Version classiqueVersion mobile

La recomposition des droites

 | 
Gilles Richard
, 
Jacqueline Sainclivier

Première partie. Mesures globales

Réseaux et enjeux des droites en 1944-1945

Jean-Paul Thomas

Entrées d'index

Géographique :

France

Texte intégral

1Le sujet impose quelques précisions préalables. Les droites sont définies strictement, à l’exclusion en premier lieu du mrp. Bien entendu, et comme pour les mouvances radicalisantes en évolution, plus encore pour l’udsr (Union démocratique et socialiste de la Résistance), on n’ignorera pas les relations ambiguës des divers centres avec les droites en recomposition. Le choix d’un angle d’observation étroit est cohérent avec la définition des deux journées d’étude sur les droites entre 1936 et 1945, qui ont précédé et préparé ce colloque. Notre communication s’enchaîne à leurs constatations convergentes :

2L’ensemble des droites, ébranlées par les chocs multiples des années trente, étaient entrées dès cette époque dans un double processus de crise et de recomposition. L’acteur le plus offensif en avait été à partir de 1936 le Parti social français du colonel de La Rocque (psf) : à défaut que ses prétentions hégémoniques aient pu être vérifiées dans un scrutin national, cette formation de masse millionnaire et militante, appuyée sur un inépuisable activisme social, avait soit déstabilisé soit phagocyté ses concurrents grands et petits.

3La liquéfaction politique ultérieure du psf, ballotté entre le pétainisme réservé de son chef et le gaullisme de beaucoup d’autres entre 1940 et 1944, n’enlève rien à l’héritage de ses réseaux militants, arc-boutés sur l’œuvre sociale adp (Artisans du devoir patriotique), non plus que de ses tendances dissidentes. Sa scission dès l’automne 1944, puis sa dissolution en mars 1945 laissaient un vide béant : celui du seul appareil solide de la moitié droite. En revanche, il en restait le vivier d’un personnel politique nouveau.

4L’importance de l’héritage intestat du psf n’épuise pas un tableau caractérisé par l’émiettement politique. La typologie des acteurs souligne une contradiction : entre la débilité des organisations et projets nationaux et les réserves peu entamées des droites en 1945.

5Ces données conduisent à chercher ailleurs que dans la trop réductrice explication par Vichy les raisons d’une éclipse des droites aussi profonde que provisoire : les enjeux, perçus très tôt, furent en premier lieu ceux des fondements de leur organisation politique.

Des acteurs inégalement handicapés sur une scène émiettée

6Les sources émanant des personnalités, réseaux et formations associées ou concurrentes convergent plus encore par leur ton propre que par leur concordance factuelle : entre toutes, les archives de Louis Marin donnent une saveur pathétique au dépouillement programmé du vieux leader de la Fédération républicaine.

7On distingue les porteurs individuels et collectifs d’une stratégie nationale ; mais leur capacité d’action introduit immédiatement un dégradé. Le seul noyau offensif, en un sens limité (c’est-à-dire au sein des droites) était formé par les scissionnistes du psf. Leur force relative reposait sur une part de l’héritage du parti défunt malgré l’opprobre excessif qui le frappait et la déperdition majoritaire de ses troupes : une capacité militante résiduelle mais unique à droite, la cohérence d’un programme politique national et social et d’un projet d’organisation mûri depuis l’avant-guerre, le maître d’œuvre tactique qu’était en cette matière l’ancien directeur du Bureau politique du psf, Edmond Barrachin, les liens qu’il avait tissé dès cette époque avec des personnalités à double allégeance, relayant son influence dans l’enclos de ses concurrents. En revanche, le groupe était lui-même complexe, non sans rivalités, et surtout, à défaut que ses partenaires ou compétiteurs aient présenté quelque force alternative, leurs prétentions éparpillées affaiblissaient tout projet de reconstruction.

8Plusieurs leaders modérés se présentaient comme autant de pôles offerts à la recomposition de leur famille politique, mais sans grands moyens : pour les deux qui pouvaient exciper du premier rang, Paul Reynaud et Louis Marin, elle se limitait à offrir passivement leur personne ou le reliquat de leur parti à l’attente d’une opinion nationale désorientée. Les amis de Paul Reynaud avaient tenté de relever à leur profit l’Alliance démocratique : à défaut de se heurter à leur vieil adversaire Pierre-Étienne Flandin, emprisonné, en instance de comparution devant la Haute-Cour, ils échouèrent en juillet 1945 devant la solide position juridique de l’appareil qu’il avait confié à Marcel Ventenat. La stratégie ultérieure de Paul Reynaud en découlait d’évidence : la préservation de son prestige personnel, à des fins parlementaires à plus long terme, impliquait une attitude réciproquement réservée entre l’ancien président du Conseil et toute formation politique. Ses proches, dont Joseph Laniel, avaient dorénavant leur liberté sur ce terrain : leur scission d’avec l’Alliance démocratique leur laissait peu de capacité de manœuvre. Plus actifs étaient somme toute quelques barons de la Fédération républicaine, Frédéric-Dupont plus que Joseph Denais… Leur position ambiguë et leurs troupes réduites ne leur permettaient toutefois d’agir que comme comparses d’autres forces : le premier cité fut un efficace intermédiaire entre les notables modérés et les ex-psf. On trouvait encore parmi les porteurs d’une stratégie, peu ou prou, le Parti radical indépendant : ce mince héritier de scissions « nationales » successives de la maison valoisienne n’avait d’autre consistance que celle des souvenirs. Son dirigeant le moins inconnu en 1945, l’ancien député Georges Boucheron, était lui aussi dans la connivence des ex-psf ; mais l’autonomie du parti se manifestait par une sensibilité centriste qui le conduisit sur une voie divergente par la suite.

9L’appareil survivant de la Fédération républicaine, et son chef Louis Marin, sont à une charnière typologique. Le vieux leader lorrain ne pouvait guère compter que sur le respect emphatique dont il était abreuvé. C’était à vrai dire la principale vertu qui les différenciait des autres groupes en position défensive. Quant au fond, ils étaient, à l’instar de l’Alliance démocratique-Ventenat et du Parti républicain et social de la réconciliation française (« la rf ») fondé par les fidèles de La Rocque, voués au dépouillement par les reconstructeurs de la droite. On ne peut pas malgré tout leur dénier une vision stratégique, fût-elle totalement impuissante. Chacun avait sa personnalité, ancrée dans son histoire. Louis Marin avait une conception élémentaire de la France modérée : il savait qu’elle se chercherait vite une expression politique et que le premier prétendant crédible raflerait la mise ; il comptait plus naïvement sur son autorité morale et sur sa garde de quelques fidèles pour la rallier autour du drapeau de la fr. L’Alliance flandiniste était disqualifiée par l’image vichyste : il était trop tôt pour qu’elle en tirât une stratégie des revenants mais son aigreur l’écartait des lieux d’une recomposition ; son ralliement ultérieur au rgr (Rassemblement des gauches républicaines), en 1946, découla autant de la rupture avec les éléments résistants engagés dans le projet d’un nouveau parti que d’une réminiscence de la concentration républicaine d’autrefois. Bien que vouée à la prostration autour du souvenir de La Rocque, la Réconciliation française était une force encore militante en 1945. Son projet stratégique, tout illusoire qu’il fut, se nourrissait d’une perception lucide de la réalité : un bloc étroit des droites serait un épouvantail dans l’atmosphère du moment. Dans son cas, on peut dire que ce fut, à l’inverse des flandinistes, plus encore par la nostalgie d’un rassemblement que par hostilité à ses frères ennemis qu’elle chercha tout rapprochement avec un centre gauche radicalisant.

10Tous ces prétendants étaient très inégalement convaincants mais leur nombre est à lui seul un résumé de la situation dans laquelle se trouvaient les droites. À côté d’eux apparaît une seconde catégorie d’acteurs, sans prétention d’envergure nationale. Parmi eux le Parti paysan au moins, constitué à la fin de 1945, était un réseau passif en matière de stratégie politique. Son père fondateur, Paul Antier, député du Parti agraire d’avant guerre, avait eu en 1944 quelques velléités de coopérer à un projet plus ample avec Edmond Barrachin. Mais les mêmes images défavorables d’un bloc des droites avaient cantonné le Parti paysan à un point de vue corporatif et régional, seulement élargi à la défense de toutes les classes d’une France rurale : la déclaration de leur groupe à l’Assemblée constituante, en novembre 1945, fut la seule à ne comporter aucun programme politique général. Les Paysans n’étaient certes pas neutres devant les grands enjeux qui interféraient au surplus avec ceux de leur corporation : les « professionnels » étaient dès la fin de 1945 engagés dans un travail de reconquête de la cga (Confédération générale de l’agriculture, imposée à la Libération par les éléments de gauche avec l’appui du ministre de l’Agriculture Tanguy Prigent). Mais le parti était écartelé, selon les lieux et les moments, entre ses clans internes (le corporatiste vichyssois Camille Laurens s’accordant mal avec Antier) et ses partenaires exogènes, de la Réconciliation française à l’udsr, en passant par le mrp. La rf coopérait dès la fin de 1945 avec le parti de Paul Antier, au sein duquel ses rares élus purent trouver une structure d’accueil : leur utilité militante y renforçait une ligne de repli sur la défense sociale des classes moyennes et paysannes, conforme aux instructions personnelles de La Rocque.

11Ce recensement de partis plus ou moins établis nationalement ne saurait faire oublier la réalité la plus fondamentale des droites à ce moment : leurs formations et réseaux régionaux. À défaut d’un tour de France, impossible dans les limites de cette communication, on doit souligner ce qui en faisait le môle d’une résistance : leur capacité d’action autonome, leur nature en général unitaire, souvent mais non toujours formalisée en une organisation fédérative, et leur caractère assez offensif dans leurs bastions traditionnels. L’exemple ni ordinaire ni exceptionnel de la région nantaise illustre ce que demeurait leur potentiel dans un contexte favorable. Les élections cantonales de septembre 1945 y virent la forte poussée électorale d’une droite unitaire, à contretemps de la tendance nationale : détentrice de deux sur sept des cantons de Nantes avant la guerre, elle en conquit quatre autres sur la gauche, manquant de peu l’élection dans le septième canton, le moins favorable. Les ingrédients du succès étaient la tradition d’une structure d’arbitrage unitaire des droites locales, leur renouvellement par un fort héritage militant de l’ex-psf, dont relevaient quatre des six élus, et leur rattachement explicite au processus de recomposition nationale. Dans la foulée, la liste d’Union nationale républicaine conduite par le général Audibert, ancien dirigeant local du psf associé à l’entreprise d’Edmond Barrachin, obtint 37 % des suffrages dans le département lors de l’élection à l’Assemblée nationale constituante d’octobre 1945, cantonnant la percée du mrp. L’ancrage régional de telles forces ne signifiait en rien un horizon localiste : les plus marquantes (entre autres dans le Doubs, l’Aube, la Meurthe-et-Moselle, etc.) s’articulèrent avec l’entreprise nationale dominante. La diversité des héritages laissait tout de même une marquetterie de projets reconstructeurs. Une droite alsacienne et mosellane à forte composante d’anciens psf se rattacha vite à la mouvance de l’udsr, dont elle représenta une annexe atypique : sa formation locale, l’unar (Union nationale de rénovation) fut, deux ans avant la naissance du rpf, la première organisation de masse d’un gaullisme politique, attendant avec une ferveur militante l’appel du Libérateur. Les modérés du Nord, divisés et écrasés en octobre 1945, préparaient leur redressement unitaire au prix du refoulement de toute étiquette trop marquée : leurs quelques députés de 1945 et 1946 choisirent tous le prudent label de Républicains indépendants.

  • 1 La place nous manque pour citer les pièces. D’une part, de Gaulle encouragea les fondateurs du Par (...)

12Faut-il encore ajouter à cette revue la statue du Commandeur ? Le général de Gaulle ne se pensait pas, et moins encore dans sa fonction de chef de l’État, en rempart des droites. Pourtant il jouait un rôle en deux sens, en premier lieu celui de la statue au sens exact, c’est-à-dire muette. Si tout un chacun lui rendait hommage non sans arrière-pensée, les droites le faisaient plus que d’autres : il était pour elles, hors des rancunes de quelques vichystes impénitents, une référence défensive, môle d’une résistance ambiguë à une dérive décrite comme partisane mais clairement rehaussée d’une couleur rouge. L’invocation était commode puisque l’intéressé ne se dérobait ni ne cautionnait personne. D’autre part, le Commandeur dépassait un peu ce rôle : s’il acceptait tous les hommages et poussait ses hommes à prendre leurs responsabilités dans tous les partis auxquels ils pouvaient appartenir, il ne fut pas indifférent aux jeux de la recomposition politique à droite ; son intervention fut discrète mais sans équivoque1.

13Le contexte prêtait à des convergences plutôt qu’à leur aboutissement. Leur compréhension impose de dépasser une image réductrice de cette droite elle-même assiégée.

Images et réalités d’une droite en débâcle

14L’image la plus courante pour expliquer la débâcle des droites au lendemain de la Libération est celle de « leur » compromission avec Vichy. Cette généralisation a trop été, ab origine, un enjeu polémique pour être acceptée sans recul. Il n’est pas question ici de rentrer dans ce qui serait la matière d’une longue étude, y compris sur la réception de cette image : Vichy n’était assurément pas représentatif de toutes les droites ; et des critiques sans plus de nuance sur les années d’occupation pouvaient éclabousser d’autres familles politiques. Invoquer comme autre défaveur la dynamique plus ou moins révolutionnaire de la résistance n’est pas plus suffisant alors que les éléments de droite y avaient eu toute leur part, à défaut de la faire valoir d’une manière organisée au lendemain de la Libération. Dans tous les cas, derrière les images reçues par une partie de l’opinion étaient en question les forces capables de leur donner corps, de les diffuser, les détourner ou les instrumenter. Il est vrai que les enjeux organisationnels avaient une portée bien plus générale comme le montre la dissymétrie entre droite et gauche sur un terrain où elles présentaient à la Libération un handicap assez également réparti et mesurable : celui des inéligibilités.

15L’inéligibilité des parlementaires ayant voté les pleins pouvoirs le 10 juillet 1940, et d’autres notables, mettait en cause le réseau électoral des partis et donc leur crédibilité. Or elle avait opéré une hécatombe à peu près aussi importante dans les deux moitiés politiques du pays ; et une relève munie des indispensables titres résistants existait dans les deux camps. La débâcle générale de la droite, quels que soient ses formations et ses candidats, met l’accent sur un autre facteur de l’encadrement politique, alternatif aux réseaux de notables et qui lui faisait défaut provisoirement : celui de machines militantes organisées. En regard, les exemples ne manquent pas de départements où la gauche socialiste connaissait un beau rebond malgré l’inéligibilité ou le retrait forcé de tous ses députés ou maires importants d’avant guerre. Mais leur parti communiquait sa force propagandiste nationale à des candidats issus du militantisme, quand ceux de la droite – non moins des nouveaux venus – devaient trouver leur légitimité dans leur notoriété personnelle : on comprend que ses quelques môles plus collectifs aient été de vieux bastions régionaux. Le succès éphémère du mrp ne s’explique pas davantage par le seul miracle d’une image favorable, dans l’air d’un temps « révolutionnaire » mais somme toute modérée : l’amalgame qu’une situation exceptionnelle lui permit de réaliser entre des groupes militants jusque-là séparés, sociaux, d’action catholique ou démocrates chrétiens, le fit apparaître à point nommé comme un récupérateur crédible.

16L’enjeu fondamental de l’organisation politique et ses contraintes nous ramènent au bilan de la droite en cette matière au printemps 1945, au moment des premières échéances. Ses vieux appareils avaient été déstabilisés dès la fin des années trente. Le principal acteur et profiteur de leur crise, le psf, ne leur avait pas survécu. Le résidu était l’addition informe de battus, de scissionnistes de toutes les familles et de généraux sans troupes. C’est sur le fond de cette déliquescence aux racines lointaines que se comprend l’incapacité de toutes les droites, même résistantes, à sortir d’une vision obsidionale accréditant l’image que lui renvoyaient leurs adversaires.

17Vue de la droite la situation politique au lendemain de la libération était celle d’un pays menacé de ce qu’on n’appelait pas encore une démocratie populaire. Cette présomption était nourrie par l’épuration extensive des pouvoirs locaux et l’instrumentation de beaucoup d’organes provisoires par le Parti communiste derrière un discours unitaire, « patriotique et résistant ». Elle atteignait son point culminant entre les élections municipales d’avril-mai 1945, avec le succès des listes upra (Union patriotique, résistante et antifasciste) dans la majorité des grandes villes, et les États généraux de la Renaissance française, en juillet. Dans tous les cas, un redoutable discours unitaire, « patriotique et résistant », retournait au profit de l’extrême gauche un vieux paradoxe « apolitique » de la droite. La participation de divers modérés et « nationaux », au mépris du choix des électeurs et de leurs propres chances, soulignait la désorientation régnant dans leurs rangs… à moins que ce fût pour certains la peur de voir surgir « du linge sale ». Dans ce contexte inquiétant les droites étaient tentées par la vision d’une place assiégée, qu’exprimaient L’Époque ressuscitée sous la rédaction en chef de Jean-Louis Vigier et quelques journaux régionaux. Les critiques de l’épuration et d’un « nouveau Front populaire » incluant le mrp y étaient parfois ambiguës. Des résistants conservateurs voire gaullistes ne reculaient pas devant des allusions maladroites à ce que le général avait dû couvrir de son autorité. Si ces propos n’étaient pas également ceux de toutes les droites, ils confortaient le ghetto dans lequel les enfermait collectivement l’atmosphère du moment. Quelques politiques plus avisés concevaient la nécessité d’alliances au centre mais les perspectives en étaient incertaines en direction de la famille radicalisante et se heurtaient au mépris calculé du récupérateur mrp.

18Quant au fond, cette droite n’était rejetée à l’extrémité de l’éventail politique que par le malheur des temps. Elle était usuellement désignée par la périphrase « les modérés » : malgré son glissement sémantique depuis les années 1900, le mot était utilisé à bon droit si on considère leurs combats de l’Assemblée consultative à la première Constituante : refus d’une assemblée souveraine, libertés de la presse et de l’enseignement, hostilité aux nationalisations… Les deux premières causes étaient communes à la droite et aux radicaux ; la définition de la troisième était partagée avec le mrp ; la dernière était la seule à l’isoler absolument mais elle était des plus naturelles pour une sensibilité modérée. Par exception, le programme agricole était unanimiste, notamment sur le statut du fermage, avec pour seule nuance une défense particulière du paritarisme. En revanche, la vision dramatique de la situation renforçait, parmi les prétendants à la reconstruction de la droite, la tendance dominante à une opposition radicale. À l’égard du général de Gaulle, elle conduisait à autant de convergences devant les enjeux nouveaux que de divergences formelles. Le Libérateur avait pu mesurer dès l’été 1945 la force de pression de la gauche et le peu d’ardeur du mrp à défendre les garde-fous qu’impliquait son projet de referendum constitutionnel : de là découlait son intérêt pour un rééquilibrage de l’échiquier politique à droite. Mais le principe d’unité qu’il entendait incarner lui interdisait toute prise de parti ; et sa position de chef de l’État contraignait les droites à des contorsions, entre critique des actions présentes ou passées de son gouvernement provisoire et disjonction de son cas personnel.

19Pour résumer les virtualités évanescentes rencontrées dans nos deux premières parties, les « masses de granit » de droite demeuraient une réalité en 1945. On le vit dès les élections cantonales de septembre : le scrutin uninominal, favorisant les notables modérés (aussi bien que radicalisants), y démentit dans bien des départements le bouleversement qu’avait semblé annoncer les municipales. Mais ce granit était en premier lieu régional ou social, donc dispersé, face à l’hégémonie politique des trois grands partis adverses. Souffrant d’un excès de prétendants nationaux sans qu’aucun bénéficiât d’un leadership reconnu, les droites n’étaient pas plus en mesure de trouver un fédérateur extérieur dépassant leur horizon trop étroit. Leur principal regroupement eut d’autant moins d’ascendant en leur sein qu’elles se savaient d’avance battues à la veille des échéances décisives.

Regroupement et peau de chagrin : de l’« Entente » au PRL

20Les derniers jours de 1945 ont vu la naissance du Parti républicain de la Liberté (prl), première mais combien faible tentative d’organisation d’une droite unie. Les composantes en sont connues et diverses, et on peut remonter plus ou moins loin dans leur histoire : on constate que pour toutes ces droites décimées, un regroupement de survie paraissait naturel. Mais pour en identifier les enchaînements et en apercevoir les limites il faut seulement partir de la première opération efficace rencontrée en amont : la création d’un Comité d’entente en février 1945.

  • 2 Ce projet est énoncé derrière un projet d’hebdomadaire politique en afn, piloté par Vallin et Barr (...)

21Le contexte était celui de négociations éparpillées dans l’urgence en vue des élections municipales, et en perspective des échéances plus décisives à venir : les acteurs en étaient les innombrables barons, comités et notables locaux ; les dénominations partisanes, notamment celle de la Fédération républicaine, apparaissaient moins en province qu’à Paris, et pour rappeler une vieille étiquette familière aux électeurs plutôt que pour exprimer une allégeance. À défaut d’être l’arbitre de ce bouillonnement spontané, le Comité d’entente sut apparaître comme la seule structure unitaire offerte aux droites. Sa naissance, sous la présidence de l’ex-psf Luc de Camiran, était en fait loin d’une parfaite impartialité : si son initiative semble avoir été relativement autonome, ses membres d’apparence indépendante, dont le président, étaient souvent adhérents des Comités de regroupement républicain (crr) créés en octobre 1944 par Edmond Barrachin et son ami Charles Vallin, ancien vice-président du psf. Leur complaisance permit la matérialisation exacte du projet des deux compères, et de leur allié André Mutter, qu’il faut donc retracer ici : il tendait à regrouper les anciens amis de La Rocque pour rassembler autour d’eux toutes les droites modérées, dans un dessein d’une remarquable constance depuis le début de 19442. Tactiquement, il essayait d’accréditer l’image d’une force multiple et ouverte, étrangère à toute idée de reconstitution d’un parti défunt. À côté des crr, il impliquait le concert de plusieurs organisations de nature et d’origine différentes : Ceux de la Libération victorieuse (cdll, cdlv ou clv), organisation de résistance notoirement peuplée de nombreux ex-psf, dont son président d’alors André Mutter ; les Françaises libres, branche féminine de cdlv, dirigées par Marcelle Devaud, Irène de Lipkowski et Hélène de Suzannet, tournée vers l’action sociale et l’éducation politique des femmes… Le projet d’un mouvement de jeunesses devait couronner un vaste rassemblement. Quelques parlementaires d’une mouvance large, dont Frédéric-Dupont, apportaient leur caution publique. L’associé extérieur qu’était le Parti radical indépendant, participa, en la personne de ses dirigeants, aux meetings de lancement des crr et des Françaises libres. Les uns et les autres devaient enclencher le premier pas d’un processus vertueux : la convergence entre les notables électoraux – dans l’attente d’un plus grand nombre d’entre eux –, et la force militante qui leur était indispensable dans le nouveau contexte.

La scission du PSF et la genèse du PRL (1944-1945)

La scission du PSF et la genèse du PRL (1944-1945)

22Restait à rallier le gros des modérés. L’émiettement inhérent aux municipales valorisait encore les étiquettes commodes de la Fédération républicaine et de l’Alliance démocratique. Le noyau d’origine psf n’était pas lui-même uni. André Mutter créa son propre Parti de rénovation républicaine (prr, avril 1945), tandis que la majorité de cdlv, l’abandonnait et fusionnait avec les crr dans l’Union patriotique républicaine (upr, juillet 1945). L’ambition de Mutter, rival de Barrachin, s’accompagnait d’un style ligueur et brutal mais était servie par son privilège de presse, celui d’un membre du cnr au temps des autorisations et du rationnement du papier. Le déroulement du plan commun fut perturbé jusqu’à la fin par cette division du noyau qui l’avait conçu au début de 1945. Les choses ne s’accélérèrent pas moins durant l’été, à l’approche des échéances électorales décisives. À la fin de juin, le Comité d’entente transmettait à la fr et à l’Alliance, dans le langage d’un honnête courtier, le projet de fusion émanant des organisations associées aux entreprises d’Edmond Barrachin (crr, cdlv, Françaises libres, Radicaux indépendants) ; la proposition de s’y rallier en découlait « Votre acceptation permettrait la création du plus grand parti national et républicain qui ait jamais existé dans notre pays ». C’est à ce moment que le comité, jusque-là moins visible, commence à apparaître comme un problème dans les délibérations de la fr. Lors de la réunion du 11 juillet 1945 dans son bureau, Louis Marin mettait en garde Bourdeau de Fontenay et à travers lui la base parisienne du parti, voire celle d’autres lieux (Lyon, etc.) : « Le Président signale à M. de Fontenay le danger de signer l’engagement proposé par le Comité d’entente de divers partis ». Sa lucidité sur l’identité des auteurs ne pouvait l’emporter sur l’urgence unitaire ressentie par ses troupes décimées. Le 31 juillet 1945, le Comité d’entente se transformait en cartel de toutes les formations « modérées » : l’Entente républicaine pour les libertés et le progrès social. Le prr d’André Mutter y était fort de sa presse (à cette date le quotidien France Libre) plus que de son poids numérique. En raison du blocage flandiniste l’Alliance démocratique n’était officiellement qu’observateur auprès de l’Entente, mais sa tendance résistante, riche en compétences, savait qu’une place de choix était réservée à ses personnalités dans le futur parti.

23C’est l’Entente républicaine qui mena les droites à la bataille électorale de l’automne. L’unité s’imposait d’autant plus que l’encourageante résistance cantonale de septembre n’autorisait pas d’illusion sur le caractère défensif du combat. Les listes peu nombreuses qui échappaient à son investiture formelle en vue de l’élection constituante d’octobre n’étaient pas ses concurrentes et leur territoire départemental était respecté. C’étaient principalement des listes paysannes occupant un créneau régionalisé et quelques regroupements associant modérés et paysans à une droite démocrate chrétienne n’affichant pas encore le drapeau du mrp. Lors du scrutin du 21 octobre 1945, les listes couvertes par l’Entente (avec ou sans le nom) obtinrent 14 % des suffrages exprimés, sur un total de 15,6 % pour l’ensemble des modérés. C’était loin des 24 % recueillis par le mrp, bénéficiaire d’un vote utile que le scrutin suivant devait encore amplifier. L’échec plus grave que prévu ne pouvait que renforcer les tendances centrifuges. Sur les 64 élus modérés, 39 seulement s’inscrivirent (37) ou s’apparentèrent (2) au groupe parlementaire d’Unité républicaine qui prolongeait l’Entente et préfigurait explicitement le parti à venir. Sur les onze Paysans et apparentés, groupe lui-même apparenté à celui de la Résistance démocratique et socialiste, la moitié était des personnalités modérées plutôt que les représentants de la corporation éponyme. Le groupe des Républicains indépendants réunissait quatorze autres députés, dont Paul Reynaud. L’ancien président du Conseil, veillant à préserver son statut de personnalité au-dessus de la mêlée, jouait une carte à double ressort : il laissait ses amis issus de l’Alliance, dont Joseph Laniel et Jules Ramarony, qui fut élu président du groupe d’Unité républicaine, jouer un rôle au premier rang du regroupement en cours.

24L’ultime étape, menant au nouveau parti, ne fut guère maîtrisée par celui qui avait conçu et enclenché le processus. Edmond Barrachin avait été battu dans la 5e circonscription de la Seine, par les soins d’une liste de division suscitée par les amis de La Rocque. Le manque d’un siège de député, qu’il ne put conquérir qu’en juin suivant, le contraignait à la discrétion dans une construction qui s’agrégeait autour d’un groupe parlementaire. De nouveaux conflits agitèrent l’Entente et l’Unité républicaine dans les dernières semaines de 1945 : l’identification des clans est difficile pour le chercheur, et peut-être sans intérêt autre que microscopique. Le principal avait pour cible Louis Marin, arc-bouté contre l’idée d’un regroupement rendant sans objet une Fédération républicaine qui avait été l’œuvre de sa vie. Les attaques les plus violentes contre lui vinrent, pêle-mêle, d’André Mutter et de parlementaires de tendance beaucoup plus modérée mais pressés d’aboutir, dont Ramarony. Sa déconfiture est résumée par l’éventail des attitudes de ses barons parisiens : la Fédération récusait ouvertement l’appartenance de Frédéric-Dupont, qui préparait le nouveau parti à travers ses nombreux contacts provinciaux dans et hors de la fr ; Joseph Denais la représentait officiellement dans les négociations et affichait sa déférence à son président, mais il ne poussait pas moins au ralliement. Entre tous ces clans qu’il avait parfois suscités sans qu’ils fussent vraiment siens, Edmond Barrachin semble avoir été un modérateur, y compris au nom des égards dus à Louis Marin. Vaille que vaille, ses amis contrôlaient les plus grosses troupes à la base. Le dépôt des statuts du prl par Pierre Hénault, dirigeant de l’upr, et par André Mutter témoigne du rôle de son réseau, dont le premier cité était l’agent le plus direct, le concours du second étant indispensable pour raison institutionnelle, au titre du cnr et accessoirement comme propriétaire d’organes de presse. Le 22 décembre 1945, une réunion au Palais de glace annonça la naissance du Parti républicain de la Liberté. La présentation des quatre orateurs, tous députés, résumait à demi-mot un amalgame. Joseph Laniel, membre du cnr, qui présidait, annonça les trois autres, Ramarony, Frédéric-Dupont et Mutter comme représentant respectivement l’Alliance démocratique, la Fédération républicaine de la Seine et le « jeune parti de la Rénovation républicaine ». La dernière périphrase ne nommait que la plus petite partie de l’iceberg d’origine psf.

  • 3 En l’espèce, l’hebdomadaire Paroles françaises, lancé par Mutter en 1946 et imposé un temps par lu (...)

25L’échec ultérieur du prl était sans doute inscrit dans les données de la fin de 1945. Alors que l’Entente n’avait pu faire barrage à la récupération mrp, le parti successeur créait moins un regroupement qu’une division et une soustraction au sein des droites. Son groupe parlementaire perdait d’emblée trois membres, dont Louis Marin, par rapport à celui de l’Unité républicaine. Celle-ci, déjà, n’avait pas regroupé tous les députés élus au titre de l’Entente : c’était le début d’une longue hémorragie, et la presse imposée par Mutter, vite incontrôlée aux mains d’une rédaction extrémiste3, contribua au départ d’autres modérés. Malgré ce positionnement peu conforme à la sensibilité de bien des notables et au projet d’Edmond Barrachin, le prl n’était pas davantage la grande organisation militante qu’il avait cru pouvoir reproduire, avec satellites de masses juvéniles et féminins. L’antiféminisme de très relatives puissances électorales comme Denais avait pesé lourd. L’habileté du réseau qui avait su initier un premier regroupement partiel des droites ne pouvait suppléer à l’explosion sourde de leurs divergences. Sans doute faut-il parler d’une dynamique de l’échec : il interdisait d’autant plus l’émergence de quelque arbitrage reconnu.

Un bilan

26Nous sommes partis d’une contradiction, entre l’extrême faiblesse des droites à l’échelle nationale en 1945 et leur potentiel peu entamé en profondeur. Mais cette notion appelle une forte nuance.

27La droite a toujours dans son histoire hésité entre deux modèles d’organisation. L’une, confédératrice et partant de la force élémentaire des notables et de leurs comités locaux, aurait pu sembler pertinente en 1945 selon un regard a posteriori. On sait que ce fut celle du cni quelques années plus tard. Encore devons-nous remarquer que cette force était aussi inentamée que circonscrite, d’un point de vue opérationnel, à des bastions traditionnels ; dans un plus grand nombre de départements, on constate l’absence, le 21 octobre 1945, de liste électorale modérée en présence d’un mrp inintégrable à cette date et face à la gauche. En fait une démarche partant d’en bas ne répondait pas à l’urgence du moment. L’autre modèle s’appuie sur une organisation nationale forte. C’est celui qui avait commencé à s’imposer dans les réorganisations et recompositions de l’entre-deux-guerres. Henri de Kerillis avait cru en apercevoir l’idéal à la fin des années trente dans l’alliage réalisé par le psf : à la fois une grande machine d’encadrement à la manière de l’Union nationale conservatrice britannique et un mouvement militant appuyé sur une mystique sociale et nationale. Son adéquation à la réalité du psf reste discutable ; mais c’est exactement une telle interprétation hybride qui inspirait le projet d’Edmond Barrachin en 1945 quoique, au milieu des décombres, il manquât de la force nécessaire. Le prl fut l’addition d’un résidu militant, de barons parisiens et d’une majorité, mais non de l’ensemble, des môles d’une résistance régionale des droites : leur organisation était spontanée et parfaitement autonome ; si leurs députés furent des membres fondateurs de son groupe parlementaire, c’était par un sens politique élémentaire et nul sentiment ne les lui attachait. Et, sans compter la parfaite indépendance du courant paysan ni l’indifférence d’un centre-droit alsacien et mosellan pré-gaulliste, lui échappaient les représentations départementales complètes d’une droite modérée classique telles que celles de la Côte-d’Or, de la Seine-Inférieure ou du Nord.



28Sans trop de téléologie, les droites étaient dans une situation d’attente alors que la faiblesse du principal prétendant à leur recomposition, de l’Entente au prl, ne pouvait préjuger d’une disponibilité. De Gaulle et son rpf furent deux ans plus tard le fédérateur qui avait manqué en 1945. Il est significatif qu’Edmond Barrachin et ses amis politiques s’y soient immédiatement ralliés : formellement la démarche était la même, c’est-à-dire partant du niveau national. Elle différait de celle de 1945 par le deus ex machina qu’apportait l’homme providentiel. Son succès, du reste partiel et laissant une marge à la démarche inverse opérée par le cni à partir de 1948, reposait plus profondément sur son ambiguïté : s’il rassembla surtout dans une des deux moitiés politiques du pays, parce qu’elle était disponible, de Gaulle prétendait avec quelque crédit dépasser la division entre droite et gauche. Au contraire, la stratégie d’un bloc abrupt des droites tentée en 1945 était en porte-à-faux par rapport à toute la culture politique française : l’obsession défensive qui l’avait inspirée, voire imposée, était contre-performante.

Notes

1 La place nous manque pour citer les pièces. D’une part, de Gaulle encouragea les fondateurs du Parti républicain de la liberté, dont Frédéric-Dupont ; d’autre part, il soutint les entreprises ambiguës de René Capitant en Alsace en 1945 : au-delà de son élection personnelle, l’ancien ministre cherchait à promouvoir une force de centre-droit appuyée sur des gaullistes alsaciens fort droitiers.

2 Ce projet est énoncé derrière un projet d’hebdomadaire politique en afn, piloté par Vallin et Barrachin : les dissidents psf se posaient en pôle d’un regroupement plus large, avec entre autres partenaires Paul Antier. Les prodromes remontent à 1942-1943 dans l’opération avortée du « psf résistant » conduite par Vallin avec le soutien extérieur de Pierre Brossolette.

3 En l’espèce, l’hebdomadaire Paroles françaises, lancé par Mutter en 1946 et imposé un temps par lui comme porte-voix, par défaut, du prl.

Table des illustrations

Titre La scission du PSF et la genèse du PRL (1944-1945)
URL http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/16301/img-1.png
Fichier image/png, 296k

© Presses universitaires de Rennes, 2004

Licence OpenEdition Books

Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search