La recomposition des droites
| ,Troisième partie. Approches régionales et figures
Raymond Marcellin : l’exemple d’une implantation politique locale et le début d’une carrière nationale
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- 1 Benoît Yvert, Dictionnaire des ministres (1789-1989), Perrin, 1990.
1Évoquer le parcours de Raymond Marcellin – qui a occupé dix-sept postes ministériels entre 1948 et 19741 – sur la période courte de la Libération, conduirait pour l’heure à l’échec, tant il est vrai que les sources restent indigentes sur son parcours en 1944-1945. Aussi il nous a fallu élargir le champ chronologique de l’investigation. Il faut revenir sur les années d’occupation, car le cheminement idéologique de Raymond Marcellin est assez peu connu ; il permet surtout de tenter de saisir comment un homme de trente ans en 1944 organise son « reclassement » politique local entre 1946 – date de son élection comme député du Morbihan – et le 11 septembre 1948, date à laquelle il devient, dans le gouvernement du radical Henri Queuille, sous-secrétaire d’État à l’Intérieur auprès de Jules Moch.
2En d’autres termes, comment celui qui fut le numéro deux de l’Institut d’études corporatives et sociales ( iecs) pendant l’Occupation – aux côtés de Maurice Bouvier-Ajam –, recréé sous le « haut patronage » du maréchal Pétain, au mois de juin 1941, a-t-il réussi à faire oublier son passé et à s’immiscer dans le jeu disparate des forces politiques et de la recomposition des droites françaises entre 1945 et 1948 ? Son élection à la députation dans le Morbihan – une région où il est inconnu en 1944 – fait-elle partie d’une stratégie à moyen terme, afin de faire oublier son passé à Vichy et à Paris où il est inscrit au barreau des avocats ? A-t-il été un acteur déterminant de la recomposition des droites en France à la Libération ? Avant de répondre, arrêtons-nous d’abord sur le corpus documentaire investi pour cette étude.
Les sources
- 2 Dans le Who’s who in France, 1998-1999, rien n’est dit sur les années 1940 de Raymond Marcellin. C (...)
3Tenter la préhistoire de l’itinéraire politique de Raymond Marcellin n’est pas toujours facile. Cela s’apparente bien souvent à une gageure. Plusieurs écueils existent : l’absence presque totale de sources primaires ou imprimées sur Raymond Marcellin pour la période 1944-1945 ainsi que la rareté des témoignages. Des notices biographiques rappellent les différentes positions sociales de Raymond Marcellin, mais rien n’est dit des stratégies pour les conquérir et les élargir2. Une part de secret existe donc sur le passé de Raymond Marcellin.
- 3 Par rapport à nos attentes initiales, c’est une source qui est assez décevante, car jamais les jou (...)
- 4 Ces deux périodiques ont aussi été étudiés avant nous par Christian Collobert, La carrière politi (...)
4Pour la période de son élection dans le Morbihan en 1946, nous avons étudié le quotidien La Liberté du Morbihan3 où les portraits de Raymond Marcellin sont quasi absents ; les électeurs morbihannais ont voté pour un personnage inconnu qui est venu bousculer des hommes politiques locaux bien implantés. Les lacunes archivistiques provoquent un danger essentiel qui est de vouloir rechercher sans cesse des liens de causalité entre le passé familial, le passé vichyssois et l’engagement politique à droite de Raymond Marcellin. Plus largement, on a pu s’appuyer sur la lecture de deux périodiques locaux : Bretagne Sud – le porte-parole et l’organe de propagande de l’Union gaulliste pour la IVe République durant la campagne des législatives de 1946, dont le siège social était situé à Auray – et Les Trois Couleurs, l’hebdomadaire des résistants bretons4.
- 5 ad du Morbihan, fonds R. Marcellin, 128 J, dossiers de travail du député du Morbihan de 1948 à 19 (...)
- 6 ad du Morbihan, fonds 913 W 16, « voyages de R. Marcellin dans le Morbihan (1949-1950) ».
- 7 Il s’agit des cartons 912 à 914 W, versés, puis repris par le cabinet du préfet.
5Un « fonds Marcellin » a été déposé en 2000, non classé, aux archives départementales du Morbihan (Vannes5) ; malheureusement, il est composé de matériel électoral (tracts, discours politiques, quelques dizaines d’ouvrages de travail, etc.), sans grand intérêt pour nos recherches. D’autres fonds ne sont guère plus prolixes : un dossier individuel sur les années 1947-19486, mais la préfecture du Morbihan l’a récupéré à la fin des années 1950, alors qu’un versement aux archives départementales avait été projeté7.
Raymond Marcellin, un brillant serviteur du corporatisme sous Vichy
- 8 Dans l’ouvrage collectif, Les héritiers du général, Denoël, 1969, Françoise Gilles, qui dresse le (...)
6On sait peu de choses des origines familiales de Raymond Marcellin, sinon qu’il est né le 18 août 1914, à Sézanne, dans le département de la Marne. Fils d’un banquier, Raymond Marcellin, après avoir fréquenté le collège de Meaux, s’engage dans des études de droit à Paris et à Strasbourg. Docteur en droit, il devient avocat à la Cour d’appel de Paris en 1945. Quand la guerre éclate, il commence donc des études qu’il souhaite mener à bien, mais la mobilisation l’appelle ; il est fait prisonnier, puis s’évade et gagne la zone non occupée. Il rejoint Vichy pour reprendre des études de droit. Il rejoint aussi l’un de ses amis, Maurice Bouvier-Ajam. En 1941, Raymond Marcellin est l’un des principaux animateurs de l’Institut des études corporatives et sociales. En fait, il souhaite être le plus près possible de grands professeurs de droit influents8.
- 9 Nous nous sommes notamment appuyé sur des recherches de S. L. Kaplan : « Un laboratoire de la doct (...)
7À partir de cette date, la trajectoire de Raymond Marcellin est mieux connue, notamment grâce aux travaux de Steven L. Kaplan, professeur d’histoire de l’Europe à l’Université Cornell9. Tout laisse à penser que dès avant la guerre, Raymond Marcellin est un anticommuniste acharné, ce qui explique en partie son engagement corporatiste. Il se rapproche de l’économiste M. Bouvier-Ajam, alors chargé de cours à la faculté de droit de Bordeaux, sans doute avant la guerre ; l’ iecs a été créé en 1934, mais il a fermé avant le début de la guerre. Le cheminement de Raymond Marcellin semble alors se faire dans les pas de Bouvier-Ajam, dès que l’ iecs renaît sous l’occupation, en 1941, avec l’approbation officielle des services du maréchal Pétain. Le programme de la Révolution nationale y est largement développé. Pour les thèmes connexes aux développements corporatistes du régime de Pétain, l’ iecs devient en quelque sorte un organe de propagande. Ses membres exploitent une troisième voie doctrinale qui se situe entre le capitalisme libéral (effondré par la grande dépression des années 1930) et le socialisme planiste (battu en brèche par l’échec du Front populaire).
- 10 Maurice Bouvier-Ajam, La Doctrine corporative, Paris, Sirey/IECS, 1943, cinquième édition (premiè (...)
8Raymond Marcellin prête largement son concours à l’Institut ; dans des cours qu’il dispense plusieurs heures par semaine, il développe par exemple un raisonnement hostile au communisme, au libéralisme, mais aussi à l’étatisme et au « syndicalisme de classe10 ». Marcellin et ses collègues de l’ iecs expliquent au siège, boulevard Saint-Germain à Paris, que le désastre de 1940 a été causé par les fossés creusés entre les « classes » par la IIIe République. Le travail et le capital ne peuvent plus progresser l’un contre l’autre ; ils doivent être réunis grâce au corporatisme. Mais les théoriciens de l’ iecs vont et viennent entre droite et gauche.
- 11 Robert O. Paxton, La France de Vichy 1940-1944, Paris, Le Seuil, collection « Points-Histoire », (...)
- 12 S. L. Kaplan, « L’ iecs… », op. cit., p. 44.
9Malgré les soutiens de milieux proches de Vichy, la corporation n’est pas omniprésente dans la Charte du Travail promulguée le 4 octobre 194111. Les opposants au corporatisme ont eu raison des travaux doctrinaux poussés de l’ iecs. Les théories de l’ iecs connaissent l’échec comme d’ailleurs la politique corporatiste de la Révolution nationale. Pourtant, le 21 janvier 1942, l’ iecs est inauguré devant deux mille invités, dont plusieurs de ses enseignants. Aux côtés de Raymond Marcellin, figurent Maurice Duverger (juriste) et François Perroux (économiste). Raymond Marcellin est perçu comme un brillant espoir du monde politique et administratif. Deux jours plus tard, l’ iecs est inaugurée une deuxième fois à Vichy au Grand Casino12. Le milieu des facultés de droit est très propice au parcours d’un personnage comme Raymond Marcellin ; bien d’autres ont emprunté un chemin similaire.
- 13 an Z5 15-885. Au même moment, Philippe Ariès enseigne « l’histoire et la géographie sociale de la (...)
- 14 Bulletin d’Informations corporatives, 7 décembre 1942.
10À Paris, Raymond Marcellin prend en charge le cours consacré aux « institutions politiques, économiques et sociales13 ». Il dispense aussi des cours en première année à l’École des hautes études corporatives sur les grands sujets de l’actualité corporative tels la Charte du Travail, les comités d’organisation, etc. En 1942, l’ iecs tente de créer des clubs locaux – les Centres d’action corporative et sociale – tâche à laquelle s’emploie Raymond Marcellin en inaugurant par exemple un centre en Auvergne à la fin de juillet14. En 1942, l’ iecs est alors à son apogée et il peut bénéficier de très importantes subventions de Vichy. Cela permet de vivre correctement et d’entretenir un réseau important de relations dans les milieux sociaux et économiques de la France occupée.
- 15 an F 17/16755 et Z5 15-885.
- 16 Ibidem, page 275.
11En 1943, l’ iecs connaît le début d’un déclin rapide à cause de dissensions internes et d’une concurrence organisée à Vichy par d’autres tenants du corporatisme en zone non occupée. En 1944, Pétain ne veut plus cautionner l’ iecs et il préfère octroyer une aide au Centre national d’action corporative, dont le siège est à Vichy. Alors que Marcel Déat nomme Maurice Bouvier-Ajam chargé de mission responsable de l’ » éducation sociale » des ouvriers français en Allemagne, on ne trouve plus aucune information sur l’itinéraire de Raymond Marcellin. Les deux hommes se sont-ils séparés dès 1943 au moment des premières difficultés de l’ iecs ? Si tel est le cas, qu’a fait alors Raymond Marcellin que nous retrouvons comme témoin au procès de Bouvier-Ajam, au printemps 1945, devant la cour de justice de Paris ? Avec d’autres résistants et l’aide de trois avocats, Marcellin témoigne en faveur de Bouvier-Ajam qui aurait soi-disant aidé la Résistance à la fin de l’occupation. Le 20 mars 1945, l’affaire est classée sans suite, de façon stupéfiante, alors que Bouvier-Ajam est poursuivi pour « intelligence avec l’ennemi15 » ; il s’est rendu plusieurs fois en Allemagne, a fréquenté les milieux collaborationnistes parisiens et a déjeuné régulièrement avec Marcel Déat. De plus, Bouvier-Ajam a été reçu sept fois par Pétain et Laval en 1942-1943. La cour de justice de Paris justifie son jugement en avançant l’idée selon laquelle Bouvier-Ajam aurait préservé son « sens critique vis-à-vis de Vichy16 ». Les jurés ont eu une attitude surprenante, même si l’inculpé a obtenu de solides appuis. Cependant, l’Éducation nationale a sanctionné Bouvier-Ajam en lui interdisant de passer l’agrégation en 1946.
12Mais alors quel a été le rôle de Raymond Marcellin, un fidèle ami de Bouvier-Ajam, dans cette soi-disant Résistance ? À quel groupe, maquis ou mouvement aurait-il appartenu, ce à la fin de l’occupation et depuis quand ? A-t-il senti le vent tourner et ainsi a-t-il adopté la position de celui qui aurait choisi le double jeu ? Ces questions laissent d’importantes zones d’ombre sur la fin du parcours de Raymond Marcellin sous l’occupation. Au procès de son ami, il a su témoigner avec un brio habituel en minimisant le rôle de l’ iecs. Raymond Marcellin a reçu plusieurs décorations depuis la fin de la guerre : la médaille des évadés, celles de Commandeur du mérite des veterans of foreign wars ( usa) et du Victoria Order ( gb). En fait, à la fin de la guerre, il serait parvenu à se faire intégrer au sein du réseau de résistance Alliance de Marie-Madeleine Fourcade, mais nous ignorons comment.
À la recherche d’un groupe politique de droite
13En 1945, Raymond Marcellin a trente et un ans et il s’engage dans une carrière politique à l’heure où les institutions républicaines françaises sont en reconstruction. Il n’éprouve aucune difficulté à se reclasser dans ce qui reste des droites françaises ; il tente de ne pas se montrer trop partisan, ce qui lui laisse une grande marge de manœuvre. Il revendique un anticommunisme absolu et il voit dans le gaullisme la possibilité de se lancer en politique. Il sait se « faufiler » dans l’échiquier politique français dans une période de transition politique, économique et sociale. Il est vrai que les groupes de droite ont beaucoup de mal à se regrouper en une force nationale de poids. Face aux grands partis de gauche, il n’existe pas de formation de droite solide à laquelle se raccrocher. Pourtant, Raymond Marcellin utilise au mieux cet émiettement de la droite de l’immédiat après-guerre qui n’a presque rien à proposer.
- 17 L’observation de La Liberté du Morbihan, à la Bibliothèque municipale de Rennes, nous permet de su (...)
- 18 René Capitant et Raymond Marcellin se sont sans doute rencontrés dans les couloirs des facultés de (...)
14En 1946, il construit une liste pour les élections législatives de novembre, non sans difficulté, car il faut écarter une liste de l’Union gaulliste locale déjà bien implantée et indépendante17. En août 1946, René Capitant, de l’ udsr (Union Démocratique socialiste de la Résistance), convoque une réunion pour créer l’ » Union Gaulliste pour la IVe République », à laquelle participe Raymond Marcellin18. Ce qui séduit ce dernier, c’est le dessein de Capitant de rassembler dans un même groupe les membres de plusieurs partis politiques dits « républicains sociaux », afin de créer un centre-droit plus puissant. L’Union gaulliste souhaite réunir des Indépendants, des membres du Parti républicain de la Liberté ( prl), de l’ udsr et du mrp. Rappelons qu’entre ce dernier parti et les gaullistes, les tensions sont alors à leur comble au moment de la création de l’Union gaulliste pour la IVe République. René Capitant fonde en fait un mouvement gaulliste sans de Gaulle.
Acquérir la notabilité régionale pour mener une carrière nationale19
- 19 Pour la période 1944-1947, nous avons pensé à consulter les archives de la Préfecture de police de (...)
- 20 Bretagne-Sud, 18-24 août 1946, n° 19.
15L’implantation de Raymond Marcellin dans le Morbihan se fait en trois grandes étapes. Dans une première période, après avoir participé à la réunion qui fonde l’Union gaulliste pour la IVe République, Raymond Marcellin est chargé par René Capitant de se rendre dans le Morbihan, ce dès la fin du mois d’août 1946. Même si Raymond Marcellin connaît le Morbihan grâce à quelques petits séjours touristiques, cela n’en fait pas un homme implanté. Il doit donc tout construire. Pour ce faire, il a la possibilité de s’appuyer sur le journaliste gaulliste Léon Diesnis, créateur de Bretagne-Sud au printemps de 1946, le vice-président du Syndicat national de la presse périodique de province. Dans l’hebdomadaire régional Bretagne-Sud, le général Audibert (une figure importante de la Résistance dans l’Ouest, déporté à Buchenwald et délégué régional de l’Union gaulliste pour la Bretagne) annonce la naissance de l’Union gaulliste pour la IVe République dans le Morbihan20. Tous les anciens résistants de l’ouest sont invités à rejoindre l’Union gaulliste régionale. Le tripartisme y est très fortement attaqué et le système des partis rejeté, ce qui intéresse encore Raymond Marcellin.
- 21 Bretagne-Sud, 13-19 octobre 1946, n° 27.
16La direction nationale de l’Union gaulliste nomme ce dernier Délégué à la propagande dans le Morbihan. À l’automne 1946, Raymond Marcellin commet l’un de ses premiers articles politiques dans Bretagne-Sud21 ; il se prononce notamment pour le rejet du second projet de Constitution du 13 octobre 1946 et appelle les Morbihannais à voter contre. Raymond Marcellin pense que si ce projet est choisi, la France retrouvera les problèmes politiques de la IIIe République, ce qui reprend les idées des radicaux, des modérés et des gaullistes en général. De Gaulle a clairement préconisé un vote négatif. Mais Marcellin n’est pas entendu dans ce choix, car dans le Morbihan, 53 % des suffrages exprimés sont favorables à la Constitution (contre 53, 5 % pour la France). Cette campagne référendaire permet en fait à Raymond Marcellin de se faire connaître dans le Morbihan. Outre ses écrits dans Bretagne-Sud, il a organisé de très nombreuses réunions dans les cantons morbihannais, notamment dans les environs de Vannes et du pays gallo. Il lui faut désormais renforcer ses nouvelles relations et continuer de rencontrer ses électeurs sur le terrain, un rôle qu’il aime jouer.
17La prise du pouvoir dans le Morbihan passe par une deuxième étape qui oblige Raymond Marcellin à écarter des hommes politiques locaux. Au début de l’automne de 1946, un projet de deux listes distinctes de l’Union gaulliste est envisagé dans le Morbihan, ce qui n’est pas de bon augure pour Raymond Marcellin :
- – une première liste serait dirigée par le général Audibert, élu député en 1945 (le pionnier du mouvement de l’Union gaulliste en Bretagne) : l’Union gaulliste pour la IVe République ;
- – une seconde liste verrait Raymond Marcellin à sa tête ; cette liste serait de sensibilité agraire et paysanne. Raymond Marcellin parvient à obtenir le soutien du Parti paysan.
18En octobre 1946, les deux listes décident in fine de faire cause commune et de se rassembler contre tous les adversaires favorables au tripartisme dans le Morbihan. Mais une situation de conflit s’instaure entre Audibert et Marcellin qui se termine à l’avantage de ce dernier. Effectivement, Audibert veut éviter des « primaires » qui risqueraient de démolir les efforts de l’Union gaulliste pour la IVe République et laisse Raymond Marcellin seul maître de la liste unique de l’Union gaulliste. Toutefois, le comité départemental de l’Union gaulliste pour la IVe République est ulcéré devant ce retrait du général au profit d’un avocat parisien désigné par la direction nationale. Un autre obstacle se dresse simultanément devant Marcellin, c’est l’existence d’une Union gaulliste du Morbihan qui n’accepte pas davantage l’immixtion de Paris dans les affaires locales.
19Une guerre des communiqués de presse a lieu à travers La Liberté du Morbihan et Bretagne-Sud, notamment entre L. Fichau qui a créé l’Union gaulliste du Morbihan, totalement indépendante, au début de 1946, et qui la préside, et Raymond Marcellin, nouveau venu dans le paysage politique morbihannais. Le groupe de Fichau est composé de résistants issus pour l’essentiel des ffl. Dans cette partie de la Bretagne, il existe donc une certaine confusion entre plusieurs mouvements d’appellation gaulliste. L’Union gaulliste pour la IVe République doit donc convaincre à la fois l’Union gaulliste du Morbihan, dirigée et créée par Fichau, et l’antenne départementale du mouvement de Capitant, dirigée par Audibert, de laisser la place à Marcellin. Il y a bien une rupture entre l’Union gaulliste du Morbihan et René Capitant. Une guerre de légitimité s’engage à l’automne de 1946. Fichau pensait que Capitant lui confierait la mission de mettre en place une liste. Or, c’est Léon Diesnis, avec l’aide de Marcellin, qui est chargé de créer une antenne électorale de l’Union gaulliste pour la IVe République sans tenir compte de l’implantation très locale de l’Union gaulliste pour le Morbihan. Fichau engage bien des pourparlers avec Marcellin, qui se débarrasse entre-temps d’Audibert. L’idée d’une fusion est écartée ipso facto. Si l’Union gaulliste pour la IVe République dispose de moins de moyens et de sympathisants que l’Union gaulliste du Morbihan, en revanche, elle profite des soutiens parisiens de Marcellin.
- 22 bm de Rennes, La Liberté du Morbihan, carton n° 3, 31 octobre 1946.
- 23 Les Trois Couleurs, 26 octobre 1946, n° 46.
20Le 14 octobre 1946, la lutte intestine entre gaullistes prend fin et Raymond Marcellin reçoit l’investiture du mouvement national de René Capitant ; il constitue alors une liste appelée « Union gaulliste et parti paysan », relayée par Bretagne-Sud pendant la campagne électorale. Il écarte de sa liste tous les membres de l’Union gaulliste du Morbihan. Fichau rompt alors toutes les négociations avec Marcellin et s’engage dans une campagne de dénonciation à travers la presse régionale. Dans La Liberté du Morbihan, le compagnon de Marcellin, L. Diesnis écrit : « M. Fichau, vous entrez en dissidence22 ». Dans Les Trois Couleurs, un hebdomadaire des résistants bretons, Fichau dénonce dans la liste de Marcellin, « une liste prl camouflée sous une fausse étiquette23 ». Mais Fichau va plus loin ; il publie une lettre violente dans La Liberté du Morbihan du 1-2 novembre 1946 qui répond à Diesnis :
- 24 bm de Rennes, La Liberté du Morbihan, cartons n° 3, 1-2 novembre 1946.
« C’est désormais avec mes camarades de l’UG du Morbihan que je mènerai le combat, avec ceux qui étaient gaullistes alors qu’il y avait un certain mérite à l’être. Vous et vos amis nous vous laissons avec vos néo-gaullistes, tel M. X, ex-candidat mrp, ex-pétiniste porteur de francisque, avec M. Y héritier de son père devenu inéligible, avec M. Marcellin venu d’on ne sait où et aussi avec vos rancœurs24 ».
- 25 Bretagne-Sud, 10 au 16 novembre 1946, n° 31.
21Il s’agit de présenter aux électeurs du Morbihan la liste de Marcellin comme une liste de pétainistes face à une liste composée d’authentiques résistants gaullistes. La liste de Marcellin répond assez calmement dans Bretagne-Sud que c’est la direction nationale de l’Union gaulliste qui a délivré l’investiture25.
22Publié dans Bretagne-Sud, le programme de la liste « Marcellin », composée de sept candidats (gaullistes, indépendants et paysans, modérés du prl et ex-vichyssois), est simple :
- la lutte pour défendre l’agriculture, le commerce et l’industrie ;
- donner davantage de liberté à l’enseignement privé ;
- l’exclusion sans condition des ministres communistes du gouvernement ;
- le sauvetage du franc.
23Le programme est le même que celui des partis d’ordre, hostiles au tripartisme, mais favorables au libéralisme économique avec une défense acharnée pour la propriété privée. Le mrp est évidemment violemment attaqué. La liste « Marcellin » est la plus conservatrice et la plus à droite. Marcellin a l’ambition d’ébranler le mrp qui a récupéré un électorat départemental et qui a abandonné les partis de droite d’avant-guerre ; en novembre 1946, l’évêché de Vannes se dit hostile à la liste « Marcellin ».
- 26 Jacqueline Sainclivier, La Bretagne de 1939 à nos jours, Rennes, éditions Ouest-France Université (...)
24Comme dans le reste de la France, dans les départements bretons, les élections législatives de novembre 1946 montrent un mrp renforcé ; représentant de la catholicité, le mrp est nettement inscrit au cœur d’une forme de continuité politique propre à la Bretagne26. Le mrp obtient dans le Morbihan 45,5 % des suffrages exprimés, le Parti communiste 17,52 %, la sfio, 12,08 % et l’Union gaulliste 11,18 %. Ce dernier résultat permet à Raymond Marcellin d’être l’un des rares élus en France du groupe fondé par René Capitant. De plus, il est le seul élu non sortant. Malgré la force nationale du mrp dans le Morbihan, ce mouvement a perdu un siège au profit de Marcellin qui prend celui de Marie Texier-Lahoulle, élue depuis 1945 et qui avait remplacé l’abbé Desgranges, républicain indépendant, élu de 1928 jusqu’à 1942. Ce résultat positif permet d’envisager de reconquérir encore des électeurs de la droite traditionnelle d’avant-guerre, ce dans un avenir proche. Le mrp a désormais face à lui un adversaire de poids, âgé seulement de trente-deux ans.
- 27 Se reporter à Gilles Richard, Le Centre national des indépendants et paysans de 1948 à 1962 ou l’ (...)
25La troisième étape de l’implantation régionale de Raymond Marcellin se conjugue avec le début d’une longue et brillante carrière nationale et ministérielle que nous ne faisons ici qu’effleurer. Aussitôt les élections gagnées, Raymond Marcellin s’éloigne du Morbihan et rejoint Paris. Les électeurs se plaignent vite des rares visites du nouveau député, préoccupé désormais par sa carrière nationale. D’abord, apparenté au groupe prl de l’Assemblée nationale, Marcellin, qui n’est membre d’aucun parti, décide de le quitter et de rejoindre en décembre 1947 un petit groupe parlementaire appelé « Action républicaine et sociale ». En septembre 1948, à l’Assemblée nationale, Marcellin dirige le groupe parlementaire de l’Union démocratique des indépendants. Le groupe a les mêmes positions que celles de de Gaulle, mais ses membres ne rejoignent pas pour autant les rangs du rpf, fidèles à l’idée de se situer au-dessus des luttes partisanes. Au vrai, le groupe créé par Marcellin est une sorte de tête de pont du rpf. Il est impressionné par le succès initial des adhésions au parti gaulliste. Mais avec l’érosion du rpf, Raymond Marcellin prend du recul pour retrouver sa liberté. En 1948, à l’Assemblée nationale, apparenté prl, il appartient successivement à plusieurs groupes sans se déclarer à droite, il préfère se rapprocher des Indépendants27.
26En 1948, Raymond Marcellin décide de reprendre pied dans le Morbihan. Il sait que sa carrière nationale se poursuivra à condition d’être solidement implanté dans une région. Il s’intéresse à tous les problèmes socioprofessionnels des milieux ruraux et se bat pour l’électrification des campagnes. Il s’entoure de notables locaux expérimentés surpris par la victoire d’un inconnu aux législatives. Son discours est volontiers réactionnaire avec la défense de valeurs traditionnelles (amour de la patrie et de la terre, famille, travail, etc.), dans laquelle se reconnaît ce que d’aucuns appellent « la France profonde ». Il souhaite moderniser le département et n’exige pas de ses alliés de rejoindre un parti politique. Son enracinement local est renforcé avec sa nomination comme sous-secrétaire d’État à l’Intérieur en 1948.
Bilan d’étape
27On voit assez bien comment les divers aspects de la personnalité de Raymond Marcellin rendent compte de ses choix de mener, dès la Libération, une carrière politique locale et nationale, ce en fin manœuvrier.
28Entre 1945 et 1948, républicain et gaulliste de circonstance, Raymond Marcellin garde sa liberté et mène deux carrières aux échelles départementale et nationale. Anticommuniste, il appartient à plusieurs groupes parlementaires sans être jamais attaché à aucun parti. Il sait parfaitement utiliser le ressort du gaullisme pour lancer et servir ses deux carrières politiques.
29Animé d’un très bon sens politique, d’un goût immodéré pour le contact avec les électeurs les plus démunis des zones rurales du Morbihan, il construit l’image d’un jeune député de droite, jamais loin des idées du général de Gaulle. Le Morbihan lui a servi de laboratoire et d’observatoire politique, afin d’apparaître comme le porteur d’une droite nouvelle qui porte encore des valeurs traditionnelles et très conservatrices. L’appartenance à l’ iecs ne l’a pas gêné dans le lancement de sa carrière politique tant à Vannes qu’à Paris. Si bien qu’au final, le secret et la volonté d’indépendance sont sans nul doute les fondements de la stabilité politique de Raymond Marcellin, tant dans sa carrière nationale que locale.
Notes
1 Benoît Yvert, Dictionnaire des ministres (1789-1989), Perrin, 1990.
2 Dans le Who’s who in France, 1998-1999, rien n’est dit sur les années 1940 de Raymond Marcellin. Cet inventaire biographique est l’exemple d’une source approximative où de la vie privée de Raymond Marcellin n’est livré que ce qui est avouable ; le regrettable ou le moins légitime est gommé. Dans Benoît Yvert, Dictionnaire des Ministres (1789-1989), op. cit., nous n’en apprenons guère plus sur ces sujets en ce qui concerne Raymond Marcellin.
3 Par rapport à nos attentes initiales, c’est une source qui est assez décevante, car jamais les journalistes locaux ne s’interrogent sur la personnalité et le portrait d’un homme très peu connu en Bretagne. Toutefois, nous pouvons y retrouver certains échanges épistolaires tendus entre Raymond Marcellin et les membres de l’Union gaulliste du Morbihan auxquels il dispute la place de candidat pour les législatives.
4 Ces deux périodiques ont aussi été étudiés avant nous par Christian Collobert, La carrière politique :le cas Raymond Marcellin, Mémoire de maîtrise, AES, sous la direction de Jacques Hardy, Université de Rennes 2, 1984.
5 ad du Morbihan, fonds R. Marcellin, 128 J, dossiers de travail du député du Morbihan de 1948 à 1998 ; fonds signalé dans Annales de Bretagne et des pays de l’Ouest, tome 109, n° 2, année 2002. Il s’agit en fait des archives laissées par Raymond Marcellin dans son appartement de président du Conseil général. Nous tenons à remercier pour son obligeance Monique Thureau des Archives départementales qui a permis de parcourir la salle où est déposé le « fonds Marcellin ».
6 ad du Morbihan, fonds 913 W 16, « voyages de R. Marcellin dans le Morbihan (1949-1950) ».
7 Il s’agit des cartons 912 à 914 W, versés, puis repris par le cabinet du préfet.
8 Dans l’ouvrage collectif, Les héritiers du général, Denoël, 1969, Françoise Gilles, qui dresse le portrait de R. Marcellin écrit : « Ce ne sont pas les théories de La Tour du Pin qui l’attirent à l’Institut, mais la présence parmi les professeurs de droit de quelques universitaires réputés. Il y prend pourtant du galon… ».
9 Nous nous sommes notamment appuyé sur des recherches de S. L. Kaplan : « Un laboratoire de la doctrine corporatiste sous le régime de Vichy : l’Institut d’études corporatives et sociales », dans Le Mouvement social, avril-juin 2001, n° 195, p. 35-77 ; voir également S. L. Kaplan, La fin des corporations, Paris, Fayard, 2001.
10 Maurice Bouvier-Ajam, La Doctrine corporative, Paris, Sirey/IECS, 1943, cinquième édition (première édition : 1937).
11 Robert O. Paxton, La France de Vichy 1940-1944, Paris, Le Seuil, collection « Points-Histoire », 1973, p. 204-213.
12 S. L. Kaplan, « L’ iecs… », op. cit., p. 44.
13 an Z5 15-885. Au même moment, Philippe Ariès enseigne « l’histoire et la géographie sociale de la France », ainsi que « les grandes étapes de la pensée française ».
14 Bulletin d’Informations corporatives, 7 décembre 1942.
15 an F 17/16755 et Z5 15-885.
16 Ibidem, page 275.
17 L’observation de La Liberté du Morbihan, à la Bibliothèque municipale de Rennes, nous permet de suivre la campagne de Marcellin. Ce quotidien se substitue au Nouvelliste du Morbihan ; en 1944, le directeur de La Liberté du Morbihan est un radical-socialiste, alors que Ouest-France est un journal démocrate-chrétien. La clientèle de La Liberté du Morbihan est largement urbaine et populaire, concentrée autour de Lorient.
18 René Capitant et Raymond Marcellin se sont sans doute rencontrés dans les couloirs des facultés de droit lors des études doctorales de ce dernier.
19 Pour la période 1944-1947, nous avons pensé à consulter les archives de la Préfecture de police de Paris (29 janvier 2003), mais il n’y aucun dossier qui concerne Raymond Marcellin.
20 Bretagne-Sud, 18-24 août 1946, n° 19.
21 Bretagne-Sud, 13-19 octobre 1946, n° 27.
22 bm de Rennes, La Liberté du Morbihan, carton n° 3, 31 octobre 1946.
23 Les Trois Couleurs, 26 octobre 1946, n° 46.
24 bm de Rennes, La Liberté du Morbihan, cartons n° 3, 1-2 novembre 1946.
25 Bretagne-Sud, 10 au 16 novembre 1946, n° 31.
26 Jacqueline Sainclivier, La Bretagne de 1939 à nos jours, Rennes, éditions Ouest-France Université, 1989.
27 Se reporter à Gilles Richard, Le Centre national des indépendants et paysans de 1948 à 1962 ou l’échec de l’union des droites françaises dans le parti des modérés, Thèse d’histoire soutenue à l’ iep de Paris, sous la direction de Serge Berstein, 2 volumes, 890 pages, 1998.
© Presses universitaires de Rennes, 2004