Le Rassemblement des gauches républicaines
p. 241-253
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Index géographique : France
Texte intégral
1L’idée de bâtir un « Rassemblement républicain » occupant le centre de l’échiquier politique aurait été lancée au cours de l’été 1945 par l’ancien ministre radical Henry Roy, vice-président du Sénat à la veille de la guerre. Elle a été reprise, de différents côtés et avec des intentions diverses, tout au long de l’automne 1945 et de l’hiver 1945-1946. Le coup d’accélérateur est donné au tout début de l’année 1946 avec la mise en place, laborieuse, d’un « comité d’initiative » réunissant des délégués du parti radical valoisien, de l’ udsr et de l’éphémère parti démocrate d’Alphonse Juge et Rémy Roure, ainsi qu’un certain nombre de personnalités censées représenter le milieu des organisations socioprofessionnelles. L’étape décisive est franchie au mois d’avril de la même année à l’occasion du congrès radical tenu à Lyon. À l’issue du congrès, le 9 avril 1946, le Rassemblement des gauches républicaines – c’est l’appellation qui a été finalement choisie – associe de façon très souple sept formations politiques : le parti radical, l’ udsr, le parti démocrate (qui fusionne avec l’ udsr quelques mois plus tard), le parti républicain socialiste, le parti radical indépendant, l’Alliance démocratique et le parti républicain et social de la réconciliation française, fondé par le colonel de La Rocque en 1945. Le nouveau Rassemblement est rejoint à l’automne 1946 par le parti socialiste démocratique de Paul Faure, c’est-à-dire par ceux qu’on a généralement désignés en 1945 sous le nom d’« allemanistes ».
2Les excellents travaux consacrés par Éric Duhamel à l’ udsr et aux premiers pas du rgr apportent des éléments essentiels d’information sur les négociations de la période allant de janvier à avril 1946, sur la formule d’organisation adoptée au printemps 1946 et sur les relations complexes entretenues par les deux « grands » – le parti radical et l’ udsr – avec le Rassemblement, tout spécialement pour ce qui concerne les années 1946-19481. Sur tous ces aspects généraux, la présente communication s’en tiendra donc à ce qui est absolument nécessaire à l’intelligence d’ensemble du propos. L’objet de celui-ci est en effet d’essayer d’abord de voir en quoi, comment et dans quelle mesure le rgr a offert une solution de rechange à des modérés désorientés par les craquements survenus au cours de la période 1939-19442.
3Il reste à dire un mot de la chronologie et du degré de pertinence du choix consistant à arrêter les compteurs à l’année 1948. Pour être tout à fait franc, on dira que la tentative d’isoler une séquence 1946-1948 n’a pas ici grand sens. La fin de l’année 1947, l’année 1948 et une partie de l’année 1949 correspondent en effet à une phase d’attente, en raison à la fois du trouble provoqué dans les rangs du rgr par la fondation du Rassemblement gaulliste et à une certaine difficulté à assurer le pilotage d’une organisation née dans un climat de relative improvisation. À notre sens, le véritable tournant doit être daté de la seconde moitié de l’année 1949 – avec, notamment, en juin 1949, l’officialisation de la modification des statuts décidée au mois de mars de l’année en cours – et du début de l’année 1950, le moment-clef étant probablement l’élection de Édouard Daladier, le 5 mars 1950, à la présidence du rgr. Du point de vue qui nous intéresse plus spécialement, c’est-à-dire du point de vue de la réussite d’une stratégie d’ouverture en direction du centre droit, les changements survenus dans cette période ont produit des effets positifs et des effets négatifs. Du côté du positif, on rangera la relance des activités du Rassemblement, le développement des organisations locales et départementales, le renforcement de l’autorité personnelle de Jean-Paul David et le perfectionnement de la machine placée sous son contrôle. Du côté du négatif, on est tenté de mettre le regain de confiance des radicaux dans leur capacité à jouer leur propre jeu – regain lié en partie au relatif succès de l’expérience Queuille de septembre 1948-octobre 1949 –, l’irritation croissante de Édouard Herriot et la façon, un peu surprenante, dont Édouard Daladier a conçu son rôle de président. À l’évidence, le réveil de la guerre des deux Édouard – Édouard Herriot et Édouard Daladier – sur la scène du rgr n’était pas de nature à conforter les électeurs et les élus modérés dans le sentiment qu’une page nouvelle avait été ouverte en avril 1946.
Un instrument d’ouverture
4En un certain sens, la formule du Rassemblement républicain est l’héritière de la formule de « concentration républicaine » de l’entre-deux-guerres. L’examen des controverses du tournant de l’année 1945 et de l’année 1946 permet de saisir la part de ces continuités et… des ambiguïtés qui vont de pair. On veut dire par là que le Rassemblement républicain pouvait servir de pavillon à deux entreprises sensiblement différentes : une authentique conjonction des centres ou un regroupement au centre gauche bénéficiant au premier chef aux radicaux et à leurs alliés les plus proches.
5Jusqu’au tout début de l’année 1946, c’est-à-dire jusqu’à la fondation du prl, le jeu est resté à cet égard plus ouvert qu’on ne le croit communément. En dépouillant les papiers Léotard, l’auteur de ces lignes a été ainsi frappé du fait qu’un certain nombre de personnalités appelées à rejoindre ultérieurement le rgr ont été mêlées, au cours de l’été ou de l’automne 1945, à des tentatives de regroupements plus nettement orientées au centre droit. La remarque s’applique d’abord aux dirigeants du parti républicain et social de Réconciliation française du colonel de La Rocque, à Pierre de Léotard et à André Voisin tout spécialement. Mais cet esprit de disponibilité n’est pas propre aux fidèles du colonel de La Rocque. Réorganisé à la Libération par l’ancien député Georges Boucheron, le parti radical indépendant, futur partenaire du rgr, donne un temps son adhésion à l’Entente républicaine de Joseph Denais. Pierre Ruhlmann, membre de l’Assemblée consultative, membre du comité directeur de l’ udsr en 1947-1948, secrétaire général de la puissante fédération rgr de Seine-et-Oise, colistier de Jean-Paul David à plusieurs reprises, siège au comité provisoire de l’Union patriotique républicaine de Charles Vallin. Enfin, l’été 1945 est marqué par le lancement, suivi d’un rapide avortement, du projet de constitution d’un « Front démocratique des Français », les deux principaux promoteurs de l’opération, les « 2 V », étant André Voisin et Jean-Louis Vigier, directeur politique de L’Époque et inspirateur d’un « Ralliement français ». Deux choses méritent d’être notées à ce propos : André Voisin jouera loyalement, à partir de 1946, la carte du rgr ; les « allemanistes » – entendons les fidèles de Paul Faure – intégrés au rgr à l’automne 1946 ont été tentés de rejoindre le Front démocratique.
6Le premier trimestre de l’année 1946 est celui de la clarification : le Rassemblement des gauches républicaines sera un rassemblement républicain permettant au parti radical et à l’ udsr de passer de la concurrence stérile à la coopération fructueuse, accessoirement d’obtenir des concours par-delà la frontière séparant avant la guerre la famille radicale de la famille modérée. Concrètement, l’expansion du rgr en direction du centre droit, voire de la droite proprement dite, s’est opérée à travers différents canaux. On insistera sur quatre points principaux.
- 1 – Les contemporains ont été frappés au premier chef par ce qui était effectivement le plus surprenant, à savoir l’accord d’association passé entre le parti radical et trois formations incontestablement situées à la droite de l’échiquier politique : le parti républicain et social de la Réconciliation française, l’Alliance démocratique et le parti radical indépendant. On sait que – le parti radical indépendant mis à part – ces organisations en perte de vitesse n’ont jamais pleinement joué le jeu du rgr, qu’elles ne sont pas parvenues à constituer un pôle fort au sein de celui-ci (la tentative, datant de 1948, de faire vivre une « Union des partis de la démocratie française » ayant fait long feu) et que l’Alliance démocratique a fini par reprendre ses billes. Mais cet aspect des choses n’est peut-être pas le plus important. À côté de la logique des organisations, il faut prendre en considération ce qui relève d’une logique des réseaux. Dans le cas de l’Alliance démocratique, par exemple, l’essentiel ne réside certainement pas dans l’histoire des relations ambiguës nouées entre le rgr et une formation devenue l’ombre d’elle-même. Parmi les bénéfices que le rgr a tirés de l’adhésion provisoire de l’Alliance, on doit réserver aussi une place, la meilleure place peut-être, à l’implication d’un réseau de personnalités, souvent très actives, issues des rangs de la jeunesse modérée des années vingt. Les deux hommes forts de ce réseau semblant bien avoir été l’avocat Georges Marconnet, trésorier de la fédération rgr de Seine-et-Oise, et le vice-président du conseil général de l’Oise Raymond Le Landais, anciens dirigeants, en 1923-1924, de la poincariste Jeune France républicaine.
- 2 – Une deuxième manière de procéder a consisté à ouvrir les organisations locales du rgr à des « indépendants » – on dirait aujourd’hui à des adhérents directs –, c’est-à-dire à des militants ou à des élus n’appartenant pas à l’une ou l’autre des formations officiellement associées au sein du Rassemblement. Le meilleur exemple est fourni ici par la puissante fédération rgr de Seine-et-Oise, animée comme on sait par le député Jean-Paul David, secrétaire général du Rassemblement à l’échelon national. Cette fédération, qui revendiquait environ 5000 membres au seuil des années cinquante, aurait été composée pour la moitié de ces indépendants- rgr. Le point mérite d’être souligné à un double égard : il offre un test de la capacité d’expansion du rgr là où ses responsables jouaient franchement le jeu du pluralisme et se préoccupaient d’enraciner l’association de partis née au printemps 1946 dans le terreau des réalités locales et départementales ; il montre que ces mêmes responsables ont pris conscience de la connotation positive du mot « indépendant » et ont été tentés de disputer le drapeau aux modérés engagés dans leur propre entreprise de restructuration.
- 3 – Apparentée à la précédente, une autre façon d’attirer l’électorat modéré a consisté à faire appel lors de la constitution des listes labellisées rgr à des personnalités militant au sein de formations politiques de droite ou de centre droit demeurées à l’écart de l’arrangement de 1946.Un cas tout à fait significatif est ici celui de la liste conduite à l’automne 1946, dans le secteur de la Seine, par Paul Bastid, devenu l’un des plus chauds partisans du rapprochement entre les radicaux et les modérés. L’ancien ministre de la IIIe République finissante n’a pas hésité en effet à accorder une place à Raymonde Mignot-Bonnefous, présentée comme secrétaire générale de la Fédération républicaine de France, un léger doute subsistant d’ailleurs sur la nature exacte des responsabilités exercées par l’intéressée à la tête de ce parti moribond. La présence d’une des principales collaboratrices de Louis Marin sur une liste dont le chef de file avait figuré dans le gouvernement du Front populaire jette en tous cas une vive lumière sur l’ampleur des chemins parcourus, de part et d’autre, depuis l’avant-guerre.
En l’absence d’étude exhaustive sur la composition des listes présentées par le rgr en juin 1946, novembre 1946 et juin 1951, il est très difficile de savoir jusqu’où le rgr a consenti à aller dans la voie de ce type d’ouverture. Mais un certain nombre de sondages suggèrent que le cas de la liste Bastid n’a pas constitué un cas isolé. Sur ce point encore, l’exemple est d’ailleurs venu de haut : la manière dont Jean-Paul David, patron de la machine électorale du rgr, a bâti sa propre liste lors du renouvellement général 1951 en fait foi. - 4 – Enfin, le rgr a servi de structure d’accueil, éventuellement à titre provisoire, à des candidats issus des groupements ou des réseaux de la droite modérée de la IIIe République finissante, voire d’une droite « nationale » de coloration plus accentuée. Candidat aux élections à la seconde Assemblée constituante sur une liste estampillée rgr dans le département de la Seine, le jeune François Mitterrand effectue ce choix alors qu’il n’a pas encore – le point doit être bien souligné – rejoint les rangs de l’ udsr, c’est-à-dire de l’une des deux grandes composantes organisationnelles du Rassemblement nouvellement créé. Autant qu’on en puisse juger en l’état actuel de la recherche, ce type d’itinéraire a quelque chose d’assez exceptionnel. En revanche, il n’est pas très difficile de pointer un certain nombre de parcours empruntés par des personnalités appartenant à l’ancienne mouvance des « républicains de gauche » (entendons par là un centre droit plus ou moins lié à l’Alliance démocratique), parcours marqués par une préférence pour le rgr au détriment des entreprises de réorganisation conduites sous un drapeau spécifiquement modéré. En dehors du cas de Jean Médecin – cas très particulier, sur lequel on reviendra un peu plus loin –, l’exemple le plus caractéristique à cet égard est sans doute celui de Jacques Masteau, élu député pour la première fois en 1936 dans le département de la Vienne, inscrit lors de la dernière législature de la IIIe République au groupe de l’Alliance des républicains de gauche et des radicaux indépendants (structure d’encadrement parlementaire peu ou prou contrôlée par Pierre-Étienne Flandin et ses lieutenants). Revenu sur la scène politique institutionnelle en 1948 à l’occasion de son élection au Conseil de la République, Jacques Masteau décide d’adhérer au groupe du rgr et de la Gauche démocratique, demeurant fidèle d’ailleurs au groupe considéré jusqu’au terme de sa carrière politique. Au fil des années, le sénateur Masteau, président du conseil général, maire de Poitiers, deviendra aussi la clef de voûte d’un système rgr, à multiples facettes, dominant la vie politique du département. Parallèlement, Jacques Masteau sera amené à rallier le parti radical indépendant, né en 1945 et associé dès l’origine au rgr, et à s’installer dans la position de l’homme fort de la petite formation.
7Pour clore sur ces différents points, on est tenté de dire que la formule toute en souplesse du rgr a facilité la mise en place de dispositifs propres à fixer une partie de la clientèle modérée. Dans le cadre d’une étude plus fouillée, il y aurait intérêt à établir une typologie de ces dispositifs et des stratégies, individuelles ou collectives, qui ont accompagné leur conception et/ou leur développement. Bornons-nous pour l’instant à une ébauche consistant à braquer le projecteur sur quatre principaux cas de figure : celui des Alpes-Maritimes, celui du Jura, celui de la Seine-et-Oise (plus précisément de la première circonscription de Seine-et-Oise) et celui de la Vienne. Dans ces quatre départements, le rgr a bénéficié de la présence d’un chef de file persuadé des avantages de cette formule d’organisation et disposé à en tirer les conséquences d’ordre pratique : Jean Médecin, député puis bientôt député-maire de Nice, dans les Alpes-Maritimes, Edgar Faure élu député radical du Jura à l’automne 1946 avec une certaine « bienveillance » (on reprend ici sa propre expression) de la droite traditionnelle, Jean-Paul David, député, en Seine-et-Oise, Jacques Masteau, élu sénateur en 1948, dans la Vienne. Dans ces quatre départements, le rgr s’est révélé capable de contrer ultérieurement les offensives du Centre national des indépendants et paysans, ou, pour exprimer les choses de façon sans doute plus exacte, de convaincre les dirigeants indépendants-paysans de pratiquer une politique de bon voisinage. Mais les configurations sont sensiblement différentes. En Seine-et-Oise – à tout seigneur, tout honneur ! –, Jean-Paul David a joué avec beaucoup d’esprit de suite la carte d’un rgr doté d’une existence propre – indépendamment du parti radical, dont il était lui-même membre – et prenant franchement appui à la fois sur l’ udsr (grâce, notamment, aux liens de complicité noués avec le député Édouard Bonnefous) et sur les Indépendants- rgr de Georges Marconnet. Dans les Alpes-Maritimes, le système Médecin fonctionne en prenant appui sur deux grands piliers : une structure d’encadrement largement ouverte, le « Rassemblement républicain », qui est avant tout la chose de celui qu’on appellera le « roi Jean » et de ses affidés, un réseau étoffé de notables radicaux, regroupés derrière le député Émile Hugues et le sénateur Joseph Raybaud, convaincus de la nécessité d’agir en étroite coopération avec l’homme fort du pays niçois. Dans la Vienne, le système progressivement bâti par Jacques Masteau repose à la fois sur la majorité d’élus soutenant le président du conseil général au sein de l’assemblée départementale et sur une très subtile répartition des tâches entre les radicaux de stricte obédience, d’un côté, et un rgr bien implanté dans les milieux modérés, de l’autre côté. Dans le Jura de Edgar Faure, tout est lié au rayonnement d’une personnalité au tempérament œcuménique, garante de la reconduction du pacte de bonne entente conclu, au cours de l’année 1946, entre des radicaux et des modérés dans un climat d’unanime hostilité au mrp et à son leader départemental, le député Charles Viatte.
8La contemplation de ce paysage d’une pareille diversité incite à poser la question de savoir si l’efficacité ponctuelle à court terme n’était pas compensée par un manque de lisibilité sur le plus long terme. Cette géométrie variable a-t-elle masqué, hic et nunc, si l’on peut dire, la difficulté à combler le fossé continuant d’exister à l’intérieur de la culture politique nationale entre les anciennes gauches et les anciennes droites ? On se gardera bien de trancher d’un problème aussi complexe dans le cadre d’une communication telle que celle-ci. Il est nécessaire, en revanche, d’examiner en quoi une prise de conscience politique a pu accompagner cet ensemble de processus de déplacement des frontières héritées de la IIIe République.
Esprit et signification d’une formule de rassemblement
9Pour les différents partenaires engagés dans l’entreprise de rassemblement décidée en avril 1946, le rgr présentait le grand avantage de la souplesse, sur le plan local comme sur le plan national. Mais le choix de la formule obéissait aussi à d’autres logiques, d’ordre électoral ou d’ordre idéologico-culturel.
10On limitera notre champ d’observation à tout ce qui concerne très précisément la question du réaménagement des frontières séparant la famille radicale de la famille modérée. Le problème peut être examiné sous deux angles principaux.
RGR et radicalisme de centre droit
11Il n’y a pas lieu de s’inscrire en faux contre la thèse classique établissant un lien de cause à effet entre le glissement à droite du radicalisme et la création du rgr. Une abondante littérature ayant été consacrée – dans un esprit assez souvent polémique – à l’émergence d’un radicalisme de centre droit (baptisé parfois « néo-radicalisme ») dès le début des années cinquante, il suffira de rappeler les éléments essentiels du dossier, quitte à apposer un certain nombre de retouches à un tableau qui sent un peu trop son époque et à suggérer quelques pistes de réflexion.
12Dans la perspective adoptée au cours de la présente communication, cette question générale de l’ouverture du radicalisme au centre et au centre droit soulève quatre ensembles de questions plus particulières.
13Une première question est celle des lieux qui ont servi de passerelles, dès avant la guerre de 1939-1945, entre radicaux bon teint et modérés de stricte obédience. Notre conviction est que le Cercle Républicain de l’avenue de l’Opéra et le Comité républicain du commerce et de l’industrie (le vieux Comité Mascuraud) ont joué ici un rôle capital. Mais on manque d’informations précises sur la période 1946-1948 et sur l’aide éventuelle apportée au rgr par un crci péniblement reconstitué sous la houlette du député radical Alfred Jules-Julien, fidèle parmi les fidèles de Édouard Herriot.
14La deuxième question, tout à fait capitale, est celle de la capacité du parti radical à étendre sa sphère d’influence en puisant dans ses propres ressources, c’est-à-dire en attirant directement à lui des hommes et des femmes dont les attaches originelles, personnelles et/ou familiales, se situaient plutôt au centre ou au centre droit. Le fait est que la place de Valois a accueilli au lendemain de la guerre de 1939-1945, de nombreuses personnalités dotées de l’un ou de l’autre de ces profils, les exemples les plus souvent cités – celui d’un Maurice Bourgès-Maunoury ou celui d’un Edgar Faure, pour limiter la liste à deux futurs chefs de gouvernement – n’étant pas nécessairement les plus révélateurs de l’ampleur du phénomène. En théorie, rien n’obligeait ces néophytes à embrasser la cause du rgr, encore moins à s’impliquer dans l’animation du Rassemblement. Mais l’obtention, parfois laborieuse, d’un ticket d’entrée dans la vieille citadelle du mouvement républicain ne les dispensait pas d’administrer la preuve de leur aptitude à rallier à la bannière un peu défraîchie du radicalisme valoisien une clientèle qui s’était jusqu’ici tenue à l’écart. Il n’y a donc pas lieu de s’étonner de l’adhésion de beaucoup d’entre eux – tels Félix Gaillard, Jacqueline Thome-Patenôtre ou, dans un genre un peu différent, Edgar Faure – à l’entreprise d’élargissement consubstantielle à la création du rgr. En dépit des traits spécifiques de cette formation censée incarner l’esprit de la Résistance, la remarque s’applique à l’ udsr de René Pleven. Le cas le plus caractéristique est ici celui de Édouard Bonnefous, député udsr de Seine-et-Oise et ministre à diverses reprises : fils de Georges Bonnefous, qui avait été l’un des principaux lieutenants de Louis Marin à la tête de la Fédération républicaine durant l’entre-deux-guerres, Édouard Bonnefous a été un membre très actif du rgr et l’un des plus fidèles alliés de Jean-Paul David dans le département.
15D’une façon plus générale, l’installation des socialistes sur les terres naguère occupées par les radicaux et le bon déroulement d’éventuelles contre-offensives poussaient élus et candidats valoisiens à rechercher des concours sur leur droite. À quelques notables exceptions près, dont celle de Édouard Herriot, toujours demeuré réticent à l’égard du rgr –, les députés radicaux des années de l’après-guerre ont été ainsi plus ou moins obligés de courtiser un électorat de tradition modérée. La fidélisation d’une telle clientèle ne passait pas nécessairement par l’utilisation de l’outil rgr, la formule choisie en 1946 pouvait même être à la source d’un certain nombre de difficultés, comme ce fut le cas en Corrèze, le département du président Henri Queuille. Mais l’existence du rgr rendait quand même la conduite des opérations plus aisée. Ainsi, ce n’est pas un hasard si les personnalités radicales les plus franchement engagées dans cette stratégie d’ouverture en direction du centre droit ont bien souvent apporté leur ferme soutien à l’entreprise d’un rassemblement organisé. Le meilleur exemple de ce point de vue est celui des parlementaires de la Seine, tout spécialement de Georges Laffargue et, dans un premier temps tout au moins, de Bernard Lafay. Deux radicaux de souche, il importe de le préciser.
16Enfin, les bouleversements survenus à la Libération au sein du système et de la culture politiques contraignaient la famille radicale à s’interroger sur le sens même de son combat. On sait que la réponse apportée par Édouard Herriot et ses proches a été celle d’une réaffirmation des valeurs républicaines face aux trois grandes formations du tripartisme, accusées, à des titres et à des degrés divers, de les dénaturer. Mais la réaffirmation ne pouvait pas aller sans un minimum de reformulation, le retour pur et simple à la vieille rhétorique de la « défense républicaine » et de l’« union des gauches » risquant de faire le jeu des partis dits « ouvriers », le parti socialiste et sans doute davantage encore le parti communiste. En raison peut-être des hésitations qui l’avaient un temps habité quant à l’avenir de son parti, Édouard Herriot est un de ceux qui ont compris la nécessité de s’engager dans cette voie. On n’insistera pas ici sur les différents aspects pris par un tel effort d’aggiornamento idéologique, sinon pour souligner l’importance prise par le thème de la liberté, l’« immense aspiration vers la Liberté » comme l’écrira Herriot lors de la campagne pour les élections législatives de juin 1946.
17Les conditions étaient ainsi remplies – théoriquement, tout au moins – pour donner un véritable contenu aux aménagements conclu au seuil de la même année.
Le modèle du parti libéral belge
18Au cours des différents entretiens qu’il nous a accordés, Jean-Paul David a toujours réagi avec une pointe d’agacement dès que l’on s’aventurait sur le terrain des schémas d’interprétation un peu trop sophistiqués. À l’en croire, sa démarche aurait été une démarche essentiellement pragmatique, l’objectif étant de bâtir un cadre simple permettant aux formations associées au sein du rgr de réunir leurs maigres forces et d’affronter la compétition électorale dans les meilleures conditions possibles.
19Faut-il en conclure, à la suite de beaucoup d’observateurs de l’époque, que les responsables du rgr ont limité leur ambition à la mise en place d’un simple « cartel électoral ». Ou convient-il d’essayer de faire apparaître, ne serait-ce qu’en filigrane, un plus vaste dessein ? En clair, le rgr avait-il vocation, dans l’esprit de quelques-uns de ses promoteurs ou de ses animateurs, à provoquer l’émergence d’un parti libéral inspiré du modèle belge, c’est-à-dire d’une organisation centriste reposant sur la coexistence d’un centre gauche et d’un centre droit attachés l’un et l’autre aux principes de la liberté ?
20Le fait est que la réintroduction de la référence libérale dans le vocabulaire politique ordinaire est due pour l’essentiel aux hommes du rgr. Loin d’être le fait du hasard, la création par Jean-Paul David, en 1961, d’un parti libéral européen s’inscrit donc dans une continuité. Notre impression est que le tout début des années cinquante correspond de ce point de vue à un moment-clé, les liens noués dans le cadre de l’Internationale libérale ayant sans doute joué ici un rôle décisif. Mais de nombreux indices permettent de parler d’un tropisme libéral dès les premières années du rgr, dans les milieux les plus attachés à cette formule de rassemblement, il s’entend3.
21Pour résumer notre pensée, on dira qu’une interprétation prêtant aux promoteurs du rgr l’intention de porter sur les fonts baptismaux un parti libéral à la belge relève de l’arbitraire. Le point étant admis, on peut légitimement défendre la thèse selon laquelle une partie de ces dirigeants a assez vite pris conscience que les choix effectués, dans le domaine idéologique comme dans le domaine électoral, au printemps 1946 poussaient bel et bien dans une telle direction.
Le radicalisme face à son propre avenir, ou la tentation de s’arrêter à mi-chemin
22On sait que l’entreprise collective lancée au printemps 1946 a finalement débouché sur un échec. Survenue au terme de la législature 1951-1955, la rupture avec le parti radical valoisien sonne le glas de la formule originelle. Même si l’historiographie traditionnelle a eu trop souvent tendance à minimiser la part des continuités, il est clair que le rgr de l’époque Edgar Faure, c’est-à-dire, pour l’essentiel, le rgr des années 1956-1958, constitue quelque chose de bien différent du Rassemblement républicain né en 1946 du rapprochement du vieux parti radical et de la jeune udsr.
23Le cadre chronologique choisi par les organisateurs du présent colloque interdit de retracer l’histoire des crises, grandes ou petites, qui ont conduit à la dispersion de 1955-1956 et de s’appesantir sur les raisons profondes d’un tel échec. Mais il est difficile de faire l’entière économie d’une réflexion sur le second de ces deux points. Quelques-unes des raisons qui permettent de rendre compte de l’insuccès final apportent en effet un précieux éclairage sur les raisons de la relative réussite initiale, en particulier dans le domaine qui nous intéresse directement ici. Pour recourir à un autre langage, on dira qu’un certain nombre de facteurs qui ont joué en défaveur du rgr vers 1953-1955 fournissent par un simple effet de contraste de bons éléments d’explication de la vague porteuse de 1946-1948.
24Les choses étant ainsi bien précisées, deux facteurs d’explication doivent être plus spécialement examinés.
La nouvelle donne politique ou de la moindre utilité du RGR
25Le rgr a d’abord souffert de la redistribution progressive des cartes du jeu politico-électoral survenue à compter de la période charnière allant de la veillée d’armes précédant la consultation législative de 1951 à la mise en sommeil du Rassemblement créé par le général de Gaulle en 1947. Du point de vue qui nous intéresse ici, trois ensembles de changements ont été lourds de conséquences : l’émergence, autour du Centre national des indépendants et paysans de Roger Duchet, d’un pôle modéré à la fois fortement structuré et réellement attractif ; la dislocation du rpf et l’évanouissement du « danger » gaulliste ; la confirmation de la baisse d’influence du MRP et le gommage de quelques-uns des traits constitutifs de l’ambition nourrie par ses dirigeants et ses militants à la Libération. En dernière analyse, tous ces changements ont joué contre le rgr, plus précisément contre la dynamique originelle poussant à l’ancrage à l’intérieur du paysage politique français d’une force d’inspiration libérale installée sur les anciennes frontières séparant la droite de la gauche. La montée en puissance du cnip a rendu beaucoup plus aléatoire les tentatives d’expansion du rgr en direction des électeurs et des réseaux d’élus de sensibilité centre droit. Parallèlement, l’effacement du rpf a complètement bouleversé la donne générale, accroissant considérablement la marge de manœuvre de ce même cnip, faisant perdre une grande partie de son utilité à la politique de ménagements souvent pratiquée depuis la Libération par les modérés à l’égard des radicaux et de leurs alliés les plus proches, et ouvert la voie, pour le plus long terme, à une stratégie de déstabilisation de cet ensemble radical et radicalisant. Enfin, le MRP cesse d’être au début des années cinquante ce qu’il avait été pour le rgr comme pour les modérés vers 1946-1948, c’est-à-dire un élément de perturbation invitant les anciens rivaux de la IIIe République à mettre quelques-unes de leurs différences sous le boisseau et à rechercher des terrains d’entente.
Du bon ou mauvais usage du RGR : les radicaux au milieu du gué
26Les développements qui précèdent ne doivent pas inciter à occulter l’essentiel, c’est-à-dire la décision prise par Pierre Mendès France, premier vice-président de la formation valoisienne, et la direction du parti radical de rompre le contrat d’association négocié au printemps 1946.
27Dès que l’on se penche sur le problème d’une brisure qui devait se révéler aussi préjudiciable à la place de Valois qu’au rgr lui-même, la tentation est forte de recourir à une grille d’analyse – contemporaine de l’événement et utilisée avec beaucoup de complaisance par une littérature d’inspiration plus ou moins mendésiste – consistant à opposer un radicalisme de gauche et un radicalisme dit de centre droit. Dans une pareille perspective, le divorce consommé entre le parti radical et le conglomérat rgr aurait été le produit naturel de la « rénovation » du parti, plus précisément de la volonté de renouer avec l’histoire d’un radicalisme authentique, autrement dit d’un radicalisme débarrassé des diverses compromissions prospérant à l’ombre du pavillon équivoque de la machine animée par Jean-Paul David.
28Cette analyse comporte une large part de vérité, même si elle fait bon marché de ce qui relève de la contingence : le climat général de suspicion régnant au sein du microcosme radical depuis l’hiver 1954-1955, la détérioration quasi irréversible des liens personnels entre Pierre Mendès France et Edgar Faure (porté, en juin 1955, à la présidence de la délégation permanente du rgr en remplacement de René Mayer), la faiblesse de la réflexion de l’état-major mendésiste, et de Pierre Mendès France lui-même, en matière de stratégie électorale. Si l’on considère les choses d’un peu haut, on admettra volontiers que le coup de barre à gauche donné par la nouvelle équipe dirigeante de la place de Valois ébranlait la cohésion du rgr. Il reste que d’éminentes personnalités ralliées à la bannière mendésiste avaient joué sans états d’âme la carte rgr : Édouard Daladier, mettant à profit le refus de Édouard Herriot, avait été élu président du Rassemblement en février 1950 et avait tenté de faire de ce poste l’instrument d’une reconquête de son influence politique à l’échelon national ; parrain politique de Jean-Paul David, Paul Anxionnaz, installé par Pierre Mendès France au secrétariat général du parti radical, avait un temps exercé les fonctions de délégué général à la propagande du rgr, etc. En dépit de la rivalité qui l’opposait au sénateur Georges Bernard, membre du parti radical indépendant et chaud partisan du rgr, Pierre Mendès France s’était lui-même longtemps accommodé d’une formule qui accroissait sa marche de manœuvre électorale dans le département de l’Eure. Avant l’année 1954-1955, Pierre Mendès France entretenait des relations plutôt cordiales avec Jean-Paul David – son voisin de circonscription – et il avait accepté de figurer, en 1948, au sein du comité d’honneur de l’amicale des élus municipaux du rgr.
29À notre sens, le moment-clé est plutôt celui du premier semestre de l’année 1950, lorsque le président à vie du parti radical, Édouard Herriot, décide de prendre ses distances avec le rgr, en écartant d’abord l’idée d’occuper lui-même la fonction de président de l’association – en dépit des relations plutôt confiantes établies progressivement avec Jean-Paul David –, en laissant jouer son vieil ami-ennemi Édouard Daladier et en démissionnant finalement de la présidence d’honneur. À la lumière de ce petit psychodrame, les années 1948-1950 apparaissent ainsi comme celles d’une fêlure passant à l’intérieur même des courants radicaux les plus attachés à une ligne politique de type centriste, les uns misant plutôt sur le développement du rgr, les autres – souvent proches de Édouard Herriot ou du président Queuille – nourrissant plutôt l’espoir d’un regain de vitalité radicale. Paradoxalement, les succès électoraux collectifs enregistrés, souvent grâce au rgr, par les radicaux durant la période allant de juin 1946 à juin 1951 semblent avoir davantage bénéficié à la seconde tendance, c’est-à-dire aux avocats d’une certaine forme de repli identitaire et de la prévalence d’une conception purement instrumentale du rgr. Dans ces conditions, la dynamique d’expansion de la famille radicale sur les terres du centre droit était condamnée à trouver assez vite ses limites. Il est amusant de constater que Bernard Lafay, l’un des pères fondateurs du rgr a été sans doute l’un des premiers à en prendre conscience et à partir à la recherche de solutions de rechange.
Notes de bas de page
1 On se reportera principalement aux travaux suivants : Éric Duhamel, L’Union démocratique et Socialiste de la Résistance, thèse de doctorat en histoire soutenue à l’Université de Paris IV en 1993 ; « Le parti radical et le Rassemblement des gauches républicaines » dans Gilles Le Béguec et Éric Duhamel, La Reconstruction du parti radical, 1944-1948, L’Harmattan, 1983, 255 p., p. 131-147 ; le dossier publié sous le titre « Matériaux pour l’histoire du rgr » dans le numéro 5 de la revue Recherches Contemporaines. Contributions de Éric Duhamel, François Audigier, Gilles Le Béguec, Jean-Paul Thomas et Noëlline Castagnez.
2 L’essentiel de notre documentation provient des fonds Edmond Barrachin, Jean-Paul David et Pierre de Léotard. Les fonds ne sont pas encore classés. Nous remercions Dominique Anglès d’Auriac, directeur adjoint des archives de l’Assemblée nationale, de nous avoir aidé à préciser un certain nombre de points d’ordre biographique.
3 Sur l’Internationale libérale, l’ouvrage fondamental est celui de John H. MacCallum Scott, Experiment in internationalism : a study in international politics, London, George Allen and Unwin ltd, 1967, 223 p. Rappelons que l’Internationale libérale, ou plus exactement l’Union mondiale libérale, a été fondée à Oxford en avril 1947. Du côté français, les éléments les plus actifs, en dehors de René Pleven, président de l’ udsr, sont venus du parti radical. On peut citer notamment les noms de René Mayer (qui remplit un temps les fonctions de vice-président), du député Paul Devinat – un proche de Henri Queuille – et de l’avocat Jean Coutard, candidat radical à diverses reprises dans le département de la Sarthe et qui semble avoir été très lié à Edgar Faure. Jean-Paul David a lui-même prêté beaucoup d’attention à cette entreprise. Le congrès général qui se tint à Deauville en 1949 devait d’ailleurs initialement se réunir à Versailles, dans la Seine-et-Oise de Jean-Paul David. On se reportera sur toute cette affaire au troisième chapitre du livre-témoignage de MacCallum Scott. Au début de l’année 1952, Jean-Paul David prit l’initiative de relancer les activités de l’organisation de jeunesse du rgr. Le nouveau mouvement prit, de façon très révélatrice, l’appellation de Jeunesses européennes libérales. En 1958, Jean-Jacques Carpentier, ancien responsable des étudiants rgr, membre de l’équipe de direction des jel, fut à l’origine de la constitution d’un cercle de réflexion baptisé Centre des jeunes libéraux.
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