1J’ai hasardé, il y a quelques années, qu’il y a en France, à l’époque contemporaine, des revues jésuites et des Dominicains qui font des revues1. Je me dis aujourd’hui qu’il en va des collèges comme des revues. Malgré les aléas de la police des congrégations, la Compagnie de Jésus a su mettre en place et maintenir un réseau de collèges réputés – 29 au début des années 18802 – servis par des personnels compétents, dévoués et quasiment interchangeables, avec un navire amiral à Paris, l’école Sainte-Geneviève de la rue des Postes et ses classes préparatoires aux grandes écoles. On ne voit rien d’équivalent dans l’Ordre des frères prêcheurs dont, il est vrai, ce n’est pas la vocation première. En dépit de la création, en 1852, du Tiers-Ordre enseignant, les collèges dominicains, qui ne déméritent pas, sont plutôt des intermittents de la scène scolaire. Ils ne s’illustrent qu’en des lieux précis et à des moments singuliers grâce à la présence éphémère de personnalités flamboyantes issues du Grand Ordre comme Lacordaire à Sorèze de 1852 à 1861 ou Didon à Arcueil de 1890 à 1900.

Fig. 1. – Le père Didon, à son bureau d’Arcueil (années 1890).

2Cette dépendance agace mais contraint les soutiers du Tiers-Ordre. On le voit par exemple en 1895, lorsque l’un d’eux, le père Martin, au terme d’une longue lettre adressée à son vicaire général pour se plaindre des agissements de Didon, écrit en post-scriptum : « Les journaux annoncent la maladie du père Didon ; c’est une nouvelle qui demande confirmation et qui serait bien grave pour Arcueil dans les circonstances présentes. Car le père Didon depuis quelques années personnifie Arcueil3. » En fait, ce n’est qu’un gros rhume mais l’écho que la presse lui fait et l’inquiétude du père Martin sont des symptômes révélateurs.

3De ses dix années à Arcueil, on dit surtout que le père Didon, né en 1840, s’y révèle un pédagogue moderne, partisan d’une éducation à l’anglaise4, prônant à la fois une conception libérale de la discipline et une pratique régulière des sports athlétiques : tout le contraire des méthodes privilégiées alors dans les collèges jésuites5. Je n’en disconviens pas mais j’incline à penser que ce n’est pas l’essentiel. Je voudrais soutenir ici que, plus qu’à l’éducation en général, il s’est intéressé à l’éducation présente, selon le titre du recueil de discours que Didon publie en 18986, et que l’adjectif change tout. Je rappellerai d’abord qu’il n’est pas venu à Arcueil pour expérimenter une théorie éducative mais pour sauver un établissement en difficulté et qu’apparemment il y a réussi au-delà de toute espérance. Je suggérerai ensuite que le sens profond de son action est cependant d’un autre ordre et d’une autre portée, parce qu’il a saisi très vite l’opportunité de faire d’Arcueil une vitrine du catholicisme libéral et un instrument scolaire du Ralliement.

Une relance scolaire

4Si, au mois d’août 1889, les pères du Tiers-Ordre enseignant du couvent d’Arcueil élisent comme prieur, contre toute logique institutionnelle, leur confrère Henri Didon, de la province de France, c’est que leur collège va mal. L’école Albert-le-Grand, fondée en 1863 par le père Captier, est un internat d’enseignement pour les enfants des milieux aisés, qu’elle accueille dès l’âge de 7 ans dans une « petite école » et conduit ensuite jusqu’au baccalauréat, proposant même, pour une poignée de candidats, un cours préparatoire à Saint-Cyr. Sa situation s’est dégradée depuis le milieu des années 1880, sous le priorat du père Jourdan, aussi maladroit dans le gouvernement que dans la gestion : les effectifs chutent et l’établissement court à la faillite. Le choix du père Didon est celui d’un religieux connu, dont on escompte que sa réputation et ses relations dans les milieux bourgeois seront de nature à ramener la clientèle. Mais l’intéressé s’imagine un autre avenir. Il espère que la prochaine publication d’une vie de Jésus, à laquelle il travaille depuis qu’en 1880 le Maître général de l’Ordre, le père Larroca, l’a mis au placard en raison de ses intempérances oratoires, va lui permettre de rentrer en grâce et de reprendre sa carrière de prédicateur : il se verrait bien succéder à son confrère Monsabré à la chaire de Notre-Dame. Il s’inquiète aussi, s’il était assigné à Arcueil, d’une tâche qui pourrait s’avérer difficilement compatible avec ses travaux intellectuels. Sa perplexité est de courte durée puisque le Maître général refuse de ratifier cette élection tant que le manuscrit du livre ne sera pas agréé par les censeurs romains auquel il doit être soumis. Les pères d’Arcueil doivent donc se résoudre à confier provisoirement leur destin à un tandem formé du sous-prieur, le père Barral de Baret, et du vicaire général du Tiers-Ordre, le père Ligonnet, qui s’installe sur place le temps d’aboutir à une solution pérenne. Celle-ci survient en mars 1890 : le Jésus-Christ du père Didon ayant été approuvé, son auteur est autorisé à prendre possession de la charge à laquelle il a été élu. Une lettre adressée à son amie Caroline Commanville, fin février, montre qu’il y était résigné :

« L’affaire d’Arcueil est toujours là, sur ma route. Je crois que bon gré, mal gré, il faudra que je la prenne. J’aurai la main forcée. Sans doute, c’était dans les desseins de Dieu. On me demande de me dévouer. Je n’ai pas le droit de reculer. Deux motifs seulement me donneraient ce droit : l’opposition de mon général, ou une invitation à prêcher à Notre-Dame. Le général ne fera pas d’opposition ; l’invitation à Notre-Dame ne me sera certainement pas faite7. »

5Il est vrai que le père Larroca n’est pas fâché de cette opportunité de l’éloigner de la scène oratoire, où il est incontrôlable, et les conférences de Notre-Dame lui échappent en effet au profit du recteur de l’Institut catholique de Paris, M^gr d’Hulst.

6« Me voilà maître d’école8 », écrit-il début avril à Thérèse Vianzone : on devine le clin d’œil à Montalembert et à Lacordaire, mais chef d’entreprise serait plus exact. « Cette maison a besoin d’un rude coup d’épaule pour ne pas sombrer9 », avait-il diagnostiqué dès l’été 1889. Il le donne sans tergiverser. Pour relancer la demande, il s’empresse de renouveler l’offre. Dès l’automne 1890, il ouvre l’école Lacordaire, qui prépare aux grandes écoles scientifiques de l’État (Normale sciences, Polytechnique, Mines, Ponts, Centrale, Agro, Saint-Cyr, Navale) dans des locaux loués rue Saint-Jacques à Paris. Grâce à un démarchage auprès de quelques collèges catholiques de province, il peut démarrer avec 35 élèves, qui sont bientôt 50. À Arcueil, il comprime les dépenses de fonctionnement, écarte les personnels qui ne donnaient pas satisfaction et les remplace par d’autres capables de rétablir la discipline et de rehausser la qualité de l’enseignement. La spirale du déclin est enrayée : la rentrée se fait avec 278 inscrits, une trentaine de plus que l’année précédente, et le renversement de tendance se confirme en 1891. Il est vrai qu’entretemps il a entrepris de moderniser les locaux et de doter l’école d’un manège qui fera également office de salle des fêtes.

7C’est le début d’une série d’investissements hardis. En 1892, son entregent lui vaut d’acquérir à des conditions avantageuses une vaste propriété jouxtant le collège d’Arcueil, le parc Colbert-Laplace : cela lui permet de bâtir un établissement de bains, d’aménager de grands terrains de jeux pour les activités physiques et sportives du collège, mais surtout d’ajouter à son dispositif l’école Laplace, qui regroupe des classes préparatoires à Normale lettres, HEC, l’École coloniale, Grignon et autres grandes écoles d’agriculture, et encore aux carrières de la banque. En échange d’une parcelle cédée à la Compagnie des chemins de fer d’Orléans, en lisière de la ligne de Sceaux, il obtient en 1894 l’installation d’une halte qui met dès l’année suivante – grâce à l’ouverture de la gare du Luxembourg – les élèves de Laplace « à vingt minutes de la Sorbonne10 ». L’internat est la formule éducative qui a sa préférence mais l’externat est à la mode. Dès 1891, il était résolu à en ouvrir un à Paris. Ce n’est finalement qu’à la rentrée 1896 qu’il parvient à installer dans un ensemble immobilier aménagé rue Saint-Didier, sur la rive droite, près du Trocadéro, le nouvel externat Saint-Dominique et l’école Lacordaire, qui était à l’étroit rue Saint-Jacques. Il y a donc désormais, derrière ce que l’on continue d’appeler « Arcueil » par commodité, quatre écoles structurées en « deux groupes géminés », le premier à Arcueil « près Paris », le second « à Paris même », chacun des deux offrant un cursus d’enseignement complet – des petites classes aux classes préparatoires aux grandes écoles.

8Le succès est au rendez-vous. À la rentrée 1898, le groupe d’Arcueil compte 425 élèves, celui de Paris 264, ce qui fait 689 au total. « Nous avons quadruplé le nombre de nos écoles, et triplé le nombre de nos élèves11 », disait Didon un an plus tôt, forçant le trait pour assurer l’image. Qu’est-ce donc qui attire les familles ? Il y a d’abord, bien sûr, la réussite aux examens et aux concours. Il y a aussi le côté résolument moderne des établissements, leur « situation matérielle en rapport avec les exigences du temps », des bâtiments « spacieux, éclairés, chauffés », une « bonne nourriture12 », bref un confort qui séduit les parents. L’internat d’Arcueil fait valoir ses grands espaces (11 ha), l’équitation, l’escrime ou les leçons de piano. Paris promeut sa situation dans les beaux quartiers, l’équipement téléphonique, les chambres individuelles pour les internes de Lacordaire. Il y a enfin un style éducatif qui se décline en trois grandes orientations.

9La première est la pratique assidue des activités physiques et sportives, que le prieur justifie ainsi : « Ici nous réagissons contre la paresse élégante de l’homme devenu roi de la nature. Nous avons organisé des associations de sport athlétique, afin de maintenir le culte de l’effort physique. C’est le commencement des autres efforts. Je me méfie des muscles alanguis, incapables d’exécuter les ordres d’une volonté énergique13. » L’opinion publique sera d’autant plus sensible à cet aspect des choses que l’amitié qui se noue en janvier 1891 entre le père Didon et le jeune Pierre de Coubertin associe Arcueil aux débuts du mouvement olympique14. Fondée dans les semaines qui suivent cette rencontre, l’Association athlétique Albert-le-Grand organise bientôt ses premiers championnats et c’est à cette occasion que le prieur lui assigne une devise en trois mots (citius, altius, fortius) que Coubertin fera adopter par le Comité international olympique en 1894. Au printemps 1896, la Caravane d’Arcueil, excursion annuelle proposée aux grands élèves, anticipe son habituel calendrier estival afin de se rendre à Athènes pour l’ouverture des premiers Jeux olympiques modernes. Un an plus tard, un nouveau coup de projecteur est porté sur Arcueil puisque Coubertin invite Didon à exposer, lors du deuxième congrès du CIO au Havre, « l’influence morale des sports athlétiques » dans l’éducation15.

10La deuxième orientation par quoi le père Didon entend qu’Arcueil se distingue des autres institutions d’enseignement secondaire, publiques ou privées, est sa pratique libérale de l’éducation. L’idée générale consiste à remplacer la surveillance par la confiance. Il s’en explique dans une allocution prononcée pour la rentrée 1897 des écoles Lacordaire et Saint-Dominique :

« Voici le principe qui nous régit. Je le formulerai avec d’autant plus de netteté et de fermeté qu’il est original, qu’il ne se trouve pas appliqué ailleurs, car tout ce qu’on voit ailleurs est basé précisément sur un principe contraire.
Ailleurs, on dit : l’homme est un être d’habitude, par conséquent passif, par conséquent inférieur, nous allons lui donner des habitudes ; quand il sera sorti de nos mains, livré à lui-même, il baissera, mais il restera toujours quelque chose des habitudes contractées.
C’est peut-être habile. Mais si l’on me traitait ainsi, je me révolterais à l’instant même. Je n’admets pas que l’on dise à quelqu’un : “Vous êtes un imbécile, un lâche, un inerte, j’ai pouvoir sur vous, je vais vous conduire.” Non, lorsqu’on conduit un homme, il faut lui dire : “Vous êtes un être intelligent, puisque vous avez une raison, un être noble, puisque vous avez la liberté, un être bien né, puisque vous cherchez la lumière et la vertu : voulez-vous m’écouter ? Je ne vous commanderai pas. Sinon, passez le chemin, si oui, donnez-moi votre main loyale : en avant16 !” »

11Il va jusqu’à étendre cet esprit de liberté au domaine de la religion. Contrairement à ce qui se passe souvent dans les collèges catholiques, les prêtres professeurs n’ont pas le droit de confesser leurs élèves, ce rôle étant réservé à l’aumônier ou à tout autre prêtre extérieur à l’établissement. Plus curieusement encore, la pratique religieuse obligatoire se limite à ce que l’Église exige de ses fidèles ordinaires – messe dominicale, confession et communion aux grandes fêtes. On conseille d’en faire plus, mais on ne l’impose pas. Didon revendique hautement cette « sobriété des pratiques religieuses » :

« Pourvu que vous donniez ce qu’un bon chrétien, fidèle, doit à son Église, nous nous tenons pour satisfaits. Si vous donnez plus, si, dans votre liberté, vous sentez le désir d’aller en avant, allez ; mais il faut vous laisser au moins le mérite de la spontanéité. Ainsi, liberté, sobriété, et j’ajoute – car tous ces grands mots se tiennent – sincérité. Un acte accompli par ordre n’est pas toujours sincère ; un acte spontané l’est toujours. J’ai horreur des masques ! Que voulez-vous que Dieu, qui sait le secret de l’âme, fasse de vos simagrées trompeuses ? Quand vous n’êtes pas convaincus, quand vous n’êtes pas ce que vous devez être, à quoi bon ces hypocrisies de la prière, des sacrements, de la religion, qui nous font le plus grand tort dans un public trop habitué à soulever les masques, et qui appellent sur nous tous ces noms odieux que méritent en effet tous ceux dont la sincérité est suspecte17. »

12Arcueil se singularise enfin par la valorisation des carrières économiques et commerciales. C’est, dès 1892, le sens et l’originalité de l’école Laplace. C’est aussi la raison d’être du cours préparatoire aux carrières pratiques, organisé parallèlement à l’enseignement classique, sans souci du baccalauréat, à Albert-le-Grand. Le père Didon y revient à plusieurs reprises, notamment dans un grand discours sur « le choix de la carrière » en 1894. On me permettra de citer longuement ce texte non seulement pour ce qu’il dit mais aussi pour ce qu’il montre de la force oratoire du Dominicain :

« Malgré les bouleversements qui ont brisé les cadres de ce pays, malgré les ruptures de toutes les barrières permettant à tous l’accès de toutes les professions, nous avons gardé la superstition de ce que nous baptisons carrières libérales, de la robe du magistrat et de l’uniforme ; nous croyons même qu’il est encore permis de vivre sur des titres de rente, les bras croisés et le cerveau vide, touchant à époque fixe les coupons de nos obligations ou de nos actions, les deniers de nos parts et le montant de nos fermages.
Mais, Messieurs, vous n’apprenez donc rien ?… Pardonnez-moi mon indignation, mais vous ne savez donc pas que le monde marche ! Eh bien, le monde, qui a marché depuis dix ans, a créé depuis dix ans des écoles nouvelles, pour les carrières lucratives et pratiques au niveau des écoles libérales ! Nous en avons fini avec le règne de la littérature et des parleurs, avec le règne de tous ceux qui vivent de mots et qui ne touchent pas les choses. Les choses, Messieurs, sont redoutables, elles contiennent une force qui nous emporte. Oubliez-vous que nous vivons dans un temps où les peuples d’Europe sont en train de conquérir le monde ? Oubliez-vous que nous avons un empire colonial qui compte trente-cinq millions d’habitants, autant que la métropole, et qui mesure sept fois la superficie du pays que la métropole occupe ? Que voulez-vous donc faire de votre empire colonial ? Vous direz : “Cela m’importe peu, l’empire colonial !” – il ne faut jamais parler ainsi, Messieurs : tant qu’une chose touche à la Patrie, elle nous importe toujours. L’empire colonial, c’est nous, c’est notre prolongement, notre extension d’activité, de civilisation, de morale, de religion, de tout. Mais quand vous diriez : “Cela nous importe peu !” vous oubliez donc qu’à côté de vous il y a une Angleterre, une Allemagne, une Autriche-Hongrie, des pays rivaux qui ne songent qu’à nous dominer ? J’ai, par moments, des indignations incompressibles, je suis navré de l’indifférence, irrité de la routine exécrable, consterné de l’inintelligence de mes concitoyens, lorsque je les vois abandonner le terrain de lutte et s’endormir, laissant battre la Patrie sur des champs de bataille où elle gagnerait de nouvelles et si nobles victoires, et puis ils mangent, ils boivent, et ils disent des patenôtres ! Gardez vos patenôtres inintelligentes. Je n’ai pas besoin de ces vaines prières pour mourir, j’ai besoin de prières ardentes pour vivre18 ! »

13Ces accents patriotiques sont tout, sauf anodins. Ils attirent l’attention sur le contexte politique sans lequel on ne comprend rien à la présence durable du père Didon à Arcueil.

Une opération politique

14Car enfin il aurait pu quitter Arcueil. En 1893 par exemple, au terme de ses trois premières années de priorat, dans la mesure où il avait réussi à redresser la courbe des inscriptions. Ou en 1896, plus encore, puisqu’il en avait fini avec son deuxième mandat consécutif et aurait dû, selon les usages de l’Ordre, passer la main. Il ne l’a pas fait et il est mort, en mars 1900, prieur d’Arcueil. Pourquoi ?

15C’est le 12 novembre 1890, moins de huit mois après que le père Didon a pris ses nouvelles fonctions, que le cardinal Lavigerie affirme, dans un toast porté devant l’état-major de la flotte française de Méditerranée en escale à Alger, que le pape souhaite que les catholiques de France s’unissent pour défendre les intérêts de l’Église dans le cadre du régime républicain au lieu d’attendre indéfiniment, comme beaucoup d’entre eux, la restauration improbable de la monarchie. On sait que cette invitation officieuse au Ralliement à la République provoque un débat houleux dans les milieux catholiques français. Républicain de toujours, Didon se réjouit des propos de l’archevêque d’Alger mais il est trop occupé à gérer les affaires d’Arcueil pour entrer dans la polémique et sa rentrée en grâce est trop récente pour qu’il prenne le risque d’indisposer le père Larroca. Mais celui-ci meurt en janvier 1891 et son successeur, le père Früwirth, semble mieux disposé. Didon répond donc favorablement lorsque son ami M^gr Lecot, archevêque de Bordeaux, fervent partisan du Ralliement, lui demande de prendre la parole pour la clôture de l’assemblée des Cercles catholiques ouvriers de la région bordelaise, le 17 janvier 1892. Il s’y prononce pour l’union des catholiques sur le terrain politique afin d’imposer, dans le cadre légal du régime établi, le « règne des libertés publiques de droit commun19 ». Cet appel explicite au Ralliement lui vaut de violentes critiques dans la presse qui y est hostile, mais un mois plus tard l’encyclique Au milieu des sollicitudes conforte sa position20.

16Il avait craint, au début, que ses nouvelles fonctions ne l’éloignent des combats qui lui tenaient à cœur. Son vieil ami le père Chocarne avait essayé, en novembre 1890, de le persuader du contraire :

« C’est un nouvel Arcueil qui commence, j’espère même une ère nouvelle. […] Nous sommes si déchus. Quand je compare le milieu de ce siècle avec sa fin, la jeunesse d’alors et celle d’aujourd’hui, nos belles et glorieuses luttes d’alors pour la liberté d’enseignement et toutes les libertés politiques et d’ordre social avec l’aplatissement, le désarroi, le gâchis actuel, je me dis que vous êtes appelé à nous refaire une jeunesse d’avenir, des mœurs publiques chrétiennes sur les ruines actuelles. […] En face de la menace de demain, qu’y a-t-il ? – Rien. À la Chambre, un groupe de députés en déroute ; en dehors un clergé sans cohésion, des catholiques qui me font l’effet d’un troupeau de moutons affolés. Et la jeunesse, où est-elle ? Comment se fait-il qu’elle soit si nulle dans les luttes politiques et sociales ?… Heureusement, vous êtes là… Vous avez un passé qui vous assure la sympathie de tous les esprits libéraux, jeunes et vieux ; vous avez un présent qui vous rallie beaucoup d’esprits prévenus, soit dans le clergé, soit parmi les catholiques militants ; vous avez fait un livre qui vous grandit à l’opinion de tous ; vous occupez à Arcueil une place qui vous donne le droit d’intervenir dans toutes les questions ayant trait à l’éducation… Là est le point d’appui… En un mot, cher ami, créez un courant, élevez le niveau des esprits autour de vous, arborez un drapeau, établissez un centre d’action où l’on prendra le mot d’ordre… Et la France qui se meurt de ne plus croire en Jésus-Christ, comme nation, se reprendra à redevenir son chevalier21 !… »

17L’éducation des futures élites du pays est en effet un enjeu décisif et c’est bien pourquoi Didon a voulu ouvrir sans délai un ensemble des classes préparatoires de haut niveau : « Est-il donc digne des fils de Lacordaire, écrivait-il le 12 juin 1890, de se voir réduits à confier leur jeunesse aux Jésuites et aux autres pour achever sa formation22 ? » Par le contrepoint qu’elles apportent à la rue des Postes et aux autres grands collèges de la Compagnie de Jésus, réputés truffer l’État-Major d’officiers cléricaux, les écoles Lacordaire et Laplace constituent un élément nouveau et important de la scène politico-religieuse. Les adversaires du Ralliement n’en doutent pas. Le 29 janvier 1892, dans L’Autorité, Paul de Cassagnac assure que « les parents, presque tous monarchistes, qui ont leurs enfants au collège d’Arcueil, sont singulièrement imprudents de les y laisser, pour que le père Didon, qui exerce une action prépondérante sur cette maison d’éducation, en fasse de petits communards23 ».

18Laissons de côté l’excès rhétorique de la pointe finale, il faut reconnaître que tout est prétexte au nouveau prieur pour faire d’Arcueil un exemple de concorde républicaine. L’enseignement en lui-même est un Ralliement en actes : les élèves de l’école Lacordaire qui préparent Polytechnique suivent les cours du lycée Saint-Louis. Après le déménagement rive droite, ce sont tous les élèves de Saint-Dominique et de Lacordaire, de la cinquième aux classes préparatoires, qui vont à Janson-de-Sailly, dont certains professeurs font de surcroît passer des « colles » dans les locaux de Lacordaire. Le père Didon s’en justifie :

« On me dira : pourquoi envoyez-vous les enfants au lycée ? D’abord, parce que nous sommes des hommes de conciliation. […] En envoyant les enfants de notre école au lycée voisin, dans des classes déterminées, je travaille au rapprochement des esprits. Je ne crois pas que les enfants élevés dans les lycées soient des Français d’un calibre particulier. Je ne crois pas non plus que les enfants qui reçoivent l’éducation des moines soient des Français d’un mauvais métal, d’une mauvaise venue. J’estime que, quel que soit l’éducateur, moine ou laïque, celui-là serait odieux et méprisable s’il ne cherchait pas à faire l’union du pays et si, étant dans un établissement religieux, on voulait faire une seconde France n’ayant rien à voir avec l’autre24. »

19Le sport n’est pas moins symbolique. Si Didon s’entend immédiatement avec Pierre de Coubertin, c’est que celui-ci veut promouvoir des compétitions sportives auxquelles prendraient part communément des lycées publics et des collèges catholiques, et que les supérieurs des institutions libres, diocésaines ou congréganistes, auxquelles il s’est adressé jusque-là – les Jésuites notamment – ont décliné l’invitation, tout comme les prédécesseurs de Didon à Arcueil. Les grands lycées parisiens (Buffon, Condorcet, Henri IV, Louis-le-Grand, etc.) participent donc au cross-country organisé par la toute jeune Association athlétique Albert-le-Grand le 19 mars 1891 et remporté par l’équipe de Janson-de-Sailly25. Ils seront ensuite invités tous les ans, au mois de mai, aux concours d’athlétisme d’Albert-le-Grand.

20Le père Didon ne manque pas une occasion d’afficher les relations cordiales qu’il entretient avec les républicains modérés. Le 15 janvier 1891, il participe avec Jules Simon, figure tutélaire de la III^e République, et plusieurs proviseurs de lycées à un « banquet de l’éducation physique » organisé par l’Union des sociétés françaises de sports athlétiques et le Comité de propagation des exercices physiques. Il reçoit le proviseur du lycée Saint-Louis à dîner à Arcueil le 1^er janvier 1893, et son invité lui rend la pareille à la fin du mois pour la saint Charlemagne – le patron de la Sorbonne. L’année suivante, c’est le tour du proviseur de Louis-le-Grand. Lors du deuxième Congrès du CIO, au Havre, en juillet 1897, Didon se félicite de prendre la parole en présence du sous-préfet Cathala et du docteur Tissié, « représentant officiel de M. le Ministre de l’Instruction publique26 ». Et dans sa déposition devant la Commission d’enquête sur l’enseignement secondaire, en mars 1899, il assurera vivre avec ses interlocuteurs dans l’Université « les rapports les plus cordiaux et les plus sympathiques27 ».

21En arrivant à Arcueil, Didon abandonne la chaire – et encore, relativement – mais il trouve un autre canal d’influence. Se raréfient les prédications d’avent ou de carême mais se multiplient les discours de rentrée, de distribution des prix, de fête patronale, où il distille dans la variété des propos éducatifs la même philosophie du Ralliement : est-ce un hasard s’il évoque « l’esprit nouveau » – le mot fameux du républicain Eugène Spuller – dans l’introduction au recueil des principaux d’entre eux28 ? La lecture de ce volume, dont les pièces sont classées par ordre chronologique, montre la permanence de cette préoccupation, mais aussi l’évolution de la conjoncture dans laquelle elle s’inscrit.

22Son premier objectif est de convaincre que l’acceptation de la démocratie est une nécessité historique. « L’âge où nous vivons est un âge démocratique29 », explique-t-il dès son premier discours à Arcueil, en juillet 1890. Mais république et démocratie ne sont pas des mots équivalents. Après l’encyclique sur le Ralliement il insiste donc sur l’acceptation du régime républicain, sachant que cette simple reconnaissance du cadre légal de la vie politique ne va pas de soi pour ses élèves, qu’il adjure de ne pas choisir des carrières d’opposition ou de repli. Il leur explique qu’admettre le régime en place n’est pas se soumettre aveuglément à son orientation conjoncturelle. Il s’agit au contraire de « conquérir à Dieu la démocratie moderne30 » pour éviter qu’elle ne tourne mal. En mars 1896, il assure que ses élèves sont « de ces catholiques dociles à l’impulsion du pape Léon XIII, qui travaillent avec lui à la grandeur religieuse de la France, au baptême de la démocratie et à la conversion de la République française31 ».

23Déjà pourtant – le ministère radical Léon Bourgeois étant alors aux affaires – il critique la tendance à l’extension de l’intervention de l’État au détriment des libertés individuelles. Constatant chez les républicains le recul des opportunistes et l’essor des radicaux, il s’inquiète désormais des menaces que le retour de l’anticléricalisme fait peser sur la liberté religieuse en général, et la liberté scolaire en particulier. À Marseille, en février 1897, il s’en prend à « l’omnipotence d’un parti qui frappe d’ostracisme tout ce qui ne porte pas son estampille, qui ne reconnaît pas à un catholique le droit d’être républicain ». Il appelle donc à ouvrir partout des écoles catholiques « à côté des écoles officielles32 ». Cependant les choses changent aussi du côté catholique, et pas à son avantage. Il faisait fond sur l’appui de Rome. La Caravane d’Arcueil avait été reçue en audience par Léon XIII en 1891, et encore en 1893, et à chaque fois le prieur avait été chaudement encouragé par le souverain pontife. Mais dès 1895 la loi d’abonnement sur les biens des congrégations a relancé la fronde de nombreux religieux qui font pression pour tenter d’infléchir la politique du Saint-Siège33. Même si le pape tient bon la ligne du Ralliement, le ciel romain s’assombrit. De passage à Rome en janvier 1898, Didon est empêché de voir un Léon XIII malade et isolé par son entourage.

24Arrêtons-nous début 1898 et faisons le point. Le père Didon avait rêvé le Ralliement comme convergence libérale et consensus patriotique sur fond d’horizon colonial. La première s’est évanouie avec le recul des républicains modérés. Le second est mis à mal par l’affaire Dreyfus, qui ébranle la confiance du pays dans son armée, surtout depuis la publication de « J’accuse… ! » le 13 janvier. Didon est révolté par l’article de Zola et par la campagne des dreyfusards. Or la préparation aux grandes écoles militaires reste son cœur de métier, au moins à l’école Lacordaire. En juillet, il saisit donc l’occasion de la traditionnelle distribution des prix d’Arcueil pour faire l’éloge de « l’esprit militaire dans une nation », en justifiant d’entrée, devant un public conquis, le choix d’un sujet aussi sensible :

« L’heure de traiter d’un tel problème ne fut jamais plus opportune. Certains esprits ont voulu établir, d’une manière raffinée et savante, je ne sais quelle opposition entre la démocratie et l’esprit militaire ; ils ont présenté la démocratie comme le plus puissant dissolvant de l’organisation des armées. Des écrivains sans scrupule, sans égard pour la sécurité de la patrie, se couvrant des grands noms de vérité, de justice et d’humanité, n’ont pas craint de jeter à la face de l’armée nationale, les accusations les plus outrageantes. (Applaudissements prolongés)34. »

25La cérémonie étant présidée par le général Jamont, généralissime des armées françaises, les propos du prieur provoquent de vives réactions. À gauche, on dénonce l’alliance du sabre et du goupillon, on insinue que Didon appelle à un coup d’État, on l’accuse à la fois de cléricalisme et de césarisme. Tout cela tend à saper la réputation qui était la sienne depuis toujours, celle d’un religieux libéral, démocrate et républicain : il en est profondément affecté, au point d’y revenir un an et demi plus tard pour protester hautement de sa fidélité aux idéaux de sa jeunesse35.

26En attendant, tout cela brouille aussi l’image d’Arcueil. Il s’emploie à la restaurer devant la Commission d’enquête parlementaire sur l’enseignement secondaire en mars 1899. Une longue intervention, qu’il raconte quelques jours plus tard à son amie Gabrielle de Saint-Vincent Brassac :

« Selon les interrogations du Président, j’ai exposé l’organisation, la fondation, l’esprit d’Arcueil et de nos écoles. J’ai fait ressortir les caractères qui nous distinguent des autres, avec la nuance et la délicatesse qui convenait. J’ai marqué l’excès de notre régime français disciplinaire, l’insuffisance absolue de notre pédagogie, l’absurdité et l’injustice de notre baccalauréat qu’il fallait supprimer et remplacer simplement par l’examen à l’entrée de chaque faculté et de toutes les carrières. Je me suis donné comme défendant ainsi la liberté absolue de tous sans sacrifier les droits de l’État, et je leur ai dit avec émotion que je ne pouvais envisager que moi, qui avais lutté toute ma vie pour la liberté, je verrais un gouvernement républicain renouveler la Révocation de l’Édit de Nantes dans le domaine de l’Instruction Publique. […]
La déposition s’est terminée après une heure et demie. Le Président Ribot s’est levé ; il s’est approché de moi, en me serrant les mains avec effusion ; Mun de même, et d’autres, et je suis sorti36. »

27Les propos rapportés là sont confirmés par les procès-verbaux, y compris l’étonnante formule comparant la loi Falloux à l’édit de Nantes, qui montre que le prieur d’Arcueil est désormais sur la défensive, obligé de plaider la cause de la liberté sur le mode de la préservation d’une tolérance, puisque certains réclament l’abrogation de la loi de 1850 sur la liberté de l’enseignement secondaire37. Il manque en revanche, dans le Journal Officiel, la description de la sortie, où les gestes de sympathie, particulièrement inattendus de la part d’Albert de Mun38, expriment l’émotion de ces trois figures du Ralliement et de l’esprit nouveau au moment où ceux-ci sont précisément en train de disparaître.

⁂

28Le père Didon expliquait en 1897 vouloir former à Arcueil « des hommes modernes, qui sachent lire l’heure sur le cadran du monde39 ». L’heure était à la démocratie mais il fallait l’orienter dans la direction qui en assurerait un développement harmonieux, sans intolérance, dans un esprit libéral à égale distance du cléricalisme intransigeant et du radicalisme sectaire40. « La foi ne sera point dépaysée dans la démocratie, elle la sauvera41 », écrivait-il dans l’introduction à l’édition tardive des conférences que, jeune prédicateur de 29 ans, il avait données à Nancy en 1868 et 1869. Ce projet offensif de catholicisation de la modernité, qui n’était pas de saison sous Pie IX, l’était devenu sous Léon XIII. Didon s’est mis en 1890 au service d’Arcueil, mais il s’est servi aussi de cette institution scolaire comme d’un outil politique dans une décennie où le pape voulait en finir avec les crispations monarchiques d’une large partie de l’élite catholique française – celle qui, le plus souvent, sortait des collèges jésuites. C’est sans doute le père Gaffre qui a le mieux souligné, lors de l’inauguration de la statue, cette dimension du priorat de Didon :

« Ces champs d’Arcueil, dit-il, contemplèrent de belles réconciliations. On crut un moment que les fossés allaient se combler, que le moment allait venir enfin où sur les ponts si solidement jetés, les hommes des camps opposés allaient passer, et… Hélas42 ! »

29Hélas, il y eut l’affaire Dreyfus, le Bloc des Gauches et la fin du Ralliement. On a glosé sur la mort du père Didon le 13 mars 1900 dans l’hôtel particulier de la marquise de Saint-Vincent Brassac, à Toulouse. On a sans doute fantasmé du fait qu’il était connu pour cultiver des amitiés féminines. Dans la biographie passionnée qu’elle lui a consacrée en 1903, la marquise est restée évasive sur les circonstances de cette présence chez elle. Trente-six ans plus tard, elle en a dit plus à l’abbé François de Courrèges d’Ustou. Didon, explique-t-elle, voulait sauver le Concordat. Craignant que l’agitation cléricale ne mène à la séparation, il aurait négocié avec Waldeck-Rousseau des aménagements, qu’il espérait acceptables pour Léon XIII, à la loi d’abonnement sur les biens des congrégations :

« Il s’en allait donc à Rome portant au pape des propositions officieuses, lorsqu’il s’arrêta quelques heures chez nous.
“Les conditions qu’on nous fait à nous autres, moines, sont assez draconiennes, nous disait-il, mais elles permettent à la religion de demeurer officielle, et si elles empêcheront quelques petits Ordres pauvres de subsister, elles ne toucheront presque pas les grands Ordres ; ceux-ci recueilleront les naufragés ; il y aura autant d’âmes saintes, sous de moins nombreuses étiquettes. Mais il faut tout faire pour éviter ce malheur de la séparation officielle de l’Église avec les peuples.”
En arrivant chez nous pour déjeuner, venant de chez le cardinal de Bordeaux, il devait repartir le soir pour Rome. À son arrivée sa mauvaise mine, son air de grande lassitude nous saisirent. – “Prenez donc chez nous un jour de repos”, lui dit le Marquis. Il accepta, nous demandant seulement de lui assurer l’incognito, le lendemain, pour sa messe dite à la paroisse, car étant donné l’opposition des Dominicains de Toulouse unis aux Jésuites à sa mission d’acceptation, ils devaient ignorer et son voyage et son arrêt chez nous43 ».

30On n’en sait pas plus, mais ce témoignage suffit à convaincre que le prieur d’Arcueil a cru jusqu’au bout à une conciliation possible entre l’Église et la République.