URL originale : https://books.openedition.org/pur/163141
Conclusion. Les « mondes mêlés » de la Cité
Dzovinar Kévonian et Guillaume Tronchet
p. 307-312
Texte intégral
1Cet ouvrage s’est attaché à saisir comment la Cité internationale universitaire de Paris, créée dans le contexte de la fin de la Première Guerre mondiale, s’est transformée au cours de la seconde moitié du xxe siècle. L’objectif principal que nous poursuivions était de faire le point sur l’état de la recherche sur cet objet original et d’y articuler les apports nouveaux engagés par l’ouverture des archives de la CIUP et les nouveaux questionnements sociohistoriens. La démarche collective a ainsi permis d’ouvrir simultanément plusieurs chantiers dans des domaines différents : histoire des mobilités étudiantes, histoire des sociabilités et des mobilisations étudiantes, histoire des politiques urbaines, histoire des politiques culturelles et universitaires, histoire de la décolonisation et des indépendances, etc.
2L’apport principal de cet ouvrage est d’appréhender les mutations de la Cité internationale universitaire de Paris depuis 1945 en croisant histoire des institutions (la Fondation nationale, les différentes maisons et pavillons, les États et organisations fondatrices, les partenaires académiques, politiques et/ou culturels) et histoire des pratiques des administrateurs et des résidents, vues au prisme des mobilités étudiantes coloniales, postcoloniales et transcontinentales, des sociabilités informelles et institutionnalisées, des mobilisations et mouvements contestataires. Tenter de donner corps à un transnationalisme en actes et comprendre les fonctionnements et dynamiques d’un espace social transnational imposent en effet de travailler simultanément à différentes échelles associant approches des parcours et itinéraires individuels et méthodes prosopographiques, tout en essayant de mettre en résonnance discours, pratiques et arènes institutionnelles et/ou associatives.
3La Cité est bien dans la seconde moitié du xxe siècle l’héritière d’un projet inséré dans un système international construit au lendemain de la Première Guerre mondiale, mais travaillé par de multiples dynamiques, parfois contradictoires, associant projections nationales et impériales, messianisme universaliste et internationalisme libéral. Si le poids de la diplomatie interétatique (reconstruction et intégration européenne) comme celui du contexte géopolitique (décolonisation, guerre froide, conflits régionaux) s’inscrit selon des modalités différentes mais constantes dans la longue durée du siècle, les mutations propres au nouveau système international issu du second conflit mondial, puis de l’après-guerre froide, ont indéniablement imposé certaines recompositions des pratiques et des représentations. L’évolution des discours de légitimation portés par les dirigeants de la Cité traduit en cela une recomposition de leur inscription dans l’histoire des communautés universitaires européennes et mondiales.
4L’ouvrage montre également comment l’institution que représente la Cité est envisagée comme le produit d’une construction sociale collective, en incessante réinvention, au gré des pratiques et de processus réflexifs historiquement situés, menés de manières conjointes, voire croisées par ses acteurs et observateurs extérieurs. Le produit de cette construction est fonction de relations de pouvoir, des stratégies de distinction et des représentations dans lesquelles chacun d’eux s’insère. Cette diversité des champs dans lesquels évoluent les acteurs institutionnels et individuels (champs économique, politique, culturel, académique, diplomatique) que les différentes contributions éclairent, permet de restituer dans sa complexité « l’espace social » de la Cité, chacun investissant ses propres représentations et du projet lui-même, et de sa présence boulevard Jourdan. Ces différentes modalités de réceptions et d’appropriation sont bien prégnantes dans la seconde partie du siècle, notamment dans les créations de nouvelles maisons issues des États extra-européens nouvellement indépendants. Cette configuration confirme la nécessité d’accorder aux acteurs et notamment aux résidents une attention spécifique entre trajectoires individuelles, appartenance socio-culturelles et pratiques de la mobilité internationale, tout en s’interrogeant d’un même pas sur l’écart ou la convergence avec une Cité pensée comme un espace transnational d’intégration des élites nationales, dans un contexte marqué à la fois par les processus de décolonisation et de mobilisations politiques.
5Ainsi, les apports de cet ouvrage s’intègrent dans plusieurs champs historiographiques aujourd’hui en renouvellement. Le premier champ est celui de l’histoire et de la sociologie des campus universitaires et des espaces étudiants transnationaux, dans le droit fil des évolutions de ces vingt dernières années qui ont introduit une réflexion nouvelle sur les espaces universitaires. Comme l’écrit Bernard Dizambourg, construire ou rénover des bâtiments à fonction d’éducation et de formation a toujours supposé une confrontation entre les enjeux d’usages et ceux plus techniques. La question connaît toutefois une actualité nouvelle en raison des mutations actuelles, « celle induite par les évolutions protéiformes du numérique, celle résultant des nouveaux comportements des publics scolaires et universitaires (en partie reliée à la précédente mais pas exclusivement), et de leur moindre acceptation des formes académiques de transmission du savoir. Cette double transformation modifie la conception des espaces internes, déplace la frontière entre l’établissement et l’extérieur (la famille, la résidence étudiante) mais conduit aussi à envisager des formes complètement dématérialisées d’institutions de formation, en particulier au niveau universitaire1 ». Ces nouvelles réalités qui relèvent des enjeux du temps présent, ont pour l’historien une valeur heuristique, renouvelant les questionnements sur des catégorisations des espaces et des pratiques qui semblaient « aller de soi ». La Cité, espace de logement et d’habitation universitaire, est ici à envisager comme distincte des espaces d’enseignement et de transmission des savoirs, comme un écho passé à des dynamiques contemporaines où des espaces existants trouvent de nouveaux usages (pratiques nomades de travail et d’échanges), de nouveaux lieux apparaissent, qui selon Dizambourg « contribuent à brouiller la frontière entre vie des élèves et des étudiants, temps d’apprentissage collectif et travail personnel », créant de nouvelles formes de sociabilités. De ce point de vue, la création d’un lieu de vie collective à la Cité dans les années 1920 est une forme de création de nouveaux usages et formes de sociabilités dont les inflexions et mutations dans la longue durée du siècle peuvent être appréhendées justement à partir des nouveaux usages et formes d’appropriation.
6Dans le même sens, les rapports entre les espaces universitaires et les villes-hôtes constituent depuis une décennie un champ en fort renouvellement avec une production scientifique en hausse. Les parcs scientifiques (Sciences parks) et centres d’innovation étant devenus des formes de collaboration ville/espaces universitaires plébiscitées, celles-ci ont amené à renouveler la réflexion sur l’inscription des universités dans leur environnement à travers leurs rôles sociaux et/ou économiques2. Considérer la ville et la région comme les « contextes écologiques de la connaissance », peut être élargi à une réflexion pluridisciplinaire sur les espaces de vie étudiante, tels que les campus. L’approche critique que propose Robert Schields amène ainsi à souligner que l’on ne parle plus de l’université comme « espace d’apprentissage », ni selon la même vision qu’après-guerre où le campus faisait figure de « ville expérimentée », comme à Harvard (expression de l’architecte et urbaniste Luis Sert dont on sait la proximité avec Le Corbusier dans cette période)3. Ces aspects de la mission historique des universités conduit à retravailler aujourd’hui les perspectives ouvertes par les travaux anciens de Paul Turner sur les campus américains4.
7En parallèle, la construction d’identités politiques et culturelles transnationales dans le cadre des lieux et arènes de jeunesse est une seconde dimension de ce premier axe qui a notamment été développé dans les productions récentes de Daniel Laqua5 et Mathieu Dubois6. Si Daniel Laqua confirme l’opposition classique, déjà soulignée par Akira Iriye, entre années 1920 et années 1930, soit le poids des relations internationales, il met en avant la diversité des formes de contacts et de domaines de structuration de cet internationalisme de la jeunesse étudiante comme la remarquable persistance des discours les concernant. Les travaux récents de Mathieu Dubois sur les processus de politisation de la jeunesse et des étudiants prennent en considération les mouvements de jeunesse et les lieux de socialisation juvénile, et de manière plus classique les partis politiques. Mettant en avant la dimension générationnelle (notamment en ce qui concerne mai 1968 et la structuration d’une « génération politique »), il montre l’intérêt des approches situées de phénomènes de « politisation » qui transcendent les frontières nationales comme les clivages partisans. Dans cet esprit, les contributions de ce volume montrent bien à quel point la Cité internationale universitaire constitue, à travers la matérialité d’un espace de vie partagée par une génération d’étudiants de nationalités très diverses, un observatoire de pratiques internationales en construction et en tension.
8Le second champ dans lequel s’intègrent les apports de cet ouvrage concerne l’étude de l’espace international largement stimulé depuis les années 2000 par le tournant de l’histoire globale et de la world history, comme des débats entourant ces paradigmes. S’il n’est pas le lieu de revenir ici sur l’historiographie bien connue de ce tournant dont Philippe Minard résumait les tensions et limites en 20137, nous pouvons considérer que la Cité permet de réfracter plusieurs dynamiques mises à jour par les travaux récents. Ainsi les mondes de la Cité sont les mondes de son enracinement originel : l’Europe occidentale, les pôles universitaires historiques en concurrence, l’impérialisme culturel et le système de hiérarchie entre nations impériales et États périphériques, la fabrique des élites occidentales et/ou des États semi-périphériques, l’adossement à la diplomatie et à la politique extérieure de la France et un marché de la mobilité étudiante limité et homogène dans ses destinations. La seconde moitié du xxe siècle est à cet égard passionnante en ce que la part de l’héritage croise les mutations liées aux décolonisations et à la guerre froide comme à la nouvelle cartographie des dictatures et démocraties, amenant à s’interroger sur les modalités de la mondialisation postcoloniale. Ainsi, les études de cas ont croisé l’histoire des politiques universitaires des nouveaux États indépendants, « diplomatie universitaire » (G. Tronchet) versus politique de formation des nouvelles élites nationales avec des étudiants dont la mobilité est elle-même est structurante en termes de socialisation et de politisation. Les études réunies dans ce volume permettent ici de donner chair et consistance à l’idée selon laquelle l’histoire connectée permet de rompre avec le présupposé des théories diffusionnistes faisant de l’Occident le foyer univoque de la modernité et mettent au jour des hybridations et des échanges multiculturels non hiérarchisés. Nous avons ainsi tenté de laisser à voir, en reprenant l’expression de Serge Gruzinski au sujet de l’empire espagnol, « les mondes mêlés » de la Cité8. Pour reprendre la formulation proposée par Philippe Minard :
« L’étude intensive de configurations socialement et historiquement situées, telle que la micro-histoire la pratique, permet précisément de faire émerger les connexions, et de restituer à la fois l’épaisseur du jeu social et la globalité des échanges, économiques, politiques ou culturels, qui l’animent. L’heuristique des variations d’échelle joue ici à plein9 ».
9Le troisième champ dans lequel s’intègrent les apports de cet ouvrage concerne une histoire des mobilités étudiantes en deçà et au-delà des nationalités. L’histoire des mobilités étudiantes s’est historiquement construite soit à travers des études des pays émetteurs, soit par une analyse des marchés universitaires, soit encore par une étude des politiques d’accueil des étudiants étrangers dans un espace national10. De fait, le marqueur national (qu’il soit majoritaire ou minoritaire dans le cas des migrations de populations victimes de persécutions ou d’une politique de numerus clausus) a constitué une entrée préférentielle dans l’identification et l’analyse des flux. La Cité rejoint cette même logique à la fois par sa structure par « maisons nationales » ou maisons d’État, mais également en ce qu’elle constitue en dépit du brassage revendiqué (et le paradoxe n’est qu’apparent) une exposition des cultures du monde. Pendant des décennies, la « Fête des Nations » donnait à voir chaque année les danses, chants, gastronomies des différentes cultures dans le parc de la Cité. Il est toutefois nécessaire de creuser encore plus avant pour tenter de voir, au-delà du marqueur national, les flux sous-jacents, invisibles dans les statistiques officielles, qui, par la Cité, relient les universités, les villes, les régions, et s’inscrivent dans des réseaux intellectuels, sociaux et culturels transnationaux. C’est tout l’enjeu du programme de recherche ANR GLobalYouth en cours de réalisation.
10Il reste toutefois encore beaucoup à faire. L’historiographie du genre par exemple, les productions récentes sur l’intersectionnalité à partir des travaux de la juriste américaine Kimberlé Crenshaw11, sont une invitation à articuler genre, classe et race à la Cité. Les mobilités étudiantes peuvent en effet être abordées à travers le prisme de l’intersectionnalité, soit de minorités qui sont au croisement des axes de structuration des inégalités sociales et dont les intérêts sont peu ou pas représentés par des mouvements sociaux. Ainsi, un autre regard articulé mériterait d’être posé sur la place des étudiantes à la Cité, sur la vie amoureuse et sexuelle des résidents, sur les discriminations raciales et/ou sociales, sur les hiérarchies invisibles entre majorités et minorités nationales, régionales ou religieuses, non seulement à l’échelle de ce campus-monde mais également au sein des maisons « nationales » ou d’écoles. Ce renouvellement des questionnements représente ici encore une opportunité de faire de la Cité un terrain d’enquête et de recherche passionnant, et un appel à proposer encore de nouvelles intelligibilités des « mondes mêlés » de la Cité.
Notes de bas de page
1 Dizambourg Bernard, « Éditorial : espaces scolaires et universitaires, usages et enjeux », Administration & Éducation, vol. 156, no 4, 2017, p. 5-10.
2 Shields Robert, « Villes et universités », Espaces et sociétés, vol. 159, no 4, 2014, p. 167-171 ; Goddard John, Vallance Paul (dir.), The University and the City, New York, Routledge, 2013 ; Ingallina Patrizia (dir.), Universités et enjeux territoriaux. Une comparaison internationale de l’économie de la connaissance, Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2012.
3 Constant Caroline, « Josep Luís Sert: Harvard University campus planning and buildings, 1956-1968 », Journal of architectural culture, no 7, 2016, p. 39-53.
4 Turner Paul V., « Quelques réflexions sur l’histoire et l’aménagement des campus américains », Histoire de l’éducation, no 102, L’architecture scolaire : Essai d’historiographie internationale, 2004, p. 71-86.
5 Laqua Daniel, « Activism in the “Students League of Nations”: International Student Politics and the Confédération Internationale des Étudiants, 1919-1939 », The English Historical Review, no 132 (556), 2017, p. 605-637.
6 Dubois Mathieu, « Les internationales politiques de jeunes et d’étudiants face à l’internationalisme des années 1968 », in Anceau Éric, Boudon Jacques-Olivier et Dard Olivier, Histoire des Internationales, Paris, Nouveau Monde, coll. « LabEx EHNE », 2017 ; Dubois Mathieu, Génération politique : engagement, politisation et militantisme dans les organisations de jeunesse des partis politiques en Allemagne et en France entre 1966 et 1974, Thèse de doctorat en Histoire, université Paris IV Sorbonne, 2012 ; Bantigny Ludivine, « Les jeunes, sujets et enjeux politiques (France, xxe siècle) », Histoire@Politique, Politique, culture, société, no 4, janvier-avril 2008.
7 Minard Philippe, « Globale, connectée ou transnationale : les échelles de l’histoire », Esprit, no 12, 2013, p. 20-32.
8 Gruzinski Serge, Les Quatre Parties du monde. Histoire d’une mondialisation, Paris, La Martinière, 2004, rééd. Le Seuil, coll. « Points histoire », 2006.
9 Minard Philippe, « Globale, connectée ou transnationale… », art. cité.
10 Voir notamment les travaux de Christophe Charle, Victor Karady et Claudie Weil.
11 Chauvin Sébastien, Jaunait Alexandre, « Représenter l’intersection. Les théories de l’intersectionnalité à l’épreuve des sciences sociales », Revue française de science politique, vol. 62, no 1, 2012, p. 5-20.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Le Campus-monde
Ce livre est diffusé en accès ouvert freemium. L’accès à la lecture en ligne est disponible. L’accès aux versions PDF et ePub est réservé aux bibliothèques l’ayant acquis. Vous pouvez vous connecter à votre bibliothèque à l’adresse suivante : https://freemium.openedition.org/oebooks
Si vous avez des questions, vous pouvez nous écrire à access[at]openedition.org
Le Campus-monde
Vérifiez si votre bibliothèque a déjà acquis ce livre : authentifiez-vous à OpenEdition Freemium for Books.
Vous pouvez suggérer à votre bibliothèque d’acquérir un ou plusieurs livres publiés sur OpenEdition Books. N’hésitez pas à lui indiquer nos coordonnées : access[at]openedition.org
Vous pouvez également nous indiquer, à l’aide du formulaire suivant, les coordonnées de votre bibliothèque afin que nous la contactions pour lui suggérer l’achat de ce livre. Les champs suivis de (*) sont obligatoires.
Veuillez, s’il vous plaît, remplir tous les champs.
La syntaxe de l’email est incorrecte.
Référence numérique du chapitre
Format
Référence numérique du livre
Format
1 / 3