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La recomposition des droites

 | 
Gilles Richard
, 
Jacqueline Sainclivier

Première partie. Mesures globales

La recomposition des droites vues par la SFIO (1944-1948)

Jacqueline Sainclivier

Entrées d'index

Géographique :

France

Texte intégral

1La recomposition des droites au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, objet de ce colloque, ne peut s’étudier uniquement par introspection mais aussi en s’intéressant à la perception des droites par ses adversaires politiques, telle la sfio objet de cette communication.

2La sfio comme tous les partis politiques a été sérieusement malmenée par la guerre et l’occupation ; elle y est apparue divisée.

  • 1 Bernard Ménager et alii (sous la direction de), Guy Mollet, un camarade en République, Villeneuve (...)

3Or, dès la clandestinité, la direction de la sfio déterminait des critères clairs d’épuration et à partir de 1944, sous la direction de Daniel Mayer et de Henri Ribière, la sfio pratiqua une épuration sans compromission à l’égard de ses anciens élus parlementaires, mais aussi de tous ses responsables. Toutefois, en août 1946, Daniel Mayer est remplacé à la tête de la sfio par Guy Mollet. Dans le colloque Guy Mollet, un camarade en république1, Jérôme Jaffré démontre que ce n’est pas une opposition théorique à cette date mais une différence de stratégie, et que, à ces dates-là, les continuités l’emportent sur les ruptures.

  • 2 Ce qui pose la question de la place du mrp dans l’échiquier politique, cf. la communication de Br (...)
  • 3 Éric duhamel, « La Troisième force » dans Dictionnaire historique de la vie politique française, (...)

4Vis-à-vis des droites, si la sfio leur est hostile, elle a cependant été partenaire du mrp2 au gouvernement, et dans une configuration politique et gouvernementale qui s’est modifiée, rendant la position de la sfio vis-à-vis des droites assez complexe. La rupture majeure se situa en mai 1947 quand les communistes votèrent contre le gouvernement tripartite de Ramadier et quittèrent le gouvernement. Dès lors après une phase de transition incluant la réunion de création du Kominform et s’étendant jusqu’en décembre 19473, la « troisième force » apparut la seule majorité possible qui n’excluait que ceux qui menaçaient la république et la démocratie à savoir les communistes et le rpf. Dans cette troisième force si les socialistes étaient indispensables, vu la composition de l’assemblée, ils ne menaient pas le jeu et furent ainsi amenés à se compromettre avec un mrp qui glissait à droite.

5La sfio ne put réaliser le monopole de l’enseignement, mais participa à une politique conservatrice en matière coloniale et accepta l’intégration progressive dans l’atlantisme. Tandis que les droites se recomposaient, la sfio menait en fait une politique en contradiction avec ses objectifs.

Le poids de la collaboration et de la résistance dans les relations et la perception des droites par la sfio

6Lors des élections nationales de 1945 et 1946 et a fortiori lors des élections municipales de 1945, l’épuration judiciaire n’était pas achevée, mais certains organismes ou institutions avaient procédé à une épuration interne. Ce fut le cas de la sfio qui pratiqua sans doute l’épuration la plus sévère.

Une épuration exigeante : la sfio4

  • 4 Noëlline Castagnez-ruggiu et Gilles Morin, « Le parti issu de la Résistance » dans Le parti soci (...)

7À la veille de la guerre, lors du congrès de Nantes, la sfio s’était montrée divisée sur la question de la fermeté vis-à-vis de l’Allemagne nazie. Pendant l’occupation, le Parti socialiste s’était reconstitué sous l’égide de Daniel Mayer et Henri Ribière ; il prit le nom de Comité d’action socialiste ( cas). Le cas qui recrutait parmi les anciens partisans de la fermeté, préféra que les socialistes investissent des mouvements où nombre des leurs furent présents tels Libération-nord ou, en zone sud, les Mouvements unis de la Résistance ( mur). Malgré cette attitude, à la Libération, les socialistes restèrent suspects aux yeux des communistes. Ces derniers refusaient de prendre en compte l’épuration drastique que ses responsables menèrent envers les cadres et les parlementaires.

  • 5 Peter Novick, L’épuration française, 1944-1949, Balland, 1985, p. 177-179.
  • 6 Olivier Wieviorka, Les orphelins de la République. Destinées des députés et sénateurs français (1 (...)

8En effet, les journées des 8, 9, 10 juillet 1940 avaient confirmé la gravité de la division de la sfio. Lors du célèbre vote du 10 juillet 1940, sur les 168 parlementaires socialistes, 90 parlementaires socialistes (dont trois sénateurs) avaient voté « oui », six s’étaient abstenus et 36 votèrent « non ». Sur les 85 encore vivants à la Libération qui avaient voté oui, 74 furent exclus définitivement de la sfio 5. Certains furent relevés par un Jury d’honneur des parlementaires mais à condition de pouvoir prouver une résistance active (fourniture de renseignements, maquis, etc6.), d’autres non.

9Une telle attitude permit aux députés socialistes d’être intransigeants en matière d’épuration et d’accusation de collaboration. Plusieurs altercations les opposèrent à leurs collègues élus de la droite ; elles concernaient le port de la francisque et l’invalidation de certains députés. L’attaque la plus vive fut menée contre Camille Laurens, élu du Cantal, membre de l’Union républicaine et paysanne ; il avait été syndic national adjoint de la Corporation paysanne et avait reçu la francisque. Gérard Vée, député socialiste de l’Yonne, releva que la Corporation paysanne était « une organisation fasciste copiée sur les organisations hitlériennes et mussoliniennes. […]. La création de la corporation fut ainsi la victoire politique des éléments agricoles favorables au fascisme ». Et il poursuivait :

  • 7 Journal Officiel (jo) du 21 décembre 1945, séance du 20 décembre 1945.

« la corporation était au service de l’ennemi pour effectuer à sa place les impositions, le ramassage des produits agricoles. […]. Il n’est pas admissible qu’un Français qui n’est pas capable d’être président de son syndicat ou administrateur de sa coopérative soit représentant à l’Assemblée nationale constituante. […]. Au nom de la résistance paysanne qui a dû lutter, d’une part, contre l’occupant et, d’autre part, contre les Français qui étaient à son service, nous demanderons l’invalidation de M. Laurens7 ».

10Il fut invalidé et son dossier fut renvoyé au ministère de la Justice. La demande d’invalidation repose à la fois sur ses anciennes fonctions à la Corporation paysanne, mais aussi sur celles de délégué à la propagande, autrement dit une fonction de conviction, susceptible d’entraîner d’autres personnes. D’autre part, la désignation de la Corporation paysanne comme « organisation fasciste » revient sur l’ambivalence de la Corporation qui avait voulu se référer à l’Ancien Régime et est en fait « moderne » dans son rapport à l’État. Cette expression marque aussi le manichéisme oppositionnel (fascisme/antifascisme).

  • 8 jo du 14 novembre 1945, du 21 décembre 1945.
  • 9 jo du 21 décembre 1945, séance du 20 décembre.

11Cette volonté d’épurer le plus rigoureusement possible se manifesta à plusieurs reprises en novembre et en décembre 19458 à l’Assemblée nationale, les députés socialistes dénoncèrent les parlementaires qui avaient porté la francisque comme ils le firent à l’égard de Camille Laurens. Ils n’allèrent pas cependant jusqu’à l’idée soutenue par Avinin que « tous les anciens porteurs de la francisque donnent leur démission de député9 ».

  • 10 jo du 31 décembre 1945.

12L’exigence de la sfio en matière d’épuration et l’héritage patriotique et républicain se rejoignaient dans sa perception de l’armée ou plutôt des officiers. Face aux difficultés budgétaires de cette fin d’année 1945, à celles de l’amalgame au sein de l’armée, les socialistes faisaient entendre une sensibilité forte, celle de résistants désireux d’entrer dans l’armée et d’y contribuer à construire une nouvelle armée républicaine. Jean Capdeville était en décembre 1945 leur porte parole lorsqu’il opposait les officiers ffi, représentants du « plus pur patriotisme10 » et « ces officiers dont on connaît le passé et que personne ne respectait ». L’idée défendue est de diminuer des effectifs pléthoriques au profit d’une armée qui soit celle de la nation française, « une armée républicaine ».

La suppression des organisations vichystes

  • 11 jo du 28 décembre 1945, interventions des députés sfio Baurens et Cerclier.

13Au-delà des débats ayant trait à l’épuration stricto sensu, la sfio (mais à un degré moindre que les communistes ou moins violemment) dénonçait l’attitude des droites vis-à-vis de tous les organismes ou institutions qui rappelaient le gouvernement de Vichy, qu’il s’agisse des comités d’organisation, des administrations du ravitaillement, etc. Lors de la séance du 27 décembre 1945, plusieurs interventions visèrent à faire disparaître « ces comités d’organisation qui alourdissent les rouages administratifs d’une excessive paperasserie » et considéraient que les emplois de ces comités seraient mieux utilisés dans des coopératives pour organiser la production et la distribution11. À chaque fois, sont visées les forces de droite tandis que le mrp est perçu à cette date comme centriste voire comme force de gauche ce que confirme la « géographie » des applaudissements.

Libertés et déclaration des droits

14Dans toute l’Europe occidentale, ceux et celles qui préparaient l’avenir politique de leurs concitoyens étaient fortement marqués par la volonté de rejeter toute dictature et de défendre les droits de l’Homme. À l’échelon international, cela aboutit à la Déclaration universelle des droits de l’Homme le 10 décembre 1948, et, dans les pays européens qui changeaient de constitution comme la France, l’accent était mis sur la défense des droits de l’homme et de la femme ainsi que sur les libertés.

Le principe d’une déclaration des droits

  • 12 jo du 8 mars 1946, séance du 7 mars.

15C’était cet esprit qui imprégnait la majorité de la commission parlementaire présidée par Guy Mollet et chargée de préparer les textes constitutionnels. Elle voulait qu'une déclaration des Droits introduisît la nouvelle Constitution. Le rapporteur de la commission, Zaksas, député sfio de la Haute-Garonne, estimait que la France de la déclaration des droits de l’Homme et du citoyen « reprenant son idéal traditionnel de liberté, commence son œuvre constitutionnelle par une nouvelle déclaration des Droits de l’homme12 ». Cette déclaration des droits tenait compte des évolutions de la société et prenait en compte de nouveaux droits et de nouvelles libertés par rapport à 1789 en étendant par exemple les droits de l’Homme au domaine économique et social.

16Le principe même d’une telle déclaration introductive fut débattu et entraîna des réserves non seulement de la part des droites mais aussi du mrp ; ces réserves n’étaient pas de même nature, mais les unes et les autres révélaient bien les différences de conception sur cette thématique et les accords ou désaccords possibles.

  • 13 jo du 9 mars 1946, séance du 8 mars : intervention du député Pierre Dominjon.
  • 14 jo du 8 mars 1946, séance du 7 mars 1946. Cette tactique d’approbation était tellement restrictive (...)

17La sfio et le mrp se rejoignaient pour souhaiter l’existence d’une telle déclaration incluse dans la nouvelle constitution. Le mrp ne s’interrogeait pas sur l’opportunité ou non de cette déclaration car vu ce que le monde venait de vivre les « libertés ne seront jamais assez affirmées avec assez de force13 ». Le prl en revanche estimait que la déclaration des droits de l’homme et du citoyen n’avait pas été respectée loin de là alors qu’elle était un « monument » ; dans ces conditions, il ne voyait pas bien l’utilité d’une nouvelle déclaration. Afin d’en démontrer l’inutilité, son représentant dans ce débat Robert Bruyneel reprit chacun des articles élaborés par la commission, sans les critiquer systématiquement sur le fond, il affirmait à chaque fois que cela n’avait pas d’intérêt si une loi plus tard venait restreindre la portée de ces articles14.

Les points de désaccord avec le prl

  • 15 Ibidem, discours de Pierre-Emmanuel Guillet, député sfio.

18Les députés socialistes pour justifier la nécessité d’une nouvelle déclaration resituaient celle de 1789 dans le cadre historique, considérant qu’elle était celle de « la bourgeoisie qui vient de devenir la classe dominante15 », et qu’elle ignorait en outre complètement les droits de la femme et des travailleurs. Pour ces raisons, il fallait une nouvelle déclaration adaptée à l’évolution de la société.

  • 16 Ibid., discours de Robert Bruyneel, député prl.
  • 17 Henry Rousso, « L’épuration en France. Une histoire inachevée », Vingtième siècle. Revue d’histoi (...)

19Les plus hostiles étaient les députés prl qui pour chaque principe énoncé dénonçait les possibilités de viols par la loi. Ce débat leur donna l’occasion d’une passe d’armes sur la notion d’habeas corpus. Tout en approuvant cette référence, il demandait « que cette garantie à la liberté soit enfin appliquée rigoureusement, car il y a dans nos geôles trop de prisonniers qui attendent des semaines, voire des mois avant de savoir au juste ce qui leur vaut le traitement qu’ils subissent ! (applaudissements à droite et sur quelques bancs à gauche)16 ». Cette passe d’armes symbolise bien les représentations sur l’épuration telles qu’elles commençaient à être véhiculées par ces droites ; celles-ci diffusaient l’idée d’une épuration mal conduite, insuffisante, inégalitaire, injuste et doublement inique car pour eux illégale. L’historiographie récente17 a bien montré les limites et la portée de l’épuration par le nombre de dossiers ouverts (plus de 320 000), par la difficulté à trancher rapidement étant donné la surcharge des tribunaux. L’intervention du prl dont un certain nombre de personnes de sa mouvance sont concernées, éclaire d’un jour cru les raisons profondes de ses réticences vis-à-vis d’une nouvelle déclaration des droits.

  • 18 jo du 9 mars 1946, séance du 8 mars.
  • 19 Ibidem.

20Parmi les regrets, souhaits émis par les républicains indépendants et le prl, plusieurs dénotaient une conception traditionaliste de la société. S’ils admettaient que l’on affirme les droits de l’homme, ils veulent que cette même déclaration affirmât ceux de la famille : « la nation est une réunion de familles qui, elles-mêmes sont composées d’individus. Les droits de la famille devraient figurer en tête de notre déclaration18 ». Plus révélatrice encore était la volonté « d’encourager le travail et l’esprit d’épargne qui ont fait la grandeur de la France (applaudissements à droite)19 » ; on se croirait revenu au temps de Guizot ! Au-delà, se retrouvaient les préoccupations habituelles de la droite classique mais ici la référence à la famille dans la bouche d’anciens partisans du régime de Vichy prenait un relief spécifique.

Liberté de l’enseignement

  • 20 jo du 8 mars, séance du 7 mars 1946
  • 21 Ibidem.

21Ce thème était (est) un grand classique français d’opposition qui divisait selon un critère simple les Français entre droite et gauche. Dans la déclaration des droits proposée pour le premier projet de constitution, l’enseignement était désigné comme un service public ; Daniel Boisdon au nom du mrp approuvait si l’on voulait dire « que dans un pays comme le nôtre, où les opinions et les croyances sont diverses, il faut, il est nécessaire que l’enseignement soit un service public et que cet enseignement ne peut être que laïc, c’est tellement évident qu’il n’était même pas besoin de l’écrire. Le contraire serait impensable20 ». Mais sachant où voulait en venir la sfio associée au pcf, le député mrp précisait « si vous avez voulu dire que toute formation intellectuelle qui implique une croyance religieuse est incompatible avec une atmosphère de liberté et avec l’esprit scientifique, eh bien ! Véritablement […] nous ne pouvons vous suivre sur ce point21 ». Le prl de son côté voulait que les deux types d’enseignement coexistassent. Malgré la nouvelle distribution des cartes politiques, on assistait ainsi à un rejeu des clivages classiques de l’avant-guerre. Les prises de position en faveur ou non de l’enseignement privé étaient claires : le mrp et le prl se rejoignaient sur ce point. Toutefois, la participation du mrp au gouvernement lui fit adopter une position nuancée, sans attaque frontale. Quant à la sfio, pour les mêmes raisons que le mrp, elle n’exprima pas une position tranchée et considéra que le débat serait à reprendre dans le cadre d’une loi et non dans le cadre de cette déclaration des droits. Reporter le débat, c’était éviter une crise politique et des affrontements tout en espérant que de nouvelles élections clarifieraient le rapport de forces.

  • 22 jo du 15 mars 1946, séance du 14 mars.
  • 23 Père de Pierre-Henri Teitgen, il était député de la Gironde, MRP tandis que son fils avait été élu (...)

22Cependant, dès mars 1946, la « piétaille » de l’assemblée, du côté du mrp et des socialistes alla jusqu’au bout de sa pensée. Quelques jours plus tard22, les arguments s’étaient affinés. Ainsi, pour Jacques Bardoux du groupe Paysan, « c’est dans les démocraties que la pluralité de l’enseignement est maintenue » et qu’il faut « une garantie constitutionnelle à la liberté de l’enseignement » pour préserver la diversité française. Henri Teitgen23, dans un discours d’une tenue exceptionnelle, se plaçait sur le plan philosophique. Il concevait l’égalité comme indissociable de la liberté pour toute personne car l’égalité n’était rien sans elle. Il prônait

« le droit pour tout enfant, mieux, pour tout homme, d’accéder à tous les degrés du savoir, la commission a implicitement admis […] le droit pour tout enfant, de se poser tous les problèmes, de chercher à tous les problèmes une réponse et une solution (applaudissements au centre, à droite, à gauche et à l’extrême gauche). […] Rien ne peut me réjouir plus que votre assentiment […] mais alors vous devez corrélativement admettre la liberté d’enseigner toutes ces réponses ».

23Il termina en louant cependant l’école laïque ce dont il fut remercié par le député socialiste Jean Binot qui rappela toutefois la volonté des socialistes de nationaliser l’enseignement.

24Concluant le débat, Guy Mollet déclara prudemment que « ce qui semble devoir uniquement figurer dans une déclaration des droits c’est le droit absolu pour l’enfant d’être enseigné et éduqué dans le respect total de sa personnalité ».

25La liberté de l’enseignement était donc une question toujours aussi vive entre les droites et les gauches. Si sur ce point rien n’avait changé par rapport à l’avant-guerre, les socialistes avançaient sur la corde raide dès qu’ils parlaient officiellement afin de ne pas « bloquer » leur partenaire MRP. Les problèmes étaient renvoyés à plus tard, d’autant que cette assemblée avait une durée de vie courte et les uns et les autres pouvaient espérer que le nouveau rapport de forces basculerait alors en leur faveur.

Les socialistes pris au piège sur leur gauche et sur leur droite

261946 et 1947 virent successivement émerger les projets de constitution et la rupture du tripartisme. Deux moments essentiels qui obligèrent les socialistes et les droites à se repositionner les uns par rapport aux autres sur fond d’anticommunisme.

Conceptions constitutionnelles

  • 24 jo du 10 avril 1946, séance du 9 avril 1946.

27Il ne s’agit pas ici d’une analyse des constitutions mais à la lumière du premier projet de mesurer les arguments et contre-arguments échangés entre les socialistes et les partis de droite. La présentation du premier projet de constitution a suscité d’intenses débats au sein du tripartisme avec une alliance pcf-sfio. Le mrp ne croyait pas au contrepoids que pourrait exercer les deux conseils prévus et François de Menthon, un des ténors du mrp, résistant, ajoutait : « nous redoutons que, pour une large part, il n’y ait là qu’apparence et que, dans la réalité, le risque demeure d’un gouvernement par l’Assemblée24 », craignant une forme de dictature (majorité parlementaire, parti politique). La majorité de gauche de la commission estimait que tout ce qui portait atteinte à la souveraineté des élus du suffrage universel direct était contraire à la démocratie ainsi que toute répartition de fonctions. Le mrp restait fidèle à un système bicaméral mais avec une chambre représentant les acteurs économiques et sociaux. La droite la plus traditionaliste s’exprima par la voix de Jacques Bardoux qui considérait qu’un « vent d’Est » avait soufflé sur la commission et qu’il fallait un équilibre des institutions pour assurer les libertés ; par ailleurs, il était le seul à reprendre une des vieilles revendications de la droite catholique des années vingt en faveur du vote familial.

  • 25 jo du 11 avril 1946, séance du 10 avril 1946.

28Ce projet avait été fortement influencé par le pcf et par la fraction la plus marxiste de la sfio. Pour ménager le mrp, pour se justifier aussi, Édouard Depreux25 affirmait que la constitution « n’est pas, ne peut pas être, ne doit pas être l’œuvre exclusive d’un parti. Elle est le fonds commun dans lequel tous les démocrates apportent leurs suggestions ». Il insistait aussi sur « le sens très exact de [leurs] responsabilités devant la classe ouvrière et devant le pays tout entier ». La référence à la classe ouvrière était un rituel du discours marxiste à un moment où la sfio se réaffirmait comme membre d’une Internationale ouvrière. Il voulait aussi montrer que ce texte s’inscrivait dans la continuité républicaine : la IIIe République avait installé la démocratie politique, mais « elle n’a pas su élargir la démocratie politique en démocratie sociale ». Le représentant de la sfio en appelait ainsi à tous les partisans de la république sociale ce qui excluait de fait le mrp.

  • 26 jo du 13 avril 1946, séance du 12 avril 1946.

29Ce dernier, voulant éviter d’être rejeté du côté des droites, chercha à obtenir des amendements au texte proposé et non à faire des contre-projets comme ses adversaires de droite ( prl, Paysans, Indépendants). De son côté la sfio essayait de minimiser son désaccord avec le mrp en le réduisant à la composition de la seconde chambre et non en l’élargissant à la question des pouvoirs de celle-ci26.

30Ce texte annonçait les désaccords au sein du tripartisme et mettait en lumière l’ambiguïté des relations entre le mrp et les socialistes, et la position d’intermédiaire du mrp.

La fin du tripartisme et ses conséquences pour les socialistes

  • 27 jo du 2 mai 1947, séance du 2 mai 1947.

31Mai 1947 ne fut pas perçu à l’époque par les principaux acteurs militants de base ou dirigeants comme un tournant majeur, mais la formation du Kominform (septembre 1947) fit prendre conscience du caractère définitif de cette rupture. En mai, la question ne se posait pas en terme d’éviction définitive des communistes mais en terme constitutionnel ; lorsque Paul Ramadier posa la question de confiance, il rappela la nécessité de la solidarité ministérielle et que « nul ne peut être membre du Gouvernement s’il entend se dégager de cette loi27 » ce qui lui valut des applaudissements de la sfio, du mrp et de la droite. Cette réaction montre la force d’un anticommunisme en plein regain qui transcendait les clivages politiques traditionnels et permettait aux droites compromises avec le régime de Vichy de réintégrer pleinement le système politique.

  • 28 Alain Bergounioux, « Guy Mollet et la rupture du tripartisme », dans Guy Mollet, op. cit., p. 383 (...)

32La question du maintien ou non du gouvernement Ramadier se posa immédiatement pour les opposants mais aussi à l’intérieur de la sfio où apparut un clivage entre le groupe parlementaire et les autres socialistes. Guy Mollet, le nouveau secrétaire général de la sfio depuis août 1946, était confronté à cette crise politique au moment où les socialistes, pour la première fois de leur histoire, étaient installés institutionnellement puisqu’ils détenaient la présidence de la République avec Vincent Auriol, la présidence du conseil avec Paul Ramadier, plusieurs d’entre eux étaient ministres, sans compter la présence d’un groupe parlementaire sans lequel il ne pouvait y avoir de majorité. Enfin, la IVe République était dans ses premiers mois d’existence. Toute crise gouvernementale et parlementaire ne pouvait qu’avoir des répercussions sur un régime politique encore fragile. Les socialistes se déchirèrent : Guy Mollet souhaitait une démission collective du gouvernement tandis que le groupe parlementaire vota son maintien28. Guy Mollet, secrétaire général, craignait qu’un quasi tête-à-tête avec le mrp ne fût dangereux pour l’identité socialiste.

33La sfio devait en effet répondre à une question simple : devait-elle rechercher en priorité une alliance avec le pcf ou s’efforcer de sauver les institutions et préserver ses relations avec le mrp ? La culture politique de la sfio imprégnée de marxisme la poussait naturellement à une alliance avec le seul autre parti marxiste, mais elle ne voulait pas mettre en péril les nouvelles institutions républicaines, alors que de Gaulle lançait le rpf, ce qui aggrava ses contradictions et brouilla sa perception des droites.

  • 29 Gilles Morin, « La troisième force », Historiens et Géographes, n° 361, 1998, p. 361-371.
  • 30 jo du 28 novembre 1947, séance du 27 novembre 1947.
  • 31 Ibidem.
  • 32 Les élections municipales venaient de se dérouler.
  • 33 Bruno Béthouart, « Le MRP un nouveau partenaire », dans Le parti socialiste entre Résistance et R (...)

34Ce fut en pleine crise sociale (novembre 1947) que naquit le gouvernement dirigé par Robert Schuman, mrp. Ce gouvernement fut en fait le premier gouvernement de troisième force ; dans le contexte de conflit social aigu où les communistes étaient en opposition violente et le rpf venait de montrer sa capacité électorale, la sfio et le mrp ne pouvaient que tenter de se rapprocher pour tenter de briser la bipolarisation29. Ce que dénoncèrent les députés des droites lors du débat concernant la composition du gouvernement Schuman ; le prl souligna qu’elle était identique à celle du gouvernement Ramadier puisqu’on y retrouvait les représentants des mêmes partis : mrp, sfio, parti radical, udsr, républicain indépendant. Et Robert Bruyneel de souligner que le mrp n’avait accordé la confiance à Paul Ramadier que du bout des lèvres et conclut : « on semble avoir habilement su tirer parti des circonstances pour remplacer au sein du gouvernement la majorité socialiste par une majorité mrp30 ». Les autres représentants des droites lui reprochaient de ne pas avoir constitué un gouvernement d’union nationale excluant les communistes. Schuman se justifia en estimant qu’il ne pouvait constituer un gouvernement avec « des hommes trop éloignés les uns des autres dans leur orientation générale. L’esprit d’équipe exige sinon l’identité des vues, du moins un état d’esprit commun31 ». La sfio, présente dans ce gouvernement, n’était pas enthousiaste ; elle ne participait à cette troisième force que dans la mesure où, à ses yeux, cela permettait de sauver les institutions de la république face aux forces de destruction (le pcf et le rpf naissant32). Les deux partis partageaient une même méfiance vis-à-vis de toute forme de totalitarisme ou de dérives totalitaires, un même humanisme d’autant que parmi eux, certains avaient caressé l’idée d’un parti travailliste. Ils avaient l’un et l’autre la même conviction sociale du moins parmi leurs dirigeants fondateurs et parmi les militants fondateurs pour les républicains populaires, enfin, l’un comme l’autre souhaitait un dirigisme économique dont ils débattaient de l’ampleur. Les divergences étaient cependant réelles voire profondes : sur le concept de lutte de classes (très présent à la sfio) et particulièrement fortes sur l’école33.

  • 34 jo du 25 juillet 1948, séance du 24 juillet.
  • 35 jo du 8 septembre 48, séance du 7 septembre 1948.

35L’engagement socialiste en faveur de la troisième force apparut de même très réservé lors de la formation du gouvernement André Marie qui comprenait cependant Léon Blum et Daniel Mayer, figures majeures du parti ; mais seul le président du groupe parlementaire, Charles Lussy, prit la parole pour dire que la sfio votait favorablement dans la mesure où les déclarations que André Marie avait faites « n’interdit pas aux socialistes de voter pour lui34 ». Il espérait que les discussions gouvernementales permettraient aux socialistes de soutenir plus avant l’action commune avec toute la majorité républicaine. Ce n’était guère l’enthousiasme ! Un mois plus tard, nouvelle crise avec une tentative de constitution d’un second gouvernement Schuman qui ne tint pas vingt-quatre heures. Il est vrai que la seule justification socialiste d’un vote favorable était la nécessité de former rapidement un gouvernement35 !

  • 36 jo du 11 septembre 1948, séance du 10 août 1948.

36En fait, la sfio était obsédée par la crainte d’une crise des institutions d’où une série de compromis. Pour Charles Lussy, la sfio voulait « défendre les institutions et les libertés républicaines contre tous les dangers qui peuvent les menacer, de quelque côté qu’ils viennent, qu’il s’agisse de ceux qui admettraient l’hypothèse du pouvoir personnel ou des partisans de la dictature d’un régime totalitaire (applaudissements à gauche et au centre)36 ».

37L’attitude de la sfio vis-à-vis des droites autres que le mrp était certes un compromis pour sauver la République du totalitarisme mais difficile à faire accepter à la base.



38Les droites de type prl, indépendants ou paysans, étaient perçues comme compromises avec Vichy ; de ce fait, la sfio rejeta dans un premier temps tout lien. En revanche, la sfio comme le mrp prenaient soin certes de se démarquer mais de ne pas s’attaquer frontalement. Le mrp pour la sfio était fréquentable avec des députés souvent résistants et des dirigeants reconnus comme tels (François de Menthon ou Pierre-Henri Teitgen). Il fallut la double menace communiste et du rpf pour que la sfio voulant préserver les nouvelles institutions républicaines allât jusqu’à participer à la troisième force. Une telle attitude, peu comprise des siens, fut à l’origine de ses déboires dans les années suivantes.

Notes

1 Bernard Ménager et alii (sous la direction de), Guy Mollet, un camarade en République, Villeneuved’Ascq, pu de Lille, 1987, 632 p.

2 Ce qui pose la question de la place du mrp dans l’échiquier politique, cf. la communication de Bruno Béthouart.

3 Éric duhamel, « La Troisième force » dans Dictionnaire historique de la vie politique française, sous la direction de Jean-François sirinelli, puf, 1995, p. 1021-1024.

4 Noëlline Castagnez-ruggiu et Gilles Morin, « Le parti issu de la Résistance » dans Le parti socialiste entre Résistance et République, sous la direction de Serge Berstein, Frédéric Cépède, Gilles Morin, Antoine Prost, Publications de la Sorbonne, 2000, p. 37-60.

5 Peter Novick, L’épuration française, 1944-1949, Balland, 1985, p. 177-179.

6 Olivier Wieviorka, Les orphelins de la République. Destinées des députés et sénateurs français (1940-1945), éd. du Seuil, coll. « L’Univers de l’histoire », 2001, 459 p. ; voir particulièrement les pages 400 et suivantes et l’annexe donnant les noms des parlementaires concernés, p. 419.

7 Journal Officiel (jo) du 21 décembre 1945, séance du 20 décembre 1945.

8 jo du 14 novembre 1945, du 21 décembre 1945.

9 jo du 21 décembre 1945, séance du 20 décembre.

10 jo du 31 décembre 1945.

11 jo du 28 décembre 1945, interventions des députés sfio Baurens et Cerclier.

12 jo du 8 mars 1946, séance du 7 mars.

13 jo du 9 mars 1946, séance du 8 mars : intervention du député Pierre Dominjon.

14 jo du 8 mars 1946, séance du 7 mars 1946. Cette tactique d’approbation était tellement restrictive qu’elle revenait à détruire totalement le texte.

15 Ibidem, discours de Pierre-Emmanuel Guillet, député sfio.

16 Ibid., discours de Robert Bruyneel, député prl.

17 Henry Rousso, « L’épuration en France. Une histoire inachevée », Vingtième siècle. Revue d’histoire, janvier 1992, p. 75-118 et les thèses par exemple de Luc Capdevila, Les Bretons au lendemain de l’Occupation. Imaginaire et comportements d’une sortie de guerre, 1944-1945, Rennes, PUR, 1999, 449 p. Marc Bergère, Une société en épuration, Rennes, PUR, 2004.

18 jo du 9 mars 1946, séance du 8 mars.

19 Ibidem.

20 jo du 8 mars, séance du 7 mars 1946

21 Ibidem.

22 jo du 15 mars 1946, séance du 14 mars.

23 Père de Pierre-Henri Teitgen, il était député de la Gironde, MRP tandis que son fils avait été élu député d’Ille-et-Vilaine, et était membre du conseil d’administration d’Ouest-France.

24 jo du 10 avril 1946, séance du 9 avril 1946.

25 jo du 11 avril 1946, séance du 10 avril 1946.

26 jo du 13 avril 1946, séance du 12 avril 1946.

27 jo du 2 mai 1947, séance du 2 mai 1947.

28 Alain Bergounioux, « Guy Mollet et la rupture du tripartisme », dans Guy Mollet, op. cit., p. 383-384.

29 Gilles Morin, « La troisième force », Historiens et Géographes, n° 361, 1998, p. 361-371.

30 jo du 28 novembre 1947, séance du 27 novembre 1947.

31 Ibidem.

32 Les élections municipales venaient de se dérouler.

33 Bruno Béthouart, « Le MRP un nouveau partenaire », dans Le parti socialiste entre Résistance et République, op. cit., p. 256-268.

34 jo du 25 juillet 1948, séance du 24 juillet.

35 jo du 8 septembre 48, séance du 7 septembre 1948.

36 jo du 11 septembre 1948, séance du 10 août 1948.

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