La Maison de l’Argentine, entre péronisme, dictature militaire et démocratie (1945-1988)

Nino Lima

p. 199-216


Texte intégral

1La Maison de l’Argentine est l’une des plus anciennes résidences de la Cité internationale universitaire de Paris. Inaugurée en 1928 puis ouverte en 1929, elle est la quatrième maison inaugurée dans la Cité, seulement cinq ans après l’ouverture de cette dernière. Elle est aussi la première résidence bâtie par le gouvernement d’un pays non-francophone et, jusqu’en 1933, la seule prévue pour accueillir des latino-américains.

2Située à l’entrée de la Cité, elle est le résultat de relations entretenues par l’Argentine et la France depuis la fin du xixe siècle. Faisant suite à l’influence déjà importante des auteurs français des Lumières dans le pays dès le début de la guerre d’indépendance, en 1810, une partie des élites argentines entretient un fort intérêt pour les productions culturelles françaises. Deux héros de l’indépendance ont ainsi été très proches de la France : Manuel Belgrano, considéré comme le créateur du drapeau argentin et San Martín, général pendant des guerres d’indépendance latino-américaines, ont tous deux étudié en France, le second étant enterré à Boulogne-sur-Mer.

3Parmi ces élites, le très francophile président argentin entre 1922 et 1928, Marcelo Torcuato de Alvear, renforce encore ces relations culturelles et surtout universitaires réciproques en permettant l’ouverture du pavillon. Cette décision constitue l’un des premiers résultats significatifs des acteurs de la diplomatie universitaire française en Amérique latine1. Derrière ce projet se trouve le Groupement des universités et des grandes écoles de France pour les relations avec l’Amérique Latine (GUGEF), créé en 1908 et financé par des universités françaises, et qui a pour objectif de renforcer dans le continent l’influence du « champ universitaire2 » français. Il invite pour cela en France des étudiants et des professeurs latino-américains, parmi lesquels plusieurs Argentins. Aux côtés d’André Honnorat, fondateur de la Cité, les membres du GUGEF s’investissent dans la création de la Maison de l’Argentine, ce dont témoigne la nomination de son secrétaire général, Ernest Martinenche, par ailleurs hispaniste très reconnu, comme premier directeur de la résidence.

4Après la fondation, la première décennie d’existence de la Maison est pourtant marquée par le fort affaiblissement des relations franco-argentines. Celui-ci est avant tout dû à la prise de pouvoir en Argentine comme dans plusieurs pays du continent de militaires réticents à l’ouverture vers l’Europe, qui rompent avec la tradition des élites intellectuelles depuis les indépendances3. Le gouvernement argentin, propriétaire des deux bâtiments qui composent la résidence, l’un ayant été financé par lui et l’autre lui ayant été légué par l’industriel Otto Bemberg, très riche propriétaire de l’entreprise de bière Quilmes, est indifférent à la Maison quasiment tout le long de la décennie 1930. La résidence est par conséquent mal entretenue et fréquentée par très peu d’étudiants argentins, tandis que son occupation successive pendant la Seconde Guerre mondiale par les armées française, allemande et américaine, au même titre que pour le reste de la Cité, achève de la dégrader considérablement.

5En 1947, lorsque l’exécutif argentin décide de lancer des grands travaux de rénovation, le pavillon connaît une renaissance. À partir de la rentrée 1948, un nombre beaucoup plus important d’Argentins qui viennent étudier à Paris s’y installe, pour un séjour riche en événements académiques et activités culturelles diverses. Dans le même temps, le lien entre la vie de la résidence et la société argentine se renforce, par l’intermédiaire du gouvernement argentin qui y diffuse ses doctrines et l’utilise au profit de sa diplomatie. En effet, le pouvoir péroniste, les radicaux et les trois régimes militaires qui gouvernent le pays entre 1946 et 1989 influencent tour à tour l’administration de la Maison ainsi que ses résidents. C’est le cas d’abord du péronisme : pendant son premier mandat, de 1946 à 1955, les réformes sociales, les mesures de démocratisation universitaire, qui incluent sa gratuité, le culte de la personnalité du président et de sa femme ou la répression des oppositions affectent la résidence.

6À partir de 1955, le pouvoir de la junte militaire de la « Révolution libératrice », soutenu par une large coalition de partis, interdit et réprime le péronisme, obligeant l’ancien président à l’exil. Les deux autres régimes militaires, celui de la « Révolution argentine » de 1966 à 1973 et le « Processus de réorganisation nationale » de 1976 à 1983 poursuivent la répression du péronisme, et par là d’une partie du mouvement ouvrier, mais s’attaquent aussi au parti communiste et à tous les mouvements de gauche, de plus en plus violents. La dictature de 1976 généralise cette répression, organisant la torture et les assassinats systématiques des opposants.

7Les trois dictatures échouant à éviter la crise économique, elles sont toutes contraintes de céder le pouvoir par les élections. Ce sont d’abord les radicaux qui reprennent ainsi le pouvoir, de 1958 à 1966. Ils ré-autorisent les partis péroniste et communiste et poursuivent l’ouverture des universités publiques, notamment par l’ouverture, décidée par le président Arturo Frondizi, de nouveaux établissements. Suite au deuxième mandat de Perón en 1973, interrompu au bout de quelques mois par sa mort, au renversement de sa femme, Isabel Perón, par la dictature du « Processus de réorganisation nationale », puis à la chute de celle-ci après la défaite militaire aux Malouines en 1982, c’est le radical Raúl Alfonsín qui accède au pouvoir en 1983. Il initie alors les procès de militaires coupables des crimes commis pendant la précédente dictature, même si des lois d’amnistie votées dans le même temps les protègent en partie, et tente, sans succès, d’éviter une nouvelle crise économique, qui survient à la fin de son mandat en 1989.

8Lieu d’exercice du pouvoir du gouvernement, la Maison est aussi le théâtre de multiples contestations, qui suivent les transformations de la société argentine tout en se mêlant aux événements propres à la France et au reste de la Cité4.

La Maison de l’Argentine sous le premier mandat de Perón : une institution au service du pouvoir (1945-1955)

9À la fin de la Seconde Guerre mondiale et après l’élection de Juan Domingo Perón comme président de l’Argentine le 4 juin 1946, la Maison rouvre ses portes, usée par quatre ans de fermeture et d’occupation militaire. Comme le constate un proche de Perón, ses bâtiments sont en très mauvais état. Dans un rapport à son gouvernement, Horacio Jorge Guerrico considère qu’après la fin de l’occupation américaine, la Maison était « dans un complet état d’abandon5 ». En 1947, Eva Perón se rend à son tour dans la résidence6. Elle observe les mêmes dégâts et suite à ces deux visites, un million de pesos sont alloués à la réfection des bâtiments par un décret du président publié en décembre 19477. Une fois les travaux terminés, une nouvelle cérémonie d’inauguration est organisée le 6 décembre 1948, à laquelle environ deux cents personnes sont invitées8.

Une résidence du gouvernement argentin

10Après cette réouverture, le nombre de résidents argentins augmente fortement : en 1951, sur les 72 résidents, 55 sont argentins, 14 français et 3 latino-américains9, alors que les Argentins n’avaient jamais été plus d’une douzaine chaque année entre 1929 et 193910. Plus des trois quarts sont inscrits à l’université, la moitié en médecine ou en sciences, les autres suivant des formations artistiques ou des cours à l’Alliance française, l’un étant employé et un autre en stage11. Par ailleurs, à partir de 1948, pour la première fois, la résidence accueille des filles dans l’un des deux bâtiments qui la composent. Elles représentaient en 1951 la moitié des résidents et résidentes12. En 1948, une association des résidents, créée l’année précédente, rassemble 80 membres. Elle se donne pour but « l’aménagement de [la] vie matérielle » des résidents, et souhaite « assurer l’aide et l’assistance aux étudiants nécessiteux de la Fondation13 », ce qui, bien qu’également lié aux difficultés générales de vie dans les années qui suivent la fin de la guerre, témoigne de la persistance de l’équipement insuffisant de la Maison et des moyens à disposition des résidents. Au début des années 1950, cette dernière n’est ainsi chauffée que le matin et le soir14.

11À ce moment-là, l’Argentine est gouvernée par le général Juan Domingo Perón. D’abord Secrétaire au Travail dans le gouvernement qui suit le coup militaire de juin 1943, puis élu président en 1945, celui-ci prend tout au long de son premier mandat, jusqu’en 1955, des mesures qui transforment durablement le pays. S’appuyant sur une conjoncture économique favorable, il nationalise de nombreuses entreprises et initie des plans quinquennaux qui prévoient la construction de nombreuses infrastructures ainsi que la modernisation du pays. L’État, dont le pouvoir est très concentré par Juan Perón ainsi que, bien que dans une moindre mesure, par Eva Duarte de Perón, sa femme, prend des mesures améliorant les conditions de vie et de travail des ouvriers (congés payés, semaine de cinq jours, allocations familiales, etc.), tout en réprimant les oppositions. Le président, s’inspirant de l’Italie fasciste, tient également des discours où se mêlent nationalisme et célébration du peuple, le tout participant à un projet national de « Troisième voie » où entre capitalisme anglo-américain et communisme, capitalistes et travailleurs s’allieraient pour permettre le développement économique du pays.

12Au début de ce premier mandat, pendant les deux années scolaires qui suivent sa ré-inauguration, la Maison a une programmation culturelle dense et largement inspirée des doctrines officielles. En tout, vingt-six activités ont lieu entre la rentrée d’octobre 1949 et février 1951 : des conférences, des concerts et des cérémonies diverses, dans la Maison ou en dehors, et deux excursions pour les résidents15, ce qui en fait un quasi centre culturel argentin à Paris. Ce programme d’activités vise à entretenir le patriotisme, composante essentielle du péronisme : les principaux jours de célébration en Argentine donnaient lieu à des cérémonies dans la Maison, par exemple le 25 mai 1950 pour fêter l’anniversaire de la Revolución de Mayo. L’une des deux excursions organisées par la direction a en outre lieu à Boulogne-sur-Mer, pour rendre hommage au général San Martín, l’un des principaux héros de l’indépendance du pays, dans la ville de son décès16. Par ailleurs, la Maison traduit et publie en français un journal, Doctrine Péroniste, et des cadeaux de la puissante Fondation Eva Perón sont distribués lors de la « grande fête de Noël » de 194917. Créée en 1948 et largement financée par l’État, cette fondation est utilisée par la première dame pour organiser de vastes campagnes de dons à travers le pays ainsi que pour construire cliniques, maisons de retraite ou écoles, contribuant ainsi à améliorer les conditions de vie d’un grand nombre d’Argentins tout en entretenant le culte autour de sa personne. Toutes ces activités rappellent aux résidents et aux visiteurs, argentins ou non, qu’ils se trouvent dans une résidence du gouvernement argentin et que, de ce fait, tout ce qui s’y déroule doit forcément être marqué par le péronisme.

Les limites de la diplomatie universitaire franco-argentine

13L’investissement pour rénover la résidence et sa plus grande activité satisfont les dirigeants de la Fondation nationale et le GUGEF18. Dans une lettre à en-tête du groupement adressée en 1947 au président de la Fondation nationale, son auteur se réjouit de la nomination par le président de la République argentine d’un nouvel administrateur, Juan F. Castro, présenté comme l’un des « familiers » du président. Ce nouveau personnage, qui joue un rôle important dans la rénovation de la Maison après la guerre, est directeur de la Commission nationale d’apprentissage et d’orientation professionnelle de laquelle dépend la Maison depuis 1947. Cette commission est rattachée au ministère du Travail et de la Prévision, probablement l’un des principaux du gouvernement de Perón19. Avec cet intérêt du gouvernement argentin, « peut-être aurons-nous enfin, en face de nous un responsable20 », espère le GUGEF, faisant référence au fait que depuis sa création aucun fonctionnaire argentin ne se soit sérieusement occupé du pavillon. Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale en effet, ce sont principalement André Honnorat et Ernest Martinenche, directeur jusqu’en 1939, qui ont pris en charge le bon fonctionnement de la résidence devant l’indifférence dont témoignait à son égard le gouvernement argentin. L’arrivée d’un directeur argentin est donc une première et désormais tous les directeurs seront des Argentins, par ailleurs directement nommés par l’exécutif. Depuis Guerrico, qui succède à Martinenche, tous les directeurs pour lesquels nous disposons d’informations sur le parcours professionnel – à l’exception de Pedro Ancarola (1976-1979)21 – seront en outre des professeurs à l’université reconnus en Argentine. On compte également un recteur, un ancien maire de Córdoba, un ancien ministre de l’Éducation de la Province de Buenos Aires ou un ex-adjoint à la Présidence de la Nation22.

14À la réouverture de la Maison, celle-ci permet aussi le rapprochement diplomatique et culturel des deux pays, à l’occasion de plusieurs événements culturels, déjà évoqués et ouverts à des publics français, surtout académiques, ou lors de l’inauguration de 1948, à laquelle assistent, entre autres, deux députés français, les présidents de la Chambre des députés et du Conseil, André Honnorat ainsi que l’ambassadeur d’Argentine en France de l’époque23. La Maison est donc l’un des rares endroits où des liens continuent d’exister entre les élites des deux pays, malgré des relations diplomatiques générales assez mauvaises24. Les autorités et l’opinion françaises voient en effet à l’époque Perón comme un dictateur fasciste, même si plusieurs diplomates expriment des avis plus nuancés, ce qui s’ajoute à l’idée que l’Argentine aurait soutenu l’Axe pendant la Seconde Guerre mondiale. Cela dit, les conditions favorables de la résidence du boulevard Jourdan ne durent pas : en février 1952, le nouveau directeur réduit brutalement le nombre d’activités et ne vient même pas vivre à Paris25. De plus, en juillet 1953, le ministère de l’Éducation argentin instaure de nouvelles règles d’admission qui attribuent au gouvernement argentin le choix des résidents français et latino-américains26, alors que selon l’arrêté rectoral rédigé avant la construction de la Maison, ces admissions devaient dépendre de la Fondation nationale27. Cette mesure du gouvernement réaffirme l’indépendance de la Maison vis-à-vis du reste de la Cité. Cette décision unilatérale, qui s’ajoute à d’autres particularités de la Maison de l’Argentine (comme la propriété du gouvernement sur ses bâtiments) contrarie la Fondation nationale dans son rôle de gestionnaire de la Cité et dans son projet de créer une conscience commune à l’ensemble des résidents du campus. Cessant d’être un lieu d’activités culturelles ouvert sur l’extérieur comme elle l’était entre 1949 et 1951, et le gouvernement refusant de céder la gestion de sa résidence, les évolutions de la Maison ne satisfont donc que très temporairement les acteurs de la diplomatie universitaire française. S’ajoutant à cela, le gouvernement refuse toujours de céder sa propriété sur les bâtiments, ce malgré les demandes répétées de la Fondation nationale depuis des années28.

La Maison pendant les régimes militaires : répression et contestations (1955-1974)

15Le 16 juin 1955, Perón est renversé par un nouveau coup d’État et s’exile au Paraguay. Les militaires qui prennent alors le pouvoir entreprennent de déconstruire son mouvement qu’ils considèrent, pour une partie d’entre eux, comme une menace pour l’influence de l’Église, et pour les plus libéraux, comme trop autoritaire, corporatiste et corrompu. Autour de Pedro Eugenio Aramburu, chef de file du courant libéral qui occupe le poste de Président jusqu’en 1958, le pouvoir de la « Révolution libératrice » réprime ainsi les membres du parti péroniste, les syndicalistes qui le soutenaient et donc une partie du mouvement ouvrier, ainsi que toutes les références publiques au président démis.

16Ces nouvelles orientations de l’État influencent la manière dont la Maison est administrée, surtout dans sa dimension anti-péroniste. En effet, en 1957, le nouveau directeur, Guevara, ne cache ainsi pas son aversion pour l’ancien pouvoir. Dans un rapport envoyé en avril 1957 en Argentine, il écrit qu’au début des années 1950, « le pavillon n’a pas pu se soustraire au processus qui a caractérisé le régime démis », et qu’« il s’est, petit à petit, transformé en un représentant supplémentaire […] du despotisme dont a souffert le pays entier ». Il reproche notamment à la direction d’avoir « dénaturé les fins poursuivies par la Cité universitaire et rompu l’unité d’action que doivent réaliser les Maisons qui en font partie29 ». Déjà en septembre 1955, un groupe d’une quinzaine d’étudiants argentins, non-résidents, était entré dans le hall de la Maison et avait provoqué une altercation, s’en prenant au directeur de l’époque et critiquant également le régime renversé trois mois auparavant30.

17Pendant ces années de pouvoir militaire, conformément au peu d’intérêt des gouvernements pour leurs relations universitaires et culturelles avec l’Europe, la résidence du boulevard Jourdan se referme sur elle-même et n’organise plus d’événements qui entretiendraient les relations franco-argentines. Ce n’est que pendant les quelques années de pouvoir civil, durant le mandat du radical Arturo Frondizi, de 1958 à 1962, que la Maison redevient, ponctuellement mais de façon assez significative, un lieu d’approfondissement des liens bilatéraux. En 1959, André Malraux, alors ministre chargé des Affaires culturelles, se rend à Buenos Aires et les relations n’étant pas bonnes entre les deux pays, parvient malgré tout à resserrer leurs liens et à obtenir un soutien de principe de l’Argentine pour les résolutions de l’ONU sur la guerre d’Algérie, ce qui était son principal objectif31. L’année suivante, en juin 1960, la Maison est le théâtre d’un rapprochement diplomatique important : une statue du général San Martín est inaugurée en face du bâtiment de la Maison, dans le parc Montsouris, en présence d’Arturo Frondizi et d’André Malraux. Frondizi est auparavant reçu par son homologue français, Charles de Gaulle, quatre ans avant que ce dernier ne se rende lui-même à Buenos Aires et n’initie la construction du lycée franco-argentin Jean Mermoz32. Cette visite de Frondizi à Paris et la cérémonie au Parc Montsouris semblent donc témoigner du succès du séjour de Malraux, au moins à court-terme, et l’importance symbolique de la Maison pour les relations franco-argentines en sort renforcée, bien qu’également pour une courte durée.

Rencontre entre Arturo Frondizi et André Malraux (1960).

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© Maison de l’Argentine.

18En Mai 68, le pouvoir en Argentine est désormais détenu par la junte militaire de la « Révolution Argentine ». Ce nouveau gouvernement est issu du coup d’État qui a renversé les radicaux en juin 1966. Dirigé par Juan Carlos Onganía, le gouvernement souhaite poursuivre la politique conservatrice de la « Révolution Libératrice », mais avec des ambitions économiques plus grandes. Inscrivant leur action dans la longue durée, les militaires envisagent de réformer profondément l’économie du pays, notamment en construisant des infrastructures et en étendant l’industrie. Ils répriment par ailleurs toutes les oppositions, qu’elles soient libérales, péronistes et/ou de mouvements de gauche. Cependant, à cause de divisions internes et d’oppositions grandissantes, le pouvoir est rapidement affaibli et contraint d’organiser des élections, qui sont remportées par les péronistes en 1973. C’est dans ce contexte qu’en mai 1968, la résidence est occupée pendant un mois et demi par des étudiants et des artistes latino-américains installés à Paris. Ces événements font écho aux revendications formulées par la mobilisation des étudiants français en mai 1968, mais sont aussi profondément liés aux contestations populaires de la dictature en Argentine. En effet, face au pouvoir autoritaire, les foyers de contestation se multiplient. Les syndicats sont les premiers à se mobiliser, en particulier la CGT-A, scission de la CGT créée en mars 1968 en réaction à la proximité du syndicat historique avec le pouvoir. Cette nouvelle centrale regroupe notamment ouvriers, étudiants et artistes engagés dans des actions contestataires diverses. Pour les artistes, l’exposition Tucumán Arde organisée en novembre 1968 constitue une rupture avec l’avant-garde artistique de l’époque jugée trop soumise à l’État. Organisée au siège même de la CGT-A, cet événement intervient quelques mois avant le Cordobazo, point culminant du « Mai argentin », où se trouvaient au moins deux des artistes qui occupèrent la Maison de l’Argentine : les 29 et 30 mai 1969, donc un an après les événements survenus dans la résidence, suite à des grèves et manifestations massives, la police et l’armée sont chassées de la ville de Córdoba, avant qu’une répression sanglante ne fasse cent blessés et ne provoque la mort d’entre quatorze et soixante personnes33.

19En mai 1968, les mobilisations en Argentine sont donc encore en gestation mais les occupants à la Cité, déjà sensibles aux premières mobilisations et poussés par les événements parisiens, investissent la Maison le 21 mai au soir sans aucune résistance. Il est difficile de savoir d’où vient l’initiative d’occuper la Maison. Un témoin mentionne l’évocation de la situation du pavillon à l’Odéon34, tandis qu’un conseiller à l’ambassade d’Argentine en France soutient lors d’un entretien au Quai d’Orsay le 23 mai que ce sont des ouvriers espagnols qui ont pénétré dans la Maison après avoir reçu des ordres de la Sorbonne35. Pour le peintre Antonio Seguí au contraire, les personnes qui étaient là en premier étaient toutes argentines.

20Les témoignages concordent cependant sur un point, celui du rôle très actif de certains artistes, argentins ou d’autres pays latino-américains, dans ces premiers moments. Étaient en effet présentes plusieurs figures reconnues de l’avant-garde artistique comme Antonio Seguí, Roberto Matta, Julio Le Parc, Hugo Demarco, Copi ou Alicia Penalba36. Comme le rappelle Paula Barreiro, ces artistes agissent là conformément à la stratégie de guerrilla cultural (guérilla culturelle) promue quelques mois auparavant notamment par Roberto Matta et Julio Le Parc, et selon laquelle les artistes devaient lier leurs activités artistiques à un engagement politique fort, mettant l’art au service des mobilisations et de transformations sociales radicales37. À leur arrivée, tandis que le directeur se réfugie dans les étages, les occupants s’installent dans le hall d’entrée et la bibliothèque où ils restent plusieurs jours, dormant sur place. Renommant la résidence « Pavillon Che Guevara » en référence au révolutionnaire argentin Ernesto « Che » Guevara, ces artistes écrivent à la peinture des slogans sur des pancartes. Parmi eux, Roberto Matta et Antonio Seguí, aidés par Mario Gurfein, peignent dans le grand salon du pavillon, au rez-de-chaussée, une fresque représentant un militaire, en statue, s’envolant de son cheval et du piédestal sur lequel il se trouvait38. Comme le porte à penser l’inscription sur le piédestal « General ! La patria agradecida » (Général ! La patrie reconnaissante), il pouvait s’agir du général San Martín, héros de l’indépendance de l’Argentine représenté par une statue dans le Parc Montsouris juste en face de la Maison, ou de Juan Carlos Onganía, le président de l’Argentine de l’époque, également général.

General ! La Patria Agradecida.

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Peinture murale, Maison de l’Argentine.

© Maison de l’Argentine.

21Les occupants éditent par ailleurs plusieurs communiqués destinés à une diffusion publique. Ils y dénoncent la dictature en Argentine et la manière dont la direction de la Maison reproduit à Paris le gouvernement despotique de la junte militaire. Patricio Horacio Randle, directeur de la maison, est particulièrement visé par ces critiques : son salaire très élevé semble injustifié ; des chambres étaient réservées à ses amis ; les femmes de ménage n’avaient pas le droit de se syndiquer et surtout la sélection des résidents se faisait selon des critères politiques. En effet, les règles pour le choix des candidats prévoient la consultation de la SIDE, les services d’intelligence argentins rattachés à la présidence39. En plus de leur avis, le directeur évaluait à partir d’une appréciation politique et/ou morale de leurs activités, ou de ce qu’il en connaissait, les résidents souhaitant être réadmis. Dans le communiqué publié le jour où la Maison est remise aux gestionnaires de la Cité, ses occupants estiment qu’ils ont atteint leurs objectifs en ayant fait approuver par la Fondation nationale un nouveau règlement qui établit la cogestion entre la direction et les résidents. Étant parvenus à annuler le pouvoir du directeur pendant leur occupation et comptant sur l’application de ce nouveau règlement lorsque la résidence rouvrirait, les occupants quittent la Maison le 12 juillet 1968.

22Au début des années 1970, alors que la junte militaire de la « Révolution nationale » est toujours au pouvoir, les activités qui ont lieu dans la Maison sont exclusivement organisées par des résidents, regroupés dans le comité de résidents40. Ils planifient des grillades, des cafés-concerts, des fêtes pour les résidents, etc. La vie dans la Maison semble, selon un témoignage, à nouveau assez riche et diversifiée, à l’initiative des résidents cette fois et non plus de la direction41. Cependant, dans le même temps, la répression, toujours puissante, de l’opposition en Argentine, demeure sensible. Randle n’est plus en poste et l’appréciation politico-morale des candidats n’est plus aussi manifeste, mais personne n’ose néanmoins exprimer publiquement des positions critiques à l’encontre du régime militaire. Selon l’un d’entre eux, beaucoup de résidents argentins de l’époque sont « de gauche », péronistes ou non, mais il existe « une espèce d’autocensure » les empêchant de s’exprimer. En particulier, aucun contenu politique ne peut apparaître dans les manifestations culturelles organisées42. Même s’il est probable que la possibilité pour les résidents d’organiser des activités, bien que toujours avec l’accord de la direction, soit liée au mouvement de Mai 68, l’autorité du directeur semble toujours forte et les discours politiques très contrôlés. Par ailleurs, à notre connaissance, si la discrimination politique des candidats n’a probablement plus lieu, les statuts de la Maison n’ont pas été réformés et la cogestion mentionnée par les occupants n’a pas été effectivement mise en place. Eduardo Pasquini, un physicien, qui arrive en 1970 dans la Maison, ne milite ainsi contre le gouvernement qu’après son départ de la résidence en 1971, certainement à cause de cette atmosphère43. La persistance du contrôle sur l’expression des résidents tient certainement en partie au fait que la direction de la Maison a toujours la possibilité d’intervenir sur les conditions matérielles de vie des résidents pendant leur séjour, en particulier leur bourse et leur logement.

La dernière dictature militaire et sa mémoire (1974-1988)

23Lorsque Juan Domingo Perón rentre d’exil en 1973, son mouvement politique fait face à de très fortes tensions entre ses composantes de droite et de gauche. Sa mort en juillet 1974, seulement quelques mois après le début de son deuxième mandat présidentiel, renforce encore ces fractures, tandis que les franges les plus à droite accèdent au sommet de l’État dans les années qui suivent44. Fondée pendant la présidence par intérim de la veuve de Perón, Isabel Martínez de Perón, sa troisième épouse, l’Alliance anticommuniste argentine marque le début du terrorisme d’État, inspiré des pratiques théorisées par des militaires français après la guerre d’Algérie45. À partir du coup d’État de mars 1976, la junte militaire au pouvoir, dirigée par Jorge Rafael Videla, organise l’enlèvement, la torture, l’assassinat et la disparition de plusieurs dizaines de milliers d’opposants politiques, dont les organisations sont très fortement affaiblies au cours des premières années de la dictature.

Légitimer la dictature

24Cette transformation autoritaire du pouvoir se fait sentir jusqu’à Paris. Alors que le directeur précédent, Héctor Luis Arena, professeur aux universités de Buenos Aires, de Nanterre, en Allemagne et en Italie, acceptait facilement les propositions que lui faisaient les résidents du comité, son successeur à partir de 1974, les refuse apparemment toutes. Enrique Philippeaux est un universitaire et haut-fonctionnaire, ancien « adjoint à la Présidence de la nation » de 1953 à 1955, pour qui, selon une résidente de l’époque, Nidia Jablonski, « tout était subversif46 ». Lorsque le « processus de réorganisation nationale » commence, le 25 mars 1976, Philippeaux est remplacé par le premier secrétaire de l’ambassade d’Argentine à Paris47, puis le 25 octobre, Pedro Ancarola est nommé directeur par Videla48. Certes, pour la première fois, cette nomination est soumise à l’approbation de la Fondation nationale et du recteur de Paris, qui, après délibération du conseil d’administration de la Cité, entérinent la décision49. La Fondation nationale se satisfait de cette démarche par l’intermédiaire de son secrétaire général, Pierre Marthelot50. Mais cela n’a cependant pas grande influence sur les manières de faire, dans la mesure où, comme le remarque Marthelot, le gouvernement n’a pas proposé d’autres candidats et a mis la Cité devant le fait accompli. Cela poursuit donc en définitive la défense par le gouvernement argentin de l’autonomie de la résidence au détriment des intérêts de la Fondation nationale, qui, dans chaque autre résidence, est intégrée dans les structures juridiques chargées, entre autres, de nommer les directeurs et directrices51.

25Pedro Ancarola est, à la date de son arrivée à Paris, titulaire d’un doctorat en droit, auteur de plusieurs travaux universitaires sur des auteurs européens et a écrit des éditoriaux dans un quotidien argentin de droite, La Prensa. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages – La solución militar (La solution militaire) en 1965, El destino de la libertad (Le destin de la liberté) en 1973, La idea argentina (L’idée argentine) en 197552 – dont les titres peuvent indiquer une proximité avec le pouvoir militaire et l’adhésion à ses orientations nationalistes. En mars 1977, il adresse aux résidents un petit livret intitulé « Message », dans lequel il explique sa vision de la situation politique de l’Argentine, qui renfermerait « dans ses entrailles quelque chose de bien plus cruel et démoniaque que ce que l’on entend par violation des droits de l’homme […] [rendant] impossible d’ajourner des mesures capables d’interrompre la violation des devoirs humains53 ». Au nom de la défense des « devoirs humains », l’armée aurait ainsi finalement permis d’éviter quelque chose de pire que la « violation des droits de l’homme ». Reproduisant les discours de la junte et de ses soutiens, Ancarola justifie de cette manière, de façon implicite, la répression de l’opposition telle que l’État la déploie alors. Par ailleurs, il intègre les activités de la Maison à ces justifications de la dictature, considérant qu’elle est l’un des « postes d’avant-garde culturelle » de l’Argentine. La résidence a donc vocation, selon lui, à participer à la défense des activités intellectuelles légitimes qui s’intègrent à la lutte contre les groupes de gauche. Invoquant le « respect international » de l’Argentine, le directeur exprime aussi le rôle diplomatique que doit jouer la Maison, qui a selon lui pour mission de défendre l’image du gouvernement grâce à la qualité de ses manifestations culturelles.

26Au même moment, entre juillet 1977 et début 1978, l’État argentin ouvre à Paris un centre clandestin rattaché au Centro argentino de difusión (CAD), destiné à déployer depuis la France une campagne en faveur du régime, et ce alors que les appels au boycott de la Coupe du Monde de foot organisée pour 1978 par l’Argentine prennent de plus en plus d’ampleur. En parallèle, un Centro Piloto, dirigé comme le CAD depuis Buenos Aires par l’École de mécanique de la Marine (ESMA) – la Marine étant chargée des Affaires étrangères du gouvernement militaire – est destiné à la surveillance et à l’assassinat d’opposants en France. L’ESMA est d’ailleurs le plus grand centre de détention clandestin du pays et l’un des principaux lieux de mise en œuvre des méthodes de répression inspirées de l’armée française54. Pour cela, plusieurs officiers se rendent à Paris et infiltrent les groupes d’opposition au régime. Antonio Seguí, impliqué dans l’occupation de la Maison en Mai 68 comme nous l’avons vu ainsi que dans la campagne de boycott du Mondial, déclare que son appartement à Paris a été visité par effraction plusieurs fois entre 1974 et 1981, probablement en lien avec l’existence du Centre piloto55.

27Alors que des opposants sont ainsi menacés dans Paris et que le directeur témoigne de son adhésion totale au régime, aucune opposition à la dictature n’a laissé de trace dans les archives de la Maison ou à la Cité pendant cette période mis à part à une occasion, en 1978, de la part d’autres directeurs de la Cité : le 22 juin, vingt d’entre eux écrivent à Pedro Ancarola pour lui signifier leur rejet de son invitation au cinquantième anniversaire de la Maison, refusant de « cautionner par [leur] présence des violations flagrantes des Droits de l’Homme56 ». Ce refus contrecarre l’intention d’Ancarola de faire de l’anniversaire de la Maison un moment de légitimation de la junte et de sa répression.

Propagation des luttes mémorielles et unanimité pour la démocratie

28Après la guerre des Malouines de 1982, au cours de laquelle l’armée argentine est défaite par l’Angleterre, le régime militaire est très affaibli et, cette défaite s’ajoutant à la mauvaise situation économique et à l’opposition politique persistante, la Junte organise des élections en octobre 1983. Raúl Alfonsín, le candidat radical, les remporte, et le gouvernement dictatorial de l’Argentine s’interrompt. Cependant, les votes des lois De punto final (Du point final) et De obediencia debida (D’obéissance due) en 1986 et 1987 conduisent à l’amnistie de nombreux militaires responsables des crimes de la dictature, et sont dus à l’influence encore très forte des militaires dans l’arène politique57.

29Dès que la junte militaire cède le pouvoir, les procès de militaires et la mémoire des victimes disparues constituent des sujets de première importance en Argentine. Un bulletin des résidents réalisé de 1987 jusqu’en 1989 publie à côté d’informations pratiques sur la vie dans la Maison, un état des lieux de l’actualité en Argentine. Ses auteurs reproduisent des articles à propos de révoltes de l’armée contre le gouvernement, notamment celle survenue en avril 1987 à Buenos Aires pour réclamer l’amnistie de militaires accusés de violations des droits de l’homme et l’augmentation des budgets de l’armée58. Les rédacteurs produisent aussi un résumé de la Ley de Obediencia Debida59 qui, votée en 1987, amnistie les officiers et sous-officiers auteurs de crimes lorsqu’ils obéissaient aux ordres d’un supérieur hiérarchique. Sur les quatre sujets d’actualité abordés dans le bulletin, trois font directement référence à la dernière dictature militaire. On y lit aussi des échanges entre le directeur et les rédacteurs ayant trait aux mêmes questions. En février 1988, le directeur, Martín Luis Jesús Caimari, est ainsi accusé par un des auteurs de reproduire des méthodes de gouvernement de la dictature au sein de la Maison en publiant dans les parties communes des « listes honteuses » de résidents n’ayant pas fourni à temps certains documents administratifs60. Dans le numéro suivant, le directeur se défend de cette accusation et explique essayer seulement de « faire respecter par tous les normes en vigueur61 ».

30Résidents et direction suivent également de près les évolutions du régime nouvellement démocratique. Les numéros du bulletin témoignent de leur attention aux tensions liées au pouvoir persistant des militaires, qui transparaissaient notamment dans les soulèvements des carapintadas, des militaires, face au large consensus en faveur de la consolidation de la démocratie auquel tous semblent dans la Maison vouloir faire reconnaître leur adhésion.

Le renforcement du rôle de résidence étudiante

31La fin de la dictature permet une participation et une expression plus importante des résidents dans la Maison de l’Argentine, en particulier sur le plan politique. En plus de la publication du bulletin, qui n’aurait probablement pas été acceptée par les directions de 1968 et des années 1970, des assemblées générales des résidents sont organisées dans les années 198062, durant lesquelles les résidents peuvent formuler des demandes sur l’amélioration matérielle des conditions de vie dans la Maison. Le chauffage, par exemple, est en mauvais état, tout comme le toit et la plomberie des bâtiments63, les problèmes de vétusté étant imputables au manque d’investissement de l’État argentin. Le bulletin de la Maison sert à informer les résidents de cet état.

32En 1987, le bulletin tente par ailleurs de mobiliser les résidents sur la question de la reconduction de leur logement. Lorsque certains d’entre eux sont avertis après la rentrée que leur accueil ne serait pas renouvelé pour l’année qui commence, Eduardo Karsaclian, rédacteur du bulletin, écrit qu’il s’agit là d’une diminution du « corps social solidaire » que constituent les résidents et dénonce la faillite de l’État dans le soutien qu’il leur apporte64. L’importance accordée par certains résidents à l’octroi d’une chambre du pavillon par le gouvernement est perçue comme une reconnaissance par l’État de la qualité de leur parcours. Cet élément rend d’autant plus pénible la perte du logement qu’elle affecte aussi la valeur de leur cursus scolaire, voire le début de leur carrière professionnelle pour ceux qui ont terminé leurs études.

33À la sortie de la Seconde Guerre mondiale, l’investissement massif du gouvernement pour la rénovation des bâtiments, l’organisation d’une programmation culturelle riche tout comme l’affluence nouvelle d’étudiants argentins contrastent avec l’indifférence quasi constante des autorités argentines pendant les années 1930. Même si des problèmes importants de vétusté et de manque d’équipement demeurent, et même si la programmation et l’ouverture de la Maison varient selon les directeurs et les gouvernements, l’histoire du pavillon connaît un renouveau significatif à partir du début des années 1950.

34Dans le même temps, son fonctionnement est de plus en plus dicté par l’exécutif argentin. Ce dernier y diffuse en effet ses doctrines et idéologies, en même temps qu’il y fait face aux contestations de son pouvoir. Les représentants argentins en France l’utilisent aussi pour développer officiellement ses relations avec le gouvernement et les milieux universitaires et culturels français. La succession de longues périodes de fermeture de la Maison sur elle-même, puis celle des événements culturels publics ou des rencontres officielles organisées boulevard Jourdan constitue donc un témoin des relations bilatérales pendant ces années.

35De ce fait, le pouvoir des directeurs, bien que différemment exploité selon les individus, demeure structurellement très fort de 1948 à la fin des années 198065. Ils sont en effet, selon le règlement de la Maison, les plus hauts placés dans sa hiérarchie, et en l’absence de conseil d’administration ou de tout autre organe de décision pour la gestion de la Maison, ne répondent de leurs actes que devant leurs supérieurs hiérarchiques au sein du gouvernement66. Les activités ouvertes aux résidents des autres pavillons de la Cité sont de ce fait très rares, voire inexistantes, et la Maison demeure refermée sur elle-même, son indépendance juridique n’étant d’ailleurs jamais remise en cause par le gouvernement. Le cas de la Maison de l’Argentin illustre bien par-là le hiatus entre les intentions des États auxquels sont liés les maisons et celles de l’administration de la Cité.

36La Maison, bien que très éloignée de son pays de rattachement, évolue ainsi selon les transformations de la société argentine, les orientations des gouvernements argentins et les contestations de ces derniers. De la même façon, le contrôle exercé par Buenos Aires évolue au fil du temps, et la coopération des directeurs avec la Fondation nationale est devenue peu à peu de plus en plus grande. En 1990, le directeur Leonardelli en vient finalement à exprimer le « souci de continuer la gestion […] dans le sens d’une intégration définitive de la Fondation Argentine dans la vie communautaire de la Cité internationale universitaire de Paris67 ». Ce processus participe d’une dépolitisation et d’une universitarisation du pavillon, qui n’accueille plus de rencontres entre représentants des gouvernements de l’Argentine et de la France comme dans les années 1960. Les relations diplomatiques entre les deux pays ont lieu en dehors de la Maison, celle-ci se concentrant désormais sur son rôle de résidence universitaire.

Notes de bas de page

1 Cette notion est empruntée à Tronchet Guillaume, Savoirs en diplomatie. Une histoire sociale et transnationale de la politique universitaire internationale de la France (années 1880-années 1930), Thèse de doctorat en histoire, université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2014 ; Tronchet Guillaume, « Diplomatie universitaire ou diplomatie culturelle ? La Cité internationale universitaire de Paris entre deux rives (1920-1940) », in Kévonian Dzovinar et Tronchet Guillaume (dir.), La Babel étudiante. La Cité internationale universitaire de Paris (1920-1950), Rennes, PUR, 2013, p. 59-88.

2 Bourdieu Pierre, « Le champ scientifique », Actes de la recherche en sciences sociales, no 2-3, juin 1976, p. 88-104 ; du même auteur, Homo academicus, Paris, Éditions de Minuit, 1984.

3 Cf. Compagnon Olivier, L’Adieu à l’Europe : l’Amérique latine et la Grande Guerre, Paris, Fayard, 2013.

4 On utilisera ici principalement les archives de la Maison de l’Argentine (désormais AMA) conservées par la maison elle-même d’une part, et les fonds conservés aux Archives nationales (désormais AN) d’autre part, qui contiennent de nombreux documents administratifs, correspondances, rapports d’activité, photographies, articles de presse, etc. On trouve également dans les AMA des fiches individuelles de résidents, des années 1970 aux années 1990, non exploitées ici.

5 « Residentes del Pabellón Argentino al 20 de febrero de 1951 » (AN 20090014/303).

6 Archives de la Préfecture de police de Paris (désormais APP), 7 décembre 1948, dossier 77W 3682/363964 (fonds « Fondation Argentine »).

7 Décret du président du 31 décembre 1947, AMA, carton vierge du placard « Expo 80 años ».

8 « Inauguration du Pavillon de l’Argentine à la Cité universitaire », 6 décembre 1948 (APP, 77W 363964).

9 Informe del director al presidente de la Comisión, 14 mars 1951 (AMA, carton vierge du placard « Expo 80 años »).

10 Arguello Pitt Luis, « El Pabellón Argentino en la Ciudad Universitaria de París », supplément pour Los Principios, Buenos Aires, 08/38 (AMA, carton « Expo 80 años »).

11 « Residentes del Pabellón Argentino al 20 de febrero de 1951 », arch citée.

12 « Informe del director… », arch. citée.

13 Documents du 11 juin 1946 et du 12 février 1948 (APP, 77W 3682/363964).

14 Avis de Horacio J. Guerrico (AN 20090014/303).

15 « Informe del director… », arch. citée.

16 Ibid.

17 Ibid.

18 Pelosi Hebe Carmen, Argentinos en Francia, franceses en Argentina: una biografía colectiva, Ciudad Argentina, 1999, p. 116-121.

19 Décret du président du 31 décembre 1947 (AMA, carton vierge du placard « Expo 80 años »).

20 Souligné dans le texte.

21 Lettre de Pierre Marthelot à Bernard Chenot, 21 septembre 1976 (AN 20090013/1108).

22 Voir les dossiers individuels des directeurs : AN 20090013/1106, pochette « Personnels ».

23 « Inauguration du Pavillon de l’Argentine à la Cité universitaire », 6 décembre 1948 (APP, 77W 363964).

24 Cf. Reith Boris, « Les relations diplomatiques franco-argentines à l’époque de Perón (1946-1955) », mémoire de DEA en histoire (dir. Marie-Danielle Demélas), Université Paris 3-Sorbonne Nouvelle, 2005.

25 « Prochaine arrivée à Paris du nouveau directeur de la Fondation Argentine de la Cité Universitaire », 20 décembre 1952 (APP, dossier 77W1268).

26 Luis Irigoyen au recteur de Paris, 28 juillet 1953 (AN 20090013/1107).

27 Copie de l’arrêté de concession au gouvernement argentin du 31 mai 1924 (AN 20090013/1107).

28 À propos des inquiétudes de la Fondation nationale à l’égard de la Maison de l’Argentine, voir Lima Nino, « La Maison de l’Argentine à la Cité internationale universitaire de Paris (1922-1988) », mémoire de Master 2 en Histoire (dir. Françoise Blum et Guillaume Tronchet), Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne-ENS Paris-Saclay, 2018.

29 Guevara al director general de Cultura, 15 avril 1947 (AMA, carton vierge du placard « Expo 80 años »).

30 « Léger incident à la Fondation Argentine de la Cité Universitaire », Le Monde, 24 septembre 1955.

31 Pelosi Hebe Carmen, « André Malraux et l’Amérique latine (1959) : un voyage de propagande ? », in Pelosi Hebe Carmen, Argentinos en Francia, op. cit., p. 108.

32 Vaïsse Maurice, De Gaulle et l’Amérique latine, Rennes, PUR, 2017, p. 10.

33 Tarcus Horacio, « Le “Mai argentin”. Des lectures de la Nouvelle gauche jusqu’au Cordobazo », Matériaux pour l’histoire de notre temps, no 94, 2009, p. 8592. À propos de la mobilisation des artistes, lire Mestman Mariano et Longoni Ana, Del Di Tella a « Tucumán Arde »: vanguardia artística y política en el ’68 argentino, Buenos Aires, Eudeba, 3e éd., 2013.

34 Barreiro Paula, « General, la patria agradecida! Acción y reacción en la Maison d’Argentine en mayo de 1968 », Ensemble. Revista electrónica de la Casa de Argentina, no 2, 2009, p. 3.

35 Chevauché Sylvain, « Mai-1968 vu par l’ambassadeur argentin à Paris. Présentation d’une source inédite », communication au colloque 68 dans les Amériques et la Caraïbe (Poitiers, 15-17 octobre 2018, p. 5-8).

36 Paula Barreiro mentionne comme artistes présents pendant l’occupation Durante, Antonio Seguí, Roberto Matta, Julio Le Parc, Hugo Demarco, Copi, Alicia Penalba, Romulo Maccio et Luis Tomassello, auxquels on peut ajouter grâce aux témoignages d’Antonio Seguí et Mario Gurfein la présence de ce dernier ainsi que de Jack Vañarsky.

37 Barreiro Paula, op. cit., p. 4-5.

38 Entretiens réalisés par l’auteur avec Antonio Seguí à Antony le 6 janvier 2018 et Mario Gurfein à Paris le 16 février 2018.

39 « Normas para la Comisión Honoraria para la selección de residentes durante el año lectivo 1967-1968 en la Fundación », rubrique « antecedentes políticos » (AN 20090013/1107).

40 Entretien avec Nidia et Ruben Jablonski réalisé par l’auteur à Paris le 24 février 2018.

41 Ibid.

42 Ibid.

43 Birgin Alejandra, Escenas de la memoria. La casa Argentina en París en la voz de sus antiguos residentes, Ministerio de Educación de Argentina, 2011, p. 445-446.

44 Luna Félix, Historia integral de la Argentina. El largo camino a la democracia (1956-1983), Buenos Aires, Planeta, 1997, p. 225.

45 Ibid., p. 264. Voir également Robin Marie-Monique, Escadrons de la mort, l’école française, Paris, La Découverte, 2015 ou Alain Rouquié, Pouvoir militaire et société politique en république argentine, Paris, Les Presses de Sciences Po, 1977.

46 Entretien avec Nidia et Ruben Jablonski réalisé le 24 février 2018.

47 Lettre de Etelbero J. Lara à Pierre Marthelot, 27 mars 1976 (AN 20090013/1108).

48 Decreto 2550, Buenos Aires, 25 octobre 1976 (AN 20090013/1108).

49 Lettre du 21 octobre 1976 (AN 20090013/1108).

50 « Décision » de Bernard Chenot et Robert Mallet, Paris, 21 octobre 1976 (AN 20090013/1108).

51 Courrier électronique de Simona Montini, chargée de l’Accueil du public, médiation culturelle et documentation à la Fondation Avicenne de la CIUP à l’auteur, 10 avril 2018.

52 Curriculum vitae de Pedro Ancarola, traduction (AN 20090013/1108).

53 « Message » de Pedro Ancarola, mars 1977 (AMA, carton « Expo 80 años »).

54 Sur le Centro piloto, lire Robin Marie-Monique, op.cit., p. 358-360.

55 Entretien téléphonique avec Antonio Seguí réalisé par l’auteur à Paris le 5 juin 2018.

56 Étienne Dalmasso à Pedro Ancarola, 22 juin 1978 (AN 20090013/1108).

57 Dabène Olivier, L’Amérique latine à l’époque contemporaine, Paris, Armand Colin, 2003, p. 190-191.

58 Fondation Argentine, no 13, Paris, non-daté, et no 18, 7 décembre 1987 (AMA, carton « Expo 80 años »).

59 Fondation Argentine, no 10, Paris, non-daté (AMA, carton « Expo 80 años »). Le résumé en question est annoncé mais n’est pas présent dans le journal.

60 Fondation Argentine, no 19, Paris, décembre 1987 (AMA, carton « Expo 80 años »).

61 Fondation Argentine, no 20, Paris, février 1988 (AMA, carton « Expo 80 años »).

62 Fondation Argentine, no 23 sans éditorial, Paris, décembre 1989 et no 13, arch. cit. (AMA, carton « Expo 80 años »).

63 Lettre à M. Paladini, 24 mai 1984 (AN 20090013/1108).

64 Fondation Argentine, no 11, Paris, 1987 (AMA, carton « Expo 80 años »).

65 C’est le cas par exemple d’Adolfo Lascano, directeur en 1984, qui prend arbitrairement les décisions d’exclure une résidente et de licencier une employée. Lire à ce propos Lima Nino, La Maison de l’Argentine, op. cit., p. 132-134.

66 Voir les dossiers individuels des directeurs : AN 20090013/1106, pochette « Personnels ».

67 Lettre de Leonardelli à Dalmasso, 29 juin 1990 (AN 20090013/1108).


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