La recomposition des droites
| ,Conclusion générale. Les droites françaises à la Libération : une recomposition douloureuse mais réussie
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- 1 Sur Raymond Marcellin, plus jeune qu’Antoine Pinay mais dont l’engagement politique ne commença pa (...)
11945 : « année zéro ». Voilà probablement l’image qui domine, encore aujourd’hui, dans la mémoire collective quand on évoque les partis de droite en France à la Libération. Crise très profonde des principales forces de droite d’avant guerre, très mauvais résultats de leurs candidats aux élections législatives du 21 octobre 1945, choc provoqué par la poussée des « partis marxistes », sfio et plus encore pcf: autant de faits qui provoquèrent un traumatisme durable dont les traces sont toujours perceptibles. Mais la réalité fut-elle si simple que ces contrastes brutaux entre une droite moribonde et une gauche triomphante le laisseraient penser ? Il est permis d’en douter. Ce fut d’ailleurs ce doute qui nous incita à organiser ce colloque qui s’achève aujourd’hui. Un seul exemple, particulièrement intéressant pour qui veut dépasser les impressions premières, suffira à faire comprendre nos interrogations initiales. Le 6 mars 1952, moins de huit ans après la chute du régime de Vichy, Antoine Pinay fut investi Président du conseil par l’Assemblée nationale. Or, son parcours politique était emblématique à plus d’un titre des fortes continuités entre l’avant et l’après guerre: maire de Saint-Chamond depuis 1929 puis conseiller général, parlementaire de la Loire depuis 1936, rallié à l’Alliance républicaine démocratique avant 1940, il avait été nommé membre du Conseil national de l’État français en 1941; en juin 1946, il retrouva son siège de député de la Loire, fut bientôt ministre. Bien qu’il eût renoué avec Pierre-Étienne Flandin, il s’intégra rapidement dans une nouvelle formation, le cnip. À lui seul, le parcours de cet homme de droite – le plus populaire de la IVe République – montre que la problématique de la disparition des droites à la Libération ne permet pas de rendre parfaitement compte des processus alors à l’œuvre1.
- 2 Deux journées d’études ont précédé ce colloque. La première (9 mars 2002 à l’ iep de Rennes) a por (...)
2C’est pourquoi poser le problème des droites à la Libération en termes de recomposition nous a semblé offrir un cadre d’analyse beaucoup plus intéressant. Cette problématique oblige en effet à envisager les choses dans un champ chronologique plus large, à remonter bien avant l’été 1944, jusqu’aux années trente, et à aborder la question de la concordance des temps en histoire2. Elle permet aussi de suivre les cheminements stratégiques sur la longue durée, sans être prisonnier des effets de loupe provoqués par les fortes turbulences des années 1944-1945. À l’issue du colloque, une première synthèse peut être dégagée sur un sujet somme toute jamais abordé en tant que tel jusqu’à maintenant. En voici les principaux aspects, sous réserve d’approfondissements et de précisions ultérieurs.
3La recomposition des droites françaises était entamée dès avant la Deuxième Guerre mondiale. Pour les deux grands partis d’alors, la fr (Fédération républicaine) et l’ ard (Alliance républicaine démocratique), une question de fond était déjà posée: celle de leur restructuration partisane afin de s’adapter aux grandes mutations de la société et d’abord à la montée – irrépressible – de la « question ouvrière » dans le débat public ou, plus largement, de la « question sociale ». Comment, pour faire vite, passer d’une organisation partisane bâtie autour des notables à une organisation plus militante capable de mieux encadrer la société – même s’il faut se garder d’opposer notables et militants, les uns n’excluant nullement les autres ? Telle était la question, chaque jour plus pressante, qui se posait aux dirigeants des droites.
4La IIIe République s’était bâtie sur un compromis socio-politique entre classes dirigeantes et classes moyennes propriétaires mais ce compromis avait été remis en cause par la Grande Guerre et ses conséquences multiformes. Un double processus était à l’œuvre: d’une part, l’expansion des masses ouvrières organisées – de façon particulièrement nette à partir des années 1900 – résultant des développements nouveaux de la révolution industrielle; d’autre part, l’accélération de la massification des comportements sociaux, cela sous l’effet de la guerre qui non seulement avait mobilisé des millions d’individus mais avait aussi renforcé l’industrialisation en poussant à l’essor rapide du « travail à la chaîne ». La Grande Dépression des années trente aidant, il ne fut bientôt plus possible de ne pas répondre à la question sociale, posée avec toujours plus de force: au printemps 1936, pour la première fois dans l’histoire de la République, la France connut une grève générale avec occupation des usines, des chantiers et des mines, et vit un dirigeant socialiste s’installer à l’hôtel Matignon.
5Dès lors, la recomposition des droites se précipita. Héritières du phénomène ligueur, apparu avant 1914, et de la sociabilité des anciens combattants, directement issue de la Grande Guerre, les Croix-de-feu se transformèrent, en juillet 1936, sous la direction de leur chef, François de La Rocque, en Parti social français. Un parti dont l’intitulé même montrait à quel point la question sociale était devenue incontournable. Un parti en expansion fulgurante, dépassant rapidement le million d’adhérents. Un parti qui obligea tous les autres – à commencer par l’ ard et la fr – à se redéfinir par rapport à lui, dans la perspective des élections de 1940. Quel nouveau paysage politique serait sorti d’une consultation électorale nationale, reportée in extremis à 1942 puis différée sine die ? Nul ne peut bien sûr le dire. Une chose est cependant certaine: les grands équilibres partisans auraient été bouleversés. La débâcle de l’armée française en mai-juin 1940 interrompit brutalement les processus en cours. La guerre et le régime de Vichy accrurent les divisions au sein des formations de droite et surtout brisèrent le psf, principal agent de la recomposition amorcée, dont le chef ne sut pas adopter une position claire et mobilisatrice face au maréchal Philippe Pétain, vainqueur de Verdun mais entré « dans la voie de la Collaboration ». Déporté en 1943, le président du psf revint d’Allemagne très affaibli et décéda en 1946.
- 3 Sur les hommes et femmes de droite engagés dans le Front national, lancé à l’initiative du pcf en (...)
- 4 Sur la sfio et le pcf face aux droites, cf. les communications de Jacqueline Sainclivier et de P (...)
6D’un point de vue général, la guerre déboucha sur la victoire des Alliés, plaçant les droites en situation difficile. Plutôt que de considérer le discrédit qui frappait les droites à la Libération sous l’angle de sa faible participation aux combats de la Résistance, alors que nombre d’hommes et de femmes de droite avaient résisté3, il faut envisager la question des causes de la défaite. La situation en 1944 serait en effet incompréhensible si l’on n’avait pas présente à l’esprit une des préoccupations majeures des Français d’alors: comment expliquer la catastrophe qui avait conduit la France là où elle était ? Comment trouver les responsables ? Comment les châtier et empêcher que les choses ne se reproduisissent ? Or, les partis de droite – revenus au pouvoir avec les radicaux au printemps 1938 – n’avaient-ils pas fait, en 1938-1940, des choix politiques qui les rendaient responsables de l’effondrement militaire puis de l’accession de Philippe Pétain au pouvoir, ce qui mena la nation dans une impasse ? En accordant la priorité à la revanche sur le Front populaire, n’avaient-ils pas rendu impossible toute reconstitution de l’Union sacrée de l’été 1914 face au nouveau danger militaire qui menaçait le pays ? Au contraire, la Libération par les Alliés et les forces de la Résistance favorisait dans l’ensemble les gauches4. La victoire sur l’État français, clérical, réactionnaire et lié socialement aux milieux d’affaires technocratiques, c’était aussi la victoire des forces favorables à la République laïque et sociale. En octobre 1945, pcf et sfio obtenaient la majorité des voix et des sièges à l’Assemblée nationale constituante. Un nouveau Front populaire s’esquissait.
- 5 Pour en prendre toute la mesure, il faut analyser le rapport des forces au niveau local. Le colloq (...)
- 6 Sur les journaux de droite à la Libération, cf. la communication de Christian Delporte ; sur l’Égl (...)
- 7 Sur le petit et moyen patronat, tôt réorganisé et fort actif, cf. la communication de Sylvie Guill (...)
- 8 Sur les petites et grandes manœuvres à droite en 1944-1945, jusque-là très mal connues, cf. la com (...)
7Est-ce à dire que les droites étaient menacées de disparition ? Non. Il existait un « peuple de droite5 »; des cultures et des réseaux, certes affaiblis, mais bien vivants6; une organisation sociale qui privilégiait la richesse accumulée7; enfin, des hommes et des femmes de droite qui s’étaient activement engagés dans la Résistance – au premier rang desquels Charles de Gaulle et les démocrates-chrétiens – et qui s’attelèrent sur-le-champ à la tâche de reconstruire les droites8.
- 9 Cf. la communication de Laurent Ducerf.
- 10 Sur les points d’accord profonds et sur les divergences stratégiques entre de Gaulle et le mrp, c (...)
- 11 Sur l’épisode de l’Union gaulliste lancée en 1946, cf. la communication de Bernard Lachaise.
8En quelques mois, le Mouvement républicain populaire se constitua en force capable de rassembler un large électorat grâce à une organisation militante efficace et à un programme qui prenait pleinement en compte la question sociale9. Certes, le mrp ne regroupait pas toutes les droites, loin s’en fallait, mais il modifiait profondément le rapport des forces électorales à droite. Il se posait en pôle principal de recomposition, comme le psf avant 1940 d’une certaine manière mais sur des bases cependant fort différentes du fait d’un choix clair et irréversible en faveur de la République parlementaire. Pourtant, cette recomposition resta elle aussi inachevée. La responsabilité en incomba en partie à Charles de Gaulle. Il refusa de s’insérer pleinement dans le système politique qui se reconstituait et il choisit, le 20 janvier 1946, de mener son propre jeu, faisant bientôt porter tous ses efforts sur la question des institutions – la réforme de l’État, à l’ordre du jour depuis les années trente10. Mais il ne s’engagea véritablement qu’au début de 194711.
- 12 Sur le prl, le Parti paysan et sur le rgr, cf. les communications de Mathias Bernard, David Bens (...)
- 13 Sur le rapport des forces parlementaires, cf. la communication de Gilles Richard.
- 14 Sur la rénovation intellectuelle à droite après la guerre (preuve que Vichy ne fut pas qu’une pare (...)
9La rupture entre Charles de Gaulle et le mrp ouvrit d’abord des espaces de recompositions partielles, autour de forces politiques secondaires, nouvelles ou anciennes12. Le lancement du Rassemblement du peuple français en avril 1947 redistribua soudain les cartes et réduisit beaucoup l’influence du mrp. Mais la décision des dirigeants républicains populaires de résister à ce concurrent sur la base d’une stratégie centriste13 eut, à l’inverse, des conséquences considérables. Elle entrava l’essor gaulliste et permit de conserver la République parlementaire rénovée mise en place en 1946. Ce fut dans ce contexte de concurrence à droite qu’émergea en 1948 une troisième stratégie. Cette dernière prit corps autour des petits groupes parlementaires des Républicains indépendants au Conseil de la République et à l’Assemblée nationale. Refusant toute alliance privilégiée avec les socialistes – à la différence du mrp – mais acceptant pleinement le jeu parlementaire – à la différence du rpf – le Centre national des républicains indépendants (rebaptisé cnip en 1951) fut fondé en décembre 1948. Son instigateur, Roger Duchet, sénateur-maire de Beaune, reprenait, mais en l’adaptant aux temps nouveaux, la formule de la « concentration républicaine » d’avant-guerre, associant radicaux et modérés. Des radicaux désormais nettement déportés à droite par leur alliance avec leurs partenaires du rgr, et des modérés qui avaient relu le débat entre libéralisme et étatisme à la double lumière des dérives vichystes et du renforcement du danger communiste14. Cela poussait le nouveau parti, appoint parlementaire indispensable à la Troisième Force qui n’avait pas la majorité à l’Assemblée nationale, à prendre réellement en compte la question sociale, sur un autre mode que les démocrates-chrétiens et que les gaullistes, dans le cadre d’un libéralisme tempéré par les interventions sélectives de l’État. Ce que « l’expérience Pinay » de 1952 permit de mettre en œuvre au grand jour.
10Ainsi, malgré les tâtonnements stratégiques qui suivirent l’effondrement de l’État français voulu par elles mais les ayant conduites dans une impasse politique, les droites, bien que divisées sur la stratégie la mieux adaptée, parvinrent finalement à contenir la poussée des gauches – elles-mêmes divisées par la guerre froide – et surent rendre impossible un nouveau Front populaire. Recomposition certes douloureuse mais au bout du compte réussie après le triple traumatisme de 1936, de 1940 et de 1944.
Notes
1 Sur Raymond Marcellin, plus jeune qu’Antoine Pinay mais dont l’engagement politique ne commença pas non plus à la Libération lorsqu’il devint député du Morbihan, cf. la communication d’Éric Alary.
2 Deux journées d’études ont précédé ce colloque. La première (9 mars 2002 à l’ iep de Rennes) a porté sur les recompositions à l’œuvre entre 1934-1936 et 1940 : ont été envisagés successivement les forces politiques (Fédération républicaine, Alliance républicaine démocratique, Parti républicain national et social et Parti social français), la situation dans l’Ouest, le Centre de propagande des républicains nationaux et la transformation de la Confédération générale du patronat français. Les textes des communications sont parues dans les Annales de Bretagne et des pays de l’Ouest, tome 109, n° 3, juillet-septembre 2002. La seconde journée (16 novembre 2002 à l’université de Rennes 2) a porté sur la période 1940-1944. Les communications n’ont pas été publiées.
3 Sur les hommes et femmes de droite engagés dans le Front national, lancé à l’initiative du pcf en 1941, cf. la communication de Daniel Virieux.
4 Sur la sfio et le pcf face aux droites, cf. les communications de Jacqueline Sainclivier et de Patricia Boyer.
5 Pour en prendre toute la mesure, il faut analyser le rapport des forces au niveau local. Le colloque a permis de faire le point sur le grand Ouest ainsi que sur la région parisienne. Cf. les communications de Christian Bougeard, Marc Bergère, Jean Quellien et Philippe Nivet.
6 Sur les journaux de droite à la Libération, cf. la communication de Christian Delporte ; sur l’Église catholique, cf. les communications d’Annie Lacroix-Riz et de Frédéric Le Moigne ; sur les milieux colonialistes, cf. la communication de Frédéric Turpin.
7 Sur le petit et moyen patronat, tôt réorganisé et fort actif, cf. la communication de Sylvie Guillaume ; sur André Boutemy, éminence grise du grand patronat intervenant directement dans la vie politique, cf. la communication de Jean Garrigues.
8 Sur les petites et grandes manœuvres à droite en 1944-1945, jusque-là très mal connues, cf. la communication de Jean-Paul Thomas.
9 Cf. la communication de Laurent Ducerf.
10 Sur les points d’accord profonds et sur les divergences stratégiques entre de Gaulle et le mrp, cf. la communication de Bruno Béthouart.
11 Sur l’épisode de l’Union gaulliste lancée en 1946, cf. la communication de Bernard Lachaise.
12 Sur le prl, le Parti paysan et sur le rgr, cf. les communications de Mathias Bernard, David Bensoussan et Gilles Le Béguec. Sur une autre tentative de recomposition, plus tardive et nécessairement limitée, celle d’une fraction des parlementaires inéligibles lors du banquet des Mille, en mars 1948, cf. la communication de Michèle Cointet.
13 Sur le rapport des forces parlementaires, cf. la communication de Gilles Richard.
14 Sur la rénovation intellectuelle à droite après la guerre (preuve que Vichy ne fut pas qu’une parenthèse ou un mauvais rêve pour les droites), cf. la communication d’Olivier Dard.
© Presses universitaires de Rennes, 2004