L’Église dans l’enseignement secondaire
| ,Troisième partie. Mutations institutionnelles
L’enseignement secondaire privé catholique entre mixité et respect de la différence des sexes (des années 1960 à nos jours)
Texte intégral
- 1 Sohn Anne-Marie, « Sois un homme ! » : la construction de la masculinité au xixe siècle, Paris, Seu (...)
- 2 Rogers Rebecca, « L’impensable mixité de l’enseignement secondaire féminin en France au xixe siècle (...)
- 3 Verneuil Yves, « Les pratiques professionnelles sont-elles sexuées ? Les professeurs de l’enseignem (...)
- 4 Pezeu Geneviève, Coéducation, coenseignement, mixité. Filles et garçons dans l’enseignement seconda (...)
- 5 Zancarini-Fournel Michelle, « Coéducation, gémination, co-instruction, mixité : débats dans l’Éduca (...)
- 6 Mosconi Nicole, La mixité dans l’enseignement secondaire, un faux-semblant ?, Paris, PUF, 1989.
- 7 La « coéducation » désigne ici ce que l’on nommerait aujourd’hui la mixité, ce terme ne s’étant imp (...)
1Les lycées conçus par Napoléon Bonaparte en 1802 sont uniquement destinés aux garçons. Ils se veulent des établissements homosexués qui contribuent à la construction de la masculinité1. La réciproque est vraie dans les établissements d’éducation privés, pensions et institutions, qui s’adressent aux jeunes filles de la bourgeoisie. La création des lycées et des collèges de jeunes filles, après 1880, n’y change rien. Au vrai, comme l’a bien vu Rebecca Rogers, la mixité était au xixe siècle « impensable » dans l’enseignement secondaire féminin2. Entre 1915 et 1926 diverses circulaires autorisent, sous certaines conditions, les jeunes filles à faire leur scolarité dans des lycées ou des collèges de garçons3, si bien qu’en 1930, plus de la moitié des établissements secondaires publics de garçons accueillent des filles. Toutefois, il ne s’agit pas toujours d’une coinstruction, puisque dans certains collèges de garçons les filles constituent à elles seules des classes entières4. Au reste, les mesures prises ne visent pas à instaurer progressivement la mixité ; elles sont vues comme autant de palliatifs temporaires permettant d’une part de fournir, dans un contexte d’arrivée des classes creuses, des élèves aux collèges de garçons, et d’autre part d’éviter que des jeunes filles ne se dirigent vers des institutions privées. C’est seulement après 1945 que la situation évolue. La circulaire du 3 juillet 1957 sur le « fonctionnement des établissements secondaires mixtes » rappelle certes la nécessité de dispenser un enseignement ménager pour les jeunes filles ; mais elle insiste également sur le fait que la « gémination » est une préparation à la « vie mêlée » que jeunes gens et jeunes filles vivront dans l’enseignement supérieur. En 1963, il est décidé que la mixité doit être le régime normal des CES nouvellement créés. En 1966, les filles sont admises dans les sections industrielles des collèges et des lycées techniques. Finalement, le décret 76-1303 du 28 décembre 1976 stipule que les collèges « sont ouverts indifféremment aux élèves des deux sexes » et le décret 76-1304 du 28 décembre 1976 que « tout enseignement et toute spécialité professionnelle, sous réserve des dispositions du Code du travail, sont admissibles aux élèves des deux sexes ». Comme le note Michelle Zancarini-Fournel, « les décrets en fait n’instaurent pas la mixité – le terme n’apparaît pas – ; ils autorisent la présence conjointe des deux sexes dans l’enseignement et l’organisation de classes mixtes5 ». De fait, Nicole Mosconi estime dès les années 1980 que la mixité dans les établissements secondaires publics se révèle être un « faux-semblant6 ». Cette appréciation permet de se rendre compte que la question de la mixité ne se limite pas à la chronologie de son instauration. Il s’agit également de savoir comment la mixité est pensée et mise en pratique. Le débat ne porte pas seulement sur l’acceptation ou non de la mixité. Il concerne aussi la question de la reconnaissance ou du refus de reconnaissance des identités sexuées des élèves. Cette interrogation conduit à distinguer d’une part la situation de mixité (qui peut se borner à une simple cohabitation d’élèves considérés comme des êtres neutres) et d’autre part la politique de coéducation véritable (qui implique un idéal éducatif). De ce point de vue, l’enseignement secondaire privé a été peu étudié. L’on rappelle certes qu’en 1929 l’encyclique Divini illius magistri a proscrit « la méthode dite de “coéducation des sexes”7 », qui, pour Pie XI, repose « sur un naturalisme négateur du péché originel ». Cependant, la grande majorité des établissements secondaires catholiques sont devenus mixtes dans la seconde moitié du xxe siècle. Il convient par conséquent de se demander quand et pourquoi a eu lieu le tournant, s’il a engendré des débats et si l’instauration de la mixité a fait l’objet d’une réflexion. Il importe également de savoir si cette réflexion a évolué, notamment en écho aux interrogations qui se sont fait jour dans l’enseignement public, ou bien si l’anthropologie catholique a interdit toute évolution. Il est clair, toutefois, que ces questions ne sauraient recevoir de réponse univoque, tant l’enseignement catholique est divers.
Le passage à la mixité dans les années 1960 et 1970
Un phénomène sensible, en dépit de différences régionales
- 8 « La mixité dans les établissements catholiques », Bulletin d’information du Secrétariat général de (...)
- 9 Harteman Marc, « Coéducation des filles et des garçons dans l’enseignement », Échanges, no 76, Pent (...)
- 10 Teinturier Sara, « Coéducation, gémination, mixité. Un débat catholique dans l’entre-deux-guerres » (...)
2Dans l’enseignement secondaire public, en 1953, 355 établissements (lycées et collèges) sont masculins, 323 féminins et 220 mixtes. Mais dès 1964, les établissements mixtes représentent plus de la moitié des lycées (classiques, modernes et techniques) : 639, contre 353 masculins et 282 féminins. La domination des CEG publics mixtes est encore plus nette : 2 273, contre 947 CEG de garçons et 1 033 CEG de filles. Le tournant est donc antérieur à l’obligation de la mixité, en 1976. On ne dispose pas des mêmes statistiques pour l’enseignement privé. Toutefois, en 1971, une étude du Bureau d’études prospectives du Secrétariat général de l’enseignement catholique (SGEC) dresse un panorama8. À cette date, 27,9 % des établissements secondaires catholiques seraient mixtes, contre 44 % des cours complémentaires et 45,3 % des classes primaires élémentaires. Les établissements comportant uniquement quelques classes mixtes sont-ils comptabilisés ? Ce n’est pas sûr, étant donné que, d’après la revue Échanges, la moitié des classes de terminale seraient mixtes en 19669. Il n’est pas certain non plus que ces chiffres prennent en compte les cours complémentaires qui se sont transformés en CEG ou CES. Ils suggèrent néanmoins, du point de vue de la mixité, un décalage temporel avec les établissements publics. Il semble par ailleurs que la mixité soit moins répandue dans le secondaire que dans le primaire. Comme le montre le pourcentage plus élevé de cours complémentaires mixtes que d’établissements secondaires mixtes, ce n’est pas l’âge des élèves qui explique cette différence, mais plutôt la situation géographique. Le Bureau d’études prospectives du SGEC relève que les cours complémentaires mixtes sont plus répandus dans les régions rurales ou à population dispersée. La mixité des cours complémentaires prolonge ici la politique de gémination d’écoles primaires privées qui avait discrètement commencé dès l’entre-deux-guerres10. La moindre proportion d’établissements secondaires mixtes tient au fait que les établissements secondaires catholiques sont le plus souvent localisés dans des centres-villes. Le Bureau d’études prospectives du SGEC note d’ailleurs que les établissements secondaires mixtes sont presque inexistants dans les grandes villes (Paris, Lyon, Marseille, Lille et Nantes).
3Contrairement à ce que l’on pourrait penser, la proportion des établissements secondaires mixtes est plus importante lorsque la direction est cléricale (39,8 %) que lorsque l’établissement est dirigé par un laïc (31,8 %). Elle est seulement de 22,7 % lorsque la direction est congréganiste, mais il faut tenir compte du fait que le nombre d’établissements est notablement différent (cf. le tableau ci-dessous) :
Tableau 1. – Établissements secondaires privés catholiques mixtes en 1970.
Direction laïque |
Direction cléricale |
Direction congréganiste |
|
Nombre d’établissements |
41 |
96 |
150 |
Effectif moyen par établissement |
318 |
434 |
397 |
- 11 « La mixité dans les établissements catholiques », Bulletin d’information du Secrétariat général de (...)
4Comme le conclut le Bureau d’études prospectives du SGEC, « en fait, donc, les religieux et les religieuses portent la responsabilité du plus grand nombre d’élèves éduqués dans des établissements secondaires mixtes11 ».
5Il existe par ailleurs des différences régionales. Dans l’académie d’Amiens, un seul des onze établissements secondaires est mixte, alors que tous les établissements du Lot-et-Garonne le sont. Dans les Landes, 80 % des établissements secondaires sont mixtes, mais cette proportion se situe à 38 % dans l’académie de Rennes et tombe à 11 % dans celle de Paris et à 10,3 % dans celle de Nantes. Dans ce dernier cas, le conservatisme moral joue certainement un rôle.
Deux causes principales
- 12 Sohn Anne-Marie, Âge tendre et tête de bois. Histoire des jeunes des années 1960, Paris, Hachette, (...)
- 13 Chapoulie Jean-Michel, L’École d’État conquiert la France. Deux siècles de politique scolaire, Renn (...)
- 14 Pezeu Geneviève, Coéducation, coenseignement, mixité…, op. cit.
- 15 Famille éducatrice, no 10, décembre 1966, p. 3.
6Comme l’a montré Anne-Marie Sohn, les mentalités évoluent dans les années 1950 et 1960 au sujet des relations entre les sexes : jeunes gens et jeunes filles se voient au cinéma, en vacances, dans des soirées12. Si l’évolution des mentalités a été une condition de l’acceptation de la mixité, on peut néanmoins déceler deux causes déterminantes. La première réside dans la demande de prolongation de la scolarité, en particulier des filles. À partir de 1949-1950, le nombre d’élèves filles dépasse dans le second degré privé le nombre d’élèves garçons. Le mouvement de prolongation de la scolarité qui caractérise les années 1950 et 1960 répond certes à des incitations officielles13, mais correspond aussi à une demande sociale. Geneviève Pezeu a montré qu’entre les deux guerres des familles ont sollicité l’admission de leur fille dans un collège public de garçons. L’enseignement privé est affecté par le même phénomène, au moins à partir des années 195014. Le directeur du collège de l’Assomption de Briey rapporte ainsi que « ce sont les parents eux-mêmes qui l’ont demandée, cette mixité. Ils devaient envoyer leurs filles en pension. Metz est à 30 kilomètres, Longwy à 50, Nancy à 80. Briotins, ils étaient défavorisés. Alors, ils envoyèrent une délégation à l’évêché, et Mgr Lallier en référa à la Commission épiscopale en 1954. Nos débuts furent très prudents. On admit d’abord les filles en sixième et en cinquième. Et c’est ainsi qu’en 1957 toutes nos classes les accueillirent15 ». De fait, la mixité s’est souvent introduite, au départ, par l’ouverture à des jeunes filles d’un établissement de garçons, parfois parce que l’établissement secondaire de filles le plus proche ne disposait pas de classes terminales. L’accueil de filles dans un établissement de garçons permet d’accroître les effectifs et par conséquent de mieux rentabiliser les locaux et d’amortir davantage le salaire des professeurs. L’ouverture d’un établissement de filles à des garçons est moins aisée, car les établissements de filles ont une réputation de moindre niveau scientifique. Aussi faire accepter la mixité a parfois supposé de recruter au préalable quelques professeurs hommes.
- 16 Harang Charles-Édouard, Jeunes filles et jeunes gens catholiques. De la garçonne au mariage pour to (...)
- 17 Institut supérieur de pédagogie de l’Institut catholique de Paris.
7Après 1959, l’application de la loi Debré renforce la pression sur les effectifs, afin de pouvoir établir un contrat avec l’État. Comme le souligne Charles-Édouard Harang, « le document du Secrétariat général de l’enseignement catholique qui aborde le sujet en 1961 permet de mesurer d’abord que l’introduction de la mixité n’a pas été seulement une réponse à un mouvement social juvénile, mais une des nombreuses adaptations exigées par la contractualisation et l’allongement de la scolarité obligatoire16 ». De fait, les exigences de la contractualisation constituent certainement la cause la plus déterminante du basculement vers la mixité. Certains d’ailleurs le déplorent. Mais faudrait-il, faute d’effectifs suffisants, préférer envoyer ses enfants dans un établissement public, rétorquent les partisans de la mixité ? Il reste que, dans les années 1960, la mixité s’est le plus souvent instaurée par nécessité, et non par choix pédagogique. De là cette réflexion un rien désabusée du père mariste Philippe-Alexandre Rey-Herme, professeur à l’ISP17 :
- 18 Mixité et coéducation, dossier CDM, no 85, Centre de documentation mariste, mars 1969, p. 3.
« Depuis vingt ans et davantage que j’essaie de montrer qu’il serait peut-être intéressant de faire de l’éducation mixte, j’ai reçu un certain nombre d’interdictions de parler, j’ai été l’objet d’un certain nombre de rapports aux autorités religieuses, toujours au nom de l’encyclique de Pie XI présentant l’éducation mixte comme incompatible avec une perspective chrétienne. Mais ce qu’il y a de remarquable, c’est qu’il a suffi d’un problème financier pour qu’immédiatement Pie XI et les théologiens soient relégués au second rang et qu’on se mette à faire de l’éducation mixte18. »
8En revanche, une réflexion s’est assez souvent établie entre les établissements secondaires d’une même localité, afin de se répartir les classes terminales. L’établissement de la mixité a donc été un facteur de coordination des établissements d’enseignement catholiques.
Introduire la mixité par les grandes ou par les petites classes ?
- 19 Moigno Yves, Histoire du Petit Séminaire de Quintin, 1934-1975, Quintin, Association des Anciens él (...)
- 20 Parents et maîtres, 1966, p. 31.
- 21 Ibid.
9C’est au niveau des classes terminales que la pression sur les effectifs se fait le plus sentir, du fait de la diversification de ces classes en différentes séries. Aussi la mixité s’introduit-elle souvent par le second cycle. C’est le cas au Centre Jean XIII de Quintin (Côtes-du-Nord) : l’ancien petit séminaire, transformé en « Séminaire des Jeunes » en 1964, associé à l’État par contrat en 1968, s’ouvre à la mixité en 1971. L’accueil des filles permet de renflouer les effectifs et de sauver l’institution19. Que la mixité se soit, le plus souvent, introduite d’abord par les grandes classes peut sembler paradoxal, dans la mesure où le risque de flirts figure en première ligne parmi les critiques que leurs contempteurs adressent aux classes mixtes. Mais nécessité fait loi, comme le souligne le témoignage de cette religieuse enseignante : « Au départ, cette mixité s’est présentée comme une situation de fait, fruit d’une entente entre les différentes maisons d’éducation chrétienne de notre ville pour que chacune se spécialise au niveau des classes terminales. Ainsi un effectif suffisant à ce niveau nous permettait d’assurer les frais d’équipement en laboratoire et contribuait à l’essor de l’établissement20. » Elle ajoute toutefois : « Très vite, j’ai constaté qu’il y avait là bien plus qu’un fait à accepter. De plus en plus, les rencontres garçons-filles se multiplient dans les rues de la ville, dans les surprises-parties, pendant les vacances, et à peu près uniquement dans un contexte de loisir. Il est certainement bon que ces jeunes se rencontrent en classe dans la vie de tous les jours et apprennent à se connaître dans leur psychologie et leur attitude face au travail21. » De fait, une évolution se fait jour. À partir de la fin des années 1960 et surtout dans les années 1970, l’introduction de la mixité répond davantage à une démarche éducative. On estime qu’il vaut mieux habituer précocement les enfants des deux sexes à se côtoyer. Dès lors, la mixité est plutôt introduite à partir des classes du premier cycle, en allant vers les classes terminales, année par année. Cette solution permet de prolonger la mixité qui est de plus en plus courante dans les écoles primaires. Dans ce cadre, il ne s’agit donc pas de préparer les élèves à la mixité qu’ils connaîtront s’ils poursuivent leurs études, mais bien de préparer les élèves au monde dans lequel ils seront appelés à vivre. Ce choix constitue une petite révolution : l’école n’est plus considérée comme un lieu de préservation d’un monde jugé impur, comme elle a été conçue depuis le xviie siècle par les éducateurs chrétiens, mais comme un lieu de préparation à la vie dans le monde tel qu’il est.
La crainte de la dénaturation
10Hormis la pression des effectifs, l’introduction moins précoce de la mixité dans les classes du premier cycle de l’enseignement secondaire que dans celles du second a pu aussi correspondre à l’idée que dans les classes terminales les identités de genre des élèves sont fixées et risquent moins d’être altérées. La crainte d’une dénaturation des filles est sous-jacente dans l’opinion de cette religieuse, professeur dans des classes de 5, 4e, 3e et 2nde dans un établissement de filles :
- 22 Parents et maîtres, no 45 : Mixité 1, 1965, p. 378.
« J’ai peut-être tort, mais je ne pense pas que l’école mixte soit favorable aux jeunes adolescentes (6e, 5e, 4e, 3e). On n’éduque pas une jeune fille comme un garçon, ils sont trop totalement différents. Il y a des réflexions que l’on peut faire devant un auditoire masculin, non devant de petites filles. […]Par contre, après la seconde, le problème n’est pas le même, j’envisage parfaitement un second cycle mixte22. »
- 23 Défense du foyer, février 1967, p. 8.
- 24 Courtois Claude, Coéducation et mixité, Paris, Le nœud de Carrick et l’Action scolaire, 1967, p. 16 (...)
- 25 Harteman Marc, « Coéducation des filles et des garçons dans l’enseignement », op. cit., p. 18.
- 26 Mixité et coéducation, dossier CDM, no 85, Centre de documentation mariste, mars 1969.
11Les contempteurs de la mixité insistent sur le risque de « dénaturation », tel Défense du foyer, pour qui « la mixité produit des “camarades”, c’est-à-dire des “garçons-filles” et des “filles-garçons”23 ». Pour sa part, Claude Courtois suggère que les garçons risquent de devenir homosexuels, en développant leurs caractères « féminoïdes24 » (sic). Dans la revue Échanges, le jésuite Marc Harteman fait par ailleurs allusion à ceux qui pointent du doigt le risque de « défloraison psychologique » – une expression qui prouve que le débat porte avant tout sur la « protection » des jeunes filles, avec une féminité qui implique l’ignorance. Pour Marc Harteman, les contacts avec l’autre sexe serviront plutôt à « éviter les désillusions futures25 ». Autre promoteur de la mixité, le Dr Le Moal, lors d’une conférence donnée à l’Institut catholique de Paris, après avoir estimé que la coéducation supprime les curiosités malsaines, fait valoir que les établissements unisexués non seulement ne préservent pas toujours la morale, mais encore accroissent la proportion des cas d’homosexualité26. Ainsi la mixité représenterait-elle une meilleure garantie de préservation d’une « saine » identité de genre.
Le SGEC en faveur d’une vraie coéducation
- 27 Verneuil Yves, « Les débats sur la mixité des élèves dans l’enseignement privé catholique à la fin (...)
12Ces polémiques, qui opposent souvent des chrétiens progressistes à des conservateurs, témoignent de la virulence des débats qui entourent l’instauration de la mixité au cours des années 196027. Ses adversaires ne manquent pas de faire référence à l’encyclique de Pie XI, rappelée dans la déclaration conciliaire du 28 octobre 1965. Les partisans de la mixité estiment cependant que dans une déclaration conciliaire la référence aux textes antérieurs est une coutume (l’Église doit donner l’impression de la continuité de la doctrine), mais que cette référence préliminaire n’engage plus rien, comme le montre l’absence de nouvelle mise au point sur le sujet, et qu’au demeurant l’encyclique de Pie XI faisait allusion aux « différentes circonstances » et que les temps ont changé. Ces polémiques sont de nature à troubler les parents d’élèves catholiques. C’est pourquoi, sous l’impulsion du secrétaire général adjoint de l’enseignement catholique, Edmond Vandermeersch, le SGEC publie le 1er juin 1966 une note favorable à la mixité. Cette note insiste sur le fait que cette dernière n’est pas seulement la conséquence de la loi Debré, mais du changement des modes de vie :
- 28 AD Somme, Fonds Vandermeersch, 77J41.
« Il faut d’ailleurs concevoir l’éducation donnée aux jeunes en fonction d’un monde où les loisirs, la vie culturelle et sociale, l’activité professionnelle ne connaissent plus les barrières d’autrefois. Même si les circonstances ne l’imposaient pas, on pourrait donc envisager de s’orienter volontairement vers la mixité afin de proposer aux jeunes un milieu éducatif plus conforme aux conditions de la vie extrascolaire d’aujourd’hui. Les méthodes d’éducation pourraient trouver là une source de renouveau28. »
13La note incite toutefois les éducateurs des établissements catholiques d’enseignement à ne pas s’en tenir à une situation de mixité de fait, sans réfléchir à ses implications pédagogiques. Il faut passer à une véritable coéducation :
- 29 Ibid.
« Là où pour des raisons purement administratives, on se contente de faire vivre ensemble garçons et filles sans mettre en œuvre ni une co-instruction ni une coéducation, il en résulte pour les jeunes plus d’inconvénients que d’avantages. Responsables et éducateurs qui s’orientent vers la mixité des établissements ont le devoir grave de mettre en œuvre une véritable coéducation qui réponde aux exigences pédagogiques précises de cette situation nouvelle29. »
- 30 Ibid.
14De là un certain nombre de recommandations, parmi lesquelles on trouve cette attention à la différence des sexes : « les professeurs doivent se persuader que l’on ne fait pas la classe à un groupe mixte de la même façon qu’à des garçons ou à des filles30 ». Cette recommandation répond à la conviction d’une différence de nature entre les deux sexes.
Différentialisme et égalité des dignités
- 31 Famille éducatrice, no 10, décembre 1966, p. 3.
- 32 Parents et maîtres, 1966, p. 25.
15Dans les enquêtes menées en 1966 par les revues Famille éducatrice et Parents et maîtres, les professeurs qui exercent dans des établissements mixtes soulignent à la fois, non sans paradoxe, que la mixité rapproche les caractères masculins et féminins et qu’eux-mêmes tiennent compte de la différence des sexes dans leur pédagogie. Ainsi la mixité permettrait de réduire les défauts masculins et féminins, car on trouverait « plus de simplicité chez les unes, moins de rudesse et de grossièreté chez les autres31 ». Selon une religieuse enseignante, « dans les travaux en équipe, on a remarqué que le garçon s’affinait, évitait les manières brusques et certaines expressions grossières […] ; et que, de son côté, la fille devenait plus simple, plus directe32 ». Mais d’un autre côté, les enseignants disent tenir compte de la différence des sexes. Non seulement parce que, selon eux, garçons et filles travaillent différemment : revient ainsi comme un poncif l’idée que les filles sont plus régulières et plus studieuses et que les garçons travaillent davantage par à-coups. Mais aussi parce que de nombreux professeurs, notamment en cours de lettres, expliquent chercher à motiver leurs élèves en alternant les thèmes, avec l’idée que certains intéressent davantage les filles, d’autres les garçons.
- 33 Cité par Launay Marcel, L’Église et l’École en France, xixe-xxe siècles, Paris, Desclée, 1988, p. 1 (...)
- 34 Famille éducatrice, no 3, mars 1967, p. 3.
- 35 AD Somme, Fonds Vandermeersch, 77J41.
16Cette prise en compte des caractères et des centres d’intérêt que l’on prête à chacun des deux sexes conforte évidemment les stéréotypes sexués. Elle peut toutefois sembler cohérente avec les prescriptions de la déclaration conciliaire Gravissimum educationis du 28 octobre 1965, qui impose de tenir compte, dans l’éducation, « de la différence des sexes et de la vocation particulière attribuée à l’homme et à la femme, par la divine Providence, dans la famille et la société33 ». Les éducateurs catholiques favorables à la mixité insistent de ce fait sur la distinction entre mixité et indifférenciation des sexes. Pour Antoine de La Garanderie, la mixité implique assurément l’égalité, si celle-ci est conçue comme une « égalité de la dignité personnelle ». Mais cela n’a rien à voir avec le « naturalisme égalitaire », car les éducateurs exerçant dans des classes mixtes doivent conserver l’idée que « l’homme et la femme ont des vocations propres. La mixité n’implique pas qu’on l’oublie34 ». Une déclaration du Comité national de l’enseignement catholique dénonce de même, lors de la session des 18 et 19 février 1967, la confusion souvent faite entre le « naturalisme pédagogique » (qu’il définit comme « la non-distinction des vocations propres à chaque sexe et la négation du péché originel et de l’action de la grâce ») et la « coéducation qui se fait pour les garçons et les filles réunis dans un même établissement35 ». Une telle déclaration vise évidemment à défendre la mixité contre ceux qui rappellent que, pour Pie XI, c’était la coéducation elle-même qui était fondée sur un naturalisme négateur du péché originel. La mixité doit donc permettre de passer d’un système où garçons et filles étaient égaux, mais séparés, à un système où ils sont égaux, mais différents.
- 36 Parents et maîtres, 1966, p. 75.
- 37 Ibid., p. 77.
17Cette différence correspond-elle aux stéréotypes sociaux ? Dans la revue Parents et maîtres, le docteur Jean-Raymond Bertolus se montre critique : « Les sociologues ont raison de dire qu’il n’existe pas d’éternel féminin, et que les traits de caractère attribués à la femme ne sont pas immuables, mais contingents et provisoires – que la douceur, la sensibilité, la faiblesse, la nervosité, ne sont pas l’apanage de la femme, qu’ils ne tiennent pas à sa nature, mais sont le produit d’une culture, se rattachant à des modèles, des stéréotypes imposés par cette culture36. » Il estime toutefois qu’il ne faut pas nier une différence d’identité entre l’homme et la femme. Grâce au développement de la mixité, les élèves apprendront certes que les différences entre garçons et filles « sont en fait relatives et réductibles » ; mais ils pourront aussi « mener un dialogue plus riche, plus profond, conditionné par l’acceptation d’une différence sexuelle dépouillée de ses attributs qui en fin de compte les masquent plus qu’ils ne l’expriment37 ».
18La question de savoir s’il y a vraiment des rôles masculins et féminins est donc débattue dès cette époque dans une revue catholique. La prise en compte de la « vocation propre à chaque sexe » conduit néanmoins le SGEC à cautionner dans sa note du 1er juin 1966 les différences d’orientation scolaire selon le sexe :
- 38 AD Somme, Fonds Vandermeersch, 77J41.
« Programmes et méthodes d’enseignement dans un établissement mixte doivent tenir compte des orientations scolaires et professionnelles qui habituellement distinguent les garçons et les filles. Les uns s’orientent volontiers vers les sections scientifiques et les classes techniques industrielles ; les autres vers les sections littéraires et celles de techniques administratives ou sociales. Une classe mixte dès le premier cycle ne peut donc privilégier le travail des sciences ou celui des lettres, elle doit favoriser également l’un et l’autre afin d’assurer à chacun des groupes les meilleures chances de réaliser sa vocation propre38. »
19De l’idée que l’égalité n’est pas l’identité, on passe implicitement à une vision qui fait prédominer celle d’égale dignité et de complémentarité, au risque de nuire à l’égalité réelle entre hommes et femmes. Ces conceptions différentialistes ont-elles été maintenues par la suite avec les mêmes implications ?
Les interrogations des années 2000
Entre reconnaissance de la différence des sexes et lutte contre les inégalités hommes/femmes
- 39 Archives nationales, 2002013114 ; BOEN, no 25, 30 juin 1977, p. 1865-1868. La loi no 2008-496 du 27 (...)
- 40 Enseignement catholique actualités, no 278, novembre 2003, p. 24.
20Les décrets du 28 décembre 1976 instaurant la mixité dans l’enseignement public ne s’appliquent pas à l’enseignement privé. C’est ce qui résulte de la circulaire no 77-224 du 24 juin 1977, issue d’une négociation entre le ministère de l’Éducation nationale et le SGEC. Celui-ci y est toutefois favorable39. Au début des années 2000, alors que des interrogations se font jour, y compris dans l’enseignement public, il maintient sa position. Il n’est pas question de revenir en arrière : « Il faut réaffirmer, écrit le secrétaire général adjoint André Blandin, que les difficultés de la mixité, même bien réelles, ne seront pas résolues de façon magique par un retour à la non-mixité à l’école40. » Il déplore toutefois qu’une réflexion ait rarement été menée pour passer d’une mixité de fait, subie, à une coéducation réfléchie – ce qui était pourtant la recommandation dès 1966 :
- 41 L’éducation affective, relationnelle et sexuelle dans les établissements catholiques d’enseignement(...)
« La mixité scolaire qui s’est souvent installée pour des raisons économiques ou d’architecture des filières de formation, n’a pas toujours été sérieusement pensée. Ce qui devait conduire à une meilleure égalité entre les sexes a pu générer d’autres formes d’incompréhension, de stigmatisation, de violence, ou de sexisme, qui peuvent s’exprimer à travers des actes graves à sanctionner, mais aussi à travers un langage cru de mépris et d’irrespect. S’il est indispensable de réprimer des comportements inacceptables, l’école doit surtout s’interroger sur la façon de faire vivre la mixité comme un lieu de découverte et de respect de l’autre sexe41. »
- 42 Documents Épiscopat, 2005, p. 14.
- 43 Documents Épiscopat, 2005, fiche 2 : « Pistes éducatives ».
- 44 Enseignement catholique actualités, no 278, novembre 2003, p. 24.
- 45 Documents Épiscopat, 2005, p. 14.
- 46 Documents Épiscopat, 2005, fiche 2 : « Pistes éducatives ».
- 47 Fize Michel, Les pièges de la mixité scolaire, Paris, Presses de la Renaissance, 2003.
21La nouveauté réside dans le souci de lutter contre les stéréotypes, de manière à favoriser une plus grande égalité hommes-femmes : « Trop souvent, l’affirmation de la différence des sexes, la mise en avant du concept ambigu de “complémentarité” reviennent injustement à fixer des rôles, à renforcer nombre de clichés sociaux42. » Il n’est donc plus question d’orientation prédéterminée pour chaque sexe. Au contraire, il est recommandé de « débusquer les stéréotypes véhiculés dans les pratiques quotidiennes de la classe, du type bien connu en lycée, par exemple, “les filles réussissent moins bien que les garçons en physique”43 ». Pour André Blandin, la mixité doit devenir « une ressource à la fois dans l’éducation à la différence et dans la construction de l’égalité44 ». Toute la question est de savoir comment promouvoir l’égalité dans le respect des différences : « Comment, écrit-il encore, refuser la ségrégation mais accepter et valoriser une différence qui ne soit pas injuste ou teintée de sexisme45 ? » Il propose de faire droit à des situations de non-mixité : « Autant il serait néfaste de revenir à une non-mixité systématique, autant, dans certaines situations, il convient de séparer de façon temporaire garçons et filles. Puisque les uns et les autres réagissent différemment à un texte de littérature, il est bon de constituer d’abord des groupes séparés qui, ensuite, prendront conscience ensemble de leurs différences de réactions46. » Cette proposition n’est pas complètement nouvelle : en 1967, le SGEC avait recommandé de veiller à conserver des temps éducatifs au cours desquels filles et garçons soient séparés. Cependant, la proposition d’André Blandin concerne cette fois explicitement des séances pédagogiques. Il serait cependant erroné de penser que ces réflexions témoignent d’un moindre attachement de l’enseignement catholique à la mixité. Les interrogations sur les effets et les limites de la mixité ne lui sont pas propres. Elles s’inscrivent dans un contexte d’interrogations dont témoigne l’ouvrage de Michel Fize, Les pièges de la mixité scolaire47.
- 48 Enseignement catholique actualités, no 278, novembre 2003, p. 30.
22Il reste que l’enseignement secondaire catholique continue à afficher son souci de l’éducation à la différence. La revue Enseignement catholique actualités présente ainsi l’exemple du collège Matisse à Montreuil-sous-Bois. Dans cet établissement, la mixité a été établie en 1995 dans la partie lycée et en 1997 dans les classes primaires. L’ouverture du lycée à la mixité s’était faite pour des raisons financières, mais ce n’est pas le cas pour la partie collège, qui ne souffrait d’aucun problème d’effectif (il existait au contraire une liste d’attente). La mixité du premier cycle résulte en fait d’un choix éducatif. La directrice insiste toutefois sur le respect des différences : « Éduquer un garçon et une fille ensemble, en respectant leurs différences, ne s’improvise pas. Il n’est pas question de les traiter de manière équivalente et de gommer leurs différences48. » L’affichage de cet exemple par la revue Enseignement catholique actualités vise peut-être, il est vrai, à couper l’herbe sous le pied des partisans de la non-mixité.
Non-mixité et droit à la différence
- 49 [https://www.senat.fr/notice-rapport/2003/r03-263-notice.html], consulté le 9 octobre 2019.
23Au début du xxie siècle, les établissements catholiques non mixtes sont devenus rares. Selon un rapport parlementaire réalisé en 200449, la France comptait, à la rentrée 2002, cinquante-sept collèges privés non mixtes, soit 0,8 % des collèges. La tendance est à la baisse, puisqu’en 1996 soixante-douze collèges n’étaient pas mixtes. Vingt-quatre des cinquante-sept collèges non mixtes sont des établissements hors-contrat, soit 42 %. Les collèges non mixtes sont bien plus petits que la moyenne et n’accueillent que 0,24 % des collégiens. Les lycées privés non mixtes ne sont guère plus nombreux : 64 en 2002, soit 2,5 % des lycées. Ils étaient 80 en 1996. En termes d’effectifs, la part des lycées non mixtes est très faible : moins de 0,30 %. Avec 22 lycées non mixtes, l’enseignement privé hors contrat est surreprésenté. C’est dans les lycées professionnels que la proportion d’établissements non mixtes atteint son maximum : 5,8 %, soit 101 établissements. L’enseignement professionnel est le seul secteur dans lequel la part des établissements non mixtes augmente, puisque celle-ci était de 4,9 % en 1996. Toutefois, selon le rapport parlementaire, cette situation s’explique en partie par les spécialités enseignées. En termes d’effectifs, la part des lycées professionnels non mixtes est de 1,7 %.
- 50 Famille chrétienne, no 1182, 9 septembre 2000.
- 51 Auduc Jean-Louis, Sauvons les garçons !, Paris, Descartes & Cie, 2009.
- 52 [http://www.hautefeuille92.fr/La-non-mixite-une-liberte], consulté le 12 mai 2019.
- 53 Famille chrétienne, no 1881, 27 janvier 2014.
- 54 Ibid.
- 55 Enseignement catholique actualités, no 278, novembre 2003.
- 56 Il existe évidemment des exceptions, telle l’école-collège-lycée Charles-Péguy à Bobigny (93).
24Les partisans de la non-mixité profitent des interrogations récentes sur la mixité pour chercher à promouvoir ce qui peut dès lors apparaître non pas comme un retour en arrière, mais comme la leçon de l’expérience. En 2000, Famille Chrétienne publie un article intitulé « Faut-il revenir sur la mixité ? Ils ont choisi la non-mixité », avec comme chapeau introductif : « Une trentaine d’années après que les collèges et les lycées ont mélangé les filles et les garçons, on commence à mesurer les conséquences d’une mixité qu’on a imposée sans réflexion ni préparation. Laïques et féministes seraient-ils les seuls à relancer un débat que les cathos eux-mêmes ont apparemment laissé tomber50 ? » Autre exemple, Silvestre Baudrillart, professeur de français et de religion au collège-lycée Hautefeuille à Courbevoie (établissement de garçons sous contrat d’association), consacre une page, sur le site Internet de son établissement, à utiliser entre autres les travaux de Marie Duru-Bellat et l’essai de Jean-Louis Auduc Sauvons les garçons !51 pour établir un plaidoyer en faveur de l’existence d’établissements non mixtes. Ce plaidoyer prouve toutefois que désormais c’est la non-mixité qui a besoin d’être justifiée, afin de convaincre les parents. La liberté de choix – un argument clé dans l’enseignement privé – est mise en avant : « Il ne s’agit pas de proposer la non-mixité comme un modèle unique, mais de la rendre accessible aux familles qui désirent user de leur liberté de choix52. » De même, la directrice du Centre Madeleine-Daniélou à Rueil (Hauts-de-Seine), Manuela Rousselot, invoque le « droit à la différence53 ». « Une gageure à l’heure du nivellement des différences et de la confusion des genres », selon la rédactrice de l’article, qui associe non-mixité et « gage d’une construction personnelle pour les filles54 ». On retrouve cette idée que la situation de non-mixité constitue un meilleur contexte pour la construction de l’identité féminine dans le projet d’établissement du collège Charles-Péguy (Paris, 11e) : « Au début de l’adolescence, il existe un décalage sensible de maturité et de centres d’intérêt entre garçons et filles. Maintenir la non-mixité au collège permet à beaucoup de jeunes filles de grandir dans un climat sain et structurant55. » Il est vrai que le numéro de la revue Enseignement catholique actualités qui présente cet exemple publie également un entretien avec l’ethnologue Julie Delalande qui suggère que la mixité, loin de niveler les caractères, aboutit à ce que les jeunes filles, pour se différencier des garçons, véhiculent plus facilement des stéréotypes féminins, alors que dans une situation de non-mixité, les filles construisent leur identité autrement, en se distinguant les unes des autres. On remarquera cependant que ce discours concerne des jeunes filles et que l’idée que la non-mixité est spécialement une protection pour les jeunes filles était déjà, au xixe siècle, une caractéristique des contempteurs de la mixité. Il faut signaler en tout cas qu’une autre motivation existe de la part des parents scolarisant leurs enfants dans des établissements non mixtes, établissements qui sont le plus souvent élitistes tant socialement que scolairement56 : la non-mixité permettrait de mieux se concentrer sur ses études…
- 57 [http://www.ndfrance.org/college/presentation], consulté le 9 octobre 2019. Sur cet exemple, voir a (...)
- 58 [http://www.ndfrance.org/nous-connaitre/projet-educatif], consulté le 9 octobre 2019.
25Comme dans les années 1960, certains établissements ont fait le choix de ne pas introduire la mixité au niveau du collège, considéré comme un moment clé de la construction des identités sexuées. C’est le cas de l’école-collège-lycée Notre-Dame de France (Marseille), un établissement pour jeunes filles qui s’est ouvert aux garçons en 2009. L’école primaire est mixte, ainsi que le lycée, même si, à ce niveau, des « temps non mixtes » sont préservés, afin que chaque jeune puisse « parachever la construction de son identité féminine ou masculine ». Le collège est non mixte et promeut une « éducation différenciée » : « Nous avons choisi de donner la possibilité aux garçons et aux filles de vivre des moments séparés (temps d’enseignement) et des moments communs (récréations, repas, voyages, activités péri-éducatives) pour parvenir progressivement à des relations pacifiées et enrichissantes57. » « Éducation différenciée filles et garçons au collège », « coéducation réfléchie au lycée », par conséquent. Mais s’agit-il, pour chaque élève, de « construction » de son identité sexuée, ou plutôt de « découverte » de sa « nature », puisque ce projet est relié à l’objectif que « le jeune devienne en plénitude ce qu’il est58 » ?
⁂
26Héritage du poids de l’encyclique Divini illius magistri et, plus généralement, d’une défiance de la culture catholique vis-à-vis du corps, la mixité a été introduite plus tardivement en moyenne dans les établissements secondaires privés catholiques que dans leurs homologues du public, et, le plus souvent au départ, du fait de la contrainte des effectifs. Encouragée par le SGEC, elle a ensuite davantage été le résultat d’une réflexion éducative. Les établissements secondaires privés non mixtes sont aujourd’hui marginaux.
- 59 Documents Épiscopat, 2005, p. 18.
27Dans les années 1960, les partisans de la mixité se sont attachés à assurer que la mixité n’était pas du tout synonyme d’indifférenciation des sexes. Le principe de l’égalité dans la différence a toutefois conduit à conforter la différenciation des destins selon le sexe. Dans les années 2000, l’enseignement catholique, défiant à l’égard du terme de « genre », ou de ce qu’il appelle la « théorie du genre », reste attaché à l’idée d’une différence de nature entre les sexes. Cependant, le SGEC, par la voix d’André Blandin, conseille désormais de prendre garde au fait que « l’affirmation de la différence des sexes, la mise en avant du concept ambigu de “complémentarité” reviennent injustement à fixer des rôles, à renforcer nombre de clichés sociaux59 ».
28Il a parfois été reproché à l’universalisme abstrait qui caractérise la culture républicaine d’avoir nui à la réflexion sur la mixité et sur ses effets : une politique de reconnaissance serait préférable. Loin de l’universalisme abstrait, l’enseignement catholique, traditionnellement soucieux de prendre la personne dans sa globalité, a régulièrement recommandé de tenir compte de la différence des sexes. On constate toutefois qu’il n’ignore pas les tendances et les problèmes qui affectent l’enseignement public : moins grande réussite des garçons et violences sexistes notamment. Resterait à savoir si une politique de coéducation véritable, répondant aux recommandations du SGEC, a effectivement été mise en place dans tous les établissements secondaires catholiques.
Notes
1 Sohn Anne-Marie, « Sois un homme ! » : la construction de la masculinité au xixe siècle, Paris, Seuil, 2009.
2 Rogers Rebecca, « L’impensable mixité de l’enseignement secondaire féminin en France au xixe siècle », dans Rebecca Rogers (dir.), La mixité dans l’éducation, enjeux passés et présents, Lyon, ENS Éditions, 2004, p. 101-114.
3 Verneuil Yves, « Les pratiques professionnelles sont-elles sexuées ? Les professeurs de l’enseignement secondaire, la coéducation et l’interchangeabilité des personnels entre les deux guerres », dans Yves Verneuil (coord.), Enseignement secondaire féminin et identité féminine enseignante. Hommage à Françoise Mayeur, Reims, CRDP de Champagne-Ardenne, 2009, p. 117-131.
4 Pezeu Geneviève, Coéducation, coenseignement, mixité. Filles et garçons dans l’enseignement secondaire en France (1916-1976), thèse de sciences de l’éducation, dir. Rebecca Rogers, université Paris 5, 2018.
5 Zancarini-Fournel Michelle, « Coéducation, gémination, co-instruction, mixité : débats dans l’Éducation nationale (1882-1976) », dans Rebecca Rogers (dir.), La mixité dans l’éducation, enjeux passés et présents, Lyon, ENS Éditions, 2004, p. 31.
6 Mosconi Nicole, La mixité dans l’enseignement secondaire, un faux-semblant ?, Paris, PUF, 1989.
7 La « coéducation » désigne ici ce que l’on nommerait aujourd’hui la mixité, ce terme ne s’étant imposé qu’après 1945.
8 « La mixité dans les établissements catholiques », Bulletin d’information du Secrétariat général de l’enseignement catholique, no 109, 15 octobre 1971, p. 15-18.
9 Harteman Marc, « Coéducation des filles et des garçons dans l’enseignement », Échanges, no 76, Pentecôte 1966, p. 16. On peut supposer la revue Échanges bien informée, car sa rédactrice en chef est la sœur Françoise Vandermeersch, sœur d’Edmond Vandermeersch, secrétaire général adjoint de l’enseignement catholique, avec qui elle partage des idées progressistes (cf. Rousseau Sabine, Françoise Vandermeersch. L’émancipation d’une religieuse, Paris, Karthala, 2012).
10 Teinturier Sara, « Coéducation, gémination, mixité. Un débat catholique dans l’entre-deux-guerres », dans Florence Rochefort et Maria Eleonora Sanna (dir.), Normes religieuses et genre : mutations, résistances et reconfigurations, xixe-xxie siècle, Paris, Armand Colin, 2013, p. 87-96. Sur la polémique concernant la politique de gémination, voir Verneuil Yves, « Coéducation et mixité : la polémique sur la gémination des écoles publiques dans le premier tiers du xxe siècle », Le Mouvement social, no 248, 2014/3, p. 47-69.
11 « La mixité dans les établissements catholiques », Bulletin d’information du Secrétariat général de l’enseignement catholique, op. cit., p. 18.
12 Sohn Anne-Marie, Âge tendre et tête de bois. Histoire des jeunes des années 1960, Paris, Hachette, 2001 et Sohn Anne-Marie, « Les “relations filles-garçons” : du chaperonnage à la mixité (1870-1970) », Travail, genre, sociétés, no 9, 2003/1, p. 91-109.
13 Chapoulie Jean-Michel, L’École d’État conquiert la France. Deux siècles de politique scolaire, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010.
14 Pezeu Geneviève, Coéducation, coenseignement, mixité…, op. cit.
15 Famille éducatrice, no 10, décembre 1966, p. 3.
16 Harang Charles-Édouard, Jeunes filles et jeunes gens catholiques. De la garçonne au mariage pour tous, Paris, L’Harmattan, 2018, p. 22. Le document auquel il est fait référence est le suivant : Secrétariat général de l’enseignement libre, « École catholique et mixité des élèves », 5 octobre 1961 (document dactylographié de 4 pages).
17 Institut supérieur de pédagogie de l’Institut catholique de Paris.
18 Mixité et coéducation, dossier CDM, no 85, Centre de documentation mariste, mars 1969, p. 3.
19 Moigno Yves, Histoire du Petit Séminaire de Quintin, 1934-1975, Quintin, Association des Anciens élèves du petit séminaire de Quintin, 2012, p. 264-267.
20 Parents et maîtres, 1966, p. 31.
21 Ibid.
22 Parents et maîtres, no 45 : Mixité 1, 1965, p. 378.
23 Défense du foyer, février 1967, p. 8.
24 Courtois Claude, Coéducation et mixité, Paris, Le nœud de Carrick et l’Action scolaire, 1967, p. 16-17.
25 Harteman Marc, « Coéducation des filles et des garçons dans l’enseignement », op. cit., p. 18.
26 Mixité et coéducation, dossier CDM, no 85, Centre de documentation mariste, mars 1969.
27 Verneuil Yves, « Les débats sur la mixité des élèves dans l’enseignement privé catholique à la fin des années 1960 », Histoire de l’éducation, no 137, janvier-avril 2013, p. 57-91.
28 AD Somme, Fonds Vandermeersch, 77J41.
29 Ibid.
30 Ibid.
31 Famille éducatrice, no 10, décembre 1966, p. 3.
32 Parents et maîtres, 1966, p. 25.
33 Cité par Launay Marcel, L’Église et l’École en France, xixe-xxe siècles, Paris, Desclée, 1988, p. 19.
34 Famille éducatrice, no 3, mars 1967, p. 3.
35 AD Somme, Fonds Vandermeersch, 77J41.
36 Parents et maîtres, 1966, p. 75.
37 Ibid., p. 77.
38 AD Somme, Fonds Vandermeersch, 77J41.
39 Archives nationales, 2002013114 ; BOEN, no 25, 30 juin 1977, p. 1865-1868. La loi no 2008-496 du 27 mai 2008 portant diverses dispositions d’adaptation au droit communautaire dans le domaine de la lutte contre les discriminations a depuis édicté que le principe de non-discrimination ne fait pas obstacle à l’organisation d’enseignements par regroupement des élèves en fonction de leur sexe.
40 Enseignement catholique actualités, no 278, novembre 2003, p. 24.
41 L’éducation affective, relationnelle et sexuelle dans les établissements catholiques d’enseignement, p. 6.
42 Documents Épiscopat, 2005, p. 14.
43 Documents Épiscopat, 2005, fiche 2 : « Pistes éducatives ».
44 Enseignement catholique actualités, no 278, novembre 2003, p. 24.
45 Documents Épiscopat, 2005, p. 14.
46 Documents Épiscopat, 2005, fiche 2 : « Pistes éducatives ».
47 Fize Michel, Les pièges de la mixité scolaire, Paris, Presses de la Renaissance, 2003.
48 Enseignement catholique actualités, no 278, novembre 2003, p. 30.
49 [https://www.senat.fr/notice-rapport/2003/r03-263-notice.html], consulté le 9 octobre 2019.
50 Famille chrétienne, no 1182, 9 septembre 2000.
51 Auduc Jean-Louis, Sauvons les garçons !, Paris, Descartes & Cie, 2009.
52 [http://www.hautefeuille92.fr/La-non-mixite-une-liberte], consulté le 12 mai 2019.
53 Famille chrétienne, no 1881, 27 janvier 2014.
54 Ibid.
55 Enseignement catholique actualités, no 278, novembre 2003.
56 Il existe évidemment des exceptions, telle l’école-collège-lycée Charles-Péguy à Bobigny (93).
57 [http://www.ndfrance.org/college/presentation], consulté le 9 octobre 2019. Sur cet exemple, voir aussi Teinturier Sara, « De la mixité des sexes à l’“éducation différenciée” dans les établissements privés catholiques (1960-2010) », dans Matthieu Brejon de Lavergnée et Magali Della Sudda (dir.), Genre et christianisme. Plaidoyer pour une histoire croisée, Paris, Beauchesne, 2015, p. 370.
58 [http://www.ndfrance.org/nous-connaitre/projet-educatif], consulté le 9 octobre 2019.
59 Documents Épiscopat, 2005, p. 18.
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