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La recomposition des droites

 | 
Gilles Richard
, 
Jacqueline Sainclivier

Première partie. Mesures globales

Les droites et la question coloniale au sortir de la Seconde Guerre mondiale

Frédéric Turpin

Entrées d'index

Géographique :

France

Texte intégral

  • 1 Marc Michel, « La colonisation », in Jean-François Sirinelli (dir.), Histoire des droites en Fra (...)

1La question coloniale n’a jamais vraiment constitué une affaire centrale dans la vie politique française. Elle fut plus souvent utilisée comme un élément dans des rivalités de politique intérieure que considérée en tant que tel. Ce fut particulièrement vrai durant l’entre-deux-guerres puisque le devenir de l’Empire ne fut débattu à la Chambre des députés qu’en de très rares occasions1. Pas plus que leurs leaders politiques, les Français ne semblent avoir brillé par un intérêt profond pour la France d’Outre-Mer. Et, au cours des années trente, leur engouement pour ces lointaines contrées, lié à la recherche de l’exotisme et de l’aventure ainsi qu’à celle de la sécurité à l’approche de la guerre, ne fut jamais qu’un phénomène conjoncturel qui n’apporta guère à la Métropole une juste connaissance de son Empire au-delà d’une certaine conscience impériale.

  • 2 Marc michel, op. cit., p. 142-143.

2Avant la guerre, à l’exception notable du pcf, aucune formation politique ne prônait l’indépendance. Les distinctions se faisaient toutefois nettement jour sur la nature du « colonialisme » et les modalités d’exploitation de ces territoires d’outre-mer et de leurs populations. Pour sa part, la droite adopta de manière générale une attitude commandée par le nationalisme et le conservatisme, déjà teintée par un solide anticommunisme2. Le conformisme intellectuel et les intérêts en présence poussaient alors au maintien du statu quo ou, au mieux, à une évolution limitée et étroitement contrôlée par la Métropole.

3À la Libération, la droite et ses éléments de doctrine trouvèrent difficilement leur place dans une époque qui célébrait avec ferveur les mots « socialisme » et « révolution ». La réaffirmation progressive des droites sur la scène politique française parallèlement à une actualité coloniale de plus en plus sanglante, lui permit-elle alors de poser un discours doctrinal et programmatique spécifique qui en fit, cette fois-ci, un véritable élément de reconnaissance ? Les droites renaissantes mais très divisées connurent-elles sur ces sujets une unité de vue ou au contraire matière à de nouvelles divergences ?

  • 3 Discours du 18 juin 1942 dans Charles de Gaulle, Discours et messages, t. 1, Plon, 1971, p. 419.
  • 4 Charles-Robert Ageron, « L’opinion publique face aux problèmes de l’Union Française », dans colle (...)

4La Seconde Guerre mondiale avait placé l’Empire au cœur des préoccupations et des propagandes des diverses autorités françaises. Il constitua même un enjeu vital entre Vichy et la France libre car, pour Charles de Gaulle et ses compagnons, rallier l’Empire c’était asseoir la légitimité de leur entreprise. Mais c’était aussi donner une base de départ française à la reconquête de la Métropole. De fait, à la Libération, le gprf se plut à célébrer la fidélité indéfectible des populations autochtones dans l’épreuve ainsi que l’effort consenti en faveur de la Mère-Patrie. Mais si cette dernière avait contracté une dette à l’égard de ces peuples, la guerre avait aussi et surtout révélé à la Nation combien l’Empire formait – suivant la formule du général de Gaulle – « un ensemble essentiel à son avenir et nécessaire à sa puissance3 ». De tels sentiments paraissaient alors très majoritairement partagés par les Français4, à l’unisson de leur classe politique.

  • 5 Raymond Aron, 50 ans de vie politique. Mémoires, Julliard, 1983, p. 212.
  • 6 Charles-Robert Ageron, « La survivance d’un mythe : la puissance par l’Empire colonial (1944-1947 (...)
  • 7 Voir notamment le discours de Paul Reynaud du 19 septembre 1945 lors du meeting organisé par l’All (...)

5Il est vrai que dans cette France humiliée et ruinée, la force du sentiment national – « pour ne pas user du terme ambigu de nationalisme5 » – était assurément exacerbée. L’Empire, qui avait été l’ultime recours des temps de guerre, constituait plus que jamais une garantie pour l’avenir. Le mythe de la puissance retrouvée par l’Empire jouait alors pleinement dans les esprits et tous croyaient que la France sans ses colonies ne serait plus rien dans cet après-guerre dominé par les deux Supers-Grands6. Tous s’accordaient donc sur la nécessité de la pérennité des liens entre la France et ses prolongements outre-mer même si les modalités de la re-fondation à opérer différaient sensiblement suivant les formations politiques. À droite comme à gauche, la bonne conscience quant au bien-fondé de la colonisation justifiée par la « mission civilisatrice » de la France paraissait générale et seuls les moyens de combattre les abus de la colonisation, de la rendre plus humaine, étaient évoqués7. Notons toutefois que la question coloniale, à l’exception des représentants outre-mer des Assemblées constituantes et de certains spécialistes métropolitains, demeurait une affaire secondaire au regard des problèmes insolubles de la reconstruction, du ravitaillement ou de l’élaboration de la nouvelle Constitution. Aussi ce qui restait de la droite représentative se retrouva aisément avec d’autres formations en ne développant pas ou peu de réflexions et axes programmatiques qui ne sortissent des référents traditionnels : « plus grande France », « mission civilisatrice », intérêts économiques, etc.

  • 8 Joseph Laniel, Jours de gloire et jours cruels. 1908-1958, Presses de la Cité, 1971, p. 141.
  • 9 Programme du prl, « Sauver l’économie française », 1946 ( an, 74AP30).

6Par exemple, la spécificité toute relative du discours colonial du prl, au-delà de cet attachement généralisé à la France d’Outre-Mer, résidait surtout dans son angle très économique qui relayait un programme métropolitain fondamentalement axé sur les enjeux économiques, industriels et sociaux. Il s’agissait tant en France qu’outre-mer de « modérer les instincts dirigistes et étatistes de la majorité8 ». Le programme du prl se proposait ainsi de mieux mettre en valeur l’Union française, en tenant compte de « l’amélioration du sort des populations indigènes » par « le développement des cultures vivrières », le « progrès de l’hygiène sociale » et le « développement de l’instruction ». Cependant que l’Union devait plus que jamais fournir à la Métropole les matières premières lui faisant défaut et « des débouchés à l’industrie métropolitaine des biens de production » ; ce qui n’excluait pas « le développement de l’industrie locale demandé par les colons et par les indigènes9 ».

  • 10 Voir Jacques Marseille, Empire colonial et capitalisme français. Histoire d’un divorce, Seuil, 19 (...)
  • 11 an, MI 628.
  • 12 Rapport d’activité parlementaire du groupe mrp de l’Assemblée nationale, novembre 1946-août 1947 (...)

7Au sein des droites représentatives, la référence systématique à l’Empire comme élément constitutif vital de leur doctrine resta donc surtout l’apanage de quelques individualités représentant l’outre-mer – tout particulièrement les députés algériens du premier collège comme le général Aumeran – ou liées à des secteurs d’activités, le plus souvent en déclin10, y ayant des intérêts. Pour la très grande majorité des autres, au-delà d’une vision tenant probablement plus du conformisme intellectuel que d’une analyse profondément réfléchie, la question coloniale demeura un sujet accessoire dans leurs prises de position – comme le montre la campagne électorale de René Coty au Havre en novembre 1946 qui n’évoqua pas le devenir de l’Union française11. Au point que ce furent les centristes du mrp – qui recueillaient alors nombre des suffrages des électeurs de la droite traditionnelle décimée – qui développèrent une véritable doctrine outre-mer, proclamant même « parce que Mouvement de défense du droit de la personne et Mouvement passionnément français leur vocation particulière à édifier » cette Union12.

  • 13 Louis Aujoulat, La vie et l’avenir de l’Union Française, serp, 1947, p. 17 ( an, 350AP124).
  • 14 Voir notamment L’Aube du 2 avril 1945, « L’Indochine et l’Union française » par Robert Delavignet (...)
  • 15 Rapport de politique coloniale de Louis Aujoulat, IIe congrès national, 13-16 décembre 1945 ( an, (...)

8Inspirée par le christianisme social et le patriotisme aigu de cette période, la doctrine outre-mer du mrp visait surtout à la défense et à l’épanouissement de la personne humaine, réfutant notamment toute forme d’exploitation « colonialiste13 ». Mais dans la lignée de l’humanisme colonial réformateur des années trente (incarné notamment par Robert Delavignette14) et des circulaires du gouverneur Eboué de 1941, le mrp mettait en avant une « méthode souple » d’apprentissage qui prévoyait d’amener ces populations d’outre-mer, « par étapes et en tenant compte du degré d’évolution et de la maturité politique de chaque colonie » à des « niveaux de vie économique, sociale, culturelle très élevés15 ». Il se proposait tout au plus de préparer les populations indigènes à la vie politique en les faisant participer à la gestion de leurs affaires au sein d’assemblées locales aux pouvoirs restreints.

  • 16 Voir son article dans Renaissances d’octobre 1944, « Essai d’organisation constitutionnelle de la (...)
  • 17 Paul Isoart, « L’élaboration de la Constitution de l’Union française : les assemblées constituant (...)

9Quant aux structures de l’Union française, le mrp se prononçait en faveur de l’association sous la forme d’une marche progressive vers le fédéralisme et ce malgré les tenants de la politique de l’assimilation représentés en son sein par le député d’Alger Paul-Émile Viard16 et les fédérations d’Algérie. Ainsi le mrp demeura le « parti de la fidélité » au général de Gaulle, à son action à la tête du gprf et à ses positions sur le devenir de l’Union. En effet, dans sa déclaration du 27 août 1946, le Général avait publiquement condamné le projet constitutionnel pour l’outre-mer avancé par la Commission de l’Union française qui laissait, à ses yeux, trop de place à la « sécession ». Cette intervention ainsi que celle d’Édouard Herriot avaient été relayées par l’action décisive du président du gprf, Georges Bidault, qui avait imposé un texte moins « ouvert17 ». De sorte que les idées constitutionnelles outre-mer du mrp à tendance fédéraliste, qui étaient aussi celles du général de Gaulle se retrouvèrent en partie dans le titre VIII de la Constitution du 27 octobre 1946.

  • 18 Raoul Girardet, L’idée coloniale en France. 1871-1962, La Table Ronde, 1972, p. 200-201.
  • 19 Le refus de la politique d’assimilation entraîna, à la suite du vote du Statut de l’Algérie le 20 (...)

10Au-delà de la conscience, quasi unanimement partagée sur l’échiquier politique français, de la légitimité et de la nécessité de la permanence de l’héritage légué par la conquête coloniale18, les divergences sur les conditions de sa sauvegarde apparaissaient très ténues si on considère un ensemble politique incluant le général de Gaulle (ainsi que les mouvements et personnes gravitant autour de lui), les centristes du mrp et ce qui restait de la droite parlementaire traditionnelle, en particulier Paul Reynaud (un de ses rares caciques à penser la question). L’accord semblait plus ou moins consciemment se faire sur des grands principes communs qui tenaient peut-être encore, pour le moment, plus d’un état d’esprit que d’une réflexion théorique approfondie : une organisation vaguement fédérative dirigée par la France19, l’octroi très progressif de plus d’autonomie locale aux territoires d’outre-mer, le développement économique, voire industriel, dans le respect des intérêts métropolitains ainsi que la défense des populations indigènes. L’intervention de Paul Reynaud lors des débats constitutionnels relatifs à l’outre-mer, en donnait parfaitement le ton :

  • 20 Le Figaro, 24 septembre 1946, « Autour du débat sur l’Union française » par Jean Griot.

« L’erreur initiale de beaucoup est la négation et même le reniement de la grandeur et de la noblesse du “fait colonial”. On a inventé récemment, à cet effet, le mot “colonialisme” pour dénigrer l’œuvre des Bugeaud, des Gallieni, des Lyautey, de nos colons, de nos missionnaires, de nos médecins et de nos administrateurs. Prendre par la main des peuples qui en sont au stade du Moyen Âge pour leur faire franchir des siècles d’histoire, leur apporter les bienfaits d’une sécurité inconnue jusque-là et ceux de la science appliquée à l’être humain et à la production des richesses est une œuvre de très longue haleine. Notre devoir et notre intérêt nous incitent à faire participer à la gestion des affaires publiques de leur pays les membres de l’élite indigène qui doit à la France d’être une élite […]. S’il était brusquement mis fin à notre tutelle, la plupart d’entre eux retourneraient à leurs dissensions intestines et mettraient en péril la civilisation que nous avons édifiée, jusqu’au jour où un tiers nous remplacerait pour leur plus grand dommage. Sous le prétexte qu’une évolution est nécessaire pour éviter la catastrophe, certains veulent nous faire adopter une politique qui nous y conduirait tout droit. Il parle de l’Union française comme si une comparaison pouvait s’établir entre le Canada et l’Australie membres du Commonwealth britannique, et les peuples si différents par la race, la langue, la religion, la culture, peuples si variés et si originaux qui vivent sous notre drapeau20 ».

11L’explosion de violentes crises coloniales et les secousses liées à la guerre froide ne firent que confirmer ces premières prises de positions suivant toutefois des thématiques de plus en plus conservatrices et anticommunistes. Il est vrai qu’au cours de l’année 1947, la parenthèse d’unanimité nationale consécutive à la Libération toucha à sa fin. L’anticommunisme de la droite, très discret depuis 1944 – circonstances obligent –, put dès lors s’exprimer plus légitimement sur la scène politique française. D’autant qu’au même moment un grand parti de masse voyait le jour : le Rassemblement du peuple français. L’avènement de cette droite populaire et nationaliste, organisée sous l’autorité d’un personnage charismatique – l’ancien chef de la France libre –, redonna assurément force et légitimité à nombre de ses valeurs traditionnelles, y compris en matière coloniale.

  • 21 Sur cette question, voir F. Turpin, Le Rassemblement du Peuple Français et l’Outre-Mer, Cahier de (...)
  • 22 Voir notamment les discours du Général à Strasbourg le 7 avril et à Bordeaux le 15 mai 1947 (Charl (...)
  • 23 Article de Jacques Soustelle cité dans la Lettre à l’Union française n° 15 du 31 janvier 1950 ( f (...)

12Pour sa part, le rpf développa une véritable doctrine de l’Union française et en fit même l’un de ses principaux thèmes de campagne21. La propagande du nouveau parti prit ainsi, dès ses débuts, un ton très impérial soulignant combien la pérennité des liens entre la France et les territoires d’outre-mer n’était aucunement une affaire secondaire. En effet, la notion de puissance et donc d’indépendance nationale se trouvait au cœur du programme du rpf. Or l’Union française constituait assurément, aux yeux du général de Gaulle et des gaullistes, un des éléments essentiels de la puissance et du rayonnement de la France sur la scène internationale. Dans ces conditions, si elle voulait se maintenir parmi les nations qui comptaient dans le monde, elle se devait impérativement de conserver ses territoires d’outre-mer, quitte à y promouvoir des changements acceptables par la métropole. D’autant que le maintien de son rang n’était pas seul en cause. Durant ces années où la guerre froide faisait craindre à l’imminence d’un nouveau conflit mondial, la liberté et la survie de la France étaient également en jeu. L’Empire pouvait, en cas d’invasion soviétique, constituer, comme en 1940, l’ultime recours. À ces considérations s’ajoutaient aussi les arguments qui avaient justifié, par le passé, la colonisation : la « mission civilisatrice » et l’importance de l’œuvre accomplie qui donnait à la France et à ses colons des droits sur ces territoires22. Nombre de gaullistes développaient même une véritable mystique de l’Union française rejoignant certains arguments du « parti colonial » de la fin du xixe siècle qui mettaient notamment en avant la possibilité pour la jeunesse française de « se réaliser ». Pour le secrétaire général du mouvement, Jacques Soustelle, l’Union représentait « la grande chance du deuxième demi-siècle pour la France et pour notre jeunesse, le Far West de la France, c’est-à-dire son Far South23 ».

  • 24 Motion sur l’Union française des assises nationales des 11-12 février 1949 ( fcdg, rpf 258).
  • 25 L’Étincelle, 13 septembre 1947, « L’Union Française sous l’autorité française ».

13Dans la lignée des prises de position du général de Gaulle pendant la guerre et à la Libération, le rpf axa sa doctrine autour de deux idées-force. Les territoires d’outre-mer se voyaient reconnaître le droit à « une organisation propre et une autonomie adaptée à leur degré de développement et permettant à chacun l’épanouissement de sa personnalité24 ». Toutefois, les modalités pratiques envisagées paraissaient fort peu libérales et concernaient surtout les aspects économiques et sociaux car en fait, du point de vue politique, il s’agissait tout au plus d’une « décentralisation administrative ». En outre, comme le rappelait le général de Gaulle à Bayonne, le 7 septembre 1947, « le nouvel équilibre, s’il doit être généreux pour répondre à notre génie en même temps qu’à notre devoir, ne peut être fondé que sur l’autorité de la France25 ». Le Rassemblement mit en avant un avenir constitutionnel de l’Union française suivant des normes fédératives. Mais le vocabulaire employé, qui usait volontiers du terme « fédération », ne devait pas faire illusion : la métropole devait dominer et diriger l’Union en ayant notamment la haute main sur la politique étrangère, la défense, les communications et tous les secteurs économiques communs.

  • 26 Frédéric Turpin, Le gaullisme et l’Indochine. 1940-1956, Lille, Presses universitaires du Septent (...)

14Si les gaullistes surent admirablement utiliser le thème de l’Union française afin de dénoncer ce qu’ils considéraient être l’incurie criminelle des gouvernements de « troisième force », il n’en était pas moins vrai qu’ils ressentaient douloureusement le risque de désagrégation de l’Union et, par là, la décadence de la France. Ils se firent par conséquent les chantres de l’opposition au « bradage » de l’Empire et ce pendant toute la IVe République, voire même au-delà pour certains d’entre eux. En ce sens, le rpf soutint tout autant la guerre en Indochine contre l’agent du Komintern Hô Chi Minh que la répression de la révolte à Madagascar. De même, il s’opposa au rattachement du territoire d’outre-mer qu’était juridiquement la Cochinchine (une colonie avant 1946) à un Vietnam réunifié sous l’égide de l’ex-empereur Bao Daï26.

  • 27 Note de la direction générale de la Sûreté nationale, direction des rg, 23 juillet 1946 ( an, F1a(...)

15La droite modérée se retrouva elle aussi avec le rpf du général de Gaulle dans ce refus du « bradage » de l’Union française ainsi que dans l’anticommunisme, sans pour autant faire œuvre d’une réflexion doctrinale aussi poussée et structurée que celle du gaullisme. La question indochinoise intéressa tout particulièrement cette droite qui craignait que l’Union se désagrégeât avant même d’avoir vu le jour. Dès juillet 1946, le prl s’était ainsi distingué par sa volonté de ne pas voir la conférence franco-vietnamienne de Fontainebleau créer de fâcheux précédent. Le président du groupe, Jules Ramarony, avait alors répondu favorablement à un télégramme de 3000 Français de Saigon se plaignant des attentats qui les visaient et formant le vœu que la souveraineté française y fût pleinement rétablie. La demande d’interpellation déposée par André Mutter, au nom du groupe, fut toutefois rejetée par l’Assemblée27. Les commentaires du prl recueillis par les Renseignements généraux ( rg) à la suite des « incidents » d’Haiphong de novembre 1946 reflétaient parfaitement leur état d’esprit :

  • 28 Note des rg, 27 novembre 1946 ( an, F1a 4731).

« On déclare notamment que la faiblesse du gouvernement à l’égard des “mercenaires vietnamiens” est criminelle, tant au point de vue du prestige que de la sauvegarde des intérêts français. On souhaite “que le prochain cabinet” ne se laisse pas mener par la horde bolchevique qui est train de “ruiner la France”, et on espère que le plus possible de forces disponibles seront envoyées en Indochine pour venger les morts français28 ».

  • 29 Note des rg, 27 décembre 1946 ( an, F1a 4732).
  • 30 Note des rg, 26 décembre 1946 ( an, F1a 4732).
  • 31 Propos de Rémy Roure rapporté dans la note des RG du 26 décembre 1946 ( an, F1a 4732).
  • 32 Par exemple L’Époque lança en juin 1946 une série d’articles intitulée « Menaces sur l’Afrique du (...)
  • 33 Lors du débat à l’Assemblée nationale sur l’Indochine, le 12 mars 1947, un pugilat éclata entre le (...)
  • 34 Note des rg, 31 mars 1947 ( an, F1a 4738).
  • 35 Note des rg, 20-21 février 1947 ( an, F1a 4736).
  • 36 Intervention du conseiller municipal Jean Mouton lors de la réunion du 4 février 1947, salle Wagra (...)
  • 37 Note des rg au sujet d’une réunion organisée sous les auspices du PRL par le groupe « La nouvelle (...)
  • 38 joan, 6 et 9 mai 1949.
  • 39 joan, 1er août 1947. jocr, 7 août 1947.

16Après la tentative de coup de force du Viet-Minh, le 19 décembre 1946, le prl et les milieux de droite se déchaînèrent tant par anticommunisme que par nationalisme contre « la néfaste politique d’abandon qui a été celle du gouvernement depuis le départ du général de Gaulle29 ». Stigmatisant tout particulièrement « l’action pernicieuse des communistes », ils soulignèrent combien l’affaire indochinoise pouvait avoir de redoutables conséquences en Afrique du Nord « où les chefs indigènes n’attendent qu’un signe de faiblesse dans la politique coloniale française pour déclencher un soulèvement général des peuples arabes30 ». La presse modérée fut également mise à contribution puisque plusieurs journalistes (dont Rémy Roure et Gabriel Robinet) convinrent « de raviver la querelle et de développer ainsi la propagande anticommuniste en exploitant à fond ce sujet31 ». Bien que douloureusement ressentie – les campagnes de la presse modérée depuis juin 1946 soulignant les risques qui menaçaient l’Union française– en témoignaient32, la question coloniale était donc utilisée dans la lutte contre le communisme. Question coloniale et anticommunisme étaient décidément très étroitement liés d’autant que l’opposition avec le pcf se faisait plus violente tant dans les propos que physiquement33. Le prl condamna ainsi le rappel de l’amiral d’Argenlieu en février 1947 et se déclara « plus que jamais hostile à toute négociation et partisan de la lutte jusqu’à la pacification complète des territoires de l’Union34 ». La nébuleuse modérée tenta également de se mobiliser sur le terrain non sans risque puisque, le 21 février 1947, salle Wagram, un meeting pour protester contre la présence du communiste Billoux à la Défense nationale et pour évoquer la question indochinoise et l’avenir de l’Union française fut annulé par le gouvernement de crainte de heurts violents avec les contre-manifestations de la sfio et du pcf35. D’autres réunions purent néanmoins se tenir au cours desquelles tous les orateurs tombèrent au moins d’accord sur un point : sans Empire, la France ne serait plus qu’un pays rabaissé au rang des plus petites puissances européennes. Toutefois certains rapporteurs, comme ceux du Parti républicain et social de la Réconciliation française brillèrent par un inébranlable conservatisme condamnant pêle-mêle les résultats de la conférence de Brazzaville de 1944, l’amnistie accordée aux agitateurs et les effets néfastes de la liberté du travail concédée aux indigènes36. Tandis que le conseiller prl de la République Julien Brunhes avançait une vision de l’Union proche de celle du général de Gaulle (et bientôt du rpf37). L’insurrection malgache ne fit que renforcer les craintes de la droite modérée et pousser encore un peu plus à sa radicalisation. Dans cette affaire, le prl, en particulier par la voix du député Pierre July, les 6 et 9 mai 194738, prit la défense de l’œuvre française et des colons de la Grande Île. Réclamant que la France fît preuve de la plus grande fermeté envers les rebelles, il fustigea publiquement la politique outre-mer qui consistait à « traiter de même toutes les parties diversement évoluées de ce qu’on appelait autrefois l’Empire français ». Tant les parlementaires prl de l’Assemblée que du Conseil de la République votèrent en conséquence la levée de l’immunité de certains de leurs collègues malgaches39.

  • 40 Marc Michel, op. cit., p. 152-153.
  • 41 Note des rg au sujet de la situation économique de nos territoires d’outre-mer, 14 décembre 1946 (...)
  • 42 Revue de Paris, mars 1948, « Incertitudes 1948 » par Paul Reynaud.

17En fait, à partir de l’année 1947, la droite modérée renaissante manifesta de plus en plus farouchement sa volonté de pérenniser l’héritage colonial de la IIIe République. Et pourtant – souligne Marc Michel – ses convictions européennes, son libéralisme économique et ses préoccupations hexagonales eussent pu constituer des garde-fous contre le nationalisme colonial40. Mais après-guerre, certains milieux industriels y poussaient fortement41 et ce malgré la profonde mutation de l’économie française. En mars 1948, un esprit aussi averti que Paul Reynaud ne fustigeait-il pas le fait qu’aucune voix officielle n’eût jamais dit, « à la radio, qu’avant la guerre, 30 % de nos exportations allaient vers la France d’Outre-Mer et montré quel abaissement du niveau de vie des masses ouvrières signifierait pour nous sa perte ?42 ».

  • 43 Dépêche de l’ afp n° 536, 6/7 janvier 1948 ( fcdg, rpf 638). Bénézet était par ailleurs l’auteur d (...)
  • 44 joan, Édouard Frédéric-Dupont, 21 mai 1949.
  • 45 joan, 23 mai 1949.
  • 46 an, 74AP33.

18Cette unité de vue de la nébuleuse modérée concernant la défense et illustration de l’Union française ne l’empêcha cependant pas de connaître des divergences d’appréciation quant à ses modalités. Ainsi dans le cas indochinois qui dominait alors la scène coloniale française, l’accord franco-vietnamien de la baie d’Along du 5 juin 1948 fut diversement salué. Le Figaro l’approuva clairement comme « une chance pour la pacification et la construction méthodique de l’Union » tandis que L’Époque se montrait très nuancée dans son jugement. Surtout, L’Aurore, sous la plume d’Henry Bénézet, critiqua le gouvernement français pour avoir spéculé sur des hommes de paille43… Les débats et les votes à l’Assemblée nationale sur le changement de statut de la Cochinchine, les 21 et 23 mai 1949, ne firent que confirmer ces divergences de méthode. Ainsi les députés prl – en particulier Adolphe Aumeran et Édouard Frédéric-Dupont – dénoncèrent « cette atteinte aux contours de la République française44 ». Le 23, parlementaires gaullistes et prl se retrouvèrent ensemble pour voter contre le projet gouvernemental tandis que l’Indépendant Temple, au nom de son groupe, appelait à voter pour avec l’espoir de se rapprocher de la paix45. La motion sur l’Union française de la journée d’étude des Indépendants et Paysans du 21 novembre 1949 ne fit, une nouvelle fois, que confirmer ces nuances quant à l’Indochine46.



19Les années qui suivirent la Libération marquèrent assurément une accélération dans le processus d’identification de la droite au nationalisme colonial. Tous à droite communièrent dans la défense et illustration de l’Empire et, à l’exception de quelques groupements très minoritaires, également dans celles de l’Union française. Certes tous ne brillèrent pas forcément par un soutien inconditionnel en faveur de l’engagement français en Indochine. Encore cette attitude relevait-elle probablement plus d’une analyse pragmatique, qui tendait déjà à considérer les sacrifices consentis sans commune mesure avec les bénéfices à attendre pour la France, que d’une volonté pure et simple d’abandon. Il n’empêche que si tous accordaient la priorité à l’Afrique du Nord, elle aussi en butte à l’agitation, très nombreux furent ceux à droite qui, par anticommunisme et nationalisme, appuyaient l’effort de guerre en Indochine. Cet ancrage décisif de la droite dans le nationalisme colonial la disqualifia de nouveau très sérieusement au cours de la décennie suivante, notamment lors de l’affaire algérienne.

Notes

1 Marc Michel, « La colonisation », in Jean-François Sirinelli (dir.), Histoire des droites en France, tome 3, Sensibilités, Gallimard, 1992, p. 141-143.

2 Marc michel, op. cit., p. 142-143.

3 Discours du 18 juin 1942 dans Charles de Gaulle, Discours et messages, t. 1, Plon, 1971, p. 419.

4 Charles-Robert Ageron, « L’opinion publique face aux problèmes de l’Union Française », dans collectif, Les chemins de la décolonisation de l’Empire français. 1936-1956, Édition du CNRS, 1986, p. 34-35.

5 Raymond Aron, 50 ans de vie politique. Mémoires, Julliard, 1983, p. 212.

6 Charles-Robert Ageron, « La survivance d’un mythe : la puissance par l’Empire colonial (1944-1947) », dans René Girault, Robert Frank, La puissance française en question. 1945-1949, Presses universitaires de la Sorbonne, 1989, p. 35-41.

7 Voir notamment le discours de Paul Reynaud du 19 septembre 1945 lors du meeting organisé par l’Alliance démocratique à la Mutualité sur le thème « Comment reconstruire la France ? » ( an, 75AP76).

8 Joseph Laniel, Jours de gloire et jours cruels. 1908-1958, Presses de la Cité, 1971, p. 141.

9 Programme du prl, « Sauver l’économie française », 1946 ( an, 74AP30).

10 Voir Jacques Marseille, Empire colonial et capitalisme français. Histoire d’un divorce, Seuil, 1989, p. 188-197.

11 an, MI 628.

12 Rapport d’activité parlementaire du groupe mrp de l’Assemblée nationale, novembre 1946-août 1947 ( an, 350AP47). Sur cette doctrine, voir F. Turpin, « Le mrp et l’Outre-Mer (1944-1962) », in France-Forum n° 316, 1997 (actes du colloque « Regards sur le mrp » tenu au Sénat le 10 décembre 1996), p. 64-69.

13 Louis Aujoulat, La vie et l’avenir de l’Union Française, serp, 1947, p. 17 ( an, 350AP124).

14 Voir notamment L’Aube du 2 avril 1945, « L’Indochine et l’Union française » par Robert Delavignette.

15 Rapport de politique coloniale de Louis Aujoulat, IIe congrès national, 13-16 décembre 1945 ( an, 350AP14).

16 Voir son article dans Renaissances d’octobre 1944, « Essai d’organisation constitutionnelle de la Communauté française » et son intervention devant l’Assemblée nationale constituante le 11 avril 1946.

17 Paul Isoart, « L’élaboration de la Constitution de l’Union française : les assemblées constituantes et le problème colonial » dans ihtp-cnrs, op. cit., p. 28-29.

18 Raoul Girardet, L’idée coloniale en France. 1871-1962, La Table Ronde, 1972, p. 200-201.

19 Le refus de la politique d’assimilation entraîna, à la suite du vote du Statut de l’Algérie le 20 septembre 1947, le départ de Viard, du comité directeur de la fédération d’Alger et de la fédération de Constantine. (Frédéric Turpin, « Le mrp et l’avenir de l’Algérie. 1947-1962 », dans Revue d’histoire diplomatique, n° 2-1999, p. 174-179).

20 Le Figaro, 24 septembre 1946, « Autour du débat sur l’Union française » par Jean Griot.

21 Sur cette question, voir F. Turpin, Le Rassemblement du Peuple Français et l’Outre-Mer, Cahier de la Fondation Charles de Gaulle n° 13, 2004. Guy Perville, « Le rpf et l’Union française », dans Fondation Charles de Gaulle ( fcdg) – Université de Bordeaux 3, De Gaulle et le Rassemblement du Peuple Français. 1947-1955, Armand Colin, 1998, p. 520-529.

22 Voir notamment les discours du Général à Strasbourg le 7 avril et à Bordeaux le 15 mai 1947 (Charles de Gaulle, Discours et messages, t. 2, Plon, 1971, p. 52-53 et p. 74-81).

23 Article de Jacques Soustelle cité dans la Lettre à l’Union française n° 15 du 31 janvier 1950 ( fcdg, rpf 602). Voir aussi Jacques Soustelle, Vingt huit ans de gaullisme, La Table Ronde, 1968, p. 287 et Le Rassemblement du 26 février au 4 mars 1954, « L’Eurafrique espoir de la jeunesse » par le secrétaire général des Jeunes, Bernard Fauquenot.

24 Motion sur l’Union française des assises nationales des 11-12 février 1949 ( fcdg, rpf 258).

25 L’Étincelle, 13 septembre 1947, « L’Union Française sous l’autorité française ».

26 Frédéric Turpin, Le gaullisme et l’Indochine. 1940-1956, Lille, Presses universitaires du Septentrion, 2000, p. 586-592.

27 Note de la direction générale de la Sûreté nationale, direction des rg, 23 juillet 1946 ( an, F1a 4731).

28 Note des rg, 27 novembre 1946 ( an, F1a 4731).

29 Note des rg, 27 décembre 1946 ( an, F1a 4732).

30 Note des rg, 26 décembre 1946 ( an, F1a 4732).

31 Propos de Rémy Roure rapporté dans la note des RG du 26 décembre 1946 ( an, F1a 4732).

32 Par exemple L’Époque lança en juin 1946 une série d’articles intitulée « Menaces sur l’Afrique du Nord », bientôt suivie par L’Ordre, La dépêche de Paris, Le Figaro et L’Aurore (C.-R. Ageron, op. cit., La puissance, p. 44 et n. 31 p. 50).

33 Lors du débat à l’Assemblée nationale sur l’Indochine, le 12 mars 1947, un pugilat éclata entre le communiste Garcia et le prl Pierre André (Note des rg, 12 mars 1947 ; an, F1a 4738). Le lendemain, Paul Reynaud suscita un nouvel incident en dénonçant la présence du dirigeant vietnamien Duong Bach Maï dans la tribune n° 6 ( an, 74AP76).

34 Note des rg, 31 mars 1947 ( an, F1a 4738).

35 Note des rg, 20-21 février 1947 ( an, F1a 4736).

36 Intervention du conseiller municipal Jean Mouton lors de la réunion du 4 février 1947, salle Wagram (note des rg, 5 mars 1947 ; an, F1a 4736). Notons que le bulletin de l’Alliance démocratique (dominée par Pierre-Étienne Flandin) abondait dans le même sens, condamnant même jusqu’à la notion d’Union française (Intervention de Rosemonde Sanson lors du colloque).

37 Note des rg au sujet d’une réunion organisée sous les auspices du PRL par le groupe « La nouvelle tribune des idées françaises », salle de la Photographie (Paris), le 25 février, 27 février 1947 ( an, F1a 4736).

38 joan, 6 et 9 mai 1949.

39 joan, 1er août 1947. jocr, 7 août 1947.

40 Marc Michel, op. cit., p. 152-153.

41 Note des rg au sujet de la situation économique de nos territoires d’outre-mer, 14 décembre 1946 ( an, F1a 4733).

42 Revue de Paris, mars 1948, « Incertitudes 1948 » par Paul Reynaud.

43 Dépêche de l’ afp n° 536, 6/7 janvier 1948 ( fcdg, rpf 638). Bénézet était par ailleurs l’auteur de L’Afrique française en danger, Fayard, 1947.

44 joan, Édouard Frédéric-Dupont, 21 mai 1949.

45 joan, 23 mai 1949.

46 an, 74AP33.

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