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Voir, juger, agir

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Bernard Giroux

Première partie. Expériences de militants (1945-1965)

Origines, parcours et vécus des militant(e)s de la JAC/F jurassienne dans les années 1950

Claire Bailly Alemu

Texte intégral

1La Jeunesse agricole catholique (JAC/F) est un mouvement d’Action catholique qui vise avant tout à l’apostolat et à la formation agricole dans les années 1930 mais qui deviendrait après la Seconde Guerre mondiale le principal acteur de la transformation des « mentalités » rurales, de l’animation culturelle du milieu, et surtout de l’entrée de l’agriculture dans la « modernité » économique via la formation d’une nouvelle élite paysanne. Ainsi les acteurs du mouvement et les chercheurs parlent souvent d’une « promotion collective » du milieu agricole par la JAC. Entre les conditions subjectives de ce que les individus perçoivent et les éclairages plus froids offerts par les archives, nous tenterons ici d’interroger la validité de ce concept en cherchant à comprendre ce qui construit le sens que les individus ont pu donner à leur engagement.

Trouver les sources, repérer les militants

  • 1 Maresca Sylvain, La Formation de l’élite paysanne : étude sociologique des dirigeants paysans, thès (...)
  • 2 Il s’agit d’une démarche qui vise à mettre en rapport des notices biographiques.

2Dans la lignée de Sylvain Maresca qui a travaillé dans les années 1980 sur les dirigeants paysans1, nous ambitionnons de poursuivre sa réflexion sur le profil social des militants et les parcours de vie ainsi que le devenir des militants jacistes. En renouant avec l’histoire sociale par l’intermédiaire de la prosopographie2 nous tentons d’appréhender au plus près les individus pour brosser une sorte de portrait collectif qui tienne compte de l’individualité des parcours et des expériences. Le défi le plus important dans cette perspective semble être de traiter non pas des dirigeants les plus visibles mais plutôt ceux qui font partie du corps des militants, les responsables locaux, les sympathisants et même les suiveurs épisodiques. Travailler sur une histoire sociale des militants permettrait de ne pas réduire la JAC à un idéal type de responsable ou ne pas réduire les responsables des Organisations professionnelles agricoles (OPA) ou politiques à leur parcours de jacistes car bien souvent on estime que ces dirigeants doivent tout à cet engagement originel : à l’image de Bernard Lambert, Michel Debatisse ou même Jean Marc Ayrault. La JAC apparaît ainsi souvent comme la pierre angulaire d’un discours légitimant par la méritocratie une position de pouvoir alors que celle-ci peut être liée à d’autres facteurs, notamment sociaux et culturels. Notre démarche tente ainsi d’éviter de prendre les individus représentatifs, les idéaux type de militants ayant fait carrière, afin de ne pas introduire le biais de « l’advenu » dans l’histoire des militants du mouvement et vise à appréhender la réalité de « l’être militant jaciste » à un moment donné et dans des contextes variés.

  • 3 Notamment les actes d’état-civil et les dénombrements de population.

3Pour retrouver les « traces » de ces militants nous travaillons à une échelle réduite, celle du département du Jura, et à partir des sources de l’histoire sociale classique3, des archives du mouvement – rarement déposées à l’échelle d’un département –, celles de l’Église et notamment le journal diocésain de la jeunesse catholique ainsi que des fonds privés des militants et de leurs témoignages oraux. Le repérage des militants a constitué notre point de départ – puisqu’aucune liste n’était constituée à l’échelle du département – et par le biais d’entrées dans une base de données à partir des différentes sources que nous avons pu glaner, nous sommes parvenues à identifier plus de 1 200 militants, 800 militantes et une centaine d’aumôniers entre 1930 et 1960. Des notices biographiques sont en cours de rédaction sur les dirigeants et sur les militants puisque nous ambitionnons d’approcher le mouvement par sa « base ».

  • 4 Informations biographiques recueillies à partir de deux questionnaires directifs, de deux entretien (...)

4Notre communication sera divisée en trois points : origines, parcours et vécu qui tenteront d’éclairer à la fois le travail de l’historien et la méthode utilisée pour reconstituer des parcours militants en prenant appui et exemple sur deux acteurs du mouvement : Joseph Tribut et Marguerite Tonnaire4.

Origines

5Il faudra tout d’abord noter qu’il est étonnamment beaucoup plus simple de travailler sur l’Entre-deux-guerres, que sur l’Après-guerre. En effet, dans les années 1930, noms et prénoms des militants et sympathisants sont régulièrement cités notamment parce qu’ils sont utilisés par l’Église à la fois comme moyen de contrôle social sur les populations chrétiennes mais également dans une perspective de valorisation par l’exemple des militants participants aux retraites, récollections ou journée rurales. Les articles de presse sont également signés par les responsables et militants. Cela est moins le cas pendant la guerre et l’Occupation, pour les raisons que nous imaginons, et quasiment plus après la guerre avec une prédominance de l’anonymat même dans les signatures d’articles alors que seuls les effectifs de participation aux évènements sont évoqués.

  • 5 Rappelons que le délai de consultation des archives ayant trait à la vie privée des individus reste (...)

6Ainsi dans les années 1945-1960, le travail de recherche sur le corps des militants étant contrarié, ce sont les responsables qui sont les plus visibles dans les archives. Également, le manque d’accessibilité des archives contemporaines, qu’il s’agisse des actes d’état-civil ou des dénombrements de population5, réduit les possibilités de réaliser une histoire sociale fine et sérielle des individus.

7Dans les années 1930, les jacistes sont plutôt issus de familles qui appartiennent à la petite et moyenne bourgeoisie agricole. Cela est rendu visible tant par la taille de l’exploitation familiale – les pères font partie de la tranche haute des propriétaires exploitants dans le Jura – que par le temps libre dont peuvent disposer les jeunes pour assister aux réunions, parfois par leur niveau d’étude ou par la présence de domestiques dans la maisonnée. Les militantes de la JACF gravitent quant à elles autour d’un réseau de responsables issues de la noblesse qui cherchent à redéfinir l’influence de leur lignée sur les populations rurales par le biais de l’associationnisme catholique et d’une bourgeoisie agricole qui détient les rênes du pouvoir municipal voire cantonal.

8Après 1945, si notre échantillonnage reste biaisé par les sources à disposition, il semble que le recrutement du mouvement soit plus large et intègre plus amplement la moyenne paysannerie dans les effectifs militants. Nos questionnaires directifs et entretiens libres réalisés autour d’une trentaine de militants et responsables révèlent que la plupart des responsables locaux sont issus de familles catholiques importantes dont le père était souvent engagé au préalable dans le Conseil municipal, détenait des responsabilités au sein de la coopérative ou du syndicalisme agricole et avec un nombre d’enfants élevé. À titre d’indication sur un échantillon d’une trentaine d’anciens militants, 93 % de parents étaient adhérents à une coopérative agricole. Très souvent, et cela les enfants n’en ont pas connaissance, le père voire la mère ont été engagés dans des mouvements de jeunesse catholique qu’il s’agisse de patronages, de cercles d’étude ou de l’ACJF. Ils semblent donc être en grande partie le produit d’une culture familiale de l’engagement catholique. Certains peuvent même avoir eu des parents ou des grands-parents sillonistes à l’image de Joseph Tribut dont le père, également membre du Conseil municipal, a fréquenté le Sillon.

9L’hypothèse d’une culture familiale de l’engagement se vérifie également par celui de la fratrie. En effet, un grand nombre de militants et plus encore de responsables entrent dans le mouvement en suivant leurs frères et sœurs voire leurs cousins et cousines ce qui nous permet de repérer des lignées familiales de militants. Ainsi Joseph Tribut subit en grande partie l’influence de son frère aîné, Jean, séminariste, qui poursuit des études en philosophie pendant la guerre avant de devenir adjoint de l’aumônier de la JAC à la fin des années 1940. Ils ouvriront tous deux la voie à leur sœur cadette, Thérèse, qui devient au début des années 1960 responsable nationale de la presse de la JACF et qui fera carrière dans la presse catholique. Marguerite Tonnaire en constitue également un bon exemple car, pense-t-elle bon d’expliquer, elle était dans une famille militante avec des frères et sœurs engagés, était allée à « l’école libre » et que par conséquent, estime que tout la portait vers l’engagement. En effet, dès le lendemain de la guerre son aînée, Thérèse est repérée comme militante avant d’entrer dans les ordres sous le nom de sœur François-Xavier. Son autre sœur, Colette est présidente fédérale de la JACF de 1948 à 1951. Ses deux autres sœurs, Bernadette et Madeleine sont également repérées comme militantes jacistes à la fin des années 1940 tout comme ses trois frères, André, Jean et Gérard. Ce dernier responsable de secteur, est nommé membre du bureau fédéral, responsable « professionnel » entre 1956 et 1962. Leur père est à la tête d’une grosse exploitation en polyculture dans la plaine doloise, céréalière et laitière. Déjà engagé dans le conseil municipal, président de la fruitière fromagère locale, c’est un adepte du progrès agricole. Il pratique l’insémination artificielle et emmène ses enfants visiter la ferme/étable modèle de Bois-Vernois qui disposait d’une salle de traite moderne, première en la matière du département alors que Marguerite avait 18 ans. Dernière fille de la famille elle reconnaît que Colette son aînée avait ouvert la voie et qu’elle avait de la chance que son père, bien que parfois réticent, la laisse partir en session et arpenter le diocèse pour des réunions. Si en général les témoignages oraux ignorent ou minimisent l’apport du réseau familial comme facteur de l’engagement, rares sont les militants qui ne disposent pas d’un proche engagé ou ayant été engagé dans les mouvements catholiques.

Parcours

  • 6 Bourdieu Pierre, « L’illusion biographique », Actes de la recherche en Sciences sociales, no 62-36, (...)
  • 7 Il quitte officiellement ses fonctions de président de la JAC le 2 mars 1958, c’est-à-dire trois mo (...)

10Pour mettre en évidence les parcours des militants il faut être vigilant à « l’illusion biographique » décrite par Pierre Bourdieu6. En effet, les questionnaires produits par les militants tout comme les récits de vie qu’ils nous livrent peuvent présenter un excès de cohérence et offrir des parcours linéaires qui tendent à rendre compte de la logique et du sens que les individus veulent donner à leur vie. Le chercheur doit éviter ce biais qui s’ajoute à celui de la mémoire potentiellement défaillante en rendant compte de tous les possibles et donc en croisant les discours produits par les militants a posteriori avec d’autres sources. Ainsi il en va du parcours de Joseph Tribut qui explique être devenu président du Cercle départemental des jeunes agriculteurs après avoir quitté ses fonctions de président de la JAC alors que les archives montrent qu’il a cumulé les deux fonctions pendant près de trois mois7 et qu’il semble donc avoir quitté le mouvement catholique afin de mieux se consacrer au syndicalisme agricole. S’il reste probable qu’il s’agisse d’un effet de mémoire, puisque l’entretien est réalisé près de 50 ans après les faits, il est également possible que le responsable jaciste n’ait pas voulu évoquer directement la jonction entre les deux mouvements à travers sa personne et notamment le cumul, même momentané, des responsabilités voire reconnaître avoir fait un choix en faveur du syndicalisme.

  • 8 Deux anciens militants ont évoqué des sympathies maréchalistes et pétainistes.
  • 9 Les termes cités sont extraits d’un entretien réalisé avec Marguerite Tonnaire le 1er mai 2008.

11C’est surtout pendant l’épisode de la guerre et de l’Occupation que les militants peuvent être amenés à dissimuler des faits dont ils pourraient ne pas être fiers et considérés comme entrant en contradiction avec leur engagement catholique, qu’il s’agisse de l’appartenance à la milice ou la sympathie avec le régime, bien que certains, même 50 ans après, ne s’en cachent pas8. Certains parcours peuvent paraître incohérents, c’est le propre d’une vie, mais les militants ont tendance à le lisser pour créer une trame qui tend vers un objectif final, souvent ici le dévouement au collectif. Marguerite Tonnaire dans son entretien insiste à plusieurs reprises sur ce point : « Alors j’ai toujours été fidèle à la même ligne » ; « tout ce que j’ai fait a toujours été dans la même continuité9 ».

12La tentation est aussi grande pour le chercheur de ne repérer que les éléments d’une vie qui semblent, priori, constitutifs d’un parcours intelligible et de les articuler pour déceler une totalité qui soit, sinon complètement artificielle, du moins en partie reconstituée. L’intelligibilité du récit de vie rend ce risque inhérent et nécessaire à la démarche même. Les discontinuités et les hasards sont donc à prendre en considération pour éviter de tomber dans la logique de la totalisation du fait militant que peut constituer l’engagement dans la JAC. La remarque de Sylvain Maresca au sujet des discours militants pourrait être prise en compte par tout chercheur ambitionnant de réaliser une biographie, c’est-à-dire, justement, de produire un discours sur une vie :

  • 10 Maresca Sylvain, Les dirigeants paysans, op. cit., p. 14.

« Les discours, surtout ceux qui sont prononcés après coup, introduisent souvent un excès de cohérence dans la chronologie des événements passés, faisant passer leur enchaînement pour une suite de coups stratégiquement adaptés quand il ne s’agissait, plus fréquemment, que des phases successives d’un jeu dans lequel les joueurs étaient joués en même temps qu’ils jouaient et que se transformaient les règles du jeu10. »

  • 11 Sensibilité que nous pouvons retrouver dans ses actions ultérieures en tant que président JAC notam (...)

13Surtout, pour éviter de tomber dans le piège de cette reconstitution artificielle, Pierre Bourdieu préconise en premier lieu de rendre compte des champs sociaux dans lesquels évoluent les individus, de la structure englobante pour reconstituer « l’espace des possibles » dans lesquels ils s’insèrent. Ainsi les deux hivers que Joseph Tribut passa comme ouvrier lapidaire dans la région montagneuse de Saint-Claude peuvent à la fois soulever l’hypothèse du développement d’une sensibilité à l’égard du monde ouvrier11, et peuvent également montrer qu’évoluer dans ce milieu et dans cette région, en grande partie déchristianisés, n’a pas influencé sa foi ou constitué une parenthèse dans sa vie dédiée au milieu agricole ou, tout simplement, lui aurait offert une expérience qui lui aurait ouvert l’esprit.

  • 12 Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles.

14Cet excès de cohérence se retrouve notamment dans les discours des jacistes face au productivisme agricole, comme si leur positionnement idéologique n’avait pas changé et évolué. Ainsi les militants jacistes engagés ultérieurement dans la FNSEA12 et assumant le « tournant modernisateur et productiviste » de l’agriculture pendant la période dite de « la révolution silencieuse » estiment que c’est la JAC qui a initié et préparé ce tournant. À l’opposé, les jacistes s’étant engagés ultérieurement dans les syndicats contestataires, Paysans travailleurs et Confédération paysanne ou dans l’agriculture biologique soulignent les mises en garde contre le progrès agricole initiées par la JAC, « l’humanisme technicien » qu’elle prônait, ses critiques de l’individualisme agricole et son encouragement à la solidarité et au regroupement dans les GAEC et des CUMA. Il existe ainsi deux relectures du sens du mouvement : modernisateur ou critique à l’égard de la modernisation en fonction du devenir et du positionnement ultérieur des acteurs. Deux mémoires qui permettent dans tous les cas d’être unanime sur le fait que la JAC ait été centrale ou ait constitué la genèse de leur engagement professionnel.

  • 13 Bourdieu Pierre, « L’illusion biographique », op. cit., p. 72.

15Le suivi des individus et de leurs carrières militantes permet également d’observer si les individus doivent leurs responsabilités au sein du mouvement à une montée progressive des échelons, donc à une promotion interne, ou à des facteurs extérieurs ce qui permettrait de soulever l’hypothèse d’un accès aux hautes responsabilités comme la résultante d’un « déplacement dans l’espace social13 ». Ainsi les jacistes qui accèdent aux responsabilités dans les années 1940 semblent beaucoup devoir à leurs études supérieures dans des écoles agricoles et surtout à leur suivi des Enseignements agricoles par correspondance (EAC). Pendant et après-guerre, les responsables fédéraux ont ainsi, pour la plupart, étudié au-delà du simple Certificat d’études.

16Marguerite Tonnaire, après avoir obtenu son Certificat d’études, suit trois années de cours complémentaire afin d’obtenir son Brevet élémentaire en 1947. Elle nous apprend que deux de ses tantes l’avaient déjà présenté avec succès dans les années 1920. Ce diplôme qui ouvrait la voie à l’enseignement primaire ou à la comptabilité était encore délivré à une minorité de femmes. Avec une sœur présidente fédérale elle entre dans le mouvement comme militante mais devient rapidement responsable de secteur en 1955 puis est propulsée la même année membre du bureau fédéral en tant que « responsable branche aîné professionnelle » avant de devenir responsable régionale Bourgogne Franche-Comté de 1957 à 1959. La question se pose donc de savoir si elle doit cette nomination à des ressources acquises dans la JACF ou à son niveau d’étude ? Question qui renvoie par conséquent aussi à ses origines sociales. Dans tous les cas, toutes les ressources et les prédispositions sociales et culturelles de Marguerite Tonnaire semblent s’être combinées pour qu’elle accède à la responsabilité régionale, et le militantisme au sein de la JACF n’en constitue qu’une partie.

  • 14 Jeunes du Jura, juin-juillet 1941.
  • 15 Jeunes du Jura, septembre 1944.
  • 16 Il faut néanmoins souligner le passage, très formateur, par la responsabilité de syndic communal ou (...)
  • 17 Fillieule Olivier, « Propositions pour une analyse processuelle de l’engagement individuel », Revue (...)

17Du côté masculin nous avons repéré que beaucoup, à la Libération, sont promus par leur activité dans la JAC pendant l’Occupation mais surtout par leur prise de position contre l’occupant. Ainsi, Maurice Girod qui diffusait Témoignage chrétien en zone interdite, et qui fut pour cette raison arrêté à deux reprises par la Gestapo, devient membre du bureau régional Bourgogne-Franche-Comté dès 1945. Si Aristide Etiévant était déjà secrétaire fédéral de la « fédération du Jura occupé » de septembre 1940 à mars 1943, sa sympathie pour la Résistance et le fait que sa famille ait caché des juifs pendant l’Occupation, lui vaut certainement d’être nommé président fédéral en septembre 1944 face au président de l’ancienne zone Sud qui encourageait en juillet 1941 à « suivre, avec une ferme confiance, la voie tracée par notre [sic] chef vénéré, le Maréchal Pétain14 ». Dès sa nomination en septembre 1944 il prend position pour la Résistance et rend hommage aux maquisards15. Ainsi la prise de position dans le champ politique dans les circonstances exceptionnelles que constitue l’Occupation peut également expliquer la promotion de certains membres de la JAC vers des responsabilités plus hautes16. Si après-guerre la promotion interne semble de mise, une étude plus systématique du « champ des possibles » des militants permettrait de mettre au jour les différentes dynamiques collectives mais aussi individuelles qui ont pu conduire à la pérennisation de leur activité militante ou à leur désengagement. Autant le maintien à la terre et le mariage dans l’entre-soi militant apparaissent comme clef de voûte pour le maintien d’un engagement dans les organisations catholiques ou agricoles, autant, ce sont les nouvelles orientations professionnelles mais également, comme mis en évidence par Olivier Fillieule17, des « ruptures biographiques » qui concourent au désengagement.

18Ainsi Marguerite Tonnaire en 1959 part avec les sœurs des campagnes pour faire un an de tour de France et coupe totalement avec la JACF. Après cinq années et demie d’engagement chez les sœurs, la Supérieure générale l’encourage à ne pas renouveler ses vœux temporaires. Elle revient donc dans le Jura où elle ne retrouve pas de place sur l’exploitation familiale et reprend alors trois années d’étude et passe deux diplômes afin de devenir technicienne agricole. Elle présente cette reprise d’étude non pas comme un choix mais comme une nécessité et considère que l’orientation vers le métier a pu lui être en partie insufflée par les formations suivies à la JACF bien qu’elle estime que celles-ci n’aient pas été professionnalisantes. Elle est ensuite employée à la Chambre d’agriculture du département toute sa carrière à mi-temps comme technicienne agricole ce qui fait d’elle l’une des premières femmes du département à occuper ce poste. En 1969, à 37 ans, elle épouse un agriculteur qui n’a pas milité à la JAC, ce qu’elle revendique, estimant ne pas s’être enfermée dans l’esprit « sectaire » des jacistes qui se mariaient dans un entre-soi et estimant que seuls leurs semblables, les militants avaient de la valeur. Dans son entretien, elle mélange les apports de la JACF avec ceux de sa formation professionnelle mais également avec la Vulgarisation féminine dans laquelle elle s’engage à partir de 1967. Pour elle son parcours s’inscrit dans une double cohérence d’engagement au service de l’Église et du milieu agricole. Elle prend du recul sur la JACF qu’elle perçoit plus comme le catalyseur que comme l’initiateur de son parcours. En effet, depuis son plus jeune âge elle voulait s’engager dans les ordres et c’est la JACF qui l’a orientée vers celui qui lui convenait le mieux, les sœurs des campagnes alors que c’est également la JACF qui lui aurait permis de s’engager plus sereinement vers sa formation professionnelle. Le mouvement apparaît donc à la croisée de ses choix dans une vie au service de la religion et du rural.

19Si son mariage avec un non-jaciste peut apparaître comme extérieur à la norme, elle estime que c’est justement son expérience de sœur, l’ouverture d’esprit qu’elle lui a offerte, qui l’a fait se décider librement dans son choix qu’elle assume pleinement en développant un regard critique sur l’esprit quelque peu « sectaire » du mouvement. Marguerite Tonnaire accepte ce que l’on pourrait considérer comme les « failles » de son parcours, les hasards et les discontinuités, tout en développant un regard critique sur le mouvement basé sur son expérience personnelle.

  • 18 Le Mouvement des familles rurales (MFR) devient Chrétien en monde rural (CMR) en 1966.
  • 19 Les termes cités sont extraits d’un entretien réalisé avec Joseph Tribut le 29 mars 2008.

20Le parcours de Joseph Tribut, s’il pourrait apparaître comme celui d’un idéal-type, n’en marque pas moins une rupture avec le mouvement jaciste, rupture qui se veut politique et qu’il ne perçoit que par la suite, une fois engagé dans le syndicalisme agricole. Après avoir passé son certificat d’études et exercé comme lapidaire à Saint-Claude pendant deux hivers, il rejoint l’exploitation familiale pour y travailler auprès de son père et fréquente les réunions de la section jaciste locale. En 1952, après avoir vécu l’important rassemblement du mouvement au Parc des princes, il est nommé au Conseil fédéral de la JAC en tant que responsable Loisirs. Lecteur assidu de Témoignage chrétien et des publications d’Économie et humanisme, il suit activement les sessions de formation de ce groupement à Lyon dans les années 1950. Début 1954, il est nommé président fédéral de la JAC et responsable de la commission du congrès du 25e anniversaire du mouvement dans le Jura. Président du mouvement de 1954 à 1958, il œuvre notamment en faveur du développement de la formation professionnelle sans toutefois délaisser les aspects culturels et festifs du mouvement qui prennent de plus en plus d’importance depuis la Libération et la réflexion et formation spirituelle toujours prégnantes, même si la dimension apostolique paraît moins visible. L’investissement de Joseph Tribut dans le syndicalisme agricole doit en partie à l’héritage de Jacques Maritain qui préconisait de « faire vivre l’Évangile dans toute la vie » ainsi qu’à celui du personnalisme d’Emmanuel Mounier dont il était un lecteur attentif. En 1957 il devient ainsi le premier président du Cercle départemental des jeunes agriculteurs refondé en syndicat et participe dans le même temps à la création du Centre d’études techniques agricoles (CETA) de l’Angillon. S’ensuit une longue carrière au service de la profession agricole : il quitte sa fonction au Centre départemental des jeunes agriculteurs (CDJA) en 1959 puisqu’il est élu secrétaire adjoint de la Chambre d’agriculture du département. Réélu en 1964, il est nommé président des Services d’utilité agricole et de développement (SUAD) tout en exerçant à partir de 1966 la fonction de président de l’Association d’économie rurale du Jura. Décoré de l’ordre du mérite agricole par Edgard Pisani alors ministre de l’Agriculture, il poursuit sa carrière militante au sein de la Fédération départementale des syndicats d’exploitants agricoles (FDSEA) avant de rejoindre la Confédération paysanne nouvellement créée en 1988. En 1977, il avait pris la direction de l’Union des coopératives et des fruitières franc-comtoises (UCFFC), fonction qu’il exerce jusqu’à la disparition de la structure en 1982. Il continue d’œuvrer au service de la profession agricole en s’engageant dans le Réseau d’entraide et de solidarité agricole (RESA) dont il devient l’un des médiateurs pour accompagner au niveau juridique et technique les exploitations en difficultés dans les années 2000. Son engagement professionnel se double d’un engagement politique débuté dans les années 1950 auprès du Mouvement de libération du peuple (MLP) motivé par ses amis jocistes rencontrés alors qu’il était ouvrier à Saint-Claude. Il adhère ensuite au Parti socialiste unifié (PSU) avant de rejoindre le Parti socialiste à la fin des années 1970 où il exerce d’ailleurs la fonction de responsable départemental de la commission agricole. Sa volonté d’intervenir dans le monde social et politique, d’être au service de la collectivité, fait qu’il s’engage dans la vie municipale assez jeune puisqu’il est élu maire de Chapois en 1959. Conseiller municipal de 1971 à 1977, il effectue un second mandat de maire de 1977 à 1983. Pendant toutes ces années d’engagements professionnels et civiques il n’a de cesse de réfléchir autour de sa foi puisque depuis son mariage il a intégré une équipe MFR qui devient CMR18, mouvement d’Action catholique d’adultes dans le prolongement de la JAC. Joseph Tribut reconnaît dans son entretien qu’il ne s’intéressait pas outre mesure à la politique alors qu’il était président de la JAC mais estime que celle-ci était ancrée « à droite, trop à droite19 ». C’est lorsqu’il prit des responsabilités au sein de la Chambre d’agriculture qu’il fut accusé par des anciens jaciste de se « tromper » et de nuire à l’unité du syndicalisme agricole. Il choisit néanmoins d’exprimer sa contestation avec les grandes lignes de la politique agricole en restant au sein de la FNSEA dans les années 1970 avant de rejoindre le syndicalisme contestataire de la Confédération paysanne qui incarnait mieux ses idées. Sa sensibilité politique qu’il estime le fruit de l’expérience et de la réflexion puise également, selon lui, ses racines dans une conception sociale du catholicisme et dans la méthode de la JAC qui lui a permis d’apprendre à construire une pensée et à s’ouvrir au monde en exerçant différentes responsabilités. C’est justement un point que soulignent bon nombre de jacistes dans leurs entretiens comme étant l’un des principaux apports du mouvement.

Vécus

21Nous avons distingué quatre points récurrents qui illustrent la manière dont les anciens jacistes ont perçu leur engagement dans les questionnaires et les entretiens que nous avons donc réalisés près de 50 ans plus tard. Deux de ces points sont déjà évoqués par les archives du mouvement dans les années 1950 alors que les deux autres ont été élaborés posteriori avec le regard rétrospectif que les jacistes ont sur leur parcours et leur vie.

22Il s’agit tout d’abord du passage de l’individualisme au collectif, pour ne pas dire à l’action collective. La plupart des jacistes estiment que le mouvement a constitué une rupture avec « l’ordre éternel des champs » dans le sens où il a permis aux jeunes de prendre leur destin en main, d’être responsables et de se confronter, de manière collective, au monde et au progrès, qu’il soit agricole ou culturel. Ainsi Marguerite Tonnaire explique que la JACF lui a appris :

« à avoir une responsabilité de A à Z, de comprendre la totalité d’une action, d’être pleinement responsable. La JACF nous a aidés à devenir des personnes pleinement responsables et qui soient à l’écoute des autres et qui s’engagent pour faire un monde plus beau. […] Ça a appris au monde rural à se prendre en main, à collaborer, avant c’était plus individuel ».

23Il s’agit souvent d’une relecture qui nie ou qui ignore l’existence des différents types de solidarité et d’organisations préexistantes dans le milieu rural au début du xxe siècle. Pour les jacistes les générations antérieures apparaissent ainsi comme repliées sur soi et individualistes, incapables de s’organiser pour gérer les intérêts du milieu agricole.

  • 20 Selon l’expression de Michel Debatisse.

24Le deuxième point, déjà évoqué, est justement l’opposition recréée entre archaïsme et modernité agricole et l’éloge de la prise de conscience par une génération de la nécessité, après la guerre, de s’adapter à la « modernité » et de s’investir dans le « progrès » agricole. En fonction du parcours ultérieur, cet héritage est plus ou moins assumé, certains estimant s’être trompés ou pensant que la JAC portait en soi les arguments de la critique du productivisme, d’autres faisant le récit de la grande épopée de la « révolution silencieuse20 ».

25Les deux autres points font l’unanimité chez les jacistes : il s’agit de la mémoire des sorties, des grands rassemblements et des loisirs qui ont procuré de la joie et égayé leur jeunesse, ainsi que du passage d’une foi subie à une foi vécue et mise en pratique dans l’engagement au service des autres. Si ce premier élément semble assez évident et certainement commun à tous les mouvements de jeunesse puisqu’il mêle à la fois la nostalgie d’une période heureuse de la vie et celle de grands évènements festifs, les anciens militants insistent plus souvent sur ce changement dans la manière de pratiquer et de vivre leur religion. Si nous prenons en compte ce que pouvait être le carcan de l’Église et de ses codes dans le milieu rural du début du xxe siècle, nous pouvons effectivement considérer que la réflexion initiée sur la pratique religieuse, les discussions collectives sur le sujet dans les réunions d’équipe et surtout la didactique apostolique développée par le mouvement qui voulait que ses membres s’investissent pleinement « en tant que chrétien » dans le monde, ont contribué à changer de manière profonde le rapport des militants à la religion.

26Il semble que ces quatre points soient partagés par une écrasante majorité des anciens militants même si, comme l’énonce Marguerite Tonnaire, la JAC « était quelque chose d’épanouissant et chacun lui a trouvé une chose différente ».

  • 21 Flauraud Vincent, « La JAC dans le Massif central méridional (Aveyron, Cantal) des années 1930 aux (...)

27Pour conclure il semble qu’il reste encore beaucoup de travail pour élucider « l’être militant d’Action catholique » et que les démarches d’histoire sociale doivent croiser celles de l’histoire des mentalités pour approcher au plus près la signification de l’engagement de la jeunesse catholique. Et si, comme le notait Vincent Flauraud, la JAC a davantage agi dans le sens d’une « promotion collective au service de l’action individuelle […] que dans le sens d’une promotion individuelle au service d’une action collective21 », il conviendrait de poursuivre les travaux concernant les parcours des jacistes sans omettre ceux qui sont sortis du « champ », agricole et militant.

  • 22 M. A. Corcuff, directrice des Archives départementales du Val-de-Marne a rappelé, en ouverture de l (...)

28Quelles que soient les méthodes et les approches, il n’en reste pas moins que le premier défi reste celui soulevé par Marie-André Corcuff en introduction de cette journée d’étude, à savoir celui de la collecte des sources22. En effet, il faut garder à l’esprit que les documents de l’histoire du temps présent, après la Seconde Guerre mondiale, sont encore trop négligés et sous-estimés au point d’être massivement jetés et que les témoins susceptibles de réaliser des entretiens oraux, disparaissent peu à peu.

Notes

1 Maresca Sylvain, La Formation de l’élite paysanne : étude sociologique des dirigeants paysans, thèse de sociologie, Paris, EHESS, 1980 publiée sous la forme de Maresca Sylvain, Les dirigeants paysans, Paris, Éditions de Minuit, 1983.

2 Il s’agit d’une démarche qui vise à mettre en rapport des notices biographiques.

3 Notamment les actes d’état-civil et les dénombrements de population.

4 Informations biographiques recueillies à partir de deux questionnaires directifs, de deux entretiens oraux réalisés en avril et mai 2008 et des diverses archives à disposition.

5 Rappelons que le délai de consultation des archives ayant trait à la vie privée des individus reste de 75 ans.

6 Bourdieu Pierre, « L’illusion biographique », Actes de la recherche en Sciences sociales, no 62-36, 1986, p. 69-72.

7 Il quitte officiellement ses fonctions de président de la JAC le 2 mars 1958, c’est-à-dire trois mois après avoir pris la responsabilité du CDJA ; Jeunes du Jura, mars 1958.

8 Deux anciens militants ont évoqué des sympathies maréchalistes et pétainistes.

9 Les termes cités sont extraits d’un entretien réalisé avec Marguerite Tonnaire le 1er mai 2008.

10 Maresca Sylvain, Les dirigeants paysans, op. cit., p. 14.

11 Sensibilité que nous pouvons retrouver dans ses actions ultérieures en tant que président JAC notamment le rapprochement avec la JOC.

12 Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles.

13 Bourdieu Pierre, « L’illusion biographique », op. cit., p. 72.

14 Jeunes du Jura, juin-juillet 1941.

15 Jeunes du Jura, septembre 1944.

16 Il faut néanmoins souligner le passage, très formateur, par la responsabilité de syndic communal ou cantonal de la Corporation paysanne, d’anciens jacistes des années 1930 qui deviennent dirigeants des Organisations professionnelles agricoles dans les années 1950. Ce passage par le syndicat unique de Vichy est presque systématiquement occulté dans les récits de vie de ces dirigeants, qu’il s’agisse des nécrologies ou des notices biographiques alors que, comme démontré par Isabel Boussard, il ne constitue pas pour autant une adhésion au régime (Boussard Isabel, Vichy et la Corporation paysanne, Paris, Presses de la FNSP, 1980).

17 Fillieule Olivier, « Propositions pour une analyse processuelle de l’engagement individuel », Revue française de Science politique, vol. 51, 2001, p. 199-215.

18 Le Mouvement des familles rurales (MFR) devient Chrétien en monde rural (CMR) en 1966.

19 Les termes cités sont extraits d’un entretien réalisé avec Joseph Tribut le 29 mars 2008.

20 Selon l’expression de Michel Debatisse.

21 Flauraud Vincent, « La JAC dans le Massif central méridional (Aveyron, Cantal) des années 1930 aux années 1960 », Ruralia, no 18/19, 2006.

22 M. A. Corcuff, directrice des Archives départementales du Val-de-Marne a rappelé, en ouverture de la première journée d’étude, l’importance de la collecte des archives. Sur ce sujet, voir, dans cet ouvrage, les remarques d’Yvon Tranvouez dans sa communication, L’Action catholique spécialisée de 1945 à 1965 : vue générale.

Auteur

Doctorante à l’université Lumière – Lyon 2.

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