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La recomposition des droites

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Gilles Richard
, 
Jacqueline Sainclivier

Première partie. Mesures globales

Les droites vues par le Parti communiste français : le discours sur le MRP, le PRL et le RPF, 1946-1947

Patricia Boyer

Entrées d'index

Géographique :

France

Texte intégral

1Après la cinquième colonne cristallisant, au cours de l’hiver 1944-1945, les angoisses d’une guerre qui s’éternise, la réaction est la nouvelle antienne d’une vie politique renaissante. Largement impulsé et diffusé par un pcf (parti communiste français) très actif en la matière, ce thème se nourrit de violentes diatribes à l’encontre des « partis réactionnaires ». Au premier rang desquels l’on trouve le mrp (Mouvement républicain populaire), le prl (Parti républicain de la liberté) et le rpf (Rassemblement du peuple français), nés après-guerre.

  • 1 En Lozère et en Aveyron, le vote reste conservateur, hormis dans les bassins miniers et les centre (...)

2« Antirépublicains » ou « néo-fascistes », « cagoulards », « munichois » ou « vichyssois », quelles images de ces formations politiques le pcf véhicule-t-il ? Quelles distinctions, le cas échéant, fait-il entre elles ? Quelles fonctions ces références au passé sombre de la France revêtent-elles ? Par l’exemple du Languedoc-Roussillon, région méridionale au traditionnel ancrage à gauche1, nous tenterons d’analyser le discours communiste, ses motivations et ses implications.

3De ce point de vue, l’année 1946, riche en campagnes électorales et référendaires, offre un terreau à de multiples et parfois violentes luttes politiques ; avant que le début de l’année 1947 et la guerre froide naissante ne donnent une plus vaste dimension à cette querelle franco-française.

Batailles pour une constitution

La « réaction » : genèse d’une formule à succès

  • 2 Sylvie Guillaume, « Les Droites et la Quatrième République », dans Historiens et Géographes, n° 3 (...)

4Dès la Libération, renaissent des rassemblements de droite ou de centre droit ; profitant de la déliquescence de certains partis d’avant-guerre, tel le parti radical, ils tentent de trouver leur place dans un paysage politique dominé par les communistes et les socialistes. Ainsi le mrp, né en novembre 1944, ou le prl, en décembre 1945. Le premier s’implante avec succès dans l’électorat et assure la présence de la démocratie chrétienne au gouvernement grâce, notamment, aux très exposés ministres de la Justice en cette période d’épuration : François de Menthon puis Pierre-Henri Teitgen. Le second, formation hétéroclite d’anciens résistants de droite et de sympathisants de Vichy, revendique l’image d’une famille politique ayant traversé l’Occupation sans compromission, attachée aux libertés et au régime républicain 2. Néanmoins, l’un comme l’autre se voient rejetés par le pcf dans la même famille réactionnaire : ils payent ainsi leur campagne hostile au projet de constitution socialo-communiste instaurant un régime d’assemblée. Et la voix du Parti, devenu le premier de France lors de l’élection de la Constituante en octobre 1945, porte loin. Par ailleurs, l’effacement progressif de l’esprit de résistance, au profit d’un retour aux joutes politiciennes, contribue à la radicalisation du discours.

  • 3 Affiche du prl, avril 1946. ad de l’Aude, MW 3709.
  • 4 Note d’information des rg (renseignements généraux), 19 avril 1946. ad Gard, 1 W 711.

5Dans ce contexte, à la veille du référendum de mai 1946, les communistes assaillent le prl qui, voyant ses affiches lacérées ou ses réunions politiques perturbées, s’insurge à son tour : « Le communisme, c’est le fascisme », proclame-t-il3. La riposte ne se fait pas attendre : des inscriptions à la peinture rouge barrent les placards jusqu’alors épargnés ; le sigle prl s’y traduit par la formule « Pétain-Reynaud-Laval », désormais emblématique. Le pcf met aussi en garde : le prl, « c’est la liberté pour les traîtres de Vichy de reprendre en main les leviers de commande du pouvoir4 ».

  • 5 Dans les réunions politiques, affiches et tracts.

Expressions relatives au prl diffusées par le pcf en avril 19465

Expressions relatives au  prl diffusées par le  pcf en avril 19465

6On voit, dans ces qualificatifs, la permanence de vieux conflits idéologiques. Cagoulards, munichois et vichyssois forment une chaîne dans le temps, dont la filiation logique est la constitution d’un grand parti de la réaction, peu après la fin de la guerre. Le prl n’est pourtant considéré que comme une composante parmi d’autres de la nébuleuse réactionnaire, la plus clairement identifiée, donc la plus facile à égratigner. Dès avant, le mrp vient grossir ses rangs.

Le mrp et la campagne pour le « non »

7En effet, l’enjeu référendaire conduit le parti communiste à se lancer dans une virulente entreprise de discrédit des démocrates-chrétiens. Accusé de bénéficier des voix de la droite, le mrp devient, plus que jamais, « Mouvement réactionnaire particulier » ou « Machine à ramasser les pétainistes ».

  • 6 Marc Lazar, « Communistes », dans Jean-Pierre Azéma, François Bedarida, 1938-1948, Les Années d (...)
  • 7 Affiche placardée à la permanence du pcf à Montpellier, 16 janvier 1946. ad Hérault, 356 W 128.
  • 8 Bureau politique du 3 janvier 1946; cité dans Stéphane Courtois, Marc lazar, Histoire du Parti c (...)

8Le thème du fascisme émaille aussi le discours. En vogue durant l’année 1945, il se nourrit alors de la querelle sur la laïcité, puisant aux sources d’une collusion hardiment dénoncée entre le Vatican et le régime nazi. Depuis l’avant-guerre, le pcf, comme ses voisins européens, fait de la lutte antifasciste son ciment identitaire. Cela lui permet de nouer des alliances ou de désigner, selon la conjoncture, l’ennemi à combattre6. Il ne peut donc, au nom de sa crédibilité, se défaire trop vite d’une telle légitimité autoproclamée. C’est pourquoi quelques échos résonnent encore au début de 1946, lorsque le mrp est qualifié de « Maison de Révérends Pères », dont la « direction occulte » se compose des « princes de l’Église française collaborationniste », inféodés aux intérêts des trusts et au « discours démagogique » de Rome. Et le parti communiste de conclure, en une phrase lapidaire : « ces trois caractéristiques en font un parti néo-fasciste7 ». toutefois, il se montre généralement plus circonspect ; certes, il s’agit de montrer en quoi la ligne politique du mrp « contient des éléments de fascisme, mais ne pas dire ou écrire que le mrp est un parti fasciste8 ».

  • 9 Le Travailleur catalan, 3 mai 1946.

9Il est vrai que celui-ci n’a pas encore amorcé son glissement vers le centre droit. Son programme économique, son attachement au tripartisme et sa réserve envers le Général démissionnaire privent les communistes de casus belli. Ils apparaissent pourtant fort soucieux d’éloigner la sfio (Section française de l’internationale ouvrière) du mrp. Le référendum sur la constitution en fournit l’occasion : les démocrates-chrétiens, comme le prl voué aux gémonies et comme les radicaux, discrédités comme parti de la IIIe République, appellent à voter non. Dès lors, le discours communiste enveloppe d’une même diatribe tous les opposants au projet constitutionnel. « C’est un ramassis hétéroclite d’ennemis de la laïcité, de démocrates à l’eau de rose, écrit le député des Pyrénées-Orientales Léopold Figuères. À leurs côtés on rencontre les réactionnaires traditionnels, les hommes du grand capital et aussi les miliciens libérés, tous les collaborateurs et les traîtres avérés9 ». En filigrane, resurgissent ici les accusations communistes relatives à une épuration délibérément freinée par les ministres de la Justice démocrates-chrétiens depuis la Libération. Sans doute, aussi, que le mrp paye les âpres discussions qui ont accompagné l’élaboration du texte constitutionnel.

prl et mrp :des cibles privilégiées ?

  • 10 Philippe Buton, Les Lendemains qui déchantent : le Parti communiste français à la Libération, Par (...)
  • 11 Jean-Luc Pinol, « 1919-1958. Le Temps des droites ? », dans Jean-François Sirinelli (dir.), Hist (...)
  • 12 Réunion politique, 31 mai 1946. ad Hérault, 356 W 153.

10La stratégie change avec la victoire du non. Les communistes cherchent des responsables. La sfio ? Certes, la campagne socialiste en faveur du oui manquait d’allant, semant le doute chez les électeurs traditionnels10 ; malgré tout, le pcf ne semble pas lui en tenir rigueur. La cible est plutôt le prl, cristallisant le poids de l’échec et le soupçon de drainer une partie des électeurs du mrp11. Est-ce à dire que les communistes le considèrent, désormais, comme un adversaire crédible ? En fait, il semble que ce soit le risque de glissement des voix prl vers le mrp, en cas de désistement, qui inquiète. Dès lors, en vue de l’élection de la nouvelle Constituante en juin, ce dernier est mis en demeure de justifier de la pureté de son électorat. Et le député héraultais Paul Coste-Floret de dénoncer « les insinuations du parti communiste qui, pour nous traiter de réactionnaires, va jusqu’à dire que le retrait du prl dans le département va nous faire bénéficier de ses voix12 ».

  • 13 Note d’information des rg, 14 juin 1946. ad Aveyron, 2 W 7.
  • 14 « Vigilance », La Lozère libre, 14 juillet 1946.
  • 15 Réunion politique, 1er juin 1946. ad Gard, ca 457.

11Le succès du mrp aux élections ne contribue pas à rendre le climat plus serein. Durant l’été 1946, les assimilations à la réaction se multiplient. Par exemple, dans l’Aveyron, le pcf accuse sans relâche son adversaire de collusion avec le prl, le qualifiant de « parti de droite » ; ce que réfute le mrp, brandissant pour preuve la lutte électorale qui vient de l’opposer au prl13. Rien n’y fait. Tous deux, réunis malgré eux sous la bannière de la réaction, font l’objet d’attaques perpétuelles dans l’esprit doctrinaire du parti : l’antifascisme, qui n’a pas disparu du discours, non plus que le souvenir du combat contre le conservatisme vichyssois. En juillet, l’hebdomadaire la Lozère libre expose son amertume après le double revers électoral : « Nos faiblesses ont encouragé nos adversaires […]. tout se passe comme s’il n’y avait pas eu Pétain et la collaboration, comme s’il n’y avait pas eu la Résistance, l’oppression barbare des nazis et des miliciens, la Libération et la Victoire14 ». Se trouvent alors balayés ceux qui, quelques semaines après l’échec du 5 mai et à la veille de l’élection de la seconde Constituante, prônaient l’union, à l’instar de la députée communiste sortante du gard, Gilberte Rocca : « il est nécessaire de conjurer le mal et d’établir une digue contre les hommes du parti de Laval et Raynaud […] ; nous devons renforcer l’unité avec les catholiques15 ».

  • 16 Stéphane Courtois, Marc Lazar, Histoire du Parti communiste français, op. cit., p. 229.
  • 17 Le Patriote rouergat, 20-26 octobre 1946.

12La campagne de dénigrement atteint son paroxysme en octobre, à la veille du référendum sur le deuxième projet constitutionnel ; mais cette position devient plus délicate à tenir. C’est que le mrp appelle à voter oui, comme les communistes. De plus, le pcf, afin d’éviter l’isolement politique et un nouvel échec, soucieux de contrer le général de Gaulle16, a réalisé un compromis sur le fond. Dès lors, les attitudes affichées envers cet allié de circonstance perdent leur unanimité. Tandis que le Travailleur catalan continue dans la thématique du « parti réactionnaire », Le Patriote rouergat, hebdomadaire du Front national, adopte une position plus nuancée, surtout après la victoire du oui. Il distingue d’un côté de Gaulle, « avec tout ce que la France compte de réactionnaires, d’admirateurs de Pétain, d’ex-collaborateurs et de trafiquants de marché noir ». Et de l’autre « les Résistants de l’intérieur, communistes, socialistes et mrp, qui ont vu tomber un à un leurs meilleurs camarades17 ».

  • 18 Ibidem, 10-16 novembre 1946.

13Néanmoins, si les communistes ont pris acte de l’éloignement entre l’ancien chef de la France libre et le mrp, les législatives de novembre font renaître de vieilles dissensions. À l’origine de la polémique, des affiches électorales annonçant : « M. Teitgen a fait triompher la Justice et non la vengeance… ». Et le Patriote rouergat, cinglant, de compléter : «… En graciant et en libérant des assassins, des dénonciateurs de patriotes, des traîtres et des collaborateurs, régulièrement condamnés par nos tribunaux18 ».

  • 19 Réunion politique, 26 mars 1947. ad Lozère, 2 W 3137.

14Nous avons là l’une des principales raisons de l’inclusion du mrp dans la droite réactionnaire. Utilisée par les partis de gauche, la notion de manœuvres antirépublicaines a besoin de cibles plus clandestines que le prl. La désignation de l’ennemi intérieur doit s’entourer d’une part de mystère pour transformer les suspicions en certitudes. Le mrp, durant la campagne de l’automne 1946, est surtout attaqué sur le thème de l’anti-républicanisme parce que les communistes diffusent l’idée d’une infiltration par des éléments collaborationnistes graciés ou blanchis. Et la victoire du pcf aux législatives de novembre ne fait qu’accentuer cette tendance. Au début de l’année 1947, l’ancien préfet lozérien de la Libération, Henri Cordesse, exprime bien ce sentiment : « Citons le prl, qui fait sa politique honnêtement, et duquel on sait à quoi s’en tenir puisqu’il joue franchement, et puis il y a le mrp qui fait le jeu de la réaction avec plus de diplomatie19 ».

Le pcf, la réaction et la rupture de 1947

Les thèmes du discours communiste

  • 20 Henry Rousso, « La Seconde Guerre mondiale dans la mémoire des droites françaises », dans Jean-Fr (...)

15Le terme de « réaction » est donc le grand triomphateur de la vie politique en 1946, lorsque le retour des consultations nationales marque véritablement la sortie de guerre. Cette expression apparaît comme le fer de lance des attaques communistes. Elle recouvre tout un champ lexical, aussi révélateur de la ligne idéologique qu’il est ancré dans le traumatisme né des années quarante en France. L’exemple de lecture diachronique du Travailleur catalan, entre mars et novembre 1946, traduit bien cette ambivalence. Les violences verbales à l’encontre de la réaction s’appuient sur un modèle binaire qui consiste à rejeter sur ses composantes à la fois le poids de la défaite de 1940 et de l’Occupation. Ainsi, nous n’y avons relevé qu’une expression relative aux « hommes des trusts », thème pourtant cher aux communistes. De même, le fascisme, bien que toujours prégnant, représente une part réduite, tandis que l’assimilation à la Cagoule et autre Parti social français s’amenuise. C’est la collusion avec le régime de Vichy qui domine, dans la droite ligne de la politique d’abandon consacrée à Munich (« munichois », « épaves de la capitulation ») et de l’« assassinat » de la République en juillet 1940 (« fossoyeurs de la France », « représentants de la trahison »). La permanence de l’ennemi qu’il faut combattre, identique à celui de la veille, permet d’affirmer autant à soi qu’aux autres une cohérence de la lutte, justifiée par sa continuité20.

  • 21 Réunion électorale, 1er juin 1946. ad Hérault, 356 W 153.

16On voit ici l’enjeu que représente le fait de placer la confrontation sur le terrain des années noires. La réaction ne survit que parce qu’elle a rebâti son identité en fonction d’engagements passés qu’elle ne renie pas. « Les principaux chefs [du prl] ont été les serviteurs de Vichy » dénonce Raoul Calas, député communiste de l’Hérault21. La conviction d’une poussée réactionnaire s’élabore sur l’idée d’une mémoire déficiente du côté des forces démocratiques. Une mémoire qui aurait été élaborée dans la sélection, voire l’évacuation des souvenirs d’une période traumatisante. Ré-alimenter la mémoire de la guerre et de l’Occupation ou, plutôt, impulser une contre-mémoire républicaine, est un vecteur espéré de destruction des forces réactionnaires. Cet objectif passe par l’expression ostensible du rejet de la collaboration et/ou du fascisme.

  • 22 Le Travailleur catalan, 13 juillet 1946.
  • 23 Marie-Claire Lavabre, Le Fil rouge. Sociologie de la mémoire communiste, Paris, Presses de Scienc (...)

17Cette contre-mémoire républicaine revendique aussi pour référent l’idéal révolutionnaire. Le 14 juillet 1946, la section communiste des Pyrénées-Orientales organise une manifestation pour « en finir avec la réaction et le fascisme ». À cette occasion, « [les populations catalanes] feront la démonstration qu’elles sont les dignes héritières de ceux qui, en 1789, livrèrent bataille à l’ennemi envahisseur et à ses alliés de l’intérieur : les traîtres de l’anti-France22 ». Cependant, la vision marxiste de 1789, exacerbant le rôle des masses populaires aux dépens de la révolution bourgeoise, est délaissée à des fins plus consensuelles. Face à un ennemi intérieur prêt à saper les fondements de l’État, il s’agit de valoriser l’idée d’une révolution entreprise par et pour la République23. L’organisation de « banquets républicains », à l’imitation de ceux de 1847-1848, procède de la même aspiration.

1947 : la « grande peur »

  • 24 Le Républicain du Midi, 4 mars 1947.
  • 25 Michel-Louis Rouquette, Les Rumeurs, Paris, puf, 1975, p. 62.

18Le début de l’année 1947 marque un tournant dans l’instrumentalisation du champ lexical de la réaction. La doctrine Truman et l’aide Marshall poussent la France à choisir son camp, au grand dam de communistes désireux de poursuivre, malgré tout, l’aventure gouvernementale. Par ailleurs, un climat d’extrême tension recouvre le pays, puisant à une situation alimentaire déliquescente autant qu’au sombre contexte international, dans une période ponctuée de scandales aux ramifications politiques, financières et religieuses. Dès lors, privé de garde-fou, le mythe du complot contre la République confine à la psychose, tandis que la presse exacerbe le danger. Au mois de mars, le quotidien Le Républicain du Midi publie une série de mises en garde : la réaction s’apprêterait à user de la force militaire pour mener un coup d’État24. D’après l’opinion, les complicités intérieures ne font aucun doute. La rumeur, fondée sur la certitude d’une agression, recherche ces complicités au sein même de la population dans laquelle elle circule, amorçant ainsi l’ébranlement de la cohésion sociale25.

  • 26 Note d’information des rg, 18 mars 1947. ad Hérault, 356 W 126.
  • 27 Vincent Auriol, Mon septennat : 1947-1955, notes de journal présentées par Pierre Nora et Jacques (...)

19Dans cet environnement trouble, qu’en est-il du pcf ? Les rapports de police ou des préfets mentionnent peu la crainte populaire d’une conspiration d’éléments communistes. Ceux que les observateurs qualifient de modérés, ainsi que la droite, jugent seuls la chose crédible. Selon eux, les associations d’anciens Francs-tireurs et partisans français procéderaient à un regroupement de leurs effectifs stationnés dans la région ; au nombre de trente mille, d’après la rumeur, ils auraient conservé leurs armes à la Libération et auraient constitué des stocks importants26. Jusqu’au sommet de l’État où, malgré tout, le président Auriol s’avoue surpris lorsque Paul Ramadier l’informe de la découverte d’un complot communiste. « Les communistes, écrit-il, ayant au ministère de l’Armement un des leurs, ont mis la main sur un certain nombre d’arsenaux et n’ont pas besoin de se laisser pincer à domicile ». Il donne l’ordre, néanmoins, de ne pas hésiter à « balayer tous ceux qui comploteraient contre le gouvernement27 ».

  • 28 Note d’information des rg, 11 mars 1947. ad Gard, ca 1254.
  • 29 Résolution de la cgt, 25 mars 1947. ad Hérault, 356 W 52/1.

20En surface, donc, des rumeurs parlent de coup de force. En fait, les plus perméables à ces bruits semblent être les communistes eux-mêmes. Ils estiment que la stratégie des ennemis de la République vise à discréditer le régime aux yeux de la classe ouvrière. Les découvertes de dépôts d’armes, thème véhiculé avec complaisance, en seraient une preuve incontestable28. En écho à la rumeur, les appels à la vigilance se multiplient côté pcf, achevant, par des propos souvent alarmistes, d’entraîner l’opinion dans le domaine de la peur irraisonnée. Tracts, affiches, manifestations se succèdent, mêlant dénonciation du complot contre la République et revendications salariales. Car l’agitation syndicale du printemps 1947 est propice à la croisade anti-réactionnaire, sur fond d’émancipation de la cgt (Confédération générale du travail) vis-à-vis d’un parti communiste encore lié par sa participation au gouvernement. Ainsi, la journée d’action du 25 mars est aussi l’occasion de dénoncer les hommes de la réaction ou ceux « qui avaient des responsabilités dans les anciennes organisations fascistes29 ».

  • 30 Michèle Cointet, Histoire culturelle de la France, Paris, sedes, 1988, p. 244.

21Car la terminologie relative au fascisme abonde. Le Parti amorce un discours de guerre froide, « théâtralisé, [qui] emprunte le ton de la révélation, recours à l’affectivité du nous, au sentiment de mystère, d’autorité et de sécurité engendré par la troisième personne du singulier30 ». Le danger immédiat n’est collectivement intégré que s’il puise à un référent connu et rejeté : les collaborateurs de la veille, séides de l’Allemagne nazie, conspirent contre le régime qui les a bannis : le fascisme est, à nouveau, en lutte sourde contre la République.

  • 31 Philippe Buton, « Le pcf et le général de Gaulle, de la Résistance à la Libération », dans Stéph (...)

22C’est dans ce contexte que de Gaulle fonde le rpf, en avril 1947. Certes, les tensions communo-gaullistes ne naissent pas de cet événement. Dès la fin 1945, l’alliance de circonstance s’érode devant les difficultés à réussir le partage des responsabilités. Et si la démission du Général entérine la victoire d’un pcf qui se met en devoir de casser le mythe gaullien31, le discours de Bayeux attise les ressentiments contre l’homme du pouvoir personnel. Jusqu’à ce que le fascisme dénoncé prenne le visage du rpf.

Un « Rassemblement de Pétainistes et de Fascistes »

  • 32 Serge Berstein, Histoire du Gaullisme, Paris, Perrin, 2001, p. 123.

23À cette époque, l’atonie de la population à l’endroit du mouvement gaulliste contraste avec la virulence de communistes cherchant à apparaître comme les ardents défenseurs de la République32. De plus, les comités de vigilance, à la création desquels œuvrent les sections locales du Parti, connaissent un succès mitigé. C’est pourquoi la lutte contre le rpf se replace rapidement dans un registre plus symbolique. Les attaques prennent deux orientations : le fascisme d’une part, les sympathies vichystes et la collaboration d’autre part.

24L’assimilation gaullistes/fascistes, au moment de l’expansionnisme soviétique en Europe centrale, permet au pcf de se faire le chantre de l’anti-totalitarisme. Encore une fois, la propagande s’articule autour d’associations d’idées simples, de mots et d’images véhiculant un symbole fort. Ainsi, abondent les affiches représentant de Gaulle dans une attitude oratoire identique à celle d’Hitler ; des croix gammées sont ajoutées sur les affiches du rpf. Cela procède d’une campagne de dénigrement fondée sur la représentation extérieure. Le regroupement autour d’un chef et le service d’ordre « musclé » concourent à cette assimilation : il s’agit d’un processus identique à celui qui avait conduit à qualifier de fascistes, dans les années trente, les ligues d’extrême droite.

  • 33 Note d’information des rg, 5 mai 1947. ad Gard, ca 1254.
  • 34 Note d’information des rg, 25 avril 1947. Ibid.

25De fait, cette référence est utilisée autant au pcf que dans les diverses organisations qu’il met à contribution : anciens combattants, syndicats, associations. Entre autres, la Fédération nationale des déportés et internés résistants et patriotes lance un appel à l’union contre « toute tentative de pouvoir personnel, qui conduirait infailliblement la France à la dictature néo-fasciste33 ». Aussi, les mineurs du Gard décrètent une grève de protestation le 21 avril : « [ayant] pu mesurer tout le mal fait à la classe ouvrière par le régime dictatorial et autoritaire du sinistre Pétain, […] ils entendent mettre tout en œuvre pour briser toute tentative consistant à instaurer un nouveau régime à pouvoir personnel34 ». On voit ici l’ambivalence de la notion de réaction. Après avoir servi à désigner de mystérieux complots contre la République, elle vise maintenant un mouvement dont le chef est assimilé à un nouveau général Boulanger plus qu’à l’instigateur d’une conjuration secrète.

  • 35 Voir Robert Mencherini, Guerre froide, grèves rouges : parti communiste, stalinisme et luttes soc (...)
  • 36 23 avril 1947. ad Pyrénées-Orientales, 31 W 61.
  • 37 Note d’information des rg, 16 avril 1947. ad Lozère, 2 W 3137.

26La seconde flèche décochée au rpf concerne le comportement présumé de ses membres sous l’Occupation. Thorez n’a-t-il pas parlé de rassemblement de « munichois », de « vichyssois » et de « collaborateurs notoires » qui ont pris de Gaulle comme porte-parole35 ? Pourtant, l’image du « général factieux » semble ici se troubler. Par exemple, un conseil municipal des Pyrénées-Orientales se met en devoir de raisonner « ceux qui, ayant collaboré avec Pétain, Laval et le Boche, voudraient se servir d’un homme qu’ils ont à une certaine époque discrédité36 ». Pour certains, en effet, la question n’est pas dans le risque d’un coup d’État projeté par de Gaulle : s’il avait voulu le pouvoir, il l’aurait gardé en 1946. De Gaulle conserve donc son aura de premier résistant de France, instrumentalisé par les « forces réactionnaires ». Le député progressiste de Lozère, Gilbert de Chambrun, surnommé le « marquis rouge » en raison de ses sympathies communistes, résume bien cet état d’esprit : « aux côtés de De Gaulle, il y a d’authentiques résistants mais aussi des personnes qui n’étaient pas gaullistes lorsqu’il le fallait, et qui crient aujourd’hui Vive de Gaulle comme ils ont crié hier Vive Pétain37 ».

  • 38 Note d’information des rg, 28 mai 1947. ad Hérault, 356 W 126.
  • 39 Du 10 au 12 novembre, à la suite des élections municipales, une manifestation communiste contre la (...)

27Enfin, les heurts qui opposent, dans toute la France, militants communistes et sympathisants du rpf sont source d’inspiration pour accréditer la thèse d’un mouvement néo-vichyssois. Une affiche éditée par le pcf rapporte qu’à Dijon, « au cours des manifestations de commerçants, des agents provocateurs du rpf ont réussi à brûler ou à faire disparaître les dossiers des collaborateurs économiques et des trafiquants du marché noir38 ». Jouant sur la corde sensible de la cherté de la vie et de la pénurie alimentaire, il s’agit d’entraîner une population plutôt passive face à cette violence verbale et peu réceptive à des questions qui lui paraissent surannées : l’Occupation et la collaboration. Il faut attendre les incidents de Marseille, en novembre 194739, pour voir s’amorcer une peur croissante qui tourne parfois à la psychose. Mais c’est désormais le « fascisme rouge » qui inquiète.



  • 40 Michèle Cointet, Histoire culturelle de la France, op. cit., p. 244.

28Face à des formations politiques aussi dissemblables sur le plan idéologique et structurel que le mrp, le prl ou le rpf, le discours communiste fait montre d’une remarquable permanence. Certes, l’on relève des nuances, mais la technique est constante. Le jeu sur les sigles, l’élaboration d’images élémentaires et d’analogies marquantes, le rôle moteur de la presse sont autant d’éléments récurrents qui mettent à nu la stratégie du pcf. Il s’agit d’une propagande destinée à un public simple : 86  % des lecteurs de l’Humanité n’ont pas dépassé l’enseignement primaire40. Mais au-delà, force est de constater la puissante instrumentalisation d’un contexte loin d’être serein.

29Sur le fond, quelle que soit la cible, le discours communiste est tout aussi uniforme et structuré. Le fascisme et la collaboration sont les deux piliers d’une tentative de discrédit où la compromission avec Vichy cohabite avec la nostalgie des ligues d’avant-guerre, vues comme le berceau de la sympathie envers l’Allemagne hitlérienne. Pour le pcf, il s’agit de placer la lutte contre la réaction dans la continuité d’une résistance strictement communiste sous l’Occupation. Ce discours s’accompagne, incertitude constitutionnelle oblige, d’une mise en exergue de l’anti-République.

30Certes, lié par sa participation au gouvernement, le pcf trouve un exutoire dans le dénigrement des « partis de la réaction ». Et il semble probable que la chute manifeste de ses effectifs, au début de 1947, contribue à une radicalisation du discours antifasciste afin, entre autres, de renforcer les liens avec les socialistes. Par la suite, les « grèves insurrectionnelles » de l’automne 1947 ne changent pas la ligne d’un discours devenu plus virulent encore. Mais les « forces motrices de la réaction » sont, alors, le rpf et la sfio.

Notes

1 En Lozère et en Aveyron, le vote reste conservateur, hormis dans les bassins miniers et les centres urbains ouvriers.

2 Sylvie Guillaume, « Les Droites et la Quatrième République », dans Historiens et Géographes, n° 357, avril-mai 1997, p. 336.

3 Affiche du prl, avril 1946. ad de l’Aude, MW 3709.

4 Note d’information des rg (renseignements généraux), 19 avril 1946. ad Gard, 1 W 711.

5 Dans les réunions politiques, affiches et tracts.

6 Marc Lazar, « Communistes », dans Jean-Pierre Azéma, François Bedarida, 1938-1948, Les Années de tourmente, de Munich à Prague. Dictionnaire critique, Paris, Flammarion, 1995, p. 635.

7 Affiche placardée à la permanence du pcf à Montpellier, 16 janvier 1946. ad Hérault, 356 W 128.

8 Bureau politique du 3 janvier 1946; cité dans Stéphane Courtois, Marc lazar, Histoire du Parti communiste français, Paris, puf, 1995, p. 222.

9 Le Travailleur catalan, 3 mai 1946.

10 Philippe Buton, Les Lendemains qui déchantent : le Parti communiste français à la Libération, Paris, Presses de Sciences Po, 1993, p. 226.

11 Jean-Luc Pinol, « 1919-1958. Le Temps des droites ? », dans Jean-François Sirinelli (dir.), Histoire des droites en France, t. 1, Politique, Paris, Gallimard, 1992, p. 345.

12 Réunion politique, 31 mai 1946. ad Hérault, 356 W 153.

13 Note d’information des rg, 14 juin 1946. ad Aveyron, 2 W 7.

14 « Vigilance », La Lozère libre, 14 juillet 1946.

15 Réunion politique, 1er juin 1946. ad Gard, ca 457.

16 Stéphane Courtois, Marc Lazar, Histoire du Parti communiste français, op. cit., p. 229.

17 Le Patriote rouergat, 20-26 octobre 1946.

18 Ibidem, 10-16 novembre 1946.

19 Réunion politique, 26 mars 1947. ad Lozère, 2 W 3137.

20 Henry Rousso, « La Seconde Guerre mondiale dans la mémoire des droites françaises », dans Jean-François Sirinelli (dir.), Histoire des droites en France, t. 2, Cultures, op. cit., p. 578.

21 Réunion électorale, 1er juin 1946. ad Hérault, 356 W 153.

22 Le Travailleur catalan, 13 juillet 1946.

23 Marie-Claire Lavabre, Le Fil rouge. Sociologie de la mémoire communiste, Paris, Presses de Sciences Po, 1994, p. 63.

24 Le Républicain du Midi, 4 mars 1947.

25 Michel-Louis Rouquette, Les Rumeurs, Paris, puf, 1975, p. 62.

26 Note d’information des rg, 18 mars 1947. ad Hérault, 356 W 126.

27 Vincent Auriol, Mon septennat : 1947-1955, notes de journal présentées par Pierre Nora et Jacques Ozouf, Paris, Gallimard, 1970, p. 20.

28 Note d’information des rg, 11 mars 1947. ad Gard, ca 1254.

29 Résolution de la cgt, 25 mars 1947. ad Hérault, 356 W 52/1.

30 Michèle Cointet, Histoire culturelle de la France, Paris, sedes, 1988, p. 244.

31 Philippe Buton, « Le pcf et le général de Gaulle, de la Résistance à la Libération », dans Stéphane Courtois, Mrc LAZAR, Cinquante ans d’une passion française : De Gaulle et les communistes, Paris, Ballard, 1991, p. 54.

32 Serge Berstein, Histoire du Gaullisme, Paris, Perrin, 2001, p. 123.

33 Note d’information des rg, 5 mai 1947. ad Gard, ca 1254.

34 Note d’information des rg, 25 avril 1947. Ibid.

35 Voir Robert Mencherini, Guerre froide, grèves rouges : parti communiste, stalinisme et luttes sociales en France. Les grèves « insurrectionnelles » de 1947-1948, Paris, Syllepse, 1998, p. 171.

36 23 avril 1947. ad Pyrénées-Orientales, 31 W 61.

37 Note d’information des rg, 16 avril 1947. ad Lozère, 2 W 3137.

38 Note d’information des rg, 28 mai 1947. ad Hérault, 356 W 126.

39 Du 10 au 12 novembre, à la suite des élections municipales, une manifestation communiste contre la nouvelle municipalité rpf de la ville tourne à l’émeute, occasionnant un mort et de nombreux dégâts.

40 Michèle Cointet, Histoire culturelle de la France, op. cit., p. 244.

Table des illustrations

Titre Expressions relatives au prl diffusées par le pcf en avril 19465
URL http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/16293/img-1.png
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