqu’il se fragmente26. Parler d’« implosion » élargit la focale, en poussant à regarder autour, puisque dans cette configuration c’est la pression extérieure (celle, ici, du contexte ?) qui fait céder l’objet ou le système. Les deux mots mettent néanmoins communément en exergue un temps très court autour d’un acmé : dans le cas présent, la suppression en 1975 du mandat d’apostolat confié aux laïcs de l’Action catholique par les évêques, chaque mouvement cheminant dès lors séparément. Claude Prudhomme et Gérard Cholvy, dans leurs synthèses respectives sur ces mouvements de jeunesse, tout comme Denis Pelletier pour l’ensemble du catholicisme français de l’époque, avaient employé le terme de « crise27 ». « Crise » : ce mot, évoquant une situation de trouble, de dysfonctionnement, finissant par provoquer des transformations profondes, renvoie davantage aux mécanismes à l’œuvre et au déroulement d’un processus qui suppose des recombinaisons, des reconfigurations successives. Plutôt qu’opposer ces concepts, il valait mieux les mobiliser ensemble pour jouer sur leur complémentarité dans l’approche de l’objet.
17Les synthèses déjà existantes retiennent, de façon récurrente, à propos de cette séquence, un certain nombre de traits saillants : la politisation qui touche alors l’Action catholique, voire sa radicalisation politique ; la critique d’une compromission de l’Église avec l’« ordre établi » ; la fin du mandat d’apostolat des laïcs ; l’inscription dans un phénomène plus large d’autonomisation de la jeunesse ; ou la décrue rapide des effectifs (un peu moins marquée à la JOC) qui fait que, dans la décennie suivante, ces groupements n’ont plus l’écho de naguère dans le mouvement social d’ensemble. Mais ces présentations se nourrissent pour l’essentiel des travaux sur les « grands mouvements » de masse, JOC, JEC et MRJC. Elles reflètent leurs prises de position nationales. La suspension du mandat est perçue avant tout via ce prisme des organisations de jeunesse. L’intérêt était de soumettre à l’observation des mouvements à plus faibles effectifs et moins étudiés (JMC et JIC-F), ou des mouvements de masse pris à la périphérie de ce qui retient d’habitude l’attention – en regardant la JEC non dans sa politisation, mais dans l’entretien d’un « nourrissement » évangélique, ou la JOC, créée pour « refaire chrétiens », dans son rapport à des jeunes d’autres confessions – ou encore, d’examiner le monde épiscopal face au processus d’abandon du mandat.
18Dans un des tableaux généraux sur le sujet, Claude Prudhomme a très pédagogiquement distingué trois « lectures concurrentes » présentes dans l’historiographie28, qu’il est de la sorte possible de réinterroger, pour tenter de préciser leurs possibles ressorts.
Survalorisation du politique ?
19Pour la première de ces lectures, qui place d’une certaine façon la cause essentielle de la crise dans leur fonctionnement interne (on est proche, alors, de l’« éclatement ») « les mouvements de jeunes [ont été] victimes d’une survalorisation du politique aux dépens de la vie spirituelle et de la mystique ». La fonction spirituelle, quand elle a survécu, aurait alors migré vers les mouvements évangéliques et charismatiques qui se sont développés à compter des années 1970, pendant que le militantisme politisé finissait par se faire aspirer par les partis ou syndicats. L’Action catholique spécialisée apparaît alors comme vidée d’une part importante de sa substance.
20Néanmoins, la mise en avant, dans les témoignages réunis, de la JICF fustigée sur le moment pour sa tiédeur face à une implication politique, doit conduire à moins considérer le processus de politisation de l’Action catholique en bloc, à l’aborder davantage via une typologie des répertoires et positionnements. Dans ce cas précis, l’explication par une possible réticence féminine vis-à-vis de l’engagement politique, qui a été suggérée, nous paraît cependant avoir ses limites : car comment comprendre, en ce cas, qu’à la JOC le mouvement féminin se politise aussi ? Ou bien, il conviendrait de pluraliser l’approche genrée du politique selon les mouvements. Introduire la ou le politique dans la vie d’un mouvement, était-ce, d’ailleurs, y introduire forcément « la bataille » politique ? Jean-Yves Baziou a dit déceler davantage un attrait pour une éthique du politique, un report vers la politique de l’aspiration intégraliste.
21D’autre part, on percevait déjà combien la politisation n’avait pas, en fait, radicalement évacué le spirituel des mouvements de jeunesse d’Action catholique. La désaffiliation de militants vis-à-vis du religieux, postérieure à leur engagement, a pu rétroactivement contribuer à brouiller les représentations. Mais la JOC des années 1970 pouvait à la fois concevoir des affiches reprenant une signalétique ou des slogans marquant l’ancrage dans la lutte sociale et révolutionnaire, ou encore inviter Georges Marchais à son congrès (1974) et envoyer de façon récurrente des signes d’attachement à la hiérarchie. Dans son étude du réaménagement – et de la re-légitimation – de la lecture de la Bible au sein de la JEC, Bernard Giroux a lui aussi requalifié le magnétisme de la politisation, quand il a invité à considérer qu’il y avait glissement vers des préoccupations culturelles traversées par des enjeux politiques, plutôt que surinvestissement dans la politique ; quand il a vu, derrière la radicalité politique, la quête d’une expérience religieuse nourrie d’une relation privilégiée entre ceux qui la partagent ; enfin, quand il a interprété la relecture (d’inspiration marxiste) de la Bible comme la recherche d’une libération de la parole d’Évangile devenue inaudible. Dans cette dernière perspective, Yann Raison du Cleuziou a suggéré combien la prudence de l’Église face aux conflits dramatiques d’alors avait pu susciter une incompréhension, apte à identifier une trahison du message évangélique dans le fait de se maintenir trop à distance du temporel. Dans les années soixante-dix, la JEC et le MRJC iront plus loin, en reprochant explicitement aux évêques de ne pas soutenir une voie révolutionnaire.
22Jean-Yves Baziou élargit le diagnostic dans la durée, en soulignant combien la question de la légitimité à porter un discernement spirituel était un lieu de malentendus récurrents dans le champ du catholicisme, tant le schème des capacités différentielles à accéder à des vérités de foi selon d’état de vie reste prégnant. Il s’agissait, pour certains militants des années 1965-1975, d’affirmer qu’ils étaient légitimes pour actualiser le message chrétien par rapport à un monde en plein bouleversement. Le cadre marxiste intervient alors en étant perçu comme un outil « scientifique » permettant de décoder, de comprendre les ressorts de ce monde contemporain, et de savoir pour quoi lutter : pour libérer l’homme – sans perdre pour autant de vue l’horizon spirituel. La libération suprême pour les jécistes, pris collectivement dans le cadre d’une expression militante, reste, a rappelé Bernard Giroux, celle de la résurrection.
23La question du possible rôle des mouvements comme déclencheurs d’une sortie « depuis l’intérieur » (au même titre, d’une certaine façon, que Vatican II dans la lecture de Guillaume Cuchet appliquée l’ensemble de la pratique religieuse29) a été posée. On peut se demander si les résultats diffèrent selon les méthodes pédagogiques mobilisées dans les années soixante-dix, entre la JEC et le MRJC d’un côté qui enjoignent leurs militants et aumôniers d’accepter la ligne du mouvement ou de le quitter, et la JOC-F et de la JICF de l’autre, qui refusent de toute forme d’assimilationnisme et en restent à accompagner un cheminement de manière peu coercitive. Par ailleurs, les discussions menées avec les témoins ont mis en garde contre une insuffisante prise en compte des maintiens dans la sphère religieuse et invité à déplacer l’objet, parfois, vers la non-transmission aux enfants, pouvant résulter de la formation d’un couple avec une personne non croyante rencontrée dans le cadre du militantisme politique30.
Le poids du contexte socio-culturel
24Pour la deuxième lecture de la « crise » repérée dans la typologie de Claude Prudhomme31, ce sont les forces extérieures qui ont le plus joué pour déstabiliser l’ensemble – pour le faire « imploser », donc. Alors que l’apostolat avait été spécialisé par milieux, l’appartenance à un milieu spécifique devient moins pertinente, a fortiori dans les jeunes générations, du fait de la montée de la scolarisation qui capte une part des effectifs et des activités. Les classes moyennes s’affirment. Et la jeunesse se distingue comme catégorie globale, « horizontale ». Elle partage alors des valeurs d’émancipation où se manifestent des tensions avec les générations d’aînés et le refus du contrôle trop étroit d’autorités, phénomènes qui joueraient dans le processus ayant conduit au rejet du mandat. Si ces aspects de la crise – les impacts de la mutation socioculturelle – n’ont pas forcément été les plus visibles, ou les plus pointés du doigt sur le moment, ce n’est pas forcément un gage de faible importance. Ce peut être l’effet de leur recouvrement par l’écho majoré de la politisation. Pour aider à trouver des clés, on pourrait ici, comme Gérard Cholvy32, convoquer la lecture d’Antoine Prost33, pour qui la société de l’époque s’est trouvée dans une phase de transition où prenait fin le rôle qu’avaient joué les mouvements de jeunesse à partir de l’entre-deux-guerres, pour permettre une première extraction des jeunes vis-à-vis des modalités de contrôle familial, en autorisant un gain d’autonomie tout en apparaissant comme une garantie de contrôle via l’encadrement institutionnel. Les familles tolèrent désormais une sociabilité juvénile autonome, portée par l’essor de la scolarisation, ce qui prive les mouvements de jeunesse et d’éducation populaire de leur fonction de sas nécessaire parce qu’il rassure. D’une certaine façon, on pourrait également remarquer que l’ensemble des mouvements d’éducation populaire, et pas seulement ceux d’Action catholique, se trouvent alors placés face à des défis similaires, qui réinterrogent leurs raisons et leurs façons d’être et conduisent à ne pas circonscrire les causes d’une crise à des facteurs internes. Le passage, pour l’éducation populaire, à un nouveau modèle, celui de l’animation, visant surtout la communication sociale34, peut en être un symptôme. Yann Raison du Cleuziou, propose ici une clé d’interprétation, celle de l’existence dans les années soixante d’un arrière-plan « mental » « d’enthousiasme », qui s’inscrit dans un phénomène généralisé de confiance en l’avenir, d’autant que le renouvellement des sciences humaines et le Concile de Vatican II semblent y appeler. Il y a là une hypothèse stimulante, même si cette projection optimiste dans l’horizon d’attente n’est pas un fait si nouveau que cela dans l’Action catholique juvénile35, et peut en outre être rattachée à un régime d’historicité caractérisant une séquence bien plus longue36.
25Derrière le rôle de la JIC-F, mise en avant dans les témoignages de Jacques Teissier et Marie-Madeleine Jaubert on peut mieux entrevoir toute la complexité qui irrigue l’affirmation de la jeunesse comme groupe gagnant en autonomie, généralement diagnostiquée : ils montrent que des clivages sociaux et culturels subsistent et que la jeunesse de l’époque n’est pas un bloc, malgré les effets homogénéisateurs de la culture de masse ; mais ils font apparaître aussi que le mouvement, tout comme les cadres d’étude, sont des lieux où l’on se met à apprendre à décoder les attitudes issues de conditionnements sociaux différents. D’une certaine façon, la conscientisation de l’appartenance sociale qui s’y opère et la capacité de prise de distance critique vis-à-vis de son propre milieu qui y prend corps offrent, à défaut d’une homogénéisation à part entière, une voie de dépassement et de rapprochement interclassiste dans la distinction.
26La montée d’une conflictualité intergénérationnelle, qui peut apparaître comme le pendant logique de cette autonomisation, peut également être nuancée. À la JMC, des discussions entre jeunes militants et marins adultes ont été évoquées par Jean-Marie Roglet et pour la JIC-F, Jacques Teissier s’est remémoré l’élaboration d’un texte en commun avec l’ACI, en Mai 68. On sait par ailleurs que si le conflit intergénérationnel est marqué, au MRJC, avec des aînés (ils avaient porté la « révolution silencieuse » [Debatisse] de modernisation des campagnes et les jeunes en remettent en cause les présupposés)37, à la JOC, l’engagement marxiste se fait de conserve avec l’ACO. Plus largement encore, le refus d’autorité, que l’on a tendance à considérer comme partagé par toute une jeunesse des années 68, ne peut quant à lui que très partiellement expliquer l’acheminement vers la fin du mandat. Le regret de la JIC-F, qui a été évoqué par Jacques Teissier et Marie-Madeleine Jaubert, de ne plus avoir de reconnaissance des évêques, constitue un contre-exemple net face à l’idée d’un refus d’autorité généralisé. De façon plus partagée sans doute, à la JEC, dès la fin des années 1960 la question de la fin du mandat était déjà devenue une préoccupation obsolète, comme l’a rappelé Bernard Giroux. D’une certaine manière, le mandat était caduc avant même que l’appareil d’Église n’entérine sa fin. Cela suggère qu’un déplacement des enjeux s’était déjà opéré dans des mouvements (JMC, MRJC, JEC), pour rejoindre ceux de toute une jeunesse en société.
L’épuisement d’un modèle ?
27La troisième lecture de la « crise » de l’Action catholique spécialisée (qui ne peut fonctionner qu’en intégrant la deuxième lecture, insistant sur le poids du contexte, et permet d’expliquer en partie le déplacement vers la politisation, retenu en priorité par la première) met l’accent sur « l’épuisement » de son modèle. Ce dernier avait été conçu dans une perspective apostolique, pour œuvrer à une rechristianisation, requalifiée ensuite en évangélisation par le témoignage. Or ce projet, dans les années 1960-1970, ne suffit plus à cristalliser les engagements. Il entre en confrontation avec un sentiment d’appartenance identitaire qui dépasse désormais la sphère religieuse, pour se référer à un cadre de plus en plus large.
28Les options de pluralisme confessionnel observées au sein de la JOC par Myriam Bizien Filippi ne signifient pas l’abandon d’un objectif d’évangélisation, mais sa redéfinition, dans une configuration qui a changé. Elle classe différemment les priorités et fait glisser les acceptions en les rechargeant de définitions amendées. L’essentiel devient le partage et la mise en application des valeurs évangéliques, sans nécessité de baptême, ce qui pose la question de l’abandon de l’adjectif « chrétienne » à la JOC-F. Dans le même but, semble-t-il, la JMC s’efface au profit de la Jeunesse de la Mer, un mouvement qui, parce que non confessionnel, doit permettre de faire vivre ces valeurs à davantage de « copains ». Cela marque bien une sortie de l’impératif d’inscription dans des dispositifs de contrôle normalisés, et une focalisation sur ce qui est considéré comme le but essentiel. Yann Raison du Cleuziou a parlé – et cela paraît bien y correspondre – de « changement de régime de vérité », « l’intégralité de la vie humaine ordinaire étant requalifiée en espace d’accomplissement de la conversion religieuse ». L’ouverture peut aussi se nourrir de cette promotion d’un « jeu nouveau sur l’altérité » qu’il a également évoquée et qui pousse à « fraterniser avec ceux qui ne devraient pas être ses frères ». La déconfessionnalisation de la JOC belge en 2014, sur laquelle B. Duriez a attiré l’attention, est intervenue dans un tout autre contexte, mais la confrontation des deux cas a son utilité heuristique.
29Face à ce qui se passait depuis le milieu des années 1960, l’attitude des évêques, attendant jusqu’en 1975 pour renoncer au mandat contesté depuis dix ans, peut être lue, depuis les mouvements, comme une sorte de baroud d’honneur, de tentative de résistance jusqu’au bout. Pourtant, l’exploration du jeu interne à l’épiscopat (Jean-Yves Baziou) laisse entrevoir que l’idée d’une caducité du modèle a bien pénétré, également, la hiérarchie, largement renouvelée et nourrie par les approches de Vatican II et de Paul VI. Elle-même a redéfini les cadres en identifiant un objectif primordial hors structure de contrôle héritée (celle qui avait fait attendre du mandat une soumission des laïcs, bien plus qu’elle n’avait exprimé une confiance à leur égard) : la justification de la liberté mutuelle des chrétiens et de l’évêque à partir du principe d’autonomie du temporel conduisant, sous l’impulsion de Paul VI, au recentrage de l’évêque sur une fonction de communion, en est l’illustration. L’abandon du mandat ne signifie pas celui de l’apostolat, mais le fait que l’Action catholique n’était plus considérée que comme une des formes possibles de ce dernier (Jean-Yves Baziou). Les évêques aussi, de la sorte, sont à considérer comme impliqués dans les modalités d’« expérimentation de façons moins autoritaires de faire société » (Yann Raison du Cleuziou). Dans tous ces cas, l’Action catholique de la jeunesse apparaît bien comme l’un des laboratoires où s’expérimentent de nouvelles formes de vie et de relations sociales.
30Enfin, pour ce qui relève, plus spécifiquement, des méthodes de formation (qui appartiennent à part entière au modèle d’Action catholique spécialisée) : d’un mouvement à l’autre, les études, témoignages et archives réunis ont pu montrer toute une gamme d’attitudes à leur égard. À la JEC, alors que le planning pour les activités en 1966-1967 met encore en avant l’enquête, la révision de vie est « déclassée après Mai 68 », car la phase du jugement est réputée puiser dans l’idéologie bourgeoise. En revanche, à la JMC, l’enquête, donc la méthode du voir-juger-agir, n’est pas obsolète, au début des années 1970. Elle y trouve toujours un vecteur de prise de conscience des difficultés de vie. Mais l’attachement plus marqué de la JMC à un milieu étroitement circonscrit, qui garde ses spécificités, peut avoir joué pour maintenir, ici, un moyen d’investigation ciblé à son égard – la participation de la JMC à la mobilisation de 68 semble d’ailleurs s’être faite dans un cadre restant très catégoriel, d’après le témoignage de Jean-Marie Roglet. Or la JIC-F continue également à mobiliser le « voir-juger-agir », alors qu’elle est largement présente en milieu scolaire, comme la JEC : ce n’est donc pas le caractère plus ou moins ciblé du milieu de recrutement qui est un discriminant, mais davantage l’identité propre au mouvement.
Sortie de crise
31De façon globale, les études présentées se sont plutôt centrées sur la phase 1965-1975 et ont moins approfondi la phase ultérieure et la sortie de crise, si ce n’est en esquissant des jalons, notamment les effets de la mise en œuvre de la « Nouvelle évangélisation » par Jean-Paul II. Il serait bon de repérer d’autres phénomènes qui ont pu conduire à une sortie de la radicalité plus précoce, comme l’existence d’une pluralité au sein même des engagements à gauche, comme l’affirmation, dans la première moitié des années 1970, d’un courant « modéré » parmi les soutiens initiaux de l’aggiornamento, ou comme la présence de contrastes régionaux ou entre organisations nationales et internationales, pouvant, dans une situation conflictuelle, déboucher sur un premier sas de déradicalisation. Ainsi, au MRJC, la crise de 1972 est aussi, d’une certaine façon, une victoire de réformistes contre des révolutionnaires, où s’intercalent des jeux de rapports entre régions et entre échelon local et échelon national.
32Il convient d’autre part de ménager une distance vis-à-vis de ce que porte la mémoire, de la façon dont elle s’est construite, y compris comme vecteur de résilience. Il y a une mémoire des anciens – disons, des militants d’avant 1965 – sollicitée lors des anniversaires à la fin des années 1970, non seulement qui retisse le lien, mais encore, qui peut avoir eu tendance à diffuser une lecture des années de crise, vécues à distance, à connotation parfois négative, ou empreinte d’un détachement amusé, celle d’une utopie qui n’a eu qu’un temps. Il faut aussi se méfier des porosités entre des mémoires aux cheminements variés : celle qui fait, globalement, de Mai 68, le déclencheur de tous les bouleversements sociaux de cette époque, a pu se trouver facilement incorporée dans une mémoire de la crise de l’Action catholique spécialisée de la jeunesse, quand cela permettait de stigmatiser une responsabilité extérieure. Le travail mené par Guillaume Cuchet à propos du décrochement général de la pratique38, où il déconstruit des idées reçues et met en avant le poids d’une responsabilité interne à l’Église, peut inspirer la façon d’aborder l’histoire de l’Action catholique, où l’on perçoit des critiques et décrochages bien avant 68 : pensons aux crises de la JEC et du MRJC en 1965, mais aussi avant même Vatican II, à propos de l’Algérie en 1957, ou de l’ACJF en 1956. Mais quand il s’est agi pour les évêques d’incorporer théologiquement (et institutionnellement) la fin du mandat, c’est à une fidélité aux préceptes de Vatican II qu’ils se sont référés afin de masquer la transgression par rapport à la logique de plusieurs décennies. Selon l’objectif, l’événement déclencheur retenu peut à la fois changer et changer de signification.
33Les études, témoignages et documents présentés, en se plaçant « au moment de la crise », n’éclairent guère, certes, les modalités de résilience ultérieure – insuffisante toutefois pour faire retrouver aux mouvements leur place dans la société et dans l’apostolat. Mais ils invitent à ne pas chercher à trancher entre une « origine » endogène ou exogène de « la crise ». La transformation de la société se joue à la fois autour et à l’intérieur même de ces mouvements ; elle en est partie prenante et ils en sont partie prenante. Car ils sont des cadres d’accueil de jeunes largement connectés à leur catégorie d’âge, sans doute bien plus que leurs aînés. Les mouvements leur confèrent certes des éléments d’habitus, des référentiels, mais qui dès le départ interagissent avec d’autres.
Recharge religieuse ou sécularisation interne du catholicisme ?
34Si, avant le milieu des années soixante, l’Action catholique spécialisée parvient à donner un sens religieux aux actions temporelles, ce n’est plus toujours perceptible de façon aussi évidente par la suite, ce qui peut justifier une périodisation valorisant cette césure. Les témoignages accumulés indiquent cependant des continuités dans le vécu des militants avant et après 1965, ce qui oblige à penser en parallèle selon des temporalités différentes. On voudrait réfléchir ici au processus de désassemblage de l’éducation intégrale dispensée par l’Action catholique spécialisée sur plusieurs décennies.
Enquête et révision de vie
35L’épopée de l’Action catholique spécialisée a pu être considérée comme un élément significatif d’un temps de « sécularisation interne39 » du christianisme, succédant à une époque marquée par la laïcisation et la perte du monopole de la transcendance et précédant une autre, qui voit se décomposer le soubassement culturel que le christianisme offrait40. L’Action catholique spécialisée, pourtant née de l’antimodernisme, aurait aidé la sphère catholique à se laisser pénétrer de modernité.
36Pour la période antérieure au Concile, l’enquête – qui devient une part de la « campagne d’année » après 1945 – aurait tenu un rôle important dans ce processus. En s’en emparant, les militants se seraient appropriés l’expertise du social, à partir de questionnements et de méthodes qui échappent de plus en plus à l’Église, l’aumônier se contentant d’être l’homme du lien avec les autorités ecclésiastiques, du rite, de la parole et de l’enseignement religieux, de l’accompagnement éthique. Cela revenait à accepter que certains domaines échappent à l’enseignement clérical, sans pour autant perdre toute signification religieuse. C’est ce que finiront par dire le concile Vatican II et Paul VI qui faisait de l’Église une « experte en humanité », assurant un magistère essentiellement éthique et symbolique pour un monde dont l’autonomie séculière était désormais reconnue.
37Cette observation sociale composait la première phase d’une pédagogie inductive ordonnée selon la formule « voir-juger-agir » : le militant confrontait ce qu’il avait observé à la Parole biblique, afin de dégager une action évangélisatrice. On inverse la logique qui partait d’une vérité d’abord énoncée par l’Église enseignante, les conditions de sa propagation restant subsidiaires. Le militant se saisit donc, dès l’origine, d’une fonction pastorale.
38Yann Raison du Cleuziou se demande si la révision de vie n’est pas un instrument supplémentaire de l’émancipation progressive du laïc puisqu’elle fait de lui, en outre, le coproducteur – voire le producteur autonome – de l’interprétation biblique, de la Révélation41. L’hypothèse est séduisante. Cet exercice est un marqueur identitaire de l’Action catholique spécialisée : témoins et observateurs y font spontanément référence42. Dans les années soixante, les militants cumulent les bénéfices de la vulgarisation du savoir de manière générale et des bribes d’interprétations théologiques, transmises par leur mouvement justement, ce qui leur donne des outils pour se risquer à élaborer la leur. Il faut cependant rappeler que la révision de vie n’émerge qu’à partir de la Seconde Guerre mondiale, qu’elle n’est guère pratiquée à la JAC-F et qu’elle est très difficile à mettre en œuvre à la JMC. Il faut ajouter qu’elle n’est – dans les faits – pas pratiquée partout conformément au modèle donné ; par exemple Jacqueline Garet ne nous la présente pas comme un temps de réflexion biblique. Il faut préciser, enfin qu’elle est brutalement rejetée après Mai 68 par la JEC et contestée au sein de l’Action catholique universitaire43 au motif, précisément, qu’elle est trop cléricale44.
39Car au lendemain de l’aggiornamento, une partie des militants relègue l’humanisme – fût-il chrétien – dans le champ idéologique et retire au clerc son monopole dans l’orthopraxie et l’orthodoxie : les laïcs se font exégètes, concélébrants, prédicateurs, moralistes. Bernard Giroux développe l’exemple de l’interprétation biblique par les jécistes à l’aide de concepts qui échappent à la Tradition catholique. Ici, la « rationalisation du domaine religieux » – pour le dire en termes wébériens – est assez avancée pour que le militant ne se contente plus d’adapter l’apostolat aux conditions du temps mais qu’il remette en question la fonction et le fonctionnement de l’Église. À la JOC, cette démarche conceptuelle ne prend pas. Mais on peut voir également dans le primat désormais donné à l’action un aboutissement de l’évolution opérée durant les décennies précédentes. Le rapport d’orientation rédigé en vue du conseil national jociste de 1968 présente la révision de vie comme un lieu où « s’arrêter pour revoir avec les yeux de Dieu l’action des jeunes du monde ouvrier en mouvement45 ». La révision de vie ne sert plus à confronter les faits à la Parole divine, mais elle permet une relecture du militantisme, religieusement significatif en lui-même ; la logique du voir-juger-agir se trouve inversée, l’action précédant désormais le jugement. Un constat comparable a d’ailleurs été dressé à la JEC et à l’ACU46.
40Dans l’étape suivante, celle de l’exculturation, dont on trouve des traces dès la séquence 1965-1979, l’acte de transformation sociale ou d’étude exégétique se disjoint de sa signification religieuse. À la JOC, on en est parfois venu à proposer deux révisions de vie distinctes : l’une pour relire l’action militante, l’autre pour la foi47. Pour Danièle Hervieu-Léger, « ceci ne veut pas dire que les acteurs en question ont nécessairement perdu tout intérêt religieux, ou tout engagement à l’égard du catholicisme. Mais cela signifie que les dispositifs de mise en sens religieux de leur expérience dans le monde – et au premier chef de leur expérience professionnelle – ont perdu leur capacité de porter une signification collective, perçue comme telle par eux-mêmes et par l’ensemble de la société48 ».
L’aumônier
41Présent ou non lors de la révision de vie, l’aumônier aidait le militant à mettre en cohérence ses expériences vécues. Sa place au sein de l’Action catholique a fait l’objet de pratiques et de théories variées selon les mouvements et les clercs, ce qui explique sans doute l’hétérogénéité des témoignages et des analyses. Yvon Tranvouez, à la suite d’Émile Poulat et de Gérard Cholvy, rappelle que l’Action catholique spécialisée est née cléricale et que l’aumônier ne se cantonnait pas à son rôle religieux. Il constituait le véritable permanent et la caution dans les mouvements de jeunesse. Comme pour confirmer ce propos, Jean Divo observe que durant l’Occupation, lorsque le prêtre manque, le dynamisme de sections jocistes bisontines diminue. De même, après 1965, l’effondrement des mouvements tient en partie au fait que ces aumôniers se sont fait plus rares en raison des effets conjugués de la baisse des vocations, de l’essor de réductions à l’état laïc et du fait que les jeunes clercs se détournent de l’Action catholique.
42Quant aux relations entre aumôniers et militants, les pages qui précèdent en donnent des exemples variés : Jean Divo dresse le portrait de ce qu’elles doivent être selon les consignes nationales jocistes ; Jacques Meunier décrit les aumôniers jécistes parisiens qu’il a fréquentés comme « des guides, des formateurs au plan humain et apostolique », Jacqueline Garet parle d’un « phare », et lors de la discussion, l’abbé Gernigon49 a été présenté comme un « gourou » par l’un de ses anciens jécistes (Pierre Moulinier). En dépit de leur sentiment d’émancipation, remarque Yvon Tranvouez, les militants restaient des « laïcs cléricaux d’esprit fortement dépendant des aumôniers qui les encadraient ». Mais les dernières décennies donnent des exemples d’inversion dans la relation. L’abbé Teissier insiste davantage sur la formation humaine qu’il a reçue lors de sa charge d’aumônerie que sur ce qu’il a lui-même porté aux jicistes. Et dans ses écrits, Michel Clévenot se montre tour à tour influent et influencé par les laïcs qu’il accompagne. Enfin, l’aumônier peut être complice de l’insinuation au sein des mouvements de concepts et de conceptions extérieurs au catholicisme. C’est l’abbé Clévenot qui introduit la lecture marxiste de la Bible à la JEC pour « puiser directement dans l’Évangile ». L’hétérogénéité des situations suggère des études, voire une typologie. Les aumôniers ont été moins étudiés que les militants, et jamais collectivement. Or, ici encore, on peut se demander si la disponibilité des sources et le poids de la mémoire n’ont pas conduit à survaloriser quelques figures d’envergure. Par quel vecteur leur influence passait-elle, alors que les mouvements les bornaient à un rôle circonscrit ? Le respect dû à l’âge ? Découle-t-elle d’une forme d’autorité charismatique acquise par la fonction et d’une autorité légale-rationnelle conférée par l’ordination ? Ou plutôt du respect de ses qualités humaines et spirituelles ou de ses compétences, notamment intellectuelles ? Sans doute des distinctions selon les mouvements, le genre et les générations seront-elles là encore nécessaires. Il faudrait enfin mesurer quel a été l’impact de la suppression du mandat sur la capacité d’impulsion des clercs. Quand les évêques se repositionnent, comme l’explique Jean-Yves Baziou, dans une fonction d’accompagnement vis-à-vis des mouvements, quelle en est la résultante concrète du côté des aumôniers qu’ils nomment et à qui ils délèguent l’entretien du lien ?
Un sas de sortie de la religion ?
43La révision de vie (dans les mouvements qui lui accordaient une place centrale) et l’accompagnement de l’aumônier étaient d’importants instruments de coagulation des différents pans de la construction identitaire. La force de l’Action catholique est d’avoir su les mettre en symbiose avec les engagements professionnels et militants ou la vie personnelle. Qu’est-il resté de cet assemblage une fois les militants devenus adultes ?
44L’étude des parcours biographiques est un chantier en cours. Des périodes de bifurcation ont été relevées : le rôle des années 68 est souvent évoqué, mais d’autres événements ont retenu l’attention, qu’ils soient externes (la Seconde Guerre mondiale, la guerre d’Algérie, la guerre du Vietnam) ou internes (les « crises » des mouvements). La mise en cohérence a pu se prolonger à l’âge adulte, notamment grâce à la poursuite d’un « entre-soi » par le biais des mariages, de liens amicaux, de la fréquentation de groupes d’Action catholique, d’engagements syndicaux, associatifs, politiques, paroissiaux communs. Les témoignages recueillis ici semblent attester de l’inconfort d’anciens militants ou aumôniers restés catholiques et pratiquants. Ils semblent à l’aise avec la désinstitutionalisation de l’expérience religieuse. Leur émancipation vis-à-vis des préceptes disciplinaires ou moraux distillés par l’institution est illustrée par Jacqueline Garet, qui s’autorise à communier sans être à jeun ni confessée, par Jean-Marie Roglet, qui passe d’une religion où l’on « se battait pour ne pas faire le mal » à une religion « où on pouvait, dans la foi, se battre pour faire le bien ». Cette autonomisation s’est vraisemblablement renforcée au fur et à mesure que l’Église institutionnelle leur semblait s’éloigner du renouvellement qu’ils avaient espéré, connu et accompagné ; tels l’abbé Meunier et l’abbé Teissier qui déplorent son incapacité à rejoindre les hommes. Yann Raison du Cleuziou classe ces anciens militants parmi les « conciliaires revendiqués50 ». La fidélité à l’ensemble cohérent qu’ils se sont forgé étant jeunes semble les prémunir contre toute forme de picorage dans le « marché religieux » qui y intégrerait des éléments extérieurs et déstabilisants. Elle peut en revanche conduire à une réestimation du message religieux à l’aune de son expérience personnelle (plus qu’individuelle), une subjectivisation de l’expérience religieuse qu’exprime nettement Jacqueline Garet.
45À côté de ces parcours, des processus de « sortie de la religion » ont régulièrement été engagés, surtout pour les militants de la période post-conciliaire. La représentation commune est qu’ils renoncent à la pratique et au référentiel catholiques, faute de pouvoir les concilier avec leur engagement politique51. En réalité, l’étude des désaffiliations apparaît particulièrement complexe dans le cas d’une éducation juvénile globale, dans la mesure où l’individu peut conserver des éléments de la construction identitaire systémique acquise durant ses années militantes, les réassembler, les recomposer et le faire par rupture brutale ou par glissement progressif. Yann Raison du Cleuziou a pointé les avantages que pourrait présenter un travail de prosopographie longitudinale pour mieux en cerner les ressorts et il a proposé une liste des déplacements à scruter particulièrement. Ce champ de recherche a été récemment entrouvert. Les cas étudiés par Julie Pagis l’ont conduite à décrire le militantisme juvénile d’Action catholique comme permettant une « érosion d’un système de croyances primaires (religieuses) s’accompagnant d’une requalification de leurs engagements au cours des années soixante52 », qui aboutit à un réinvestissement d’un habitus militant dans un engagement politique à gauche mais anti-communiste53. L’éthique acquise à la JAC-F ou au MRJC peut également faire l’objet de réemplois divers, souvent dans l’engagement humanitaire ou charitable, mais aussi pour le nationalisme basque54 ou dans un repli domestique sur l’agriculture écologique55. Ce qui fait l’unité de cette diversité d’itinéraires ne réside-t-il pas dans la recherche d’une fidélité à ses valeurs, en se voulant authentique plutôt que conforme, refusant la distinction entre vie privée et vie publique ?
46Cette hypothèse, comme toutes celles suggérées dans cet ouvrage, donne à voir l’ampleur du travail qui reste à mener pour obtenir une vision plus exacte et plus précise de ce que fut l’Action catholique spécialisée de la jeunesse en France, sans en surestimer l’unité ni la diversité. Une telle entreprise, qui rendra justice aux militants et aux adultes qui les ont accompagnés, permettra de compléter la connaissance de l’histoire des mouvements d’éducation populaire et de comprendre un peu mieux les ressorts de quelques-unes des formidables mutations qu’ont connues le catholicisme comme la société française au xxe siècle.
Notes de bas de page
1 Pelletier Denis, La crise catholique. Religion, société, politique en France (1965-1978), Paris, Payot, 2002.
2 Dès 1953, Hans Rothfels (« Zeitgeschichte als Aufgabe », Vierteljahrshefte für Zeitgeschichte, 1953, no 1, p. 1-8) a défini l’histoire du temps présent comme celle des contemporains ayant vécu l’événement. Pour une mise en perspective épistémologique et méthodologique, cf. Écrire l’histoire du Temps présent, Paris, CNRS Éditions, 1993 ; Droit Emmanuel, Miard-Delacroix Hélène et Reichherzer Frank (dir.), Penser et pratiquer l’histoire du temps présent. Essais franco-allemands, Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2016.
3 Pour une réflexion méthodologique sur le rapport de l’historien aux sources orales, voir Descamps Florence, L’Historien, l’archiviste et le magnétophone. De la constitution de la source orale à son exploitation, Paris, Institut de la gestion publique et du développement économique, 2005.
4 Desnoyer Christine, Dodet Florence et Bouchetal Thierry (dir.), 70 ans de jeunesse, Jeunesse Agricole Catholique – Mouvement Rural de la Jeunesse Chrétienne, 1929-2000, Paris, Éditions MRJC, 2000 ; La JIC : des jeunes à l’action. Cinquante ans d’Histoire, JIC, 1982, p. 101-118 ; JOC, je te dois tout, Paris, Éditions ouvrières, 1980 ; Aubert Jeanne, JOC qu’as-tu fait de nos vies ? La jeunesse ouvrière chrétienne féminine 1928-1945, Paris, Éditions ouvrières, 1990 ; Témoignages pour une Histoire de la jeunesse étudiante chrétienne féminine 1930-1965, Paris, Les amis de la JECF, 1981.
5 Pour une mise au point générale, cf. Delpu Pierre-Marie, « La prosopographie, une ressource pour l’histoire sociale », Hypothèses, vol. 18, no 1, 2015, p. 263-274.
6 Tranvouez Yvon, Catholicisme et société dans la France du xxe siècle. Apostolat, progressisme et tradition, Paris, Karthala, 2011, chapitre ii : « Les militants d’Action catholique », p. 43-61.
7 L’expression est de Pierre Vallin. Cf. « ACJF, une création originale », Travaux et conférences du Centre Sèvres, no 14, 1988, p. 56.
8 Le Moigne Frédéric, Les évêques français de Verdun à Vatican II. Une génération en mal d’héroïsme, Rennes, PUR, 2005, passim.
9 Le fait qu’il était déjà mal à l’aise avec œuvres paroissiales lorsqu’il est entré à la JEC peut néanmoins laisser penser que le mouvement n’a fait qu’accentuer une prédisposition.
10 Parmi les ouvrages les plus diffusés du père de Montcheuil : Montcheuil Yves de, L’Église et le monde actuel, Paris, Éditions Témoignage chrétien, 1945 ; Leçons sur le Christ, Paris, Éditions de l’Épi, 1949 ; Problèmes de vie spirituelle, Paris, JECF, 1945 – Les fiches que le père Varillon produisait pour l’ACJF ont circulé avant d’être publiées : Varillon François, Éléments de doctrine chrétienne, Paris, Éditions de l’Épi, 1961, 2 vol.
11 Vial André dans Cahiers du CIERA. La Jeunesse agricole catholique (JAC) en Rhône-Alpes de la guerre au MRJC, actes du colloque du 9 novembre 1984, Centre interdisciplinaire d’études rurales appliquées, sept. 1987, université Lyon 2, p. 45.
12 Gervais Mathieu, « Nous on se sauve nous-mêmes… » Sécularisation et identité paysanne en France de 1940 à nos jours : le cas de l’agriculture paysanne, thèse de science politique, EPHE-Ve Section, 2015.
13 Voir le bref résumé des initiatives de la JAC-F et de la JOC-F durant cette période pour prendre en charge leur milieu : Duriez Bruno, « Action rurale et ouvrière et engagement social : à distance de la politique », dans Pelletier Denis et Schlegel Jean-Louis (dir.), À la gauche du Christ…, p. 131-146.
14 Rémond René, « L’ACJF et l’évolution des structures sociales », dans Rémond René, Le catholicisme français et la société politique, Paris, Édition de l’Atelier, 1995, p. 17-34.
15 « Le rôle historique de la JOCF et de la JACF a été précisément de mettre en évidence l’aliénation particulière des femmes, mal payées et souvent harcelées dans les usines, accablées par les charges domestiques et les tâches agricoles les moins valorisantes dans les fermes » (Tranvouez Yvon, Catholicisme et société…, op. cit., p. 53).
16 Croquison Élisabeth, Elles et eux en Action catholique, étude des représentations féminines et masculines dans la JICF (1930-1980), thèse de doctorat, Institut catholique de Paris, 1995 ; Perrot Martyne, Les aspirations des jacistes et la transformation de l’image et du statut des femmes en milieu rural (1933-1962) dans Les Hommes, leurs espaces et leurs aspirations. Hommage à Paul Henry Chombart de Lauwe, Paris, L’Harmattan, 1994, p. 193-203 ; Giroux Bernard, La Jeunesse étudiante chrétienne…, op. cit. ; Favier Anthony, Égalité, mixité, sexualité : le genre et l’intime chez de jeunes catholiques du mouvement de la Jeunesse ouvrière chrétienne (JOC-F), dans les années 68 et au-delà (1954-1987), thèse de doctorat, université Lyon 2, 2015.
17 Propos rapporté dans les Informations catholiques internationales, no 460, 15 juillet 1974.
18 L’expression est avancée par Chauvel Louis, Le destin des générations. Structure sociale et cohortes en France du xxe siècle aux années 2010, Paris, PUF, 2014.
19 C’est ce qu’observe Sylvain Maresca dans son étude sur la Meurthe-et-Moselle et la Charente (Maresca Sylvain, Les dirigeants paysans, Paris, Éditions de Minuit, 1983).
20 Une enquête menée à la fin des années cinquante estime à un millier le nombre annuel de vocations religieuses féminines issues de l’Action catholique spécialisée en France. Une autre, légèrement postérieure, pour la Charente, juge que près de 17 % des religieuses en ont été membres. Jean Divo indique que la JOC-F du diocèse de Besançon entre 1927 et 1978 a fourni assez peu de prêtres et religieux (Vocations religieuses et mouvements d’Action catholique Spécialisée, Supplément de la Vie spirituelle, 15 septembre 1958 ; Joslet Catherine, Du concile au synode. Histoire de l’action pastorale dans le diocèse d’Angoulême de 1958 à 1993, p. 86 ; Divo Jean, L’Aubier, op. cit., p. 324).
21 Une enquête auprès de 141 évêques nés, pour l’essentiel, entre 1910 et 1929 montre que cinquante d’entre eux (35,4 %) ont fréquenté l’Action catholique spécialisée (Grémion Catherine et Levillain Philippe, Les lieutenants de Dieu. Les évêques de France et la République, Paris, Fayard, 1986, p. 190).
22 Pelletier Denis, « Le catholicisme social en France (xixe-xxe siècles) », dans Pellistrandi Benoît (dir.), L’histoire religieuse en France et en Espagne, Madrid, Casa de Velázquez, 2004, p. 371-387.
23 Pelletier Denis, La crise catholique…, p. 12.
24 Giroux Bernard, La Jeunesse étudiante chrétienne…, passim.
25 Pelletier Denis, La crise catholique…, op. cit., p. 77.
26 « Éclatement : fait de se diviser en plusieurs parties », indique le dictionnaire Larousse.
27 Cholvy Gérard, Histoire des organisations et mouvements chrétiens de jeunesse en France (xixe-xxe siècles), Paris, Cerf, 1999, consacre un chapitre au « Temps des crises » ; Prudhomme Claude, « Les jeunesses chrétiennes en crise (1955-1980) », dans Pelletier Denis et Schlegel Jean-Louis, À la gauche du Christ…, p. 323-340 ; Pelletier Denis, La crise catholique…, op. cit.
28 Ibid.
29 Cuchet Guillaume, Comment notre monde a cessé d’être chrétien. Anatomie d’un effondrement, Paris, Seuil, 2018.
30 Sur ce thème consulter l’étude statistique donnée en annexe de Giroux Bernard, La Jeunesse étudiante chrétienne…, op. cit.
31 Il s’appuie notamment sur Robi Morder et son étude « Crises des jeunesse, mutations de la jeunesse », Matériaux pour l’histoire de notre temps, 2004, no 74, p. 62-69.
32 Op. cit., p. 334.
33 Prost Antoine, L’école et la famille dans une société en mutation, Paris, Nouvelle librairie de France, 1981, p. 505-507.
34 Yvon Tranvouez est allé jusqu’à parler d’« ivresse » (Tranvouez Yvon, L’ivresse et le vertige. Vatican II, le moment 68 et la crise catholique, Paris, Desclée de Brouwer, 2021).
35 Aux militants des années trente qui comptaient « refaire chrétiens » leurs frères avait succédé la génération de la Libération qui voulait refaire le monde, et – dans le cas de la JAC/F – celle qui transformait les campagnes.
36 Cf. Hartog François, Régimes d’historicité. Présentisme et expérience du temps, Paris, Seuil, 2003.
37 Cf. Guilloteau Charles-Henri, « Troisième partie », dans Vilboux Bernard (dir.), JAC/MRJC, origines et mutations, Lyon, Éditions sociales, 1996. Cordelier Serge, « JAC-F, MRJC et transformation sociale. Histoire de mouvements et mémoires d’acteurs. 1945-1985 », Paris, MRJC, 2008.
38 Cuchet Guillaume, Comment notre monde a cessé d’être chrétien, op. cit.
39 Isambert François-André, « La sécularisation interne du christianisme », Revue française de sociologie, XVII, 1976, p. 573-589.
40 Hervieu-Léger Danièle, Catholicisme. La fin d’un monde, Paris, Bayard, 2003.
41 Voir aussi Donégani Jean-Marie, « Révision de vie et quête d’identité contemporaine », dans Pizivin Daniel et Strasser Robert (dir.), Croire, vivre raconter…, op. cit., p. 69-86.
42 Ainsi Claude Prudhomme qui, à vingt ans de distance, y insiste comme témoin puis comme analyste. Témoignage dans Cholvy Gérard, Comte Bernard et Féroldi Vincent (dir.), Jeunesses chrétiennes au xxe siècle, Paris, Éditions ouvrières, 1991, p. 118-123. Prudhomme Claude, « Les jeunesses chrétiennes en crise (1955-1980) », dans Pelletier Denis et Schlegel Jean-Louis, À la gauche du Christ…, op. cit., p. 323-340.
43 Hervieu-Léger Danièle, De la mission à la protestation. L’évolution des étudiants chrétiens, Paris, Cerf, 1973, p. 183.
44 Conviction reprise par plusieurs observateurs. Cf. Hervieu-Léger Danièle, De la mission à la protestation, op. cit. ; Richou Françoise, « Faire des militants », Cahiers du GRMF, no 14, 2006, p. 21-28.
45 Cité dans Donégani Jean-Marie, « Révision de vie et quête d’identité contemporaine », op. cit., p. 74.
46 Giroux Bernard, La Jeunesse étudiante chrétienne…, op. cit., p. 507-572. Hervieu-Léger Danièle, De la mission à la protestation…, op. cit., p. 190.
47 Guillemard Jean-Marie, « Approche de la révision de vie par son histoire en JOC », art. cité, p. 66.
48 Hervieu-Léger Danièle, Catholicisme…, p. 130.
49 Yves Gernigon est aumônier de groupe JEC du lycée Henri IV.
50 Raison du Cleuziou Yann, Qui sont les cathos aujourd’hui ?, Paris, Desclée de Brouwer, 2014, p. 173-175.
51 Tranvouez Yvon, L’ivresse et le vertige…, op. cit. Voir le chapitre « Ligne de fuite ? Le passage à gauche de militants catholiques », p. 135-159.
52 Pagis Julie, « La politisation d’engagements religieux. Retour sur une matrice de l’engagement en Mai 68 », Revue française de Sciences Politiques, vol. 60, 2010/1, p. 61-89.
53 Pagis Julie, « Chapitre i – Les racines de l’engagement en Mai 68 », Mai 68, un pavé dans leur histoire. Événements et socialisation politique, Paris, Presses de Sciences Po, 2014, p. 33-74.
54 Itçaina Xabier, Les virtuoses de l’identité. Religion et politique en Pays basque, Rennes, PUR, 2007.
55 Gervais Mathieu, « Nous, on se sauve nous-mêmes… », op. cit.
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