1La Basse-Normandie s’étend sur deux entit²és géomorphologiques et humaines bien distinctes, appartenant pour sa partie occidentale à la France armoricaine, alors que sa moitié orientale se rattache aux rebords du Bassin parisien.

2Au milieu du xx^e siècle, elle conserve toujours les principaux traits qui la caractérisent de longue date. Du point de vue économique et social, la domination des campagnes1 et de l’agriculture2 assure à l’ensemble de la région une assez grande homogénéité, que n’affectent guère des activités industrielles peu développées et de surcroît très localisées, principalement autour de Caen, Cherbourg ou Flers.

3Du point de vue religieux, en revanche, un contraste est perceptible. Le Bocage, à l’Ouest, affiche des taux de pratique particulièrement élevés, alors que ceux-ci s’affaiblissent sensiblement au fur et à mesure que l’on se rapproche des campagnes déchristianisées de l’Eure et du centre du Bassin parisien.

4Par le poids qu’y exerce la droite, la Basse-Normandie appartient bien, dans son ensemble cette fois, à ce bloc conservateur que forme traditionnellement la France de l’Ouest, tout en possédant – nous le verrons – certaines spécificités. En 1936, elle a voté totalement à contre-courant du pays3 en envoyant au Palais Bourbon dix-sept députés de droite sur dix-sept, la gauche laissant dans la bataille les deux seuls sièges qu’elle détenait depuis 1932. À la Libération, la droite n’a pratiquement rien perdu de sa puissance. Ainsi, aux élections à la Constituante d’octobre 1945, elle rassemble encore – toutes tendances confondues – 64,6 % des suffrages exprimés4, contre 67,8 % en 1936.

5Toute la question reste de savoir comment cet électorat nombreux dont dispose toujours la droite va se répartir entre les trois principales forces politiques en compétition dans les quelques années qui suivent la fin de la guerre : la droite indépendante, largement dominante jusqu’alors dans la région et des formations nouvelles apparues à l’issue de la guerre telles que le mrp puis, un peu plus tard, le rpf.

Une résistance inégale de la droite indépendante5

6Contrairement à une idée reçue, la droite conservatrice, celle des notables, est bien loin d’être moribonde à la Libération, du moins si l’on prend comme point de référence les élections locales de 1945. Le large renouvellement des hommes6 qui se produit alors ne saurait masquer une assez grande stabilité politique par rapport à l’avant-guerre. Le vivier des petits notables des villages et des bourgs a su pourvoir aux vides laissés dans les assemblées municipales ou départementales par l’âge, la mort ou l’épuration.

7Les municipales d’avril 1945 en apportent une première démonstration éclatante. S’il importe de ne pas accorder trop d’importance aux étiquettes précises attribuées par les services préfectoraux (Alliance démocratique, Fédération républicaine, conservateurs) il reste que globalement la droite conservatrice continue d’exercer son monopole, à peine entamé par une très légère progression de la gauche et l’apparition plus que timide d’un mrp encore en gestation. Dans le Calvados, 94 % des maires appartiennent à cette tendance contre 97 % en 1939. Dans la Manche, la proportion est de 89 % en 1945 contre 93 % à la veille de la guerre.

8Les résultats des élections au conseil général de septembre 1945 montrent que la droite conservatrice, bien qu’en recul face à un mrp cette fois plus présent sur le terrain, détient encore de très solides positions : 18 sièges sur les 38 que compte le conseil général du Calvados (contre 26 en 1939); 40 sièges sur 48 (pour quatre à la gauche – qui perd un siège – et quatre au mrp) dans la Manche où sa victoire est plus nette encore.

9Encore très puissante au niveau local, la droite indépendante et conservatrice sort en revanche sensiblement affaiblie des élections à la Constituante d’octobre 1945 qui marquent pour elle un sévère échec. En dépit de son allégeance au général de Gaulle, elle est laminée par le mrp, qui rafle neuf des quinze sièges bas-normands, et ne compte plus désormais que trois députés – soit guère plus que la gauche – alors qu’elle détenait seize circonscriptions sur dix-sept avant la guerre7. On notera qu’en cette circonstance, la Basse-Normandie se différencie nettement des départements appartenant aux marges armoricaines où la droite indépendante résiste beaucoup mieux, parvenant même à damer le pion au mrp.

10Une série de facteurs rendent compte de cet écroulement. Trois députés de la III^e République sont décédés pendant la guerre, neuf autres ont été déclarés inéligibles pour avoir voté les pleins pouvoirs au maréchal Pétain8 et deux ont renoncé à la vie politique.

11Par ailleurs, s’il est relativement aisé de remplacer un petit notable par un autre pour une élection cantonale, il l’est moins de trouver un candidat disposant d’une envergure suffisante pour concourir à la députation, surtout s’il est privé d’une organisation partisane pour assurer son soutien et s’il ne bénéficie plus de l’appui de la presse locale, elle-même victime d’une sévère épuration pour avoir continué de paraître sous l’Occupation.

12À cet égard, il est bon de souligner combien la substitution du scrutin de liste départemental au scrutin d’arrondissement pénalise la droite indépendante dont la force, jusqu’alors, résidait avant tout dans une solide implantation locale, tissée au fil des décennies, voire des générations, s’appuyant sur des réseaux et une clientèle certes solides mais ne dépassant guère les limites, somme toute resserrées, de la circonscription électorale9.

13La constitution d’une liste, qui ne présente pas de difficultés particulières pour un parti, en offre par contre de très sérieuses pour les représentants de la droite traditionnelle. Dans la mesure où l’on parvient à trouver des colistiers de poids, encore faut-il que la juxtaposition des personnalités apparaisse suffisamment crédible aux yeux des électeurs. Ainsi, l’alliance circonstancielle conclue en octobre 1945 par Joseph Laniel et Jean Boivin-Champeaux pour former une liste dite de « Concorde républicaine », laisse nombre de Calvadosiens perplexes10. Le premier a été le représentant de l’Alliance démocratique au sein du cnr, alors que le second, bien que blanchi par un jury d’honneur, n’en reste pas moins l’auteur du texte voté le 10 juillet 1940 à Vichy qui confia les pleins pouvoirs à Pétain. « Liste bâtarde », conclut le commissaire aux renseignements généraux qui ajoute : « L’un et l’autre ne peuvent se supporter et se dénigrent mutuellement ».

14Dans l’Orne, les tractations et les rebondissements multiples qui accompagnent la mise au point de la « liste républicaine de rénovation économique et agricole », essentiellement afin de savoir qui occupera la première place – autre point capital compte tenu du mode de scrutin – indisposent une bonne partie de la droite contre Jacques Roulleaux-Dugage11 qui a finalement réussi à en prendre la tête au prix d’un véritable coup de force.

15Ces tractations – complaisamment étalées au grand jour par les adversaires – dégagent un parfum de III^e République… qui n’est plus précisément en odeur de sainteté à la Libération et ne contribuent guère à donner une image positive.

16À l’heure où un vent de changement semble souffler sur la France, le discours de la droite conservatrice n’a guère varié par rapport à l’avant guerre, ressassant toujours les mêmes thèmes. À cet égard, la lecture de la profession de foi présentant les membres de la liste Roulleaux-Dugage est particulièrement éclairante : « Nous sommes quatre hommes indépendants, sans la moindre attache avec aucun parti » (phobie de l’organisation partisane) – « Tous ont déjà subi l’épreuve du suffrage universel » (importance de la notabilité) – « Vous les préférerez aux candidats venus de Paris ou d’ailleurs, qui ignorent tout du tempérament et du caractère normand12 » (rejet traditionnel des « horsains »). Enfin, nos hommes s’affirment bien haut, partisans irréductibles de la défense des bouilleurs de cru, la grande cause des années 1930 en Basse-Normandie.

17Lors des élections à la seconde Constituante, en juin 1946, la droite indépendante ne tire pas véritablement les leçons de son précédent échec. Certes, à l’instigation de Joseph Laniel lui-même, a bien été créée une formation nationale se donnant pour but de regrouper les modérés : le Parti Républicain de la Liberté; mais sur le terrain, toute organisation structurée continue de faire défaut, les militants restent rares13 et les négociations de salon sont préférées aux réunions publiques. Le prl, attaché à une culture politique du passé, demeure un simple syndicat de notables en mal d’élection ou de réélection.

18Dans la Manche, il ne craint pas de se présenter dans la presse comme résultant « de la fusion spirituelle des forces d’ordre que sont la Fédération républicaine, l’Alliance démocratique et les agraires avec des forces nouvelles représentées par de nombreux éléments jeunes et ardents, excluant tout esprit rétrograde »; mais sa liste, d’une moyenne d’âge de 56 ans et sur laquelle figure un monarchiste bon teint, est conduite par Bernard Quenault de la Groudière (ancien député de Saint-Lô14) et Joseph Lecacheux (ancien député de Valognes).

19Dans l’Orne, où la mise en place du prl a été laborieusement assurée15 par Marcel Fleury16, un ancien député urd de Mortagne, et une douzaine de conseillers généraux conservateurs, les polémiques rebondissent, toujours au sujet de la tête de liste. Faute d’avoir pu l’obtenir, Jacques Roulleaux-Dugage, député sortant, décide de se retirer purement et simplement de la compétition.

20À quelques milliers de voix près17, le prl ne fait guère mieux en juin 1946 que les listes indépendantes en octobre 1945 et ne reprend aucun siège au mrp18, en dépit des attaques frontales menées contre lui. S’il parvient à améliorer son score en novembre 194619, c’est essentiellement en raison d’un excellent score obtenu dans le Calvados, suite à un rapprochement avec les gaullistes.

Le succès ambigu du mrp20

21Les élections à la Constituante d’octobre 1945 sont l’occasion d’une tonitruante victoire pour le mrp en Basse-Normandie avec près de 48 % des suffrages exprimés (36 % des inscrits) et neuf élus sur quinze. Au palmarès, la région se situe alors au premier rang français, devançant l’Alsace et la Bretagne.

22Ce triomphe, largement inattendu, apparaît comme surprenant à bien des égards – pour ne pas dire déroutant – et révèle à l’examen de nombreuses ambiguïtés. Le principal élément de surprise provient du fait que la Basse-Normandie, au contraire de la Bretagne voisine, était encore à la veille de la guerre quasiment terra incognita pour la démocratie chrétienne, restée largement étrangère à la culture politique locale. Certes, le mrp bénéficia du concours précieux de Ouest-France ou du nouvel hebdomadaire La Manche-Libre21, alors que ses adversaires de droite étaient alors pratiquement dépourvus d’organes de presse. Il fut soutenu également, sinon par la hiérarchie22, du moins par une notable partie du clergé, notamment ses éléments les plus jeunes. Tous les rapports de préfet ou de police s’accordent sur ce point.

23Mais il n’en reste pas moins que la démocratie chrétienne était pratiquement dépourvue de racines en terre normande. Fermement tenue en marge par la droite des notables, elle n’avait guère réussi à s’implanter entre les deux guerres, en dépit de plusieurs tentatives. Tout en puisant largement leurs suffrages au sein des masses catholiques, les notables s’étaient toujours efforcés – et avec succès – d’empêcher l’éclosion de mouvements catholiques – ou d’inspiration catholique – autonomes, susceptibles de remettre en cause leur domination23. Ainsi, la tentative de Georges Bidault en avril 1936 dans l’arrondissement de Domfront, sous les couleurs du pdp, avait provoqué contre lui une levée de boucliers des partisans du député sortant urd, Georges Roulleaux-Dugage. L’évêque de Sées, Mgr Pasquet, ne cacha pas son hostilité envers l’intrus à qui il fit savoir que « la place était au premier occupant24 ».

24Le seul endroit où la démocratie chrétienne avait trouvé quelque consistance fut Cherbourg, où elle s’appuyait en partie sur un syndicalisme cftc relativement bien implanté et actif. C’est d’ailleurs là que le pdp enregistra son seul succès électoral avec la victoire de Léon Vaur aux législatives de 1936. Encore faut-il préciser qu’il ne l’emporta qu’à la faveur d’une triangulaire, la gauche désunie au second tour ayant rassemblé 62,6 % des suffrages.

25Dans ces conditions, il n’est donc pas illégitime de s’interroger sur la signification de la percée du mrp. Les observateurs de l’époque l’avaient bien perçu : son succès est d’abord celui du général de Gaulle qui jouit ici d’une popularité sans égale. Une édition locale de Ouest-France ne s’y trompe pas qui titre : « Le général de Gaulle et le mrp triomphent dans le Calvados ». Certes, les autres listes de droite se sont également recommandées de lui, mais le mrp l’a fait de façon plus appuyée : « Votez pour le mrp qui, plus que tout autre mouvement politique a le droit de se réclamer du général de Gaulle », peut-on lire dans la profession de foi des candidats du Calvados. « Le mrp marche derrière de Gaulle », affirme La Manche Libre. Le préfet de l’Orne, pour sa part, observe que « le mrp groupe des résistants ou sympathisants, tous partisans du général de Gaulle » et présente le nouveau parti comme un « mouvement gaulliste par excellence ».

26Du fait de son absence d’antécédents, le mrp a tardé à se mettre en place à la Libération et à se doter de structures adéquates; ce qui rend compte de sa faible présence aux municipales et aux cantonales d’avril et septembre 1945. Quelques rares sections sont apparues ici ou là, encore dépourvues de liens entre elles. Dans la Manche, le mouvement s’est développé logiquement à partir de Cherbourg qui devint le siège de la fédération, créée en juillet 1945 à la suite de la fusion avec ce qui restait de l’ancienne équipe du pdp. Dans le Calvados, le congrès constitutif de la fédération départementale se tint seulement en août 1945. Dans l’Orne, où jusqu’au printemps 1945, « aucune activité importante n’était enregistrée dans les milieux mrp », aux dires du préfet, c’est une conférence tenue à Alençon par Maurice Schumann qui donne l’impulsion initiale; mais la fédération n’est mise sur pied qu’après les élections à la Constituante, en décembre.

27Toujours pour les mêmes raisons, faute de militants de premier plan, il fut décidé dans chacun des trois départements de faire appel à des personnalités extérieures pour conduire les listes aux élections d’octobre 1945 : Louis Terrenoire dans l’Orne, Jean Raymond-Laurent dans la Manche et Jean-Marie Louvel dans le Calvados. Dans ces conditions, l’abondante moisson récoltée en octobre 1945, sur un terreau a priori aussi peu favorable et avec une organisation encore bien lacunaire, n’est-elle pas le moindre motif d’étonnement, à commencer pour les militants eux-mêmes, comme en témoigne l’éditorial de la Manche Libre au lendemain du scrutin : « Il y a peu de mois, à Saint-Lô et bien ailleurs, les réunions du mrp ou des “Amis de l’Aube” ne groupaient que trois ou quatre personnes ».

28Ainsi, dans une très large mesure, le développement sur le terrain du mrp semble suivre plutôt que précéder la consultation électorale d’octobre 1945. Encore convient-il de préciser que la structuration et le recrutement du mouvement resteront toujours plutôt médiocres25. En mars 1946, le mrp ne compte guère plus d’une quinzaine de sections dans le Calvados (dont trois à Caen), rassemblant au total moins de 600 adhérents26. Dans l’Orne, à la même date, les « dirigeants départementaux admettent que malgré les efforts déployés par leur parti, les résultats acquis demeurent nettement insuffisants […] En dépit du crédit dont ils avaient bénéficié auprès des électeurs lors de la dernière consultation, les adhérents inscrits depuis cette date sont une minime proportion vis-à-vis des suffrages recueillis27 ». Seule la Manche fait meilleure figure avec 700 adhérents fin 1945 et près de 2000 à son apogée en 1946; cependant 16 cantons seulement sur 48 disposent de sections organisées.

29Si le succès du mrp ne s’explique pas par la préexistence d’une tradition démocrate chrétienne, peut-on du moins mettre celui-ci en relation avec la présence en Basse-Normandie d’un électorat catholique nombreux ?

30À cet égard, la comparaison de la carte des résultats obtenus par le mrp avec celle de la pratique religieuse fait apparaître autant de discordances que de concordances. Si des régions assez peu pratiquantes, comme le Cotentin et le Perche, accordent des scores médiocres au mrp, d’autres, qui sont des régions de droite mais qui ne témoignent pas d’une grande vitalité religieuse non plus, tels le Pays d’Auge ou le Bessin, votent en revanche massivement pour le mrp. A contrario, la zone où la pratique est la plus forte, le Bocage, au contact des trois départements bas-normands, n’est pas celle qui offre aux candidats démocrates chrétiens leurs meilleurs résultats.

31Cette géographie est dans une très large mesure le fruit des ambiguïtés politiques du mrp lui-même mais aussi de l’image que s’efforcent d’en donner ses adversaires. Décrit comme un parti clérical par la gauche, il est en revanche dénoncé comme un parti de gauche par la droite indépendante. Tel est le but du fameux tract « Appel aux Catholiques », abondamment diffusé par les conservateurs, qui présente le mrp comme un avatar du Sillon, « un parti qui se prévaut d’une étiquette catholique pour aboutir aux mêmes fins que les communistes et les socialistes » et qui « fait état du catholicisme de ses chefs pour égarer les naïfs dans les voies du socialisme ». Tout laisse à penser que des attaques de ce genre ont pu détourner du mrp une partie importante de l’électorat catholique du Bocage, connu pour ses tendances ultra-conservatrices.

32D’ailleurs, les inquiétudes ne tardent pas à s’étendre chez ceux-là même qui ont voté pour le mrp, si l’on en croit les observations des préfets ou de la police : « Dans les milieux de droite qui donnèrent leur appui au mrp lors de la dernière campagne électorale, se dessine un courant de plus en plus opposé à ce parti. Déjà, on lui reprochait d’avoir pris position pour les nationalisations, mais aujourd’hui, on n’admet plus qu’il participe à un gouvernement de gauche où les socialo-communistes ont la majorité des portefeuilles. La politique sociale, trop axée à gauche selon ce milieu, laisse supposer que ce parti n’est pas disposé à prendre la défense des conservateurs comme on l’avait espéré28 ».

33Sans doute conscient de ce problème, et pour désamorcer les critiques venant de sa droite, le mrp opéra un recentrage lors des scrutins ultérieurs en multipliant les attaques contre le Parti communiste… avec lequel cependant il continuait de gouverner dans le cadre du tripartisme.

34Contrairement aux pronostics généralement pessimistes émis par les observateurs29, les résultats des élections à la seconde Constituante de juin 1946 furent bons. S’il perdit 8000 voix – et un siège – dans le Calvados, le mrp progressa au contraire dans la Manche et se maintint globalement au niveau régional avec 46,1 % des suffrages exprimés contre 47,6 en octobre 1945. La menace du prl était sans doute plus virtuelle que réelle et surtout, le mrp suivait toujours une ligne politique qui ne s’écartait pas fondamentalement de celle du général de Gaulle30. Comme lui, il avait appelé le mois précédent au rejet du premier projet de constitution31.

35Il n’en fut pas de même quelques mois plus tard lors du référendum d’octobre sur le second texte constitutionnel. Alors que le général préconisait une fois de plus le « non », le mrp défendit le « oui », avec beaucoup d’embarras d’ailleurs32. Les Bas-Normands lui infligèrent un camouflet de taille en votant « non » par 61 % des suffrages exprimés (40 % des inscrits), comme le firent les départements des marges armoricaines, mais au contraire de la Bretagne où le « oui » l’emporta33. Ce qui tendrait de nouveau à montrer les limites de l’adhésion aux idées du mrp en terre bas-normande.

36Dans ces conditions, l’observation des résultats des élections législatives de novembre 1946 présente un intérêt évident. À ne considérer que son score dans le département de la Manche, où il rassemble encore 48,6 % des suffrages exprimés et conserve ses quatre députés, on pourrait conclure que le mrp ne pâtit pas gravement de son divorce avec le général de Gaulle. En revanche, il convient de souligner que dans l’Orne il ne se maintient qu’au prix d’une alliance électorale avec les indépendants34. Enfin, dans le Calvados, il subit un recul de 4 points face à la liste emmenée par Joseph Laniel, porte-drapeau du prl et Raymond Triboulet, leader local de l’Union gaulliste.

37Par rapport au scrutin d’octobre 1945, la géographie du mrp a enregistré des modifications significatives. Les régions conservatrices peu pratiquantes (Bessin, Pays d’Auge) se sont détachées de lui au profit des autres formations de droite; en revanche, il a amélioré ses scores dans le très catholique Bocage35; de ce fait la carte du mrp en novembre 1946 est beaucoup plus proche de celle de la pratique religieuse.

Le « raz-de-marée » du rpf36

38On sait peu de choses de l’histoire de l’Union gaulliste en Basse-Normandie. Son existence est cependant attestée dans chacun des trois départements. Si cette formation renonça à défendre ses idées lors des législatives de novembre 1946 dans la Manche37 et dans l’Orne, il n’en fut pas de même dans le Calvados. Prise en main localement par l’énergique Raymond Triboulet38, l’Union gaulliste a d’abord mené une vigoureuse campagne en faveur du « non » au référendum d’octobre 1946. Fort du résultat auquel il a pris une bonne part39, Triboulet noue alors une alliance avec Joseph Laniel pour présenter le mois suivant une liste commune prl/ Union gaulliste aux législatives40. Au terme d’une campagne particulièrement active41, ils remportent un succès certain (29 % des suffrages exprimés contre 37 % au mrp); Laniel conserve son siège et Triboulet devient le premier député élu sous une étiquette gaulliste en Basse-Normandie42.

39Immédiatement après l’annonce de la création du rpf par le général de Gaulle le 14 avril 1947, la nouvelle formation bénéficie d’un fort courant favorable en Basse-Normandie. Les premières permanences, ouvertes presque aussitôt dans diverses villes de la région, reçoivent des demandes d’adhésion en très grand nombre, au point parfois de manquer de cartes, comme dans le Calvados. En juin 1947, on compte déjà 3 500 adhérents dans la Manche.

40Contrairement au mrp ou au prl, le rpf se met donc en place rapidement et recueille d’emblée un grand nombre de soutiens actifs. Les premières équipes, formant notamment les comités départementaux provisoires, comprennent une forte proportion d’anciens résistants43, jusqu’alors non engagés en politique ou transfuges d’autres formations.

41Sur ces premières bases, le rpf entame une impressionnante série de succès électoraux : c’est le déferlement de la vague gaulliste. Le fameux « raz de marée » des municipales de 1947 n’est pas qu’une expression; c’est bien une réalité. Le journal Ouest-France lui-même doit le reconnaître : « On ne saurait contester l’étendue de la victoire remportée par le rpf. Nous sommes en présence d’un bouleversement politique profond44 ». À l’issue du scrutin, le rpf prend le contrôle de dix des dix-sept villes de plus de 6 000 habitants que compte la région. La poussée est certes moins sensible dans les communes rurales; néanmoins un tiers d’entre elles sont aux mains d’un maire adhérent ou sympathisant du rpf dans le Calvados45 ou la Manche46. Il n’est pas sans intérêt d’observer que dans deux cas sur trois il s’agit en fait d’anciens élus ralliés au parti gaulliste et provenant pour la quasi-totalité d’entre eux de la droite indépendante47.

42Les élections au Conseil de la République de 1948 confirment et accentuent la percée gaulliste. Si le rpf ne dispose a priori que d’un peu plus de 30 % des grands électeurs désignés en octobre48, ceux-ci modifient totalement la donne quelques semaines plus tard en élisant six conseillers gaullistes sur sept49, dès le premier tour et le plus souvent à de fortes majorités50; ce qui confirme le ralliement au rpf d’une grande partie des notables locaux de la droite indépendante.

43La même constatation peut être faite lors des cantonales de mars 1949. Présent dans 57 cantons sur 62, le rpf sort grand vainqueur de la consultation. Il totalise près de 52 % des suffrages exprimés au premier tour et ses candidats l’emportent au final dans 42 cantons51, soit les deux tiers. Dans 27 cas, il s’agit en fait de sortants ayant adopté – par conviction ou opportunisme – l’étiquette rpf, et provenant pour l’essentiel de la droite indépendante52.

44Outre les ralliements de nombreux élus communaux ou cantonaux, le rpf attire dans ses rangs quelques ténors de la vie politique régionale. Certains proviennent de la droite indépendante et du prl tels Yves Guillou, maire de Caen, Joseph Lecacheux, député de la Manche, Jean Boivin-Champeaux, conseiller de la République et président du conseil général du Calvados53, Pierre Couinaud54, qui devient président du comité départemental du rpf. D’autres ont quitté le mrp comme François Lemarchand, ancien député du Calvados, Philippe Livry-Level et surtout Louis Terrenoire, députés encore en cours de mandat du Calvados et de l’Orne55.

45En termes d’électorat et non plus seulement de personnalités, il est plus difficile, en restant dans le cadre chronologique fixé pour cette étude et en s’appuyant sur les seules consultations municipales et cantonales, d’apprécier la force d’attraction du rpf sur le mrp, ce dernier n’occupant que des positions modestes au niveau local. Il faudra pour se faire une idée précise de l’importance du transfert de suffrages de l’un vers l’autre, attendre les législatives de 1951 qui montreront un sévère recul du mrp, dès lors réduit au rôle de troisième et dernière force au sein de la droite bas-normande, derrière le rpf et les indépendants56, ce qui ne sera pas le cas en Bretagne57.

46Sur la lancée de ses succès électoraux, le rpf parfait son implantation sur le terrain. Une large majorité de cantons sont pourvus d’un comité58 et des délégués ont été mis en place dans plusieurs centaines de communes59. Le mouvement gaulliste continue de voir grossir ses rangs, devenus infiniment plus étoffés que ceux du mrp ou de tout autre parti60. Fin 1947, ses effectifs dépassent les 9 000 membres dans le Calvados. Ils s’élèvent à 5 500 dans l’Orne en avril 194861. Dans la Manche, on passe de 3 500 en juin 1947 à près de 10 000 en août 1948. Parmi les huit départements de province disposant du plus grand nombre d’adhérents en 194862, la Manche se classe au 6^e rang et le Calvados au 8^e. Mais par rapport à leur population, ils occupent les deux premières places et l’Orne rejoint alors le peloton de tête. Jamais parti politique n’avait rassemblé autant de membres en Basse-Normandie, exception faite du psf à la veille de la guerre.

47Cette réussite exceptionnelle repose à la fois sur la très forte équation personnelle du général de Gaulle en Basse-Normandie mais aussi sur certaines tendances lourdes de la culture politique régionale. L’Histoire – encore très fraîche en 1947-1948 – a tissé des liens particulièrement forts entre de Gaulle et la Basse-Normandie. Sa popularité ne date pas de 1944. Elle est attestée par de nombreux rapports émanant des autorités de Vichy dès la fin de l’année 1940 et ne se démentira jamais durant l’Occupation. L’accueil enthousiaste que lui réservent les habitants du Bessin le 14 juin 1944 frappe tous les observateurs, y compris les plus prévenus à son encontre comme les officiers britanniques ou américains. Deux ans plus tard, le 16 juin 1946, le général revient précisément à Bayeux pour y développer ses conceptions en matière constitutionnelle dans un discours demeuré célèbre63.

48Mais la forte adhésion au gaullisme, replacée dans la longue durée, ne fait que s’inscrire dans la tradition de forte appétence des Bas-Normands pour un pouvoir fort dès lors qu’une crise couve.

« À certaines heures, les assemblées semblent perdre le sens des réalités; elles s’enferrent dans d’artificielles querelles qui leur paraissent capitales mais qui n’intéressent pas le public [qui] cesse de se sentir gouverné : c’est l’heure où l’homme qui a l’étoffe d’un César prend toute sa stature. Par-dessus les partis, où il affecte de ne voir que des coteries, le voilà qui parle directement à la masse dont il va faire la base de tout son système ».

49Cette observation ne date pas de 1947, pas plus que de 1958, mais de 1913. Elle est extraite du fameux Tableau politique de la France de l’Ouest64 d’André Siegfried, à propos précisément de la Normandie.

50De longue date, l’électorat bas-normand a constamment balancé entre deux tendances au sein de la droite : celle des notables, indépendante et libérale, qui recueille généralement ses faveurs par temps calme, mais qu’il abandonne sans scrupule lorsque l’orage menace au profit d’une droite autoritaire incarnée par un homme providentiel. Au xix^e siècle, cet homme prit les traits d’un Napoléon III, auquel la région manifesta un attachement profond et durable65; à la fin des années 1930, ce fut le colonel de la Rocque, chef des Croix-de-feu puis du PSF qui rencontra un succès considérable en Basse-Normandie66. Certes, le général de Gaulle n’est ni Napoléon III ni le colonel de la Rocque, mais son succès ne provient-il pas du fait qu’il en appelle, lui aussi, à ces constantes du tempérament politique local que sont le goût de l’ordre et de la stabilité, le rejet des querelles politiciennes au nom d’un idéal de rassemblement au service de la Nation.



51L’évolution du nouveau rapport de force établi à Libération au sein de la droite bas-normande, qui s’esquisse déjà entre 1947 et 1949, ne fera que se confirmer dans les années ultérieures.

52Le mrp, grand vainqueur des premières élections générales de 1945, enregistrera un déclin rapide, faute d’avoir pu s’appuyer sur une tradition démocrate chrétienne suffisamment enracinée dans le tempérament politique du cru67. La droite indépendante, durement éprouvée au niveau de sa représentation parlementaire, a mieux résisté au niveau local. Tout en éprouvant des pertes importantes – mais provisoires68 – au profit du rpf, elle a pu préserver des bases conséquentes. Sur ces fondations encore solides, elle se relèvera rapidement pour redevenir la principale force politique de la région à la fin de la IV^e République69. Le gaullisme, après une vigoureuse irruption sur la scène politique régionale, connaîtra également un rapide reflux; mais pour lui – et contrairement au mrp – il ne sera que passager, avec un retour en force, derrière le général, au début de la V^e République.

53Au total, dans les années qui suivent la Libération, la droite semble se recomposer en Basse-Normandie dans une formule nouvelle, autour d’un mrp rassembleur et dominateur. Mais ce triomphe est une « victoire par défaut », un succès qui ne s’avérera guère durable face au poids de la culture politique locale, solidement enracinée, en définitive beaucoup plus prégnante sur le corps électoral et qui ne tardera pas à reprendre le dessus sur l’esprit de temps supposés nouveaux.