1Le 31 décembre 1959, jour de la promulgation de la loi Debré1, est loin d’être une date anodine pour les établissements secondaires confessionnels. En effet, contrairement à une idée reçue, les responsables de l’enseignement catholique ont été opposés à la disposition qui représentait le cœur même de la loi : l’article 4, où est créé le contrat d’association et qui concerne principalement les établissements secondaires2. Les dirigeants de l’époque – secrétaire général de l’enseignement libre3 et nombre de directeurs diocésains, voire de directeurs d’établissement – souhaitaient plutôt recevoir une subvention globale. Ils la répartiraient par eux-mêmes, rémunérant les enseignants et constituant ainsi un système éducatif parallèle. Le 10 janvier 1960, une réunion nationale des directeurs diocésains au collège jésuite de La Providence à Amiens fait état d’une grande réticence par rapport au contrat d’association au bénéfice du contrat simple, le premier contrat étant considéré comme défendant « une conception socialiste de l’enseignement4 », prélude ou étape préalable à une intégration dans l’enseignement public.

2Une telle prise de position allait à l’encontre de la position retenue par le général de Gaulle et les deux artisans de la loi : le socialiste André Boulloche et le gaulliste Michel Debré. Il s’agissait bien de créer une association au service public et non un double système, au moment même où les établissements publics du secondaire étaient nationalisés : collèges communaux et collèges d’enseignement généraux devenaient des établissements d’État échappant aux communes. Le contrat est d’ailleurs un contrat propre à chaque établissement et non un contrat de l’enseignement privé avec l’enseignement public. Il n’existera donc pas un enseignement privé parallèle à l’enseignement public avec ses règles, ses programmes et ses personnels mais des établissements privés associés par contrat à l’État. C’est l’État qui versera les subsides nécessaires au fonctionnement pédagogique et rémunérera directement les maîtres. L’intitulé de la loi est à cet égard clair. Il faudra l’intervention des cardinaux et archevêques de France dans une lettre d’avril 1960 en réponse à celle du 9 février de Michel Debré et une déclaration publique du 16 août 19605 pour que le contrat d’association soit officiellement accepté, à titre d’essai, pour un certain nombre d’établissements secondaires. Si un tel engagement n’avait pas été pris, c’était l’échec d’une loi qui serait mort-née, Michel Debré se refusant, dans ce cas, de signer les décrets d’application6. Dès le 24 août 1960, les provinciaux jésuites adressent un signal clair aux autorités publiques, aux établissements privés et à l’opinion : « il est souhaitable que nos collèges fassent l’essai du contrat d’association7 ». D’autres allaient suivre.

3Pour comprendre les effets de la loi sur les établissements, un état des lieux de la situation antérieure à la loi Debré permettra d’expliquer d’où viennent les réticences des établissements et comment, dans un second temps, ils ont réussi à accepter la nouvelle législation, devenant des établissements déconfessionnalisés, associés à l’État sans pour autant renoncer à leurs caractéristiques singulières d’établissements secondaires rattachés à l’Église catholique. Néanmoins, la création de l’établissement associé signe bien la fin de l’enseignement confessionnel : il doit être ouvert à tous, indépendamment de l’appartenance religieuse des élèves (article 1 de la loi). C’est de l’enseignement public donné dans un établissement privé.

4Les analyses ici présentées s’appuient sur un croisement de sources d’archives publiques (Archives nationales : fonds de Gaulle, fonds Debré) et d’archives privées (archives de Sciences-Po, archives apostoliques du Vatican, fonds du SGEC, archives du CNAEF, archives diocésaines de Lille et de Lyon).

Les derniers feux de l’enseignement confessionnel

5On examinera les aspects suivants : la doctrine, le caractère militant de cette construction, le succès rencontré dans l’opinion publique, l’organisation pédagogique, la formation des maîtres.

La doctrine

6Avant la loi Debré, quelle est la doctrine officielle de l’enseignement libre catholique ? Selon le canon 1374 du code de droit canonique de 1917, la réponse est claire : « la fréquentation des écoles non catholiques, ou neutres, ou mixtes doit être interdite aux enfants catholiques, sauf permission de l’ordinaire ». Aussi, le cardinal Louis-Joseph Luçon, archevêque de Reims, l’un des signataires de la lettre qui condamne, en 1909, des manuels scolaires de l’enseignement public, peut-il déclarer en 1924 : « l’école sans Dieu forme une génération d’ouvriers sans Dieu ni maître8 ». Le 10 mars 1925, l’Assemblée des cardinaux et archevêques (ACA) condamne les lois sur la laïcité, l’athéisme d’État… contre d’ailleurs l’avis du Saint-Siège qui estime le texte trop polémique et diplomatiquement risqué9. L’encyclique du 31 décembre 1929 sur l’éducation Divini illius Magistri définira la position officielle du Saint-Siège jusqu’au concile Vatican II. L’école dite neutre ou laïque, d’où est exclue la religion, est contraire aux premiers principes de l’éducation. Ce qui est premier, c’est la famille et l’Église, l’école ensuite. L’État peut certes s’occuper d’écoles, mais uniquement en cas de défaut de l’initiative privée :

« Il est nécessaire que tout l’enseignement, toute l’ordonnance de l’école, personnel, programmes et livres, en tout genre de discipline soient régis par un esprit vraiment chrétien… de telle façon que la religion soit le fondement et le couronnement de tout l’enseignement, à tous les degrés non seulement élémentaire, mais moyen et supérieur10. »

7Tel est l’horizon idéologique qui structure les directeurs d’établissements, les enseignants, les parents et les élèves à la veille de la loi Debré. Il s’agit d’une conception intransigeante où on lie dans un même mouvement enseignement et engagement confessionnel11. En ce sens, à partir de 1931, l’école catholique sera considérée par l’ACA comme la première forme de l’Action catholique12. Il s’agit donc d’une école de militants qui vise à refaire une France chrétienne, comme la JOC ou la JEC : l’école catholique est ainsi l’un des moyens privilégiés de cette action.

Une école militante

8Comme la loi de 1904 sur les congrégations n’interdit en aucune manière l’existence d’établissements privés, nombreux sont les engagements collectifs et individuels en faveur du maintien et de la défense d’établissements secondaires catholiques. Ils sont d’abord le fait de prêtres séculiers qui remplacent leurs confrères réguliers. Cet engagement ne se limite pas aux clercs, bien au contraire. De nombreux laïques prennent fait et cause pour l’enseignement catholique et se portent acquéreurs des établissements après la loi de Séparation de 1905. Ils créent des structures juridiques qui servent de support à l’existence légale des établissements privés.

9La crainte de l’instauration d’un monopole d’État se fait jour avec le projet des Compagnons pour une école unique13, crainte d’autant plus vive qu’en 1927, le Syndicat national des instituteurs, réuni en congrès, déclare sa volonté de voir nationaliser l’enseignement confessionnel14. Une nouvelle bataille s’engage alors, qui n’est plus seulement idéologique mais financière : il s’agit d’assurer la pérennité des établissements qui ne survivent que par les dons de personnes physiques ou morales et qui doivent faire face à la gratuité généralisée dans les lycées en 1933.

10Le combat pour l’« école libre » prend alors la forme de mouvements de masse qui occupent l’espace public. Les laïcs ont l’initiative, soutenus par les évêques : le général de Castelnau fonde la Fédération nationale catholique en 1924 et organise de larges manifestations de soutien dans les départements15. De nombreux catholiques la rejoignent. On aboutit aussi en 1931 à l’inscription dans un texte de loi du principe de la liberté d’enseignement. Par ailleurs, les parents d’élèves à Marseille s’organisent et créent un mouvement national, dès 1930 – les Associations de parents d’élèves de l’enseignement libre (APEL). Or, tous les acteurs se sentent confortés, malgré les difficultés, par le succès remporté par les établissements secondaires.

Un véritable succès

11Même s’il est difficile de disposer de statistiques fiables pour l’avant loi Debré, des indications assez robustes peuvent être fournies, notamment grâce à la grande enquête parlementaire de 1899 menée par la Commission de l’enseignement secondaire, sous la présidence d’Alexandre Ribot, au motif que « l’enseignement secondaire traverse, dans tous les pays, une crise qui se complique, chez nous, de la lutte engagée, depuis un demi-siècle, entre l’enseignement donné par l’État et l’enseignement que distribuent le clergé et les congrégations ». Ensuite, les informations sont plus lacunaires jusqu’à la loi Debré en 1959 et le rapport de la commission Lapie16.

12En 1898, les élèves fréquentant un établissement secondaire catholique font presque jeu égal avec ceux qui sont inscrits dans les établissements publics. On serait dans les 45 % à la fin des années 1930 et en net recul à la veille de la loi Debré : désormais, dans le secondaire général ou technique, 62 % des élèves français sont dans un établissement public et 38 % dans une institution privée. Toutefois, cette moyenne nationale écrase les disparités régionales. Ainsi, l’académie de Rennes, qui inclut jusqu’en 1962 la Loire-Inférieure, la Mayenne et le Maine-et-Loire, se distingue du reste de la France avec 48 % des élèves du secondaire dans un établissement privé, soit, et de très loin, la plus forte proportion de toutes les académies de France.

13Aussi, malgré les difficultés financières, les établissements secondaires, dirigés souvent en réalité par des congrégations dont les membres, loi de 1904 oblige, sont sécularisés, représentent encore une véritable force spirituelle pour rechristianiser le pays, une puissance économique, sociale et financière. Ils sont jaloux de leur indépendance et de leur caractère spécifique. Qu’en est-il de l’organisation pédagogique ?

Pédagogie

14La volonté de disposer d’une école intransigeante a bien entendu des conséquences en matière de pédagogie. L’Alliance des maisons d’éducation chrétiennes, fondée en 192217, aide ainsi les établissements secondaires non congréganistes à s’organiser, à proposer des sessions de formation et à réfléchir sur les pratiques pédagogiques, à les partager. La tradition pédagogique revisitée et l’ouverture au renouvellement provoqué par le courant de l’éducation nouvelle existaient chez un certain nombre de congréganistes qui disposaient par ailleurs de solides institutions de formation, à l’instar des pères François Chatelain et Pierre Faure18.

15Des manuels scolaires sont publiés grâce aux maisons d’édition religieuse, tels par exemple, pour nous limiter à la philosophie discipline dite du « couronnement de l’enseignement secondaire », les ouvrages du jésuite Paul Foulquié, professeur au collège du Caousou à Toulouse dans les années 1930. Il publie plusieurs manuels aux éditions de l’École, manuels qui rencontrent un véritable succès : c’est une sorte de « Cuvillier19 » pour les établissements catholiques20. Le succès est d’autant plus réel que, dans le nouveau dispositif d’organisation de l’enseignement secondaire, mis en place en 1941 par Jérôme Carcopino, l’enseignement de la philosophie occupe une place de choix. Le rôle moral joué par cette discipline est mis en valeur. Ce choix gouvernemental ne pouvait que convenir aux responsables de l’Église de France qui recommandent, lors de l’Assemblée des Cardinaux et archevêques des 21 et 22 juillet 1942, de « veiller au maintien des positions traditionnelles de l’Église, l’enseignement de la philosophie servant de base à tout l’édifice théologique. On souhaite des professeurs non seulement cultivés de ce point de vue, mais encore de véritables apôtres de cet enseignement et capables d’imprimer un élan aux âmes21 ». Encore faut-il que les maîtres soient formés.

La formation des maîtres

16Les religieux recevaient une formation au cours de leur scolasticat22. La formation était très longue chez les jésuites, beaucoup plus courte et incomplète dans les congrégations diocésaines. Les prêtres séculiers, pour leur part, faisaient leurs humanités et leur philosophie au petit puis au grand séminaire, mais c’était loin d’être suffisant pour enseigner, d’autant que la formation pédagogique était inexistante : seuls les plus brillants, destinés aux dernières classes, étaient envoyés par leur évêque dans un séminaire universitaire ou dans un Institut catholique. Mais la formation était essentiellement littéraire, peu scientifique. Ils ne pouvaient plus passer l’agrégation depuis 191223.

17La formation était simultanée, alliait formation intellectuelle et formation pédagogique. Elle se faisait, le plus souvent, sur le terrain en tant que surveillant, catéchiste, moniteur de colonies de vacances ou responsable d’un mouvement d’Action catholique. Le rôle des pratiques extrascolaires était donc important. Il s’agissait bien d’une entrée progressive dans le métier. Le niveau de formation était malgré tout très différent d’un établissement secondaire à l’autre, d’un grand collège de ville à un collège rural. La vocation, la disponibilité et la conscience professionnelle suppléaient, en partie, au manque de formation intellectuelle, voire pédagogique.

18Restaient les laïcs. Il faut distinguer deux cas de figure. En premier lieu, ceux qui avaient reçu une formation dans les institutions universitaires de l’enseignement public et qui complétaient leurs salaires en venant travailler quelques heures dans un établissement secondaire privé. Agrégés pour la plupart, on les retrouvait dans les établissements parisiens. En second lieu, ceux qui ont été formés, à partir de 1875, au sein des cinq instituts catholiques. Ces professeurs conçoivent leur activité sur le modèle d’une profession libérale. Ils doivent être titulaires au moins du baccalauréat, la loi Falloux n’exigeant pas d’autre titre. Pour autant, certains professeurs, notamment ceux de l’Institut catholique de Paris, ont compris, dès le début du xx^e siècle, que ce niveau de formation ne pouvait suffire. Ils ont tenté, sans grand succès, d’organiser, un concours semblable à celui de l’agrégation24. Plus tard, des structures de formation pédagogique sont mises en place autour des Instituts catholiques, tel en 1941, l’Institut supérieur de pédagogie et quelques autres institutions.

19Le niveau de formation des enseignants demeure toutefois nettement insuffisant par rapport à ce que les autorités religieuses attendaient. D’après une enquête du SGEL de 195925, dans le secondaire, y compris les classes élémentaires, 16 600 enseignants sont à temps complet, 9 100 à temps partiel : on compte 106 agrégés, 6 214 licenciés, 2 442 titulaires de certificats de licence, 5 121 titulaires du baccalauréat ou du brevet supérieur, 2 875 ont des qualifications « diverses », c’est-à-dire pas plus élevées que le brevet élémentaire.

20La situation est donc problématique : le déficit de formation est patent. L’afflux d’enseignants nouveaux recrutés à la hâte y est pour beaucoup ; les moyens financiers manquent pour rémunérer correctement les personnels et améliorer les bâtiments, souvent vétustes. Les établissements secondaires catholiques jouent pour beaucoup leur survie à la fin des années 1950. Une nouvelle législation est attendue : ce sera la loi Debré.

L’association des établissements à l’État

21Sans entrer dans le détail de la procédure qui a abouti au vote de la loi, on peut dire qu’elle est le résultat d’un acte politique majeur : réconcilier la communauté nationale, en reconnaissant à chaque sensibilité sa juste place. Cet acte est bien entendu un compromis imposé aux différents partenaires, mais où chacun a pu trouver, quoi qu’il en dise, quelque motif de satisfaction en dépit des postures idéologico-politiques adoptées par les différents protagonistes. L’enseignement privé peut apparaître comme le grand gagnant : il reçoit une reconnaissance de la nation, il est désormais financé. Mais l’État est, lui aussi, très largement gagnant : désormais, principalement grâce au contrat d’association proposé d’abord aux établissements secondaires, il contrôle non seulement le financement, mais surtout les maîtres et les contenus d’enseignement et oriente de fait la politique des établissements.

Le sens d’une loi

22L’État économise les deniers publics en déléguant à une multitude d’opérateurs privés – les établissements – un service public : il s’agit bien, comme le rappelle l’exposé des motifs de la loi, d’un enseignement public donné dans des établissements privés. En ce sens, il y a volonté d’unifier une jeunesse jadis divisée et d’ordonner le système éducatif en fonction des besoins de la nation26. Les réticences des dirigeants des établissements catholiques de l’époque s’expliquent par le fait qu’en contrepartie de l’aide accordée par l’État, le contrat d’association induit des contraintes fortes. Les établissements signataires sont obligés d’admettre le pluralisme des opinions religieuses, à coopérer bon gré mal gré avec l’enseignement public, à adapter leurs contenus d’enseignement, voire à changer de manuels scolaires.

23Mais la plupart des enseignants découvrent vite les bénéfices substantiels du nouveau dispositif : salaires multipliés selon les cas par deux ou trois, progression de carrière, prise de conscience que se met en place un statut particulier, celui de professeur contractuel. L’administration publique s’organise au niveau national. Pressés par l’épiscopat, les établissements privés ne restent pas inactifs et comprennent que leur intérêt est de s’organiser. C’est l’œuvre de deux hommes du Nord, anciens condisciples au lycée La Providence à Amiens, le nouveau secrétaire général de l’enseignement libre, le chanoine Jean Cuminal (prêtre du diocèse d’Amiens27) et son adjoint le jésuite Edmond Vandermeersch (ancien recteur du collège Saint-Joseph à Lille28). Se met en place une administration nationale coordonnant les directions diocésaines qui s’étoffent rapidement. L’enseignement catholique acquiert ainsi une culture centralisatrice qui n’avait jamais été la sienne, chaque chef d’établissement étant, jusque-là, maître chez lui29.

24Les établissements secondaires jouent de ce fait un rôle essentiel dans la réussite de la loi puisque très vite ils vont accepter le contrat d’association, sous l’impulsion d’abord des grandes congrégations, tels les Jésuites et ensuite de l’intérêt bien compris des chefs d’établissement30. En 1968, ils seront 80 % dans ce cas. Néanmoins, en acceptant la mise en œuvre de la loi Debré, les établissements secondaires se rapprochent très étroitement de l’enseignement public. Pour autant les établissements qui restent propriété privé ne sont pas identiques aux établissements publics, grâce à l’invention d’une notion qu’il est nécessaire d’examiner de près : le caractère propre.

La question du caractère propre

25Le caractère propre repose d’abord sur un compromis politico-religieux. Dans l’article 1 de la loi Debré, l’expression caractère propre n’est pas, contrairement à ce que l’on dit encore trop souvent, une notion qui vient de l’Église catholique. Elle a été imposée par le ministre de l’Éducation nationale, André Boulloche, et le Président de la République, Charles de Gaulle31. Elle est employée dans l’article 1 de la loi, dans un sens qui semble trancher définitivement tout débat : « Dans les établissements privés qui ont passé un des contrats ci-dessus, l’établissement sous le régime du contrat est soumis au contrôle de l’État. L’établissement, tout en conservant son caractère propre, doit donner son enseignement dans le respect total de la liberté de conscience ».

26Or, l’apparente clarté est fort trompeuse. De l’enseignement, il n’est dit qu’une chose : il est contrôlé par l’État. Le contrat est passé avec l’établissement – qu’il soit simple ou d’association –, et non avec l’Église catholique ou avec l’enseignement catholique. Juridiquement, en effet, il n’existe pas un enseignement catholique, mais des établissements autonomes. La notion de caractère propre, inexistante dans le vocabulaire ecclésiastique de l’époque, où il est question de caractère « spécifique », n’est pas définie par la loi. Il s’agit d’une qualité attachée à un établissement particulier et soumise, de fait, à variations. Elle tient donc compte de l’organisation extrêmement décentralisée des établissements catholiques. L’enseignement est un sur le territoire national, mais il est donné dans des établissements disposant d’un caractère propre, que la loi s’engage à respecter. Une des grandes craintes des dirigeants des établissements catholiques et de l’épiscopat, c’est la division et… l’exacerbation d’une concurrence déjà existante : « De l’aveu de tous, les établissements diocésains et religieux se trouvent dans l’obligation de se coordonner et de s’organiser, c’est la condition même de la survivance et de l’efficacité de l’Enseignement libre dans les années à venir. Dès lors, […] il faut à tout prix réaliser de véritables directions diocésaines, c’est-à-dire des administrations institutionnelles se composant organiquement de tous les éléments de l’Enseignement libre32 », conclut le Comité national de l’enseignement libre. Et la commission permanente de l’ACA d’ajouter : « Une telle prise de conscience de la nécessité de l’union au sein de l’Enseignement catholique français paraît de très haute importance pour que cet enseignement puisse faire face à l’avenir, se maintenir et se développer33. »

27La notion de caractère propre – c’est son second trait – provoque un débat culturel. Il n’existe pas, au sens strict du terme, d’enseignement confessionnel sous contrat. On est dans une nouvelle culture, celle du service public concédé. Plusieurs points de vue sont bien entendu à prendre en compte. Le ministère estime que cette notion signifie l’adoption des contraintes de fonctionnement de l’enseignement public pendant les heures d’enseignement. Ainsi, les heures de catéchèse ou, plus largement, les exercices religieux ne doivent pas perturber l’organisation de l’enseignement. En revanche, ce que l’on appelle désormais « la vie scolaire » est totalement libre et peut revêtir un caractère propre. L’interprétation de l’Église catholique est tout autre. Il s’agit bien de maintenir, y compris dans la classe, un aspect confessionnel, comme en témoigne cette note du secrétariat de l’épiscopat :

« Le caractère propre, c’est faire la prière au début et à la fin des classes, donner un enseignement qui soit guidé et éclairé par les principes de la doctrine chrétienne et prendre des exemples et des références dans les faits et les textes religieux. Consacrer le temps prévu, par les textes officiels, à l’enseignement de la morale chrétienne. Utiliser librement, dans les diverses disciplines, les manuels proposés par des éditeurs catholiques, si l’autorité diocésaine les tient pour valables, dès lors qu’ils ne soient pas nommés et interdits par le ministère de l’Éducation nationale, bien entendu34. »

28Telle est, certes, la doctrine officielle de part et d’autre. Mais, comment gère-t-on la question dans la pratique quotidienne des établissements secondaires catholiques ? Nicole Fontaine, juriste du secrétariat général de l’enseignement catholique, tente une réponse plus opératoire :

« Le respect du caractère propre permet au corps professoral de maintenir dans ces établissements un climat général de formation chrétienne. Enfin, à l’évidence, l’école ne pourrait pas faire légalement pression sur un enfant pour qu’il assiste à des exercices religieux ou à des cours d’enseignement religieux, si les parents de cet enfant désirent qu’il s’en abstienne35. »

29Dans les années 1970-1980, le caractère propre va remplir – c’est son troisième trait – une autre fonction : il s’agit de contrôler le personnel qui ne respecterait pas les orientations fixées par l’enseignement catholique et par l’épiscopat. La « Déclaration sur l’école publique et l’enseignement catholique » (1969) précise, en effet, que l’apport de l’enseignement catholique est de lier, « dans le même temps et le même acte, l’acquisition du savoir, la formation des libertés et l’éducation de la foi ».

30Les professeurs, en ce sens, doivent jouer un rôle de passeurs des valeurs religieuses dans l’activité même d’enseignement et les évêques deviennent les garants de cette unité. Ce caractère propre va finalement devenir le point de convergence des efforts de tous, parents, enfants et éducateurs afin de contrôler la « qualité chrétienne » de l’établissement, voire la conduite morale des enseignants : quelques affaires célèbres, notamment en matière de morale conjugale, sont là pour le démontrer. Toutefois, le licenciement pour ces raisons est vite paru impossible comme certaines affaires y compris locales l’ont également rappelé36. La pression se fera plus rude sur les directeurs qui, sans être licenciés, en subiront les conséquences pendant nombre d’années. De plus l’évolution législative va renforcer les choses. En effet, la loi Guermeur de 1977 modifie la loi Debré et précise que les enseignants, nommés désormais par la direction de l’établissement et non plus par le recteur, sont tenus au respect du caractère propre de l’établissement et, dans les faits, à sa promotion.

31Le caractère propre, qui forme le dernier trait de cette réflexion, devient un marqueur identitaire. À partir des années 1990, alors même que les principales dispositions de la loi Guermeur concernant la nomination des maîtres ont été rapportées en 1985 par les mesures « simples et pratiques » de la loi Chevènement du 25 janvier 1985, alors que le statut de droit public des enseignants a été conforté par la loi Censi du 5 janvier 2005, le caractère propre ne sert plus essentiellement à contrôler les enseignants, mais à définir les particularités des établissements catholiques y compris entre eux : rappel du charisme des fondateurs, des caractéristiques du projet pédagogique où la marque confessionnelle est plus ou moins évoquée. On est en effet entré dans un régime concurrentiel entre établissements, qu’ils soient privés ou publics.

32De plus, se développent des établissements catholiques hors contrat qui vont provoquer une réaction de peur de l’épiscopat : le statut de l’enseignement catholique (1992, 2013) est progressivement reconfessionnalisé, surtout du côté des cadres de direction : ils reçoivent désormais une lettre de mission de l’évêque. On ne contrôle plus les enseignants, les autorités religieuses tentent de contrôler essentiellement les responsables de ces établissements secondaires autour d’une définition identitaire du caractère propre. Une école des « cadres missionnés » a été créée à cet effet afin de les former. Désormais, sur le fronton des établissements, il n’est pas rare de voir inscrit « établissement catholique », voire « établissement jésuite ou mariste », la mention « sous contrat » n’apparaissant plus nécessairement. L’une des craintes, en effet, de l’épiscopat est que les établissements secondaires qui représentant une véritable force économique et sociale, face à une Église catholique de plus en plus dépourvue de moyens, prennent leur autonomie et s’affranchissent des règles de fonctionnement interne à l’enseignement catholique. C’est notamment la raison de la mise en place des tutelles, ces structures qui vérifient, à période régulière, notamment la catholicité de l’établissement. Le caractère propre est donc une notion qui a changé progressivement de sens. Elle devient, au fil du temps, une marque de reconnaissance de l’appartenance au réseau des établissements catholiques.

33Le résultat paradoxal de la loi Debré a été de nationaliser des établissements autonomes qui appartenaient à des réseaux concurrentiels et qui ont été contraints, peu ou prou, à renforcer leur synergie : rénovation matérielle, construction de nouveaux établissements, carte des formations, adaptation à un public de plus en plus sécularisé et qui ne fréquente plus les établissements secondaires catholiques d’abord pour des raisons religieuses mais pour des raisons de réussite scolaire. Néanmoins, l’erreur serait de croire que cette dimension serait, à présent, totalement absente. La question de la formation et du recrutement des enseignants et du personnel d’encadrement et d’administration est donc essentielle.

Recrutement des personnels

34On le sait, deux types de personnel coexistent : des personnels de droit privé et de droit public. Les personnels de droit privé sont tous les personnels rémunérés par les organismes de gestion de l’établissement secondaire ou du groupe scolaire : leur carrière est régie, pour l’essentiel par des conventions collectives ou, pour certains cadres, par des contrats de gré à gré. Les directrices et directeurs reçoivent une lettre de mission de l’autorité ecclésiastique, signant ainsi leur appartenance au réseau des établissements catholiques et sont chargés de mettre en œuvre le caractère propre.

35Les personnels de droit public sont les enseignants et les documentalistes. Dans l’enseignement privé sous contrat, les carrières des enseignants répondent désormais aux mêmes règles que leurs homologues de l’enseignement public, après de longues négociations menées par les syndicats et le SGEC37. Les certifiés restent dans un premier temps l’exception, les agrégés une curiosité. En 1968, sur 47 500 enseignants exerçant dans l’enseignement secondaire catholique, on compte 321 certifiés ou agrégés38 ! Vingt ans plus tard, sur 80 016 enseignants, 41 422 sont rémunérés sur des échelles de titulaires, pour l’essentiel des adjoints d’enseignement et des certifiés, 38 594 sur des échelles d’auxiliaires. Le nombre des auxiliaires dans le second degré est donc beaucoup plus important aujourd’hui encore dans les établissements privés que dans les établissements publics (19,6 % contre 9 % en 201839). L’accès au concours interne, puis aux concours externes améliorera considérablement la situation et évitera aux établissements secondaires de se trouver dans des difficultés de recrutement insurmontable.

36Or l’existence d’un concours externe est une radicale nouveauté puisque l’imprégnation progressive, encore possible avec le concours interne, n’existe plus. Les concours ne sont pas dans la tradition de l’enseignement catholique. Un bon élève ne fait pas nécessairement un bon professeur. Un bon professeur, ce n’est pas seulement un puits de connaissances, c’est une personne qui s’est lentement imprégnée des traditions, des valeurs et des pratiques de l’établissement où il enseigne. Il y a donc une phase indispensable de discernement pour entrer dans le métier. Ce n’est guère compatible avec le concours tel qu’il existe dans l’enseignement public : le bon élève réussit des épreuves académiques qui feront de lui un bon professeur. Une organisation très complexe se met alors en place qui prend en compte les pratiques de l’enseignement catholique, sa « tradition » : les chefs d’établissement, ne souhaitant pas perdre tout contrôle à l’entrée dans la profession, ont obtenu que ne pourront être titularisés (après réussite au concours) que ceux qui ont reçu un « accord préalable » des autorités compétentes de l’enseignement privé. Il s’agit de vérifier la compatibilité entre le projet professionnel du candidat au concours et ce qu’attend l’enseignement catholique. On passe, en effet, du registre de la vocation au registre de l’apprentissage d’une profession, que l’on essaie de contrôler, au mieux.

37Le modèle de l’organisation de la formation initiale s’est beaucoup rapproché, institutionnellement, de celui de l’enseignement public. Recrutés sur des échelles de titulaires, les enseignants des établissements privés catholiques doivent désormais répondre aux mêmes exigences professionnelles que leurs collègues de l’enseignement public, même si le passif des années antérieures demeure et explique, en partie, un fort recrutement par concours interne.

Concurrence et émulation

38Les établissements catholiques du secondaire accomplissent une mission de service public fixée par l’État, mais dans un cadre qui leur est propre. N’étant pas soumis à la carte scolaire, ils peuvent choisir librement leurs élèves, ce qui peut n’être pas sans conséquence sur leurs résultats aux examens, en général meilleurs que dans les établissements publics. Sans doute chacun est-il maître de sa pratique pédagogique et des distinctions, sur ce point, entre public et privé, parfois anciennes, peuvent-elles être encore opératoires. Mais pour autant, les établissements ne constituent pas un système séparé : ils sont pleinement intégrés à l’Éducation nationale.

39En revanche, toute institution ayant besoin de s’affirmer pour exister, la concurrence, parfois la simple émulation, existe bien entre lycées publics et privés, mais également entre lycées privés : elle est peut-être d’ailleurs plus féroce ! Par concurrence, il faut entendre la volonté de manifester que l’on est le bon lycée : celui où les élèves ont les meilleurs résultats aux examens. Et d’une certaine manière on peut dire que la publication des deux Dictionnaires des lycées de Bretagne – l’un des lycées publics40, l’autre des lycées catholiques41, s’inscrit bien dans ce constat.

40Plus petits et plus nombreux, les établissements privés, davantage implantés dans les centres-villes et moins dans les zones sensibles, reçoivent nettement moins de boursiers (11 % contre 25 %), il y a donc, ici ou là, un entre-soi social et une manière de ségrégation qui peuvent aussi contribuer à expliquer les bons résultats. Concurrence mais aussi émulation peuvent aussi, comme par exemple en Bretagne, dans l’académie de Rennes, expliquer les bons résultats scolaires.

41La croissance du nombre d’élèves ces dix dernières années brouille les frontières. Établissements publics et catholiques restent certes concurrents, mais bien plus encore complémentaires. Lorsque certains parents, catholiques parfois, mais le plus souvent indifférents à toute dimension religieuse, rencontrent des difficultés quant à la réussite scolaire de leurs enfants, ils n’hésitent plus à les mettre dans l’enseignement catholique. Par force, celui-ci ne reçoit plus la même population scolaire, et, à l’exception d’une minorité, les professeurs s’y engagent de leur côté, moins par souci pastoral, que pour des raisons professionnelles (plus grande proximité géographique, meilleur encadrement, voire tri social plus accentué des élèves).

42Il s’agit ainsi de réfléchir sur le sens de l’enseignement : que veut dire « faire école » en France, aujourd’hui ? En famille comme à l’école, les questions soulevées par l’éducation des enfants sont devenues trop difficiles pour permettre la poursuite de querelles qui appartiennent désormais à une époque révolue. La question de la défense religieuse est passée au second plan. On ne cherche plus à rechristianiser une société dont on admet, au contraire, la sécularisation. Cela signifie que la structure cultuelle des établissements a profondément changé : elle est sortie de l’univers catholique pour entrer dans un métissage culturel où la dimension religieuse n’est plus qu’une dimension parmi d’autres. L’établissement secondaire est ainsi l’un des lieux sociaux où les catholiques peuvent faire valoir leurs vues et reconnaître leur apport, sans pour autant s’enfermer dans un ghetto certes rassurant mais, à terme, délétère.

43Les établissements secondaires ont joué leur partition pour assurer le succès de cette législation dont la réussite était improbable. Née au sein d’un conflit culturel entre les deux France, la transformation du rapport au religieux dans notre société a conduit les établissements à s’adapter sous peine de disparaître ou de s’enfermer dans un ghetto, ce que quelques-uns ont fait. Cela ne signifie pas qu’ils aient renoncé aux valeurs qui les habitent (en principe) mais cela signifie qu’ils les proposent et ne les imposent pas. Rupture et continuité, telle est bien la ligne de force de cette histoire.