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Un intellectuel catholique à la tête de la Cité universitaire
Robert Garric (1958-1967)
p. 53-70
Texte intégral
1Le dimanche 18 juin 1967, la traditionnelle fête des Nations bat son plein sur le campus de la Cité internationale universitaire de Paris, implantée boulevard Jourdan. Au même moment, le délégué général de cette institution, Robert Garric, déjà affaibli par plusieurs accidents de santé, s’éteint en toute discrétion à l’hôpital international. Sa mort met un terme aux treize années de responsabilités qu’il a passées à la Cité, comme directeur de la Maison internationale, de 1954 à 1958, puis comme délégué général, de 1958 à 1967. Il détient alors un record de longévité à ces fonctions exécutives.
2Aux côtés du président élu par le conseil d’administration de la Fondation nationale, laquelle coiffe l’ensemble des maisons et fondations privées constituant la Cité, le délégué général assure la gestion quotidienne de la vie du boulevard Jourdan. Il agit à cette époque en lien avec les directeurs de quelques trente maisons, lesquelles disposent d’une large autonomie et se concertent lors d’une conférence mensuelle. Étrangement, les statuts alors en vigueur, dont la dernière version date de 1955, ne définissent pas les pouvoirs de Garric ; la lacune sera comblée en 1965. Le délégué général forme en tous cas avec le président un exécutif bicéphale qui distingue le pouvoir décisionnaire et le pouvoir administratif, même si la délimitation fluctue selon les tempéraments et les situations. Lui-même président, à la même époque, de la très sélective École des Roches – établissement chrétien d’enseignement privé – Garric a l’habitude d’une telle cette répartition des attributions.
3Sa tâche semble facilitée par le caractère heureux de la décennie que traverse la Cité des années 1960. L’afflux des résidents, la multiplication des constructions et le dynamisme de la vie culturelle lui procurent d’importants motifs de satisfaction. Cependant, de fortes turbulences assombrissent sa mandature, marquée par des conflits internes aigus, avec des directions de maisons et des résidents contestataires. Sur fond de progrès économique, de croissance démographique et de décolonisation, les agitations des années 1960 revêtent en effet une intensité toute particulière, faisant de la Cité un sismographe de l’effervescence des jeunesses. Le rôle du délégué général s’en trouve bouleversé. D’une fonction administrative un peu lointaine, il glisse vers une activité en prise directe avec les bouillonnements des générations, des cultures et des mondes qui se transforment à toute allure.
4Telle est l’hypothèse qui permet de rendre compte de la vision ambivalente d’une Cité qui se développe et se crispe tout à la fois. L’étude des archives de l’institution et des papiers personnels de Garric corrobore ce constat et l’éclaire de l’intérieur1. Ainsi, la décennie Garric à la tête de la Cité apparaît-elle comme une période d’entre-deux, coincée entre les lendemains des années d’après-guerre et le choc des mouvements de 1968. Loin de se réduire à un temps de transition, ses dix années pour continuer à s’engager au service de la jeunesse internationale ont été dix années pour développer et moderniser la Cité, malgré les obstacles, et pour la diriger, malgré les turbulences internationales et sociales.
S’engager au service de la jeunesse internationale
5Intellectuel catholique engagé dans l’action sociale, Robert Garric n’arrive pas en terrain inconnu lorsqu’il est nommé délégué général de la Cité en janvier 1958. Sa nomination prend en effet appui sur des réseaux catholiques déjà implantés boulevard Jourdan, dont les ambitions universalistes offrent un terrain de reconversion compatible avec un engagement chrétien.
Un itinéraire, de la rue d’Ulm au boulevard Jourdan
6Né le 6 juillet 1896 au sein d’une famille de la bourgeoisie commerçante d’Aurillac, dans le Cantal, Garric entre à l’École normale supérieure en juillet 1914. Mobilisé lors de la Première Guerre mondiale à partir de juillet 1917 dans une unité d’artillerie anti-aérienne, il découvre au front l’amitié interclassiste des hommes qui abolit les distinctions sociales. Ce catholique fervent tire de cette expérience décisive une leçon de vie qui oriente son existence entière. L’agrégation de lettres en poche, il fonde en 1921 les Équipes sociales de jeunes gens, organisation inspirée de la Société de Saint-Vincent-de-Paul de Frédéric Ozanam et des cercles catholiques ouvriers d’Albert de Mun, et qui entend renouveler par l’action sociale les méthodes traditionnelles d’apostolat2. De jeunes enseignants y proposent des cours gratuits de culture générale et de culture technique, prolongés par des cercles d’étude permettant des échanges de vue entre générations par-delà les barrières sociales. Ce groupement d’éducation populaire animé par des catholiques se veut ouvert à toutes les sensibilités et se déclare apolitique et religieusement neutre. Les Équipes sociales ne seront jamais une organisation de masse comme l’Association catholique de la jeunesse française (ACJF) ou la Jeunesse ouvrière chrétienne (JOC), mais elles essaiment en province et dans plusieurs quartiers populaires de Paris, dont le 14e arrondissement3, portées par de nombreux étudiants – parmi lesquels la jeune Simone de Beauvoir, alors fortement impressionnée par Garric4.
7C’est sur un ancien terrain des « fortifs » que naît justement l’un de ces groupes, l’Équipe du bastion 42, animée par le chartiste Marcel Dickson et le khâgneux Pierre Marthelot, futur adjoint et successeur de Garric à la Cité5. Au fil de ses visites à ce groupe actif, Garric peut voir sortir de terre les premières maisons de la Cité universitaire. Il noue également des contacts avec l’animateur du foyer catholique d’étudiants, l’abbé Jacques Picard de la Vacquerie, véritable aumônier officieux de la Cité. Il découvre ainsi indirectement cette création originale dédiée à la jeunesse, dont certains des buts affichés rejoignent en partie ses propres objectifs.
8Plusieurs autres activités de Garric entre les deux guerres le mettent aux prises avec les questions d’éducation sociale de la jeunesse. Dès les années 1920, il s’implique dans le fonctionnement des Résidences sociales, dispensaires d’inspiration catholique, dirige des publications catholiques comme La Revue des jeunes6, une publication catholique bimensuelle éditée par les Dominicains, et s’investit dans des organisations culturelles de la jeunesse catholique, porteuses d’un message internationaliste, comme la Pax Romana. Devenu enseignant à la faculté des lettres de Paris puis de Lille au début des années 1930, il effectue des missions universitaires en Grande-Bretagne en 1935, où il est marqué par le fonctionnement des centres sociaux et la Résidence sociale de Toynbee Hall, près d’Oxford, puis au Brésil à la fin des années 1930, où il acquiert une expérience de la vie de campus. Dans les années 1930, vieil ami du colonel de La Rocque, Garric fréquente aussi le mouvement des Croix-de-Feu et le Parti social français, où il donne des conférences liées aux politiques à l’égard de la jeunesse nécessiteuse7.
9En 1939, quittant le monde universitaire pour l’action sociale, il s’occupe du service des assistantes sociales du ministère de l’Armement puis, au déclenchement de la guerre, il est nommé commissaire général du Secours national, organisme créé en 1914 pour venir en aide aux victimes de la guerre et réactivé au début du conflit par le gouvernement Daladier. Restant en fonction sous le régime de Vichy, comme toute une mouvance catholique qui s’active notamment au Secrétariat général de la Jeunesse8, Garric développe considérablement l’activité du Secours national où il s’entoure d’anciens membres des Équipes sociales9, ce qui lui vaut d’être décoré de la légion d’honneur des mains mêmes du Maréchal Pétain en 1943. À la Libération, Garric, « l’homme qui sait s’adapter sans se renier10 », est conservé dans ses fonctions par le nouveau président du Secours national, Raoul Dautry, polytechnicien passé par la direction de la SNCF, ministre de la Reconstruction et de l’Urbanisme dans le gouvernement du général De Gaulle, et futur président de la Cité universitaire entre 1948 et 195111. Sympathisant des Équipes sociales, Dautry connait Garric depuis longtemps et l’avait d’ailleurs appelé à ses côtés en 1939 au ministère de l’Armement.
De la Maison internationale…
10Ces réseaux et ces expériences comptent lorsqu’en 1954, le nom de Garric est avancé pour remplacer le directeur de la Maison internationale de la Cité universitaire, Robert Spitzer, auteur dramatique à succès et gendre de Jean Branet, l’un des fondateurs de la Cité. Garric se trouve alors dans une situation inconfortable. Après avoir échappé au vent de l’épuration en 1945, il s’est éloigné de la vie nationale et enseigne depuis 1948 comme professeur de littérature française à l’université de Nimègue, aux Pays-Bas. De toute évidence, il s’y ennuie et aspire à regagner la France. Le poste de directeur de la Maison internationale lui offre une opportunité inespérée.
11Sa nomination doit alors beaucoup aux pressions d’un duo d’amis : André François-Poncet, président du conseil d’administration de la Fondation nationale, et Jean Toutée, ancien membre du Conseil d’État et ancien responsable du Secours national12. Leurs démarches réitérées auprès de l’intéressé, initialement hésitant, le soutien de personnalités influentes comme l’académicien Jacques de Bourbon-Busset ou l’ancien président du Conseil Georges Bidault, sans oublier le recteur de l’académie de Paris, Jean Sarrailh, emportent la décision. Garric est nommé directeur de la Maison internationale en novembre 1954.
12Le statut particulier de cette Maison en forme de château de style Renaissance, bien visible depuis l’entrée de la Cité, qui n’héberge pas d’étudiants mais qui représente une vitrine culturelle, convient parfaitement à l’intéressé. Sous la houlette de Garric, la Maison internationale multiplie les événements culturels de qualité et d’un large éclectisme : au programme 1956, du théâtre avec La Cerisaie ou L’Avare, de la peinture, avec des conférences de B. Dorival (ancien équipier) sur l’impressionnisme, et de nombreuses séances de cinéma. De plus, Garric noue des relations de confiance avec les résidents : il les associe à la programmation culturelle et met à leur disposition des salons13. Se tenant à l’écart des tensions qui peuvent survenir au sein de la Cité, il obtient même quelques voix lors de la conférence des directeurs de maison qui désigne le délégué général adjoint, en novembre 195614. Et quand, au printemps 1957, une augmentation jugée excessive des redevances provoque une grève des résidents, les meneurs prétendent agir avec le soutien de plusieurs directeurs, dont celui de la Maison internationale, lequel dément toutefois.
… à la délégation générale de la Cité
13À l’issue des grèves de 1957, le maintien en fonctions du délégué général de la Cité – le recteur Marchaud – est compromis. Usé, contesté, peu soutenu, il doit céder la place à celui qui, dans la hiérarchie de la Cité, apparaît comme un véritable « numéro deux » officieux, désormais bon connaisseur des rouages de l’institution, et qui a gagné l’estime de tous. Mais Garric n’en reste pas moins prudent : « vous devez vous douter, écrit-il à un proche, que la promotion en question est beaucoup plus une charge, et assez préoccupante, qu’un vrai cadeau15 ».
14Son accession au poste de délégué général marque un tournant dans sa trajectoire personnelle et dans l’histoire de la Fondation nationale. A priori, tout éloigne Garric de la figure tutélaire et fondatrice de la Cité, André Honnorat (1868-1950), ancien parlementaire et ministre de centre-gauche, hostile au régime de Vichy et membre de l’Assemblée consultative provisoire, de surcroît athée et franc-maçon16. Bien que les deux hommes ne se soient jamais rencontrés, Garric entend se placer dans le sillage de son illustre devancier. Le 19 novembre 1960, il lui rend un vibrant hommage, lors de l’inauguration d’un timbre mémoriel. Derrière le panégyrique, son discours dégage en filigrane les points qui lui permettent de se reconnaître dans la figure du premier président de la Cité, « qui aimait la jeunesse » et qui frappait par « la chaleur de son enthousiasme » comme par son sens des « grandes amitiés ». Les trois formules forment comme un autoportrait de Garric, glissées au milieu d’une accumulation de citations selon un procédé fréquent chez lui. La conclusion, empruntée à René Coty sur le dessein d’André Honnorat pour la Cité, est un autre miroir : il voulait « qu’après la Victoire elle devînt plus amplement la capitale spirituelle, intellectuelle et artistique de l’humanisme mondial17 ».
15Le très catholique Garric s’accorde ainsi avec un projet universaliste décliné sur un mode laïc, dont les sources les plus profondes sont, à ses yeux, chrétiennes. Cette conception à la charnière de la notion de civilisation chrétienne et de l’exigence de présence chrétienne dans une société internationale qui ne l’est pas nécessairement est alors répandue dans les milieux catholiques18. Elle correspond à l’atmosphère du concile Vatican ii et renouvelle les bases d’une laïcité de fait, par laquelle les activités officielles de Garric demeurent compatibles avec ses engagements personnels et confessionnels.
16Le délégué général veille à un équilibre délicat, recevant à la Cité ses chères Équipes, accueillant une réunion du Conseil œcuménique des Églises ou autorisant provisoirement le culte protestant dans le pavillon ouest-allemand19. Il refuse en revanche que soient fondées à la Cité des chambres pour les étudiants catholiques du 104 de la rue Vaugirard et évite de répondre aux demandes du Centre catholique des intellectuels français.
17Le fait qu’un ancien responsable du Secours national pétainiste tienne ainsi les rênes de la Cité n’indispose ni les gouvernements de la IVe République finissante, ni ceux de la nouvelle Ve République. Garric compte en effet de nombreux appuis au sommet de l’État : le Premier ministre Michel Debré a été son chargé de mission au Secours national sous l’Occupation ; le ministre du Travail Robert Buron et le garde des Sceaux Édmond Michelet sont des anciens équipiers. Michelet fait d’ailleurs attribuer le grade d’officier de la Légion d’honneur à Garric en 1960. Celui-ci ne néglige pas non plus d’autres réseaux : il fait ainsi jouer la communauté des origines auvergnates pour entretenir Georges Pompidou des affaires de la Cité et se rappelle au souvenir d’André Malraux, dont il avait évalué favorablement les romans dans ses critiques littéraires à la Revue des Jeunes20. De tels soutiens contribuent indéniablement à asseoir la légitimité de Garric, qui travaille également en bonne intelligence avec son ami, l’ambassadeur et germaniste André François-Poncet, jusqu’à son départ en août 1964. En revanche, les relations sont plus froides avec le successeur de ce dernier, Bernard Chenot. Conseiller d’État, ministre gaulliste de la Santé publique puis de la Justice entre 1958 et 1962, également président d’un grand groupe d’assurances, il n’appartient pas à la même génération ni à la même sensibilité que Garric, même s’il le soutiendra dans les moments décisifs. Son accession à la présidence de la Cité semble d’ailleurs perçue comme une reprise en main par le pouvoir politique gaullien, peu après qu’un nouveau recteur de Paris, Jean Roche, a succédé à Jean Sarrailh.
18À l’intérieur de la Cité, Garric s’appuie sur un groupe de collaborateurs issus comme lui des lettres classiques, à commencer par ses deux adjoints successifs, le normalien et helléniste Michel Lejeune, qui dirige aussi la Fondation Deutsch, et l’universitaire helvétique, également helléniste, Maurice Beutler, qui sera directeur de la Fondation Suisse. L’exécutif s’étoffe avec la nomination d’un secrétaire général administratif, André Goldet, industriel de formation et petit-fils d’Émile Deutsch de la Meurthe, l’un des grands philanthropes de la Cité, et qui dispose à son tour d’un adjoint, Daniel Tesseraud, venu de la SNCF. Enfin, Garric appelle vite à ses côtés son fidèle ami Pierre Marthelot, ancien des Équipes sociales et du Secours national. Pourvu du titre de chargé de mission, il est l’homme des situations délicates.
19Face au nouveau délégué général, plusieurs autres interlocuteurs pèsent d’un poids certain, à commencer par l’Association internationale des résidents de la Cité universitaire de Paris (AIRCUP), qui bénéficie du soutien à peine voilé du syndicat étudiant UNEF, lequel n’a cependant pas droit de cité boulevard Jourdan. Les propos de bienvenue de l’AIRCUP, dans un article chaleureux envers le nouveau délégué général, sont de bon augure pour Garric21. Il doit aussi compter avec l’Alliance internationale des anciens résidents, qui met au service de la Cité un impressionnant réseau de relations. Ces associations vont jouer un rôle non négligeable, tout au long de la décennie de Garric à la Cité. Le rayonnement personnel de Garric facilite les échanges. Mais pour tous, il est d’abord un administrateur en charge d’une Cité appelée à s’étendre.
Développer et moderniser la Cité malgré les obstacles (1958-1962)
20Sans doute Garric mesure-t-il les évolutions d’une Cité confrontée à la « montée des jeunes », selon la formule fameuse d’Alfred Sauvy22. Ce phénomène n’est pas seulement hexagonal, mais mondial. Il reflète l’affirmation d’une nouvelle génération, sur un triple plan, spatial, qualitatif et quantitatif.
Aménager la Cité
21De cette réalité découlent d’abord des problématiques territoriales fortes. La grande affaire des premières années de Robert Garric concerne le projet d’intégration du boulevard périphérique dans le tissu urbain de la Ville de Paris, qui coupe en deux le campus du boulevard Jourdan. Ce vaste aménagement urbain suscite l’hostilité générale et Garric s’emploie à multiplier les interventions remarquables par la fermeté de leur ton. Il lance des recours en Conseil d’État et va jusqu’à participer, avec l’accord du président François-Poncet, à une manifestation des résidents de la Cité et du quartier tout entier contre la réalisation du périphérique. En dernier ressort, il brandit la menace d’une démission, mais sans aller jusqu’au bout de sa démarche et sans obtenir gain de cause23.
22Ce combat se révèle vain face à la puissance du pouvoir technocratique24. Le bilan final n’est guère à l’avantage de la Cité, contrainte d’accepter la perte de 18 000 m2 au profit du boulevard périphérique, qui dissocie la Maison des Arts et Métiers, réunie au campus par une passerelle axiale mise en service en mai 196025. La nouvelle voie autoroutière apporte à l’ensemble des immeubles les nuisances d’un trafic intense et continuel et les préoccupations des dirigeants portent désormais sur la sécurité des piétons. Malgré l’échec, le délégué général remporte un succès sur un point non négligeable : l’ampleur de la mobilisation conjointe des résidents et de l’administration contre un programme de travaux très décrié. Ce front commun inattendu dissipe les tensions des mois antérieurs qui avaient dressé les résidents contre le recteur Marchaud. Garric acquiert ainsi, en début de mandature, un capital de sympathie fort utile dans la poursuite des grands aménagements qui jalonnent les années 1960.
23Car l’implantation du futur périphérique rend plus aiguë la question de l’extension de la Cité, alors que les candidatures à l’implantation d’une maison se multiplient. Après l’ouverture des Maisons de l’Italie et du Cambodge, l’achèvement de la Maison du Brésil en 1959 procure à Garric une satisfaction particulière, au regard de ses liens anciens et étroits avec les milieux universitaires de ce pays. De nombreux projets l’attendent, puisque d’autres États envisagent de construire une maison : en 1957, le Viêtnam, le Liban, l’Iran, l’Inde, la Turquie, la Yougoslavie, puis en 1958, le Chili et le Maroc. En 1959, le Venezuela, l’Uruguay, le Luxembourg et Israël se placent également sur les rangs, pour obtenir un bâtiment ou pour ouvrir des chambres réservées parmi les pavillons existants. En 1960, l’Australie, la Corée du Sud, l’Égypte présentent à leur tour leur candidature, bientôt suivis de Cuba et de la Hongrie en 1964, de l’Afghanistan en 1965, de la Pologne et du Panama en 1966. Il faudrait ajouter à cela les demandes émanant d’associations implantées à Paris, comme celle des étudiants syriens de France, dépourvus de pavillon et de foyer et à la recherche de quelques chambres26.
24Faute de pouvoir donner satisfaction à tous, il faut effectuer des choix, selon de multiples critères mêlant considérations financières, diplomatiques et politiques. Les décisions finales ne relèvent pas de la seule volonté du délégué général. L’ordre des priorités retient les projets de l’Iran et du Liban, deux États du Moyen-Orient en expansion, avec lesquels la France entretient des relations privilégiées, puis celui de l’Inde, puissance en devenir. S’y ajoute la Maison du Portugal, dont la réalisation, actée depuis plus longtemps, accuse un certain retard en raison de désaccords sur le plan architectural. Ces décisions amplifient le tournant pris par la CIUP en direction des pays dits du « tiers monde ». La seule demande hexagonale avalisée sera celle de la Maison du Centre national des arts et métiers, avec une annexe inaugurée en novembre 1960.
Accueillir les résidents
25Accueillir les nouveaux arrivants implique par ailleurs de doter la Cité d’équipements favorisant le plein épanouissement des jeunes générations logées boulevard Jourdan. La mandature de Garric fait avancer plusieurs dossiers dans ce sens, où s’exprime sa fibre sociale et qui sont en phase avec la politique du gaullisme en direction de la jeunesse. Le chantier le plus important concerne la création, initiée dès 1956, d’un véritable hôpital, plus vaste et plus fonctionnel que l’ancien pavillon médical27, reconverti en résidence pour jeunes filles. La Cité obtient parallèlement l’extension de ses terrains sportifs à l’issue de négociations serrées avec le ministère des Finances. Et l’ouverture d’un troisième restaurant, longtemps envisagée, finit par se réaliser.
26Le délégué général se préoccupe en outre de la création d’un véritable service social de la Cité, sur lequel il veille personnellement. En lieu et place de l’hôtesse de la Maison internationale, une puis deux assistantes sociales répondent aux sollicitations. S’il se satisfait de l’aide apportée à de nombreux résidents, il relève quelques motifs d’inquiétude relatifs aux étudiants étrangers, victimes d’un certain isolement psychologique, révélé par une vague de suicides en 1963, d’une absence de couverture sociale et d’un manque de ressources. Garric n’oublie pas non plus les services de la bibliothèque, qui reçoivent des dotations en ouvrages, en revues, en moyens de reprographie, afin de répondre à l’attente des usagers confrontés au retard du réseau universitaire français des années 1960.
27Ces améliorations bien réelles soulignent en contrepoint le problème fondamental de l’institution : sa relative exiguïté pour accueillir dans les meilleures conditions les résidents. D’après les statistiques validées en conseil d’administration, la croissance des flux demeure sous contrôle : les chiffres officiels annoncent 4 985 résidents en 1959 et 5 311 en 1965, soit plus de 6 % sur la période considérée. À l’échelle du quotidien, ces surplus aboutissent à une congestion accentuée par l’impossibilité d’avoir prise sur la gestion des effectifs, qui relève de la compétence quasi-exclusive de chaque maison. Garric lui-même, qui dans la flamme des débuts, a fixé l’objectif à 6 000 places, se fait progressivement plus circonspect. Il se rend compte en effet que 4 000 places sont pré-affectées, soit 80 % du total des résidents, ce qui limite sa marge de manœuvre aux 20 % restants28. Il convient en outre de tenir compte des inévitables bénéficiaires d’une recommandation, venue des plus hautes autorités de l’État, de personnalités influentes, voire de connaissances personnelles du délégué général, bien qu’il ne faille pas surestimer le nombre de cas concernés.
28La principale initiative de Garric en la matière va consister à limiter les autorisations d’une quatrième année de séjour, désormais soumises à des conditions draconiennes. Il parvient à réduire ainsi à une centaine le nombre des résidents quadriennaux, jusqu’à la suppression définitive de cette catégorie, effective en 1963. Le délégué général tente en outre de faire la chasse aux locataires clandestins, pudiquement dénommés « passagers » notamment en période de vacances29. La question s’avère délicate face aux cas sensibles d’étudiants rapatriés depuis peu d’Algérie, et bénéficiant de consignes de souplesse. Enfin, Garric réforme la gestion des chambres financées à l’intérieur d’une maison en demandant à leurs initiateurs de respecter une série de critères stricts. L’application s’avère fort relative30.
29Pour ces premières années à la tête de la Cité, Garric reçoit le meilleur des satisfecit, en étant reconduit dès la fin 1962 dans ses fonctions. La période qui va suivre s’avère cependant plus tumultueuse.
Diriger la Cité malgré les turbulences internationales et sociales (1962-1967)
30Administrer une institution telle que la Cité universitaire ne consiste pas seulement à s’intéresser aux aspects matériels du quotidien des résidents. La mission du délégué général concerne la gestion de la vie étudiante, tâche malaisée entre toutes, s’agissant d’une jeunesse par définition impétueuse. De plus, la plupart des résidents appartiennent à une élite internationale dont la Cité se veut le creuset, dans un contexte global de mutation culturelle. Instaurer une gouvernance partagée, affirmer une morale collective expose alors à des contestations croissantes.
Développer la participation étudiante
31Les débuts de Garric aux commandes de la Cité s’avèrent pourtant prometteurs, la bienveillance des résidents s’ajoutant à la confiance des dirigeants. Après les grèves étudiantes de 1957-1958, il prend d’emblée une initiative hardie en ouvrant la porte du conseil d’administration de la Fondation nationale à des délégués des résidents, dès la première réunion de janvier 1958. La concession reste partielle car les étudiants, très minoritaires (2 sur 17 membres du cénacle) n’obtiennent pas le droit de participer à l’intégralité des séances, auxquelles ils n’assistent qu’en qualité d’invités (conformément aux statuts en vigueur à ce moment) et l’accueil rugueux du président François-Poncet douche toute velléité d’enthousiasme. Cependant, Garric ouvre une brèche et la représentation spécifique des usagers de la Cité entre dans les mœurs puis dans les statuts révisés de 196531. Fort de ce succès, il négocie avec l’AIRCUP un accord ratifié en juillet 1958 par les instances de la Cité, qui porte sur les modalités d’une plus grande implication des résidents, en matière de discipline et d’animation.
32Reste à convaincre les directeurs des maisons : Garric enregistre des résultats mitigés, car la plupart de ses collègues n’apprécient ni l’intrusion de la Fondation nationale ni la limitation de leur pouvoir. Le même constat prévaut à propos du sujet épineux des conseils de discipline, véritable pierre d’achoppement entre responsables et résidents. D’autres ouvertures suivent ces premiers gestes, avec plusieurs réunions de commissions tripartites Fondation nationale-directeurs-résidents, sous des noms divers : comité d’études et d’informations, commission spéciale ou générale d’études, mais la tentative tourne court. Garric est plus heureux avec le Centre culturel international, qui anime la saison culturelle. Avec l’aide de quelques résidents, il parvient à instituer des délégués culturels, véritables cadres bénévoles assurant la logistique et la coordination32. L’ambiguïté subsiste, car si Garric veut favoriser la participation des résidents, ceux-ci réclament la co-gestion. Le mot sent le soufre et le délégué général se garde bien de l’utiliser, lui préférant celui, plus restrictif, de participation.
33La résonance du terme est forte dans le contexte international du moment. À la Cité universitaire, la cogestion apparaît comme un prolongement du processus de décolonisation. La revendication gagne en acuité à la Maison de la France d’outre-mer, qui entre en ébullition au début des années 1960, sans doute inspirée par les événements de la Maison de Tunisie, secouée par une explosion le 14 août 1961, et travaillée par un puissant militantisme anti-impérialiste33. Une série d’étincelles met le feu aux poudres : la vacance de la direction après le départ de Georges Gaston puis son remplacement par l’ancien administrateur colonial Jean Vialatte de Pémille – choix maladroit, qui n’était pas celui de Garric –, la grève des loyers consécutive au non-paiement des subventions dues par les États d’origine, les débats sur la cogestion, l’arrestation d’étudiants gabonais par la police en novembre 1961, le tout dans un contexte de ressentiment post colonial illustré par le changement unilatéral de la dénomination du pavillon, devenu « Maison française des États et pays d’outre-mer ». Garric se tourne alors vers le pouvoir politique pour souligner la carence financière des États34. La situation se stabilise puis se dégrade de nouveau en 1963 à cause de la suspension des aides de Madagascar à ses ressortissants. Il faudra de multiples contacts entre les dirigeants de la Cité, l’Élysée, Jacques Foccart – le conseiller Afrique du général de Gaulle – et Edmond Michelet, pour persuader le président malgache Tsiranana de remplir ses engagements financiers.
Faire face aux crises de la guerre froide et de la décolonisation
34Le lien entre contexte politique du pays d’origine et réactivité des résidents est manifeste et peut se raviver promptement. Garric en fait l’expérience face aux retombées de l’affrontement américano-cubain. Dès janvier 1961, plusieurs membres du comité des résidents de la Fondation des États-Unis rapportent au délégué général la dégradation de l’atmosphère au sein de la maison. Au mois d’avril 1961, la direction ouvre une enquête sur la diffusion de tracts appelant à manifester en faveur de Cuba et sur un début de rassemblement au cours duquel le drapeau américain est brûlé. Le 23 avril, une explosion nocturne endommage le pavillon des États-Unis et blesse six personnes35. Parallèlement, l’ambassade cubaine à Paris tente d’établir sa mainmise sur la Fondation Rosa Abreu de Graucher, en dépêchant un émissaire qui intrigue les services du contre-espionnage français. Les représentants de La Havane insistent pour reconstituer le conseil de la fondation et un bras de fer s’engage avec le délégué général sur la composition de la future instance. Suspendue à l’automne 1962, la question refait surface au printemps 1963. Garric envisage alors de siéger au conseil et avance le nom du professeur Ricard, hispaniste de renom et sympathisant des Équipes sociales. Il propose un conseil de 9 membres, dont 4 Cubains, avec un siège réservé à l’un des fils des fondateurs de la maison. On touche ici, une fois encore, aux limites du principe de cogestion et partant, à la question de l’influence de la politique dans la vie de la Cité36.
35La direction oppose à ce risque le rempart d’un strict apolitisme, conforme à une tradition ancienne, présente en toile de fond de la guerre d’Algérie – un film sur l’Algérie est ainsi confiné à une séance privée avec l’Alliance internationale des anciens résidents en avril 1961 – mais impensée depuis sa conception dans les années 193037. Ce choix aboutit à l’interdiction de la diffusion de tout papier, tract ou affiche à caractère politique à la Cité38. Le journal de l’AIRCUP doit se soumettre à ce principe, qui frise la censure, aggravée par des menaces d’interdiction, suivies d’effets en 1966 à la suite d’articles litigieux sur la Fondation Biermans-Lapôtre39. Une publication officielle lui fait pendant, le journal La Cité, où Garric commet quelques articles sous le couvert de l’anonymat. Aussi aseptisée que son papier glacé, la revue décline des thématiques monotones, loin de toute polémique, afin de ne pas froisser les États financeurs et d’éviter tout motif d’agitation. L’obligation de neutralité entrave enfin la tenue de toute conférence à tonalité politique. Ni la venue de l’homme politique et avocat d’extrême-droite Jean-Louis Tixier-Vignancour, ni celle de Jean-Paul Sartre ne sont autorisées. Toutefois, un groupe de résidents déterminés soutenus par l’AIRCUP et l’UNEF parvient à organiser des soirées quasi-clandestines autour du juriste Maurice Duverger, classé à gauche, ou du géographe communiste Suret-Canale. La ligne de l’apolitisme devient obsessionnelle et les dirigeants de la Cité croient déceler derrière le moindre soubresaut une « subversion », voire, comme à la Maison de l’outre-mer, une « situation de révolution permanente40 ».
Affirmer un traditionalisme de plus en en plus contesté
36Cette hantise de Garric reflète une préoccupation plus large, d’ordre moral. Homme d’ordre, le délégué général s’alarme, en des termes parfois bien dramatiques, de la recrudescence des délits à la Cité (dégradations, vols, agressions), qu’il attribue en partie aux passages nocturnes sur le campus. Un autre fait l’inquiète davantage encore : la mutation qu’induisent le relâchement des normes sociales et la libération progressive des comportements individuels. Garric le catholique refuse à cet égard toute complaisance, malgré les réclamations réitérées des résidents. Il se veut inflexible sur l’admission d’étudiants mariés, arguant que les chambres de la Cité ne sont pas équipées pour recevoir des couples. La seule introduction de la mixité dans les maisons lui semble inconcevable. S’il consent une exception pour la Maison de Suède en 1964, il réussit à la retarder d’un an et impose la rédaction d’un règlement strict prohibant les visites extérieures41. D’ailleurs, la vue de jeunes couples tendrement enlacés dans le parc de la Cité le scandalise : il n’hésite ni à interpeller les amoureux, ni à rapporter le fait à sa hiérarchie, pour s’en offusquer un peu plus. Sa vigilance morale s’étend aussi aux lectures des résidents qui, dans un cas au moins, font l’objet d’une censure : lorsqu’il ordonne la destruction d’un livre du fonds légué à la Cité par le mécène Édmond Haraucourt, La Légende des sexes, qui lui semble pornographique42.
37On ne s’étonne pas, dès lors, de voir Garric manifester une égale intransigeance sur la question des bals de la Cité. Il en fait une affaire personnelle et déploie des trésors d’ingéniosité pour limiter ces rencontres festives : limitation de la publicité, du nombre de bals par maison, des horaires de clôture à minuit, priorité donnée à des « bals privés » sur invitation, etc. Le délégué général joue de façon caricaturale les « entrepreneurs de morale », même s’il justifie sa fermeté par la volonté de préserver une atmosphère de travail et par des impératifs de sécurité. Il croit pouvoir se targuer d’un certain succès43. Loin de partager cet avis, ses collègues des maisons, constatent plutôt une anarchie dans les règles et les pratiques.
38Ce pointillisme soupçonneux s’étend à la morale culturelle, quand Garric oppose à la musique yéyé alors en vogue, surtout après le grand rassemblement festif de juin 1963 place de la Nation à Paris, la valeur de la musique classique. Alors qu’il n’avait jamais manifesté un intérêt particulier pour ce domaine de la création, il favorise la laborieuse reconstitution de l’orchestre de la Cité. Il soutient l’organisation de prestigieux concerts classiques tels que Le Messie de Haendel, mais commet un magistral impair en recevant avec tous les honneurs le très contesté compositeur Florent Schmidt, suspect de sympathies pour l’Allemagne nazie pendant l’Occupation, condamné à la Libération et qui a échappé de peu à l’indignité nationale lors de l’épuration. L’incident n’a cependant pas de suite.
39Plus à l’aise en matière de théâtre, Robert Garric finance la rénovation d’une petite salle destinée aux répétitions des spectacles. Il suit de près la programmation, quand il n’y participe pas directement. Jouant de ses réseaux, il invite à plusieurs reprises la troupe du Vieux-Colombier, dont il a été l’impresario dans les années 1920. Il accueille les comédiens de Jean Vilar, adepte d’un théâtre pour tous pas très éloigné de ses propres conceptions sur la scène comme médiatrice d’éducation populaire. Le théâtre de prédilection du délégué général ne rencontre cependant pas toujours le goût des jeunes.
40Ce décalage culturel et politique entre Garric et les résidents s’explique par une diversité de facteurs. La différence de générations joue bien sûr, entre le sexagénaire avancé et de surcroît malade qu’est Garric au mitan des années 1960. La différence culturelle produit ses propres effets, alors que l’émancipation des jeunes est plus précoce : l’historienne Anne-Marie Sohn souligne par exemple la nouveauté qu’est la prise de parole des jeunes dans les familles44. Enfin, Garric sous-estime la politisation croissante de la jeunesse, attisée au feu de la guerre d’Algérie et évidente dans plusieurs lycées parisiens. Dès lors, dans l’acquisition d’un bagage culturel, la part des idéologies va croissant ; elle peut aussi exacerber le nationalisme. La réprobation des incidents survenus lors d’un match franco-tunisien tourne à l’aveu d’échec pour Garric : « il est désolant de voir une direction de maison transformer en question nationale une anecdote sportive », déplore-t-il en 196645.
41Signe de l’évolution des esprits, les résidents du milieu des années 1960 infléchissent leur discours à l’égard du délégué général. Au printemps 1965, survient une première alerte, consécutive à de graves troubles à la Maison belge, accentués par la présence illégale de luxembourgeois : Garric est conspué toute une nuit par des groupes rassemblés sous les fenêtres de ses appartements, après l’expulsion, le 27 mars 1965, de résidents accusés d’être les auteurs de graffitis injurieux contre l’armée belge. À la fin de cette même année, l’AIRCUP annonce une campagne sur la place de l’étudiant dans la société française et dénonce le « mythe de la Cité » ainsi que la persistance du paternalisme46.
42À cette contestation s’ajoute celle de certains directeurs de maison. L’une des critiques les plus virulentes émane de la Maison des Provinces de France, dirigée par l’helléniste Henri Van Effenterre, au grand dam de Garric, qui lui avait préféré, au moment de sa nomination, la candidature de l’ancien équipier Alain Guillermou, professeur de littérature roumaine à l’École nationale des langues orientales vivantes47. Van Effenterre pratique une large cogestion avec les résidents, formalisée par un règlement interne en février 1961, hors de l’aval des instances dirigeantes de la Cité. Après plusieurs mois d’échanges tendus entre Garric et Van Effenterre, un véritable coup de force met fin à cette situation singulière. Le recteur Jean Roche institue en février 1966 un conseil intérieur dont la composition est fixée avec Garric et la présidence confiée à des hommes d’autorité, le doyen Gaston Cordier puis le préfet Jean Benedetti. Van Effenterre est menacé d’un blâme, tandis que sa maison subit une diminution de l’aide financière de la Fondation nationale et une inspection administrative de la Sécurité sociale48.
43Ce cas particulier finit d’irriter les autres directeurs qui, sans approuver leur éruptif collègue, redoutent une mise en cause de leur autonomie. L’historien Ruggiero Romano, directeur de la Maison italienne, laisse éclater sa colère le 27 octobre 1964, lors d’une conférence des directeurs fort houleuse, où il fustige la politique centralisatrice de la Fondation nationale et le manque de concertation49. L’absence prolongée de Garric, en convalescence de mai à octobre 1965, libère la parole critique contre ses méthodes. Dans une réunion de novembre 1965, les directeurs votent une motion réclamant une représentation spécifique au bureau du conseil d’administration de la Cité universitaire. Face à ce camouflet, le président de la Cité, Bernard Chenot, s’invite à la conférence des directeurs du 10 mai 1966, pour un rappel à l’ordre cinglant. L’initiative ne désarme toutefois pas la fronde, qui perdure contre Garric. À l’approche du terme de son deuxième mandat, le délégué général comprend qu’il est temps pour lui de se retirer et le conseil d’administration, dans un hommage analogue à un salut de départ, ne l’en dissuade pas. Il n’aura cependant pas le temps de partir car il est emporté par la maladie en juin 1967. Sa succession échoit à Pierre Marthelot qui veillera à préserver la mémoire de son mentor à la Cité sous diverses formes (apposition d’une plaque à la Maison internationale, édition d’une médaille commémorative50) et poursuivra en partie son œuvre après le choc de Mai 68.
⁂
44Les années Garric boulevard Jourdan ne doivent cependant pas se lire à cette seule aune rétrospective. Un double mouvement les caractérise : tout d’abord une phase de progrès symbolisée par le lancement de nombreux chantiers et par la multiplication des candidatures à la création d’une maison ; ensuite une phase de contestation face à une ouverture en demi-teinte, insuffisante pour les résidents, excessive pour de nombreux directeurs de maison, et en dernier ressort décevante par ses effets aux yeux mêmes du délégué général. Cette temporalité dédoublée n’est pas une « discordance des temps » : elle représente les deux faces ambivalentes d’une même entrée dans la modernité de l’après-1945, comme un signe précurseur parmi d’autres d’une mondialisation culturelle qui ne dit pas encore son nom, et que Garric n’aura su voir à la Cité que sous sa forme lénifiante, avec la foi du chrétien. « Le caractère international de la Cité ne peut que répondre à un désir », écrit-il en effet dans son dernier rapport moral : « pouvoir vivre et étudier dans une “Tour de Babel”, une tour où tout le monde est lié par l’amitié, par la volonté de se comprendre, de partager des modes de vie, des façons de penser, de voir le monde51 ».
Notes de bas de page
1 Deux fonds d’archives fondamentaux doivent être signalés ici : d’une part, les archives de la Cité universitaire versées aux Archives nationales en 2009 (notées ici AN 20090013) ; d’autre part, les archives privées de Robert Garric, réparties en deux fonds : l’un au Musée Social, à Paris (noté AGMS), l’autre aux Archives départementales du Cantal, à Aurillac (noté ADC).
2 Baudouï Rémi, « Le social en action : Robert Garric, Lyautey, Georges Lamirand et Raoul Dautry », Vie sociale, no 6 : « Robert Garric et son milieu intellectuel entre les deux guerres », 1997, p. 14-26.
3 Bousseyroux Pascal, Robert Garric (1896-1967), éducateur catholique du social, thèse de doctorant en histoire, Université Paris Diderot, sous la dir. d’André Gueslin, 2011, 664 p.
4 Jeanson Francis, Simone de Beauvoir ou l’entreprise de vivre, Paris, Le Seuil, 1966, p. 158-159.
5 Papiers divers conservés par Garric (ADC, 1J 215/6) ; Renault M. (Équipe du bastion 42), « Cité universitaire », L’Équipier, no 78, avril 1935, p. 2 ; Marthelot Pierre, Une dynastie d’écolâtres. Chronique familiale et autobiographique, Montreuil, Éditions Tirésias, 1993, p. 113.
6 Cf. Bousseyroux Pascal, « Garric à la Revue des jeunes : une critique littéraire au risque de la modernité ? », in Avon Dominique (dir.), Faire autorité : les religions dans le temps long et face à la modernité, Rennes, PUR, 2017, p. 221-234.
7 Downs Laura Lee, « «Nous plantions les trois couleurs». Action sociale féminine et recomposition des politiques de la droite française : le mouvement Croix-de-Feu et le Parti social français (1934-1947) », Revue d’histoire moderne et contemporaine, vol. 58-3, no 3, 2011, p. 118-163.
8 Giolitto Pierre, Histoire de la jeunesse sous Vichy, Paris, Perrin, 1991, p. 451-453.
9 Cf. Bousseyroux Pascal, « Robert Garric, les Équipes sociales et le travail social », Vie sociale, vol. 2, no 2, 2012, p. 67-83 ; voir également : Le Crom Jean-Pierre, Au secours, Maréchal ! L’instrumentalisation de l’humanitaire (1940-1944), Paris, PUF, 2013.
10 Boutade attribuée au jésuite Michel Riquet (Mélanges à la mémoire de Michel Péronnet. Clergé, identité et fidélité catholiques, Centre d’histoire moderne et contemporaine de l’Europe méditerranéenne et de ses périphéries, 2002, p. 632).
11 Baudouï Rémi, Raoul Dautry (1880-1951). Le technocrate de la République, Paris, Balland, 1992.
12 Lettre de Jean Toutée, 9 février 1954 (AGMS).
13 Rapport moral du Directeur, 1957 (AN 20090013/421).
14 Conférence des directeurs, 20 novembre 1956 (AN 20090013/95).
15 Lettre de Robert Garric au docteur Lacroix, 22 janvier 1958 (AGMS).
16 Cf. Tronchet Guillaume, André Honnorat. Un visionnaire en politique, Paris, Maisonneuve & Larose-Hémisphères éditions, 2020.
17 Discours de Robert Garric, 19 novembre 1960 (AN 20090013/7).
18 Tranvouez Yvon, Catholicisme et société dans la France du xxe siècle, Paris, Karthala, 2011, p. 198.
19 Lettre de J.P. Meyers, 11 août 1959 (AGMS).
20 Lettre de Robert Garric au Secrétariat général de l’Élysée, 1er février 1960 (AGMS) ; Lettre de Robert Garric à G. Pompidou, 28 et 30 octobre 1958 (AGMS) ; Garric Robert, « Les lettres. La nouvelle angoisse : Paul Morand, André Malraux », Revue des Jeunes, 25 octobre 1926, no 17, p. 284-291.
21 La Cité, no 3, Pâques 1958.
22 Sauvy Alfred, La montée des jeunes, Paris, Calmann-Lévy, 1959, 256 p.
23 Lettres à Édmond Michelet, 26 juillet 1958 et 18 octobre 1958 (AGMS).
24 Voir la contribution de Loïc Vadelorge dans ce volume.
25 Camby Carine et al., L’insertion urbaine du périphérique. Un enjeu de développement urbain au sud de Paris, Paris, L’œil d’or, 2012.
26 Lettre de l’Association des étudiants syriens de Paris, 10 mars 1964 (AGMS).
27 Voir la contribution de Didier Fischer et Robi Morder dans ce volume.
28 Rapports moraux du délégué général, années 1959 et 1963 (AN 20090013/86).
29 Conférence des directeurs, 14 mai 1959 et 16 juin 1959 (AN 20090013/94 et 95).
30 Ibid., 17 mars 1959 et 31 mai 1960.
31 Conseil d’administration de la Fondation nationale, 8 juillet 1958 (AN 20090013/94).
32 Lettres de Philippe Lecolier, 15 mai 1962-23 octobre 1962 (ADC, 1J 215/4) ; Lécolier Philippe, « Garric vu par un résidant de la Cité », Revue de la Haute Auvergne, Hommage à Robert Garric, tome 41, janvier-juin 1968, p. 117-120.
33 Voir la contribution de Françoise Blum dans ce volume. Voir également Blum Françoise, Révolutions africaines. Congo, Sénégal, Madagascar, années 1960-1970, Rennes, PUR, 2014, p. 115-129.
34 Lettre de Robert Garric au ministre Jean Foyer, 8 janvier 1962 (AN 20090013/1081).
35 Lettre des résidents à Robert Garric, 11 janvier 1961 (AN 20090013/1138) ; Lettre du directeur à Robert Garric, 19 avril 1961 (AN 20090013/94) ; Conseil d’administration de la Fondation nationale du 27 juin 1961.
36 Correspondance de Robert Garric avec le recteur Jean Sarrailh, 6-28 novembre 1963 (AN 20090013/1037).
37 Lettre de l’Alliance à Robert Garric, 21 avril 1961 (AGMS) ; voir aussi Sereni Frank, « Quelques réflexions sur les sociabilités étudiantes », in Kévonian Dzovinar, Tronchet Guillaume (dir.), La Babel étudiante. La Cité internationale universitaire de Paris (1920-1950), Rennes, PUR, 2013, p. 120.
38 Sur les contestations et contournements multiples dont ce principe fait l’objet, voir la contribution de Guillaume Tronchet dans ce volume.
39 Comité d’étude et d’information, 16 janvier 1961, 24 juin 1963 et 26 février 1966 (AN 20090013/106).
40 Conseil d’administration de la Fondation nationale, 19 mars 1963 (AN 20090013/95 et 97).
41 Conseil d’administration de la Fondation nationale, 14 avril 1964 (AN 20090013/94).
42 Lettre à André François-Poncet, 19 janvier 1961 (AN 462AP 67) ; Commission Bibliothèque, rapport de Mlle Le Gras, 19 juin 1962 (AN 20090013/1071) ; Comité d’étude et d’information, 19 mai 1959 (AN 20090013/106).
43 Becker Howard S., Outsiders, études de sociologie de la déviance, Paris, Métailié, 1985, p. 147-153.
44 Sohn Anne-Marie, Âge tendre et tête de bois. Histoire des jeunes des années 1960, Paris, Hachette littératures, 2001, p. 329 ; Bantigny Ludivine, Le plus bel âge ? Jeunes et jeunesse en France de l’aube des “Trente Glorieuses” à la guerre d’Algérie, Paris, Fayard, 2007, p. 236-248.
45 Circulaire du 1er juillet 1966 (AN 20090013/1197).
46 La Cité, numéro spécial, février 1965 ; « Les problèmes de la Cité », AIRCUP, mars 1965 ; Bureau du Conseil d’administration de la Fondation nationale, 1er avril 1965.
47 Lettre de Robert Garric au recteur Babin, 14 décembre 1958 (AGMS).
48 Note de Robert Garric, 7 mars 1966 ; Lettre au recteur, 28 mars 1966 (AN 20090013/1096).
49 Conférence des directeurs, 27 octobre 1964 (AN 20090013/95 et 98).
50 Hommages, 1967-1977 (AN 20090013/12).
51 Conseil d’administration de la Fondation nationale, 1er février 1967 (AN 20090013/87).
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