Version classiqueVersion mobile

L’Église dans l’enseignement secondaire

 | 
Samuel Gicquel
, 
Frédéric Le Moigne

Troisième partie. Mutations institutionnelles

Les dernières années de la Congrégation enseignante dans l’Ordre de saint Dominique

Augustin Laffay et Nathalie Viet-Depaule

Texte intégral

  • 1 En 1957, les provinces françaises se découpaient territorialement en trois : la province de France (...)
  • 2 Coublevie est situé en Isère, à proximité du massif de la Chartreuse. En 1957, une fois la dissolut (...)
  • 3 Analecta sacri ordinis fratrum praedicatorum, 1957, p. 155.
  • 4 L’école Lacordaire de Meudon-Bellevue, qui poursuivait depuis 1927 la tradition des écoles de la ru (...)

1Le décret signé le 6 août 1957 à Rome par le maître de l’Ordre, Michael Browne, supprime la congrégation de Saint-Dominique pour la jeunesse. Le sort de la congrégation, de son personnel et de ses établissements – tous situés en France – est réglé dans un texte lapidaire de moins de quinze lignes. Cette décision ne surprend pas les frères enseignants : leur chapitre « provincial » de 1955, présidé par le socius du Général, le père Gobert, dominicain de la province de Belgique, s’était orienté vers cette suppression et le rattachement des établissements aux trois provinces françaises1. L’école de Sorèze est placée sous la juridiction du maître de l’Ordre, l’école Lacordaire à Marseille est confiée à la province de Toulouse, Saint-Thomas d’Aquin à Oullins et le petit collège Saint-Dominique à Coublevie2 reviennent à la province de Lyon et Saint-Elme à Arcachon, non cité dans le décret, relève, de facto, de la province de Toulouse3. La province de France n’est pas concernée, car elle n’a plus d’établissement scolaire dominicain sur son territoire depuis la Seconde Guerre mondiale4.

  • 5 Voir à ce sujet le texte de Marie-Thérèse Duffau.
  • 6 Metz Angelico de, « La fondation des dominicains enseignants par le père Lacordaire », Mémoire domi (...)

2Le petit nombre de frères, comparé aux jésuites ou aux frères des écoles chrétiennes, peut apparaître dérisoire, mais l’abandon de la Congrégation enseignante marque un tournant dans l’histoire de l’Ordre en France puisqu’il met fin à l’une des fondations lacordairiennes créée en 1852 sous la forme d’un tiers-ordre5 et restée marginale au sein du monde dominicain français6.

Paradoxe et infléchissement

  • 7 Constitutions Gillet, 1932, no 291. La congrégation fonctionne à peu près comme une province non te (...)

3Bien qu’en 1923 les dominicains-enseignants aient acquis un statut comparable à celui des dominicains des trois provinces françaises, ils se sentent encore tenus de justifier leur existence. Ils avaient pourtant rompu à cette date avec le statut de Tiers-Ordre régulier (religieux faisant des vœux simples), accédé au rang de congrégation dominicaine (avec des vœux solennels) et figuré dans la liste des entités de l’Ordre avec les provinces7.

4C’est pourquoi, en mai 1950, le père Antonin Girard, docteur en théologie et tête pensante de la Congrégation, rédige un rapport sur la « Vie dominicaine dans la congrégation de Saint-Dominique pour l’éducation de la jeunesse » pour la réunion des provinciaux français, des maîtres des novices et des maîtres des étudiants, organisée à L’Arbresle du 16 au 19 octobre 1950, révélant l’autocompréhension que la Congrégation enseignante a de son identité.

  • 8 Archives des dominicains de la province de Toulouse (désormais ADPT), fonds de la Congrégation ense (...)
  • 9 Ibid.
  • 10 Ibid., p. 8.

5Antonin Girard commence par se réclamer de Lacordaire, fondateur du « Tiers-Ordre pour l’éducation chrétienne des jeunes gens de la classe bourgeoise8 ». Sa perspective était élitiste au plan de l’engagement social et chrétien mais son intuition a été mal comprise par ses pairs, estime-t-il. On a cru dans l’Ordre (c’est-à-dire dans les provinces dominicaines) que « le soin et l’éducation de garçons qui ne se destinent pas à la vie religieuse » étaient une innovation. Malheureusement, les conditions dans lesquelles la Congrégation a été créée n’ont pas offert la possibilité d’une formation religieuse du métier d’enseignant : « Les études, dans les tout premiers temps de la fondation, furent parfois rapidement menées en vue d’utiliser sans retard des religieux en trop petit nombre pour les trois ou quatre collèges dont nous assurions la marche. » Pour pallier ce manque d’encadrement, on a eu recours à des formateurs ou à des professeurs de théologie issus des provinces comme Thomas Rivière (1851-1902), de la province de Toulouse, ou Michel Cormier (1860-1930), de la province de Lyon. En 1903, lorsque les congrégations non autorisées ont été expulsées, les dominicains enseignants exilés à Fribourg ont pu se doter d’une véritable formation académique acquise auprès de l’université jusqu’en 19219. Mais dès leur retour en France, il a fallu recourir à l’aide des studia des provinces françaises pour assurer leur formation. Les dominicains enseignants auraient dû suivre un double cursus : celui des études de philosophie et de théologie et l’apprentissage universitaire de matières profanes. En 1950, ce qui fait défaut, dit le rapport, c’est la disponibilité pour des études complémentaires en vue de l’obtention de grades académiques et pour une formation pédagogique, c’est-à-dire pour apprendre ce qui va constituer le cœur de leur mission d’enseignants. Les petits effectifs des frères enseignants et l’éloignement de leurs couvents-écoles des centres universitaires ne l’ont pas permis. « Personne n’a pu encore gagner une licence une fois entré chez nous. On peut seulement citer deux Pères, venus avec trois certificats, qu’on a pu favoriser au cours de leurs études à Coublevie pour en obtenir un quatrième. Une expérience il est vrai est en cours à Oullins même, d’un Père jeune à qui le TRP Provincial fait ménager le temps nécessaire pour préparer des diplômes en psychologie et pédagogie10. »

6Girard s’applique à démontrer dans ce même rapport que les observances de la vie dominicaine sont pleinement réalisées dans la Congrégation grâce à l’un des piliers de la province, Réginald Berger (1877-1956), maître des novices dans la province de France à Amiens de 1922 à 1932 puis à Coublevie de 1934 à 1946. Liturgie, vie commune, silence, jeûne, clôture sont pour Girard des exigences possibles, non sans tension, modo dominicano, au cœur de couvents qui abritent des écoles.

  • 11 Ibid., p. 10.
  • 12 Voir la communication d’Yvon Tranvouez sur le sujet.

7Enfin, il rappelle que le titre officiel latin de la Congrégation, Congregatio sancti Dominici pro Educanda Juventute, n’est plus traduit par celui de « dominicains enseignants » mais par « dominicains éducateurs » : « Nous marquons ainsi plus clairement, dans ce vocable qui se veut programme, notre souci d’être autre chose que des marchands de soupe ou de latin11. » Insistant sur cette dimension, il évoque des développements possibles de l’activité de la Congrégation, semblables à ceux que sut imaginer Henri Didon à la fin du xixe siècle12 : classes préparatoires, maisons d’étudiants, aumôneries de jeunesse catholique dans les diocèses, fraternités du Tiers-Ordre dans les collèges, publications pédagogiques.

8Si ce rapport tend à démontrer que les dominicains enseignants ont toute leur place dans l’Ordre, il dénonce leurs faibles effectifs, la quasi-absence de novices et les moyens pédagogiques insuffisants. Ce bilan va conduire, cinq ans plus tard, à la suppression de la Congrégation.

Le chapitre de la Congrégation enseignante en 1955 et sa réception en France

9Le chapitre de la Congrégation enseignante tenu en 1955 s’oriente vers sa suppression et le rattachement des collèges aux trois provinces françaises. Il n’est pas question de fermer les écoles dominicaines ni de refuser une perspective d’enseignement aux religieux qui s’y sont engagés. Dans cette perspective, l’analyse du représentant du maître de l’Ordre, Nicolas Gobert, exagérément optimiste, tient en quatre points :

  • L’œuvre est bonne (« les besoins de la déchristianisation de la France postulent l’enseignement libre ») ;

  • Elle est dominicaine (« les Constitutions sont formelles ») ;

  • Elle est viable (on ne craint ni un éventuel problème de personnel dominicain avant dix ans, ni un problème financier) ;

  • Elle est susceptible d’apporter des vocations (le recrutement serait favorisé « comme il appert de l’exemple de certaines Provinces »).

  • 13 ADPT, I G 42 600, Chapitre provincial 1955. Compte rendu des séances du chapitre.

10Au vu des statistiques, la situation apparaît pourtant sombre. En 1955, il n’y a plus aucun novice clerc. Les provinces dominicaines concernées par l’intégration des écoles situées sur leur territoire résistent. Si la province de France n’est pas concernée, celle de Toulouse sur le territoire de laquelle se trouvent trois collèges dominicains est particulièrement sur la défensive. Le procès-verbal de la séance du 24 juillet 1955 du chapitre provincial toulousain en témoigne13. Le prieur Thomas Lacrampe intervient en contrepoint : pour lui la « déconfiture » de la Congrégation enseignante n’est pas liée à la nécessaire fermeture du lieu de formation qu’était Coublevie. « Cette œuvre, fondée par Lacordaire parallèlement à l’Ordre, n’a sans doute pas été assez pensée. Les expulsions lui ont fait aussi un très grand tort. » Il ajoute que « les PP enseignants ne se sont jamais sérieusement occupés de leur recrutement, en raison aussi d’un esprit de libéralisme et d’une action peut-être insuffisante dans le sens de la piété. À un moment donné, on a même recruté un peu n’importe qui ». La conclusion de Lacrampe, c’est que la province doit refuser de s’occuper des collèges. La situation de l’enseignement libre en France ouvre d’ailleurs peu de perspectives. Une discussion s’ensuit. Le vote est sans appel : par dix voix et une abstention, le chapitre provincial rejette la demande du maître de l’Ordre.

  • 14 ADPL/Archives des dominicains de la province de France, B 1404. Chapitre provincial 1955. Compte re (...)

11La province de Lyon, dont le chapitre provincial a lieu aussi en juillet 1955, débat également de l’intégration de la Congrégation enseignante. Elle propose que Coublevie soit fermé et que le collège d’Oullins ne lui demande « aucune aide de la Province en personnel et en finances14 ». Le père Chéry « manifeste des inquiétudes sur les affiliations et le renouvellement du personnel », le père Belaud demande « que soient prises des garanties très fermes pour qu’Oullins ne soit jamais pris ou renfloué, éventuellement, par une province étrangère » et le père Gerlaud demande « s’il est loyal d’accepter cette tâche » avec la possibilité de fermer le collège dans quelques années. Enfin le père Laxague, prieur du collège Saint-Thomas à Oullins « souligne les désirs profonds des jeunes pères qui attendent de cette mesure un renouvellement profond » sans autre précision. Le chapitre conclut que la province de Lyon « a l’intention de traiter de cette affaire importante avec la Congrégation ». Et il ajoute :

  • 15 Ibid.

« Les pères définiteurs et les pères de la province émettent le vœu que les religieux de la Congrégation soient pendant quatre ans, c’est-à-dire jusqu’au prochain chapitre provincial, fils du Révérendissime père Général, et que le “statu quo” étant sauvegardé pour l’année scolaire en cours, les assignations futures soient faites après consultation d’un conseil composé des provinciaux intéressés et des religieux compétents des collèges : prieurs et régents des études. La province de Lyon se réserve la liberté nécessaire pour envisager les mesures utiles au développement ou à la transformation des activités existantes, voire pour les supprimer si les circonstances l’exigeaient impérieusement15. »

12Rome exerce cependant une forte pression qui s’accentue entre 1955 et 1957 pour mettre fin à la Congrégation enseignante. L’Espagnol Emmanuel Suarez (décédé le 30 juin 1954) apparaît avec le recul comme un soutien de la Congrégation enseignante alors que son successeur irlandais, Michael Browne, en est le fossoyeur. Le 16 mai 1957, le père Rande, prieur de la province de Toulouse, demande au conseil provincial de Toulouse s’il y a lieu de revenir sur la position négative prise en ce qui concerne les collèges. Il s’agit d’accepter ou de refuser le collège Lacordaire de Marseille. Le conseil considère que la province n’est pas à même de prendre en charge cet établissement et refuse, en raison d’une « inaptitude » autoproclamée. La curie généralice a décidé en outre qu’Oullins devait passer à la province de Lyon et Sorèze rester momentanément sous la juridiction du maître de l’Ordre ; le cas de Saint-Elme est laissé en suspens. En attendant une décision définitive qui devra être avalisée par le maître de l’Ordre, les écoles continuent à fonctionner avec leur encadrement dominicain. Le statu quo l’emporte.

Portrait de groupe des frères de la Congrégation

  • 16 Selon le dernier annuaire de la Congrégation enseignante (1955), ADPT.

13Si cette dissolution annoncée était attendue, la Congrégation n’échappe pas pour autant à un problème humain. Ce décret touche 53 frères enseignants16 rattachés aux provinces dominicaines françaises, dont l’engagement était conçu comme un idéal religieux, celui de pratiquer un apostolat dévolu à l’enseignement et à l’éducation. Tous, sauf deux (un mort et une sortie de la Congrégation), continuent d’enseigner après 1957 et pour la majorité d’entre eux, bien au-delà de cette date. En effet, bien que la Congrégation ait disparu formellement, les collèges continuent pendant quelques années d’accueillir des élèves, ce qui contraint les trois provinces dominicaines à envoyer 17 autres frères pour perpétuer leur fonctionnement. En tout, 70 frères doivent, souvent en allant contre leur vocation, faire en sorte que l’Ordre des frères prêcheurs abandonne la responsabilité de ses écoles.

Quelques éléments biographiques concernant les frères de la Congrégation enseignante avant leur prise d’habit

14Rassembler des données biographiques est toujours un exercice difficile, car seuls quelques points saillants peuvent qualifier une cohorte de frères, les données étant souvent lacunaires lorsqu’il s’agit de les comparer. Dans le but de dresser un portrait de groupe des 53 frères qui appartenaient à la Congrégation en 1957, lors de sa disparition, leur origine socioprofessionnelle et leur niveau scolaire ont été relevés et analysés. Nous avons, d’une part, utilisé le dernier catalogus de la Congrégation enseignante, celui de 1955, qui donne les noms des frères, leur date et lieu de naissance, la date de leur profession simple et celle de leur ordination sacerdotale lorsqu’ils deviennent prêtres et, d’autre part, les trois annuaires des trois provinces en 1955, à des fins comparatives, autant que les sources dont nous disposons dans les archives de l’Ordre et les difficultés que comportent ces types de classification le permettent17.

15Si l’on compare l’origine socioprofessionnelle des frères enseignants avec celle de 70 dominicains (prêtres et convers) des trois provinces, choisis de façon aléatoire, on remarque à la fois quelques écarts, mais aussi quelques similitudes. Les frères enseignants sont davantage issus de familles de cultivateurs-propriétaires (27 % contre 17 %) ou de commerçants (24 % contre 16 %) mais moins de professions libérales (24 % contre 34 %). La comparaison entre les autres catégories (fonctionnaires, artisans, ouvriers) affiche, globalement, des proportions identiques.

16Quelle est la corrélation entre cette répartition et le capital scolaire des frères ? Si on distingue les frères qui ont fait des études supérieures, ceux qui sont détenteurs du baccalauréat ou qui ont fait des études secondaires, ceux qui sont passés par un grand séminaire et ceux qui n’ont aucun diplôme, on constate, là aussi, certaines différences comme certaines similitudes. Les frères enseignants sont très peu à être passés par un grand séminaire (7 % contre 19 %) et sont beaucoup plus nombreux à ne posséder aucun diplôme (31 % contre 12 %). Par contre ils ont fait des études secondaires ou ont eu le baccalauréat dans des proportions assez voisines (31 % contre 36 %) et ont eu également le même accès aux études supérieures (30 % contre 33 %). On ne saurait donc parler de méritocratie rurale catholique, mais il faut souligner la forte proportion des non-diplômés qui est très proche de celle des frères qui ont fait des études supérieures.

  • 18 Notamment ceux d’Oullins, de Sorèze et d’Arcachon de 1853 à 1955.
  • 19 Metz Angelico de, Documents pour servir à l’histoire de l’Ordre de Saint-Dominique en France, no 9, (...)

17Enfin, une spécificité du recrutement de la Congrégation enseignante doit être soulignée. Angelico de Metz avait déjà montré à partir d’un corpus de frères de plusieurs collèges18 que les collèges dominicains étaient une véritable pépinière de futures vocations de 1852 jusqu’à la Seconde Guerre mondiale qu’elles soient religieuses ou diocésaines19. En effet, on compte 11 anciens élèves des collèges tenus par la Congrégation parmi les 53 frères dominicains en fonction avant 1957 (un peu plus de 20 %) et un seul sur 17 exerçant à partir de 1957 (5,5 %). À ces 12 frères, on peut ajouter Raphaël Lamolle qui, âgé de 17 ans, est embauché, au moment des expulsions, dans le collège de Saint-Sébastien en Espagne comme surveillant et qui entre ensuite dans la Congrégation, mais aussi Gonzalve Chéhadé et Marc Grégoire, deux Égyptiens, qui, fréquentant le Cercle étudiant catholique du Caire, sont orientés par le père Boulanger vers la Congrégation. Ce recrutement interne n’a jamais été considéré par les dominicains des trois provinces comme une chance pour l’Ordre, ce qui n’est pas loin de signifier le peu d’intérêt qu’ils portaient à la vocation des frères enseignants.

Quelques données propres aux frères enseignants

18Jusqu’en 1957, les futurs éducateurs dominicains font un an de noviciat, puis des études de philosophie et de théologie pendant quatre ans au sein du studium de la Congrégation enseignante, longtemps situé à Coublevie. À l’issue de leurs études, ils sont généralement envoyés dans un collège, sauf s’ils partent poursuivre des études à Rome. Un bon tiers (37,7 %) des frères ont fait toute leur formation dans la Congrégation, plus de 7 % d’entre eux ont rejoint la Congrégation au cours du noviciat ou après leur profession simple, mais plus de 50 %, faute de personnel d’encadrement, ont suivi leurs études dans les trois provinces françaises, ce qui est une proportion considérable.

19À quelle tranche d’âge appartiennent-ils ? En 1955, si les frères âgés de 30 à 59 ans sont les plus nombreux (75 %), les tranches d’âge de 50 à 70 ans forment presque la moitié des frères (49 %). En termes de génération, un seul frère a moins de 30 ans mais, par contre, on note une proportion importante de frères âgés : 22 % ont plus de 60 ans. Il n’y a pas de grande différence avec l’âge des frères qui enseignent à partir de 1957 : ils ont tous entre 30 et 59 ans et un peu plus d’un tiers a plus de 50 ans.

20Au sein de leurs écoles, les frères sont tour à tour professeurs, prieurs, supérieurs, régents des études, aumôniers, prédicateurs, confesseurs, censeurs, procureurs, économes, surveillants, cette dernière fonction étant souvent attribuée à des novices pour leur permettre de se familiariser avec la vie d’un collège ou d’apprendre le latin avant d’entrer dans la Congrégation. Cette polyvalence des fonctions ainsi que la mobilité des frères sont à la fois un facteur de souplesse mais aussi une manière de pallier le petit nombre de frères. Il faut cependant distinguer les tâches administratives (organiser et gérer), les tâches religieuses et les tâches d’enseignement et d’encadrement. On ne saurait oublier que l’éducation religieuse est pensée comme le soubassement du dispositif pédagogique et que l’encadrement d’une école est une priorité apostolique. Il faut aussi ajouter que beaucoup de frères cumulent plusieurs fonctions : professeurs de plusieurs matières, éducateurs et confesseurs pour choisir un exemple. Ils les cumulent non seulement au sein de l’établissement mais aussi à l’extérieur : plus d’un est aumônier de scouts, de sœurs, de la Conférence Saint-Vincent de Paul…

La durée d’enseignement dans les collèges

21On constate que les frères qui figurent au catalogus de 1955 font carrière dans l’enseignement. Plus de 37 % d’entre eux y consacrent entre 31 et 40 ans de leur vie, 24,5 % entre 21 et 30 ans et 17 % entre 21 et 30 ans. Pour mieux expliquer cette durée, il faudrait tenir compte d’une donnée difficilement quantifiable qui est la force du processus religieux à l’œuvre, on pourrait dire l’habitus du dominicain enseignant. À l’inverse, les frères appelés en renfort à partir de 1957 passent beaucoup moins de temps à enseigner, car ils ne sont là que pour entériner la disparition de la Congrégation et de ses collèges. La majorité des frères enseignants sont prêtres. Ils ne sont que cinq convers en 1955 (9,4 %) et deux en 1957 (11,7 %), soit en tout 10 % du corpus.

22En 1957, les religieux de la Congrégation enseignante sont obligés de choisir la province qui veut bien les recevoir. Le choix se porte en premier lieu sur la province de Toulouse (c’est le cas pour 58 % d’entre eux), puis sur celle de Lyon (32 %), la province de France venant en dernier (10 %). L’implantation des collèges explique en partie cette répartition : Oullins est proche de Lyon, les trois autres collèges sont sur le territoire de la province de Toulouse. Enfin, on peut ajouter un détail qui semblerait montrer l’attachement des frères aux lieux où ils ont enseigné, voire leur impossibilité d’intégrer un couvent de l’Ordre : le nombre de frères qui décident de mourir dans les lieux où ils ont enseigné. Ils sont plus nombreux lorsque leur apostolat n’a été dévolu qu’à l’enseignement (20 %), moins lorsqu’ils n’ont exercé que des tâches administratives (11 %).

23En résumé, il est possible de dresser le portrait suivant – certes quelque peu grossier – : les frères enseignants ont des parents appartenant au monde rural (27 %), à une profession libérale (24 %) ou au monde du commerce (24 %). Ils possèdent, globalement, avant d’entrer dans la Congrégation, un capital scolaire médiocre par rapport aux religieux des trois provinces dominicaines. Ayant choisi d’exercer leur apostolat dans la Congrégation, ils sont plus formés par celles-ci que par la Congrégation enseignante. À l’issue de leur cursus de formation, les frères enseignants sont majoritairement ordonnés prêtres, puis assignés successivement dans plusieurs collèges où ils ont des fonctions multicartes qui toutes concourent à se consacrer à l’éducation profane et spirituelle de collégiens.

24Comme il n’est pas possible de faire une prosopographie probante des frères enseignants en l’état des sources, nous pouvons évoquer, à titre d’exemple, quelques figures de religieux qui ont en commun d’avoir voulu vivre leur vocation dans les écoles jusqu’à leur mort.

  • Raymond Dizard (1909-1986) : né à Porrentruy en Suisse, ancien cuisinier, il entre le 8 décembre 1941 dans la Congrégation enseignante comme frère convers. Après sa profession simple faite le 24 décembre 1942 et son cursus à Coublevie, il est assigné en 1947 au collège d’Oullins qu’il quitte en 1963 pour venir à l’école Lacordaire à Marseille. À Oullins, comme à Marseille, il est l’auxiliaire des économes qui se succèdent et responsable de la sacristie ;

  • Michel Dastarac (1912-1996) : né à Paris, très vite orphelin, il entre à l’école Lacordaire à Marseille en 1924. Après une demi-licence de lettres, il entre dans la Congrégation enseignante en 1932 mais fait ses études au Saulchoir de Kain, le studium de la province de France, où il est ordonné prêtre en juillet 1939. Après l’armistice, il fait une année de théologie à Coublevie puis est assigné en septembre 1941 à Sorèze où il enseigne le français et le latin, tout en étant régent des études de 1948 à 1958 puis directeur de 1958 à 1960. Envoyé ensuite à Marseille, il exerce les fonctions de régent des études, puis de prieur pendant trois triennats. C’est pendant sa charge de prieur qu’il conçoit un projet pour l’école Lacordaire prenant en compte l’évolution de la société, la politique de l’enseignement sous la Ve République et le manque de frères enseignants. En juillet 1972, il est assigné comme aumônier à Oullins puis à Arcachon jusqu’en 1976 où il est le dernier religieux à être présent puis rejoint le couvent de Nice où différentes aumôneries lui sont confiées ;

  • Gabriel-Georges Montserret (1920-2012) : né à Marseille, fidèle de l’église du couvent dominicain, il fréquente l’école Lacordaire de 1928 à 1936. Après une licence de lettres et le temps d’un chantier de jeunesse, il entre en 1941 dans la Congrégation enseignante. Ordonné prêtre en 1946, il continue ses études à Rome (lectorat et licence de théologie). Il est ensuite assigné à Sorèze comme censeur jusqu’en 1951, puis comme prieur tout en étant professeur. Il est tour à tour régent, prieur, supérieur, directeur dans deux collèges : Oullins et Sorèze.
    En 1980, il est détaché à Perpignan, comme directeur diocésain de l’enseignement catholique, il exerce cette fonction pendant dix ans. Il se consacre ensuite au service des moniales et du vicariat de Prouilhe, puis est assigné à la Sainte-Baume. Enfin, à la suite de multiples ennuis de santé, il vit ses dernières années à la maison Saint-Jean de Dieu à Marseille ;

  • Emmanuel Debroise (1922-2009) : né à Rennes (Ille-et-Vilaine), il entre en 1944 dans la Congrégation enseignante. Après son cursus au studium de Coublevie, il obtient une licence de théologie à Rome. Assigné en 1950 à Oullins comme censeur, il est envoyé l’année suivante à Marseille comme régent. En 1954, il devient prieur, fonction qu’il exerce pour deux triennats tout en enseignant la physique et la chimie. Il rejoint ensuite le couvent de Toulouse comme maître des étudiants, puis est élu prieur provincial en 1963 pour quatre ans. Il revient dans la Congrégation enseignante à Sorèze, où pendant cinq ans, il est tour à tour régent, économe, prieur et aumônier. En 1972, il est à nouveau élu prieur de l’école Lacordaire à Marseille, fonction qu’il assure jusqu’en 1981. Il loge jusqu’à sa mort, survenue en 2009, dans les bâtiments dévolus aux religieux dominicains, au cœur de l’école marseillaise ;

  • Hyacinthe Rambaud (1922-1988) : né à Vienne dans l’Isère, il entre dans la Congrégation enseignante en 1944. Ordonné prêtre en 1950, il poursuit des études à Rome après son cursus au studium de Coublevie, puis est assigné à Oullins en 1955 où il est successivement syndic, régent, sous-prieur. En 1962, il est envoyé à Arcachon où il est tour à tour régent, directeur et prieur, puis à nouveau à Oullins en 1973 comme directeur. Il se bat jusqu’en 1981 pour que l’école reste sous la tutelle de l’Ordre.

Une suppression impossible dans la province de Toulouse

  • 20 Le collège d’Oullins relève de la province de Lyon. Son cas n’est pas étudié dans cette contributio (...)
  • 21 Gabriel-Georges Montserret a publié pour le centenaire : Henri-Dominique Lacordaire et la liberté d (...)
  • 22 ADPT, fonds de la Congrégation enseignante, Arcachon.

25À partir de 1957 (date du décret de suppression de la Congrégation), le conseil provincial toulousain mène une guerre d’usure pour s’exonérer de la prise en charge des trois écoles existant dans sa diète : Lacordaire, Saint-Elme, Sorèze20. Le 3 mars 1961, le conseil provincial vote à l’unanimité le principe de la fermeture d’un des trois couvents méridionaux ; une semaine plus tard, après avoir entendu la commission formée des trois supérieurs de ces trois écoles assistés d’un membre de la communauté, le même conseil vote le retrait de Sorèze, à quelques mois du centième anniversaire de la mort du père Lacordaire21 ! La décision est suspendue en raison de l’hommage très médiatique rendu au fondateur. Une proposition faite aux provinciaux français par Michael Browne de fournir des cadres pour Sorèze se heurte au refus des provinces. Le 26 février 1962, le conseil provincial, en présence du père Gobert, se dirige vers une solution qui ne laisserait à la province de Toulouse qu’un seul collège. On s’oriente vers une simple aumônerie pour Sorèze, avec passage des responsabilités pédagogiques et éducatives aux laïcs et on s’engage à chercher « activement » une autre congrégation enseignante pour reprendre le collège d’Arcachon22. C’est pourtant l’école Lacordaire de Marseille qui est supprimée par le chapitre provincial de Sorèze en mai 1963. Seule école située dans une grande ville, elle présente une valeur immobilière qui permettrait de financer la construction du nouveau couvent de Toulouse (Rangueil). La volonté de mettre rapidement en œuvre cette décision va entraîner une levée de boucliers : l’archevêque de Marseille, Marc Lallier, les parents d’élèves, la communauté éducative dominicaine, appuyées par les anciens dominicains enseignants s’adressent à Rome. Louis-Marie Bouhier, nouveau prieur de la province de Toulouse, meurt dans un accident de voiture entre Sorèze et Toulouse le 6 juillet 1963, trois mois après son élection. Son successeur, Emmanuel Debroise, ancien père de la Congrégation enseignante, bloque la décision de vendre l’école Lacordaire de Marseille et organise le statu quo.

  • 23 Colon David, « La naissance des organisations d’étudiants catholiques en France », Matériaux pour l (...)

26Sous le provincialat de Debroise, entre 1963 et 1967, l’avenir des collèges est renvoyé de commission en commission. Emmanuel Debroise, très contesté en interne, multiplie les manœuvres dilatoires. Les religieux restés dans les écoles en sursis avancent des solutions innovantes pour sauver leurs établissements : pour l’école Lacordaire de Marseille, Dastarac envisage la suppression du primaire et l’ouverture d’une Maison d’étudiants, sur le modèle du 104 rue de Vaugirard des Pères maristes ou des Maisons d’étudiants catholiques des jésuites23. Son idée est de créer une passerelle entre le public étudiant et les lycéens pour retrouver l’esprit de Lacordaire au temps de ses conférences à Stanislas. Pour Saint-Elme, une collaboration est étudiée en 1966 avec l’association « Jeunesse et Marine » fondée en 1959 par le dominicain Yves-Dominique Mesnard (1909-1987). Pour Sorèze est envisagée après les événements de 1968 l’installation de l’armée de l’air ou d’un IUT dont les dominicains assureraient l’aumônerie, ce qui ne restera qu’un projet.

27Le chapitre de 1967 marque un tournant dans l’histoire provinciale toulousaine avec l’élection de Joseph Kopf. L’école Lacordaire a sauvé la mise (elle passe sous la tutelle de la province de Toulouse) mais on décide un désengagement de Saint-Elme et Sorèze demeure sous l’administration dominicaine jusqu’en 1978.

28On peut dire aujourd’hui que la Congrégation enseignante a bel et bien disparu, laissant chez les derniers frères enseignants, qui se sont battus pour la faire vivre, l’impression que leur vocation n’était plus reconnue. Force est de constater que, au fil du temps, les raisons pour supprimer la Congrégation se sont multipliées, s’imbriquant les unes dans les autres. Il semble que les dominicains enseignants n’ont pas pu faire face à la faiblesse de leurs effectifs, ni à l’insuffisance de leur formation. Leur manière d’être dominicain les a marginalisés par rapport aux autres dominicains et a vite stérilisé les tentatives des années 1960 et 1970 pour perpétuer l’existence des collèges. Ils paraissent ne pas avoir mesuré les changements scolaires à l’œuvre dans la société, notamment l’enseignement de masse, ni la mise en place d’une législation qui donnait un cadre légal à l’enseignement catholique (lois Marie, Barangé, Debré). En bref, ils n’ont pas su justifier leur vocation enseignante face aux nombreux aléas auxquels ils ont été confrontés. Il y a bel et bien une ambiguïté : Emmanuel Debroise se présentait encore quelques années avant sa mort, en 2009, comme un dominicain de la Congrégation enseignante. Juridiquement la Congrégation a été supprimée le 6 août 1957, mais les provinces n’ont pas su que faire des écoles et de leur personnel. Il faut ajouter aussi qu’au moment où se décidait la suppression de la Congrégation enseignante, de nombreux débats agitaient les dominicains des provinces françaises concernant le sens de la mission dans le monde moderne qu’incarnaient le mouvement Économie et humanisme, la Mission ouvrière, le CPMI… La compréhension de la jeunesse et le contact étaient affichés par les chapitres provinciaux comme des priorités essentielles, ce qui a entraîné bien des dominicains à devenir aumôniers d’Action catholique ou du scoutisme. Confrontés à ces mutations, les dominicains des provinces françaises n’ont pas reconnu dans leurs collèges un appel apostolique. Dans le sillage des événements de 1968, ils ont même parfois contesté l’école libre au nom de la lutte des classes, refusant « l’école bourgeoise ». Quoi qu’il en soit, en 2019, seule l’école Lacordaire demeure sous tutelle dominicaine. Aucun religieux n’y loge plus depuis 2009 et la présence dominicaine est réduite à un service d’aumônerie.

Notes

1 En 1957, les provinces françaises se découpaient territorialement en trois : la province de France (dite aussi province de Paris), érigée en 1850, la province de Lyon, érigée en 1862, et la province de Toulouse, érigée en 1865.

2 Coublevie est situé en Isère, à proximité du massif de la Chartreuse. En 1957, une fois la dissolution de la Congrégation prononcée, la province de Lyon vend le petit collège Saint-Dominique à l’hôpital de Voiron, qui y transfère sa maison de retraite. Le 15 juillet 1958, après une dernière messe, les clefs du couvent sont remises aux sœurs de l’hôpital.

3 Analecta sacri ordinis fratrum praedicatorum, 1957, p. 155.

4 L’école Lacordaire de Meudon-Bellevue, qui poursuivait depuis 1927 la tradition des écoles de la rue Saint-Didier (Paris 16e), est réquisitionnée en 1939 et utilisée comme hôpital militaire auxiliaire. Occupée ensuite par une fanfare, un dépôt, des services FFI, elle est l’objet de telles détériorations que sa réouverture est impossible. La propriété est abandonnée en 1951 à la Ville de Paris.

5 Voir à ce sujet le texte de Marie-Thérèse Duffau.

6 Metz Angelico de, « La fondation des dominicains enseignants par le père Lacordaire », Mémoire dominicaine, Paris, Cerf, 3, 1993, p. 37-48 et, du même auteur dans le même ouvrage, « Le personnel religieux de la Congrégation enseignante », p. 49-58.

7 Constitutions Gillet, 1932, no 291. La congrégation fonctionne à peu près comme une province non territoriale mais elle n’est pas représentée au chapitre général et ne participe donc pas à l’élection du maître de l’Ordre.

8 Archives des dominicains de la province de Toulouse (désormais ADPT), fonds de la Congrégation enseignante, administration G, rapport d’Antonin Girard sur la vie dominicaine dans la Congrégation, 1950, p. 1.

9 Ibid.

10 Ibid., p. 8.

11 Ibid., p. 10.

12 Voir la communication d’Yvon Tranvouez sur le sujet.

13 ADPT, I G 42 600, Chapitre provincial 1955. Compte rendu des séances du chapitre.

14 ADPL/Archives des dominicains de la province de France, B 1404. Chapitre provincial 1955. Compte rendu des séances du chapitre.

15 Ibid.

16 Selon le dernier annuaire de la Congrégation enseignante (1955), ADPT.

17 Nous renvoyons au dictionnaire biographique en ligne : [https://journals.openedition.org/dominicains/].

18 Notamment ceux d’Oullins, de Sorèze et d’Arcachon de 1853 à 1955.

19 Metz Angelico de, Documents pour servir à l’histoire de l’Ordre de Saint-Dominique en France, no 9, 1974.

20 Le collège d’Oullins relève de la province de Lyon. Son cas n’est pas étudié dans cette contribution, mais il est développé dans celle de Marie-Thérèse Duffau.

21 Gabriel-Georges Montserret a publié pour le centenaire : Henri-Dominique Lacordaire et la liberté de l’École, Sorèze, École de Sorèze, 1961.

22 ADPT, fonds de la Congrégation enseignante, Arcachon.

23 Colon David, « La naissance des organisations d’étudiants catholiques en France », Matériaux pour l’histoire de notre temps, 2007, 86 (2), p. 29-33, [https://www.cairn.info/revue-materiaux-pour-l-histoire-de-notre-temps-2007-2-page-29.htm].

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont sous Licence OpenEdition Books, sauf mention contraire.

Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search