1« Au collège Saint-Paul, reconstitué et agrandi, le Supérieur me paraît manquer de prestige et noyé dans ses fonctions. Bien que les élèves soient rentrés, il ne me propose pas de les rassembler pour que je leur parle et les bénisse1. » Ouverts le 25 septembre 1953, les carnets de Georges Grente, évêque du Mans2, ne cachent pas son irritation à l’égard de son deuxième successeur à la tête de l’établissement cherbourgeois. À chaque rentrée, son discours protocolaire d’académicien s’y impose pourtant, et plus encore cette année-là, qui voit l’enfant du pays promener dans toute la Manche sa pourpre triomphante récemment acquise. Ce qui chagrine le néocardinal, et qui donne ces mots aigres dans son journal intime, est bien que le collège Saint-Paul, un des pieux établissements de sa carrière, celui-là même qui l’a vu accéder à l’épiscopat en 1918 et qui l’entend régulièrement porter haut sa rhétorique autobiographique de grand homme, soit resté muet un tel jour cardinalice, le privant non seulement d’une improvisation à énoncer mais encore d’une scène édifiante à écrire dans ses carnets. Mais n’est-ce pas plutôt le collège des années 1950 qui, en se popularisant dans la reconstruction de l’après-guerre, commence à se couper des codes classiques de transmission et, se détachant de la solennité, ne permet plus ce type d’édification ? Dans une rentrée grise et normande digne du néoréalisme italien, le froissement de la pourpre romaine, propre au baroque triomphant, apparaît désormais décalé. L’objet de cette communication sera précisément de tenter de reconstituer le cheminement de cette scène perdue – la visite de l’évêque3 –, moment important de la sociabilité des collèges catholiques d’avant-Concile. Comment l’autobiographie triomphante peut-elle conduire, lorsqu’elle est finissante, à la scène de genre, voire au simple souvenir prosaïque ? C’est ce chant du cygne de l’édification que permet de fixer de l’intérieur, Georges Grente, acteur et mémorialiste de premier choix.

Grande visite

2« Ce collège Saint-Hilaire [de Niort] est le plus biscornu, le moins adapté à son rôle, qu’on puisse imaginer. Des couloirs étroits et sombres ; des cours en étages, et petites ; une diversité de bâtiments ; et si peu d’union, que je suis obligé de repasser par la rue pour gagner la chapelle. Rien d’ailleurs au dehors pour signaler la maison de celles qui l’entourent. Je dis, en riant, au Supérieur, distingué et aimable, que si j’étais son évêque, il m’entendrait souvent répéter “Delenda Carthago”. Mais cela glisse4. » À la date du 7 mai 1941, l’« œil du maître5 » est une seconde fois pris en flagrant délit d’inspection d’une maison extra-diocésaine6, lors d’une de ses tournées de conférences à travers la France7. Écrit sur le vif et prémonitoire des bombardements, le jugement de M^gr Grente renvoie par contrepoint implicite à un autre collège, « son » grand collège : l’institut libre de Saint-Lô à Agneaux, celui-là même qu’il a eu charge, comme directeur, de reconstruire entre 1909 et 1911, après la confiscation par la municipalité Dussaux du « collège diocésain » dont il fut l’élève pendant cinq ans (1886-1891). Le collège de Saint-Lô paraît l’antithèse de celui de Niort à déconstruire : il est visible de loin, doté de tout le confort moderne « tels les endroits privilégiés des Vosges, où les étrangers aiment à séjourner pour une cure d’air8 » et inspiré des collèges du Nord9, ce qui lui donne une touche british. En outre, il intègre une chapelle que Georges Grente considère comme son « œuvre10 » et comprend un petit jardin à la française visible du bâtiment, ce que son bon goût classique commande. L’institut libre est objectivement un grand collège normand de plus de 400 élèves et de 40 enseignants11 se distinguant des plus faibles contingents du Poitou dénigré.

3Contrairement à ceux de Cherbourg évoqués dans l’introduction, « les élèves niortais ont, quant à eux, eu la chance d’être convoqués à la chapelle » pour y entendre le discours de M^gr Grente. « Je leur adresse des paroles de circonstance, écrit l’évêque dans ses carnets. Comme je leur cite deux menus faits de la réception de M^gr Perraud, académicien, au collège de Saint-Lô, quand j’étais en Troisième, et qui me sont encore présents, il est probable que, dans cinquante ans aussi, quelques-uns de mes jeunes auditeurs se souviendront de telle phrase improvisée que je leur ai dite. » La visite académicienne de M^gr Perraud, mise en abîme de sa propre visite, renvoie à une sorte de scène fondatrice, à laquelle le collégien Georges Grente assista, et qu’il n’a cessé d’évoquer. Quelle est-elle ? En visite en 1886 dans son ancien collège oratorien de Saint-Lô, l’évêque académicien d’Autun, Adolphe Perraud, fatigué, de nature taiseuse à table, retrouvant ses habitudes d’autorité de professeur, impose le silence à un réfectoire que sa venue rend trop bavard et euphorique. À la fin du repas, il retrouve cependant un peu de voix en accordant une récréation pour non seulement délier les jambes, dit-il, mais surtout les langues. C’est dans cette même cour que survient le second « menu fait » de l’après-midi, tel en tout cas qu’auditeurs et lecteurs de M^gr Grente peuvent souvent l’entendre ou le lire :

« Nous jouions, enthousiastes, cinq ou six élèves ensemble, à ce jeu, renouvelé des Romains et des Grecs, que nous appelions, sans égard au dictionnaire de l’Académie, la gadiche, quand M^gr Perraud survint. Sa Grandeur aborda notre groupe et, le plus gentiment du monde, nous questionna sur nos études, nous parla de son professorat à Saint-Lô, des agrandissements de l’édifice, puis ajouta : Le jardin, lui, n’a pas changé. Aussi, je viens de dire aux pâquerettes : “… Mes petites, j’ai connu autrefois vos grands-mères”12. »

4La visite du glorieux oratorien, jalon dans l’histoire d’un collège qui aime lui-même à en perpétuer la mémoire et à rejouer la scène13, produit chez Grente un récit allant du général au personnel qui joue sur la dualité et le renversement. L’ambivalence que laisse certainement la visite de l’académicien au collège est parfaitement restituée. L’anecdote de la première scène du réfectoire déconstruit ce que les annales retiennent habituellement en montrant un grand homme « de revers14 ». L’évêque orateur et académicien, pourtant censé briller en société, se tait à table, froideur composée du personnage qui trompe un public provincial déjà conquis et enthousiaste. Ce public du collège se trouve sevré de ses bons mots, distillés généralement lors du toast, que la mémoire collective transmet et perpétue à chaque banquet.

5Cette froideur semble renvoyer le collège à sa propre austérité provinciale. Le mémorialiste François Duine, prêtre-professeur du diocèse de Rennes, qui découvre l’institution en 1894 la décrit ainsi dans ses Souvenirs : « Autant que possible, on n’envoyait à Saint-Lô que des Oratoriens d’origine normande. Les Méridionaux ne pouvaient pas s’y faire ni les Bretons. […] Nos Parisiens appelaient en riant le collège de Saint-Lô “la ferme modèle”. […] J’arrivai à Saint-Lô un jour d’hiver maussade et j’éprouvai une impression pénible en voyant la mine froide et taciturne, mal décrassée, de la façade principale du collège. Encore était-ce la vue la plus gaie du monument15. » Or pour Georges Grente, Adolphe Perraud est précisément celui qui renverse cette représentation périphérique : « Quand Le P. Pététot [supérieur général de l’Oratoire] envoya à Saint-Lô le P. Adolphe Perraud, le P. Gratry16, mécontent de voir amputer “sa plume apologétique”, s’écria que Saint-Lô serait la Sibérie de l’Oratoire. Il a été, au contraire, son principal centre de recrutement17. »

6C’est dans ce cadre et cette généalogie oratorienne que s’inscrit la scène de dévoilement née de la rencontre fortuite du petit collégien normand et du grand homme. Il s’agit en effet bien d’une scène de vocation, vocation à la grandeur, vocation littéraire qui se substitue au récit attendu de la vocation religieuse classique souvent évoquée à cet âge de 13-15 ans. Cette période, à la fois précise mais non tranchée18 dans ses Souvenirs, fluctuant entre la troisième et la seconde, voit Georges Grente commencer à engranger les prix d’excellence et d’honneur qui ne le quittent plus, après avoir connu une intégration difficile au collège. Confié en effet par ses parents au curé de Mesnil-Opac, qui devient son précepteur durant deux ans afin de gagner du temps pour le faire entrer en douceur au collège en troisième, l’enfant, qui a musardé parmi les pommiers durant cette période, est contraint par le supérieur Lemonnier de redescendre d’une division pour pouvoir suivre le rythme. L’épisode19, malgré les bienveillances dont on l’entoure, ne se termine pas moins par des larmes, qui témoignent d’une profonde émotivité du collégien confronté au nouveau monde du pensionnat et à la fin de l’enfance. Durant cette même année des 13 ans, un épisode symbolique vient d’ailleurs clôturer ce passage douloureux de l’enfance à l’adolescence : la visite mortuaire à l’un de ses professeurs victime d’un cancer de l’estomac.

« J’étais ému en montant l’escalier, davantage dans le couloir de l’infirmerie, et mon petit cœur battait quand je franchis le seuil de la chambre. Nous étions cinq ou six, probablement pas plus braves que moi, mais qui ne laissaient rien paraître de leur émotion. Je fermai les yeux en rentrant, et butai sur la sœur infirmière, qui priait auprès du corps, et me cria : “Maladroit”, de sa voix ordinairement aiguë. Nous l’appelions la Sœur-Ingue, sans frais d’imagination et nous l’aimions guère parce qu’elle était une fervente du sel de magnésie et de la diète, et qu’elle avait la réputation de moucharder au préfet de discipline. […] Toujours est-il que, devant le corps du P. Pontis, je ressentis le choc de la première rencontre de la mort. Le visage se décomposait, l’odeur des cierges, ajoutée à celle du cadavre, et aux miasmes de tant de visiteurs successifs, me prit à la gorge. Je toussai, d’autres m’imitèrent. La soeuringue crut que nous le faisions exprès, et nous mit à la porte. Elle nous accusera ensuite d’être sans cœur et sans politesse, mais sa popularité d’acrimonieuse en fut renforcée20. »

7Par contraste avec cette situation d’intérieur, d’enfermement hivernal21, de discipline du temps commun, de trivialité provinciale, que représente aussi la scène du réfectoire, Georges Grente se compose ainsi cette scène extérieure de rencontre avec M^gr Perraud sur le thème de la liberté florale printanière. Le fait que cette floraison se passe pendant la récréation n’est pas neutre. Le collégien, brillant à l’étude, conquiert de front la cour. Et c’est même ce dernier lieu qu’il choisit comme emblème de cette ascension et de sa vie nouvelle.

8Cette cour de récréation appelle une lecture symbolique et offre une belle histoire. Le jeune Georges y trouve par surprise son protecteur, un prince de l’Église, Perraud, apparaissant tel le conteur22 du Grand siècle, comme une bienveillante mère-grand pour son petit chaperon rouge, voué lui aussi à être un jour cardinal, à la mémoire et à la langue bien pendue.

9« Aussi, je viens de dire aux pâquerettes : Mes petites j’ai connu vos grands-mères. » La phrase fait d’autant plus sourire tous ceux qui connaissent ou entretiennent les surnoms du personnage, nés au collège, comme le souligne justement son premier biographe, Christian Gury, et l’accompagnant toute sa vie : « La Miss », « Georgette », « Pétensoie23 ». Si la féminisation est une banalité du vocabulaire du collège masculin, du monde catholique en général, celle des surnoms de Georges Grente mérite un arrêt, tant elle joue avec un raffinement cruel de la combinaison. Le travestissement du genre de Georges Grente est essentiel, mais il s’articule avec une critique de sa mondanité, de sa préciosité, de son apprêt vestimentaire, de sa vocation littéraire24, en clair, de son urbanité et de sa mondanité bourgeoises, le distinguant, non par le détail comme la casquette de Charles Bovary, mais par le corps tout entier.

10Le surnom, qui n’est pas destiné à un souffre-douleur mais à un premier de la classe, apparaît comme la réponse d’une partie peut-être plus populaire et moins cultivée de la cour de récréation, à la mesure de la distance mise par Georges Grente dans l’entretien de son cercle exclusif de courtisans, issu de familles bien nées. La cour apparaît donc un étalon, précieux, pour comprendre ces frontières qui jouent sur un rapport différencié à la masculinité. Chez Grente, le refus de deux éléments, emblématiques de cette identité, peut être cité. Le premier concerne sa réprobation du sport, agent de la modernité contre la tradition, pour celui qui persévère même dans ses jeux (la gadiche consistant à faire tomber ses camarades…) à réviser ses classiques romains et grecs. S’adressant à un auditoire du collège de Saint-Lô de la fin des années 1930, Grente, usant comme à son habitude du nous de majesté, confie ceci :

« De même, pouvez-vous l’imaginer ? En cette période, les sports ne nous séduisaient aucunement. Bien plus votre fringale de matchs nous eût semblé, non seulement scandaleuse, mais aussi impossible que la quadrature du cercle. La plupart d’entre nous considéraient avec commisération les rares partisans de la tèque dure25, ou se résignaient à des notes de récréation pour inappétence au jeu26, et lorsque des professeurs de gymnastique arrivaient sur la cour pour des exercices moins rythmés que nonchalants, notre accueil manifestait la ferveur de nos réprobations27. »

11Comparons l’arrivée des profs de gymnastique à son tressaillement devant l’entrée surprise de M^gr Perraud. Durant les années 1920, et dans le même sens, l’évêque du Mans a l’occasion d’exprimer sa défiance à l’égard de l’expansion dans les collèges catholiques du scoutisme dont il juge les excentricités de plein air et l’apparence28 contraires au bon goût de sa génération29.

12Ce dont se défie Georges Grente c’est en fait d’une virilité qui place la transgression et l’indiscipline comme norme possible de comportement extérieur. On opposera ainsi au tableau rayonnant de cour de ses Souvenirs l’avertissement qu’il écrit au même moment dans ses carnets :

« 13 janvier 1952. Il y a des modifications dans les collèges que, de mon temps d’élève ou de directeur, on ne soupçonnait pas. À Saint-Lô, on ne se lève plus, comme jadis à 5 h 30, mais à 6 h 45, et puis, on va aussitôt sur la cour, et plus tard on remontera au dortoir pour faire son lit.
J’avoue que je suis plus surpris que rassuré sur ces dernières modifications peu favorables à la surveillance des séjours dans une demi-obscurité, sur les cours, le matin et le soir… C’est donc que les élèves ont beaucoup changé30. »

13Parmi ces risques d’indiscipline, de transgression dans les recoins sombres de la cour, il est une pratique et une posture masculines, qu’il réprouve au plus haut point, celles de la cigarette. Sa stupéfaction est ainsi totale lorsque, pour conclure sa visite au collège épiscopal de Sittard aux Pays-Bas en juillet 1930, le supérieur annonce une distribution générale de cigares en son honneur. « Où est le temps, se demande-t-il alors dans ses carnets, où, dans nos collèges de France, on était mis à la porte, ou sévèrement punis pour avoir fumé en fraude une méchante cigarette31 ? » D’une pratique interlope de recoins de cour, le tabac a en effet pignon sur rue depuis la Première Guerre mondiale et, par inversion ironique, devient même un élément de la sociabilité festive des collèges. Après tout dernier bon toast de M^gr Grente, lors de la réunion des anciens de l’institut d’Agneaux, il est d’usage de distribuer de bons cigares Député qui deviennent, à la Libération, des Gauloises ou des cigarettes Élégantes que l’on fume pendant la promenade sous les marronniers32.

Petit toast

14Les codes et la représentation classiques de M^gr Grente se heurtent fatalement à une sociabilité qui évolue dans ses détails au sein des collèges catholiques milieu de siècle. L’évêque académicien incarne d’autant plus les traditions qu’il les sent remises en cause ou négligées. Plus que sa position, qui pourrait être développée pour elle-même, ce qui nous intéresse ici c’est le point de vue que cette position décalée entraîne sur son récit et son regard. De l’édification autobiographique, on passe ainsi à son contrechamp. De créateur et symbolique comme dans la scène fondatrice, le récit se fait prosaïque. Mais jugeons-en sur pièce avec ce qui apparaît, à première vue, comme une véritable scène de genre : le récit du toast du repas des anciens du collège Saint-Lô millésime 1951.

15La salle du théâtre de l’institut libre, la belle salle Savary (voir l’illustration en conclusion), tient lieu de cadre. L’ordonnancement classique du toast de table se trouve rompu par les organisateurs, ce que ne manque pas l’œil de Georges Grente qui rapporte, pour ses carnets, la petite scène de vaudeville ecclésiastique que voici :

« Comme on nous avait contraints, pour prononcer les toasts, de quitter la table et de nous avancer au bord de la scène, (attitude regrettable qui nous donnait la sensation de dire un monologue et travestissait nos paroles), le bon M^gr Simonne, président des anciens, lourd d’allure et de style, acheva son harangue par la formule habituelle : “Je lève mon verre.”
Éloigné de la table, il n’en avait pas à sa portée. Il dut donc modifier ainsi : “Mes chers Camarades, si j’avais mon verre, je le lèverais.” Aussitôt M^gr Guyot de le prendre et d’aller le lui porter. Ce fut primesautier, charmant, applaudi, mais peu épiscopal33. »

16Aux yeux de M^gr Grente, le toast est en effet dévoyé dans son étiquette mondaine. Mis sur une scène, il se réduit à un mouvement non oratoire placé sous le signe de la bonhomie triviale. Le spectacle en est altéré. Il en est de même selon lui de beaucoup de changements induits par le second conflit mondial, à commencer par celui de la messe dans la chapelle du collège34.

17Le toast, que Grente conçoit comme un art sérieusement spirituel et léger, tient presque ici du comique troupier. Il n’est cependant pas assez ridicule pour permettre de composer une véritable scène comique que le diariste académicien, lecteur de Molière, Labiche, Courteline et même Anatole France, aurait pourtant su parfaitement mettre en scène, comme il le fait ailleurs à de nombreuses reprises dans ses carnets. Le cadre même du théâtre, où il a fait jouer ses élèves, au moment de la Séparation, dans Hamlet, Œdipe-Roi ou encore Les Bouffons, l’aurait parfaitement inspiré. C’est donc volontairement que l’académicien ne lui accorde aucun relief. Cela se constate dans le portrait des acteurs. À ses yeux, M^gr Guyot, emportant du banquet à la scène le verre de vin de son bordeaux natal, ou plus certainement de son calva d’adoption, sent trop le geste de l’évêque Action catholique propre à cette génération hiérarchique 1900 dont il se plaît à dénigrer les fautes de goût, à l’image de l’habillement de son ancien élève de Saint-Paul de Cherbourg, André Fauvel, évêque de Quimper, le fumeur de pipe35 (cf. fig. 1).

Fig. 1. – 1^er août 1956 : M^gr Grente au micro devant M^gr Guyot, durant le banquet de la fête des anciens au collège Saint-Paul de Cherbourg.

Source : ADM, fonds Grente, carton 316, album personnel de l’évêque.

18Reste que le geste du populaire M^gr Guyot apparaît sur le moment tellement de circonstance qu’il ne permet pas à Georges Grente, à qui l’on demande par surprise quelques paroles, de surenchérir et de rebondir. Il y a loin de la coupe saint-loise aux lèvres académiciennes. Le diariste avoue qu’il se contente d’écourter son toast, prévoyant que celui de son successeur, le cardinal Gerlier, un autre ancien glorieux de Saint-Lô, « serait long ». Il l’est en effet, à lire ses carnets :

« Il s’attarda presque une demi-heure. Deux très beaux couplets qui lui valurent de chaleureux applaudissements. L’un sur la première communion au Collège, dont il avait gardé un vivant souvenir ; l’autre sur la nécessaire liberté d’enseignement. Mais le reste parut long, parce qu’il égrena des anecdotes de son temps, interpella les deux ou trois anciens, qui les avaient vécues avec lui, sans s’occuper des quatre cents autres. Les tiroirs s’ouvraient successivement. Combien encore ? Brusquement il s’arrêta sur une pirouette qui n’avait rien de cardinalice. Homo sum et nil humanum36…
La pourpre, l’Académie, tous semblaient satisfaits. Les autorités étaient présentes. Le maire Lavalley reçut les pavés, qu’on envoya à la municipalité qui nous avait chassés de l’ancien collège. Députés de nuance différente, et adversaires de demain aux élections, fraternisaient apparemment à la même table37, le P. Leherpeur38, sacré “Michel” par le cardinal Gerlier, oublieux de la présence des élèves actuels qui s’autoriseront de cette familiarité, fut promu chanoine épiscopal par M^gr Guyot39. »

19Deux lectures de cette scène peuvent être proposées. La première est évidente. Georges Grente regarde de haut et fait la leçon à l’archevêque de Lyon, son cadet dans l’établissement. Le cardinal Gerlier, au terme d’une prestation visiblement moyenne, recherche les effets de camaraderie, de proximité, d’horizontalité, d’humanité, et se met en quelque sorte au niveau de la fête provinciale et de son assistance. Il renonce à tenir son rôle de composition verticale de grand homme contraint au discours mémorable de cardinal éloigné des codes populaires. La composition diariste reprend l’esprit de compétition amusée du toast entre orateurs pour mieux renverser l’hommage traditionnel. Pierre Gerlier, considéré comme l’un des meilleurs orateurs et improvisateurs de son temps, est ramené par Grente à un besogneux discoureur pour fin de banquet des anciens. Bien sûr, il y a derrière cela une question d’énervement réciproque et surtout de préséance. L’académicien, ardent défenseur de la phrase concise, aussi équilibrée que personnelle, comme il le préconise dans La Composition et le Style, son ouvrage de 190940 diffusé dans tous les collèges et séminaires de France, est surtout jaloux de ne pas avoir le toast conclusif. Celui du primat des Gaules, ancien ténor du barreau de Paris, apparaît comme une sorte de tunnel sans relief, un trou normand, qui correspond finalement assez bien à son statut de cardinal en villégiature41, dispersant ses souvenirs au gré des nombreux collèges qu’il a connus durant sa jeunesse itinérante42. Cette distance le distingue de l’homme du cru qu’est Grente qui, trop respectueux de son collège, ne serait jamais tombé dans une telle facilité dévoyant le genre.

20Celui-ci regarde peut-être moins de haut son prestigieux confrère sur la scène que d’en bas, adoptant le point de vue du public des anciens du collège. Une autre lecture de la scène découle donc de cette position. Il contourne l’ennui du discours en faisant jouer non seulement sa mémoire et ses capacités d’enregistrement pour son journal mais en jaugeant, comme mémorialiste de l’établissement, le discours du cardinal. En ritualiste de la fête des anciens, journée institutionnelle dont il garde les codes plus qu’il ne les regarde avec distance, M^gr Grente pointe ainsi tous les écueils de l’archevêque de Lyon. Il s’en ouvre d’ailleurs à un ancien qu’il ramène le soir au Mans43. On aurait donc tort de trop vouloir le détacher de son milieu d’origine. Ne serait-il pas également le scripteur ou le porte-parole d’un groupe d’anciens élèves, public exigeant et connaisseur de sa sociabilité festive ? Ce groupe peut à l’occasion montrer son énervement devant un discours trop convenu, sa lassitude devant une intervention trop longue, sa moquerie devant une posture édifiante trop appuyée. Lors d’une précédente grande journée au collège, la venue de M^gr Baudrillart pour y célébrer son cardinalat, Georges Grente écrit dans ses carnets : « Un peu de plus, on aurait entendu : “Vous avez tété jusqu’à tel mois, puis quitté le biberon pour la bouillie”44. » Le prosaïsme normand, digne d’un campagnard à qui on ne la fait pas, remonte également des profondeurs diaristes.

21Cela ramène le propos de l’académicien hors du champ académique. On attend peut-être trop de ses commentaires et, dès lors qu’on les ramène à ceux qu’ils sont souvent, à savoir les propos d’un l’homme du cru, dont la graphomanie diariste tient souvent au plaisir du souvenir et du commérage, on saisit mieux leur banalité de vase clos. Tout académicien qu’il est, Georges Grente n’a pas le don d’ubiquité. La preuve : il n’a jamais pu quitter son collège. Un dernier indice le prouve. En septembre 1952, les carnets Grente reportent ceci : « Le romancier [François Mauriac] s’était plaint, dans un livre, de n’avoir pas été invité à présider une distribution de Prix dans son collège bordelais. On l’invite, puis on lui demande son discours ; mais il refuse en disant cyniquement que cela fera dans le Figaro un article à 45 000 francs45. » On ne sait si l’anecdote des marianistes, rapportée d’une conversation avec l’archevêque de Bordeaux, M^gr Richaud, est vraie, mais peu importe. La critique de son confrère de l’Académie vaut distinction. Contrairement à un Mauriac, allergique à cette sociabilité de province, Georges Grente n’aurait jamais pu manquer un discours ou une distribution de prix. Il y était trop fidèle et aimait trop en être. Comment ne pas voir que ce type de jugement ne le distingue guère des autres notables de son cercle d’anciens élèves, le docteur Cailloué, l’amiral Robert, le vicaire général Simonne ? Georges Gente n’a jamais rougi d’être sorti de Saint-Lô. Il s’estime seulement le premier de cordée d’une classe qui « a donné sept médecins et onze prêtres, dont un dominicain, un oratorien, trois missionnaires des Missions étrangères et trois chanoines46 ». À ce titre, c’est tout autant le comte de Kergolay « prince des actionnaires47 », dont la famille porte le collège de Saint-Lô depuis la Séparation, que le conte de Perrault qu’il cite dans ses discours et toasts.

22L’une des pages de l’album photographique personnel de Georges Grente montre ce dernier, accompagné de son fidèle pays Octave Pasquet48, lui aussi ancien du collège de Saint-Lô, sous un arc de triomphe fleuri portant comme dédicace « À l’éducateur aimé49 » (cf. fig. 2).

Fig. 2. – La paroisse de Percy (Manche) rend hommage le 19 septembre 1926 à ses deux enfants élevés à l’épiscopat.

Source : ADM, fonds Grente, carton 315 album.

23Cette photographie champêtre de l’éternel normand censée célébrer le grand homme dans une de ses représentations communes50 peut également être lue comme le témoignage de l’éphémère édifiant renversé par d’autres vues des ruines des bombardements de la guerre, posant la question de l’évolution de la réputation, plus complexe qu’il n’y paraît, de l’enfant de pays. Georges Grente semble cependant parfaitement à son aise dans cette sociabilité provinciale qu’il n’a jamais reniée, à l’image de sa pratique bien innocente du collectage de scènes dans son album comme dans son journal personnel. N’est-ce donc pas commettre une erreur de méthode que d’introduire la distance et le second degré dans notre point de vue ? Ce serait oublier que le premier à le faire est le diariste, qui joue constamment de l’imbrication, de la confusion voire de la dissimulation des genres, contournant de l’intérieur et avec l’écrit l’ennui édifiant et répétitif par le pastiche amusé ou du moins décalé de sa propre vie. C’est cette pluralité, essentiellement sous la forme duale, de regards et de récits, que l’on a voulu présenter ici dans le rapport constant que M^gr Grente entretient avec son collège d’origine, depuis le temps oratorien du concordat jusqu’aux secousses de la Séparation puis aux mutations du siècle médian. Pourquoi ne pas s’intéresser en effet au genre et au discours édifiant ? Celui-ci, souvent contourné au xx^e siècle, n’est cependant pas un sujet que l’on peut aborder de front. Il faut en effet accepter de se perdre dans le détail décentré tant on sait qu’il compte davantage pour l’édification que les longueurs convenues et trop soulignées en son centre, ayant certainement pour fonction d’endormir l’attention. Ce n’est pas le moindre paradoxe de que de retrouver sous son arc de triomphe normand un personnage caricatural que l’on croyait peut-être définitivement enterré après le Concile sous les ors du pontificat pacellien et les dorures de l’Académie. Ramener un tel personnage de l’Église édifiante dans son collège « crotté » apparaît un exercice salutaire. On saisit mieux son parcours : une mondanité qui s’invente dans une cour d’école du xix^e siècle se doit de disparaître juste avant le vote de la loi Debré51. Georges Grente n’avait que trop duré dans ce siècle, les humanités et les discours édifiants pour honorer des protecteurs et mécènes également. Après ce bouquet final de fiction désuète, il fallait en effet revenir aux durs contrats avec l’État pour subsister. Le droit rattrapait définitivement le théâtre et ses acteurs.

Fig. 3. – La salle Savary de l’institut libre de Saint-Lô à Agneaux, au moment de son inauguration en 1926.

Source : ADM, fonds Grente, carton 315, album personnel de l’évêque.