1Documentation propre à la seule institution contemporaine dont l’activité n’a connu aucune interruption depuis l’Antiquité chrétienne, les archives vaticanes constituent, dans une perception commune, un objet de fascination, celle-ci se focalisant usuellement sur la dénomination, mal comprise, de « secrètes » et aujourd’hui abandonnée1. De février à septembre 2012, une grande exposition tenue aux Musées capitolins de Rome et intitulée Lux in arcana. L’Archivio Segreto Vaticano si rivela, évoquait subtilement cette dimension d’un secret à dévoiler ou révéler2. Or l’adjectif, on le sait, est à entendre dans son acception ancienne, employée tant par les cours ecclésiastiques que celles séculières à la période moderne, d’archives « privées » ou « réservées » au pape3, en sa qualité de souverain et, par extension, aux dicastères – congrégations, tribunaux et offices – formant la Curie romaine et prêtant leur concours au pontife4. Ce point, souvent rappelé par l’historiographie, n’est pas indifférent aujourd’hui encore, et ce sous au moins deux aspects que nous nous proposons d’aborder dans le cadre de cette contribution. Le premier est lié à la question, ardue à délimiter sur le plan scientifique, du statut du secret, non pas au sens où il alimenterait un quelconque mystère tapi dans les recoins les plus obscurs des « caves du Vatican5 », mais sous l’angle de son rapport à la vérité et particulièrement à la vérité historique, à l’une des périodes particulièrement critiques de l’histoire de la papauté, celle d’un long xix^e siècle mettant aux prises le Saint-Siège avec la « Question romaine ». Ce fut probablement là l’enjeu central qui présida à la décision prise par Léon XIII, peu après son élection à la chaire de saint Pierre en 1878, d’ouvrir une partie des archives vaticanes à la consultation de savants laïcs, dans le contexte tourmenté de la disparition définitive des possessions temporelles de l’Église et des progrès tangibles d’une conception qu’on dira par commodité « positiviste » de l’histoire. Partant, un second trait, plus nettement politique et institutionnel et propre au cas du Saint-Siège, révèle une gestion et des usages spécifiques d’archives excédant 80 kilomètres linéaires, pratiques et orientations qui pour une part ont conditionné et scandé, de la fin du xix^e siècle à nos jours, les « entreprises éditoriales liées aux archives du Saint-Siège », pour reprendre l’heureuse formulation donnant son titre à la précieuse étude d’Olivier Poncet6. Ces publications et travaux d’édition au sens large ont contribué à renouveler en profondeur nombre de questions historiographiques, au-delà même de la seule institution du Saint-Siège, voire de la seule histoire religieuse occidentale7 ; ces fruits positifs tendent à masquer la persistance, quoique sous une forme renouvelée, d’une dimension politique des archives vaticanes, lesquelles demeurent celles d’un souverain.

Les Archives vaticanes : statut particulier et conflits spécifiques

Archives privées, archives secrètes

2En 1610, date de naissance sede materiae des archives vaticanes, le pape Paul V Borghese prit l’initiative de transférer dans trois salles jouxtant la Bibliothèque du Vatican – elle aussi qualifiée, depuis la fin du xv^e siècle, de « secrète » – les registres de bulles et de brefs ainsi que les livres à caractère comptable de la Chambre apostolique8. Naquit ainsi, dans ces « salles Paulines » (Sale Paoline) un fonds archivistique destiné, selon la formule usitée, à l’usage privé des pontifes romains (pro privata Romanorum pontificum commoditate) mais également et très explicitement ad publicam studiorum utilitatem, c’est-à-dire dans l’intérêt général ou public des études – et donc de l’Église. Ces archives, comptant à l’époque environ 30 000 liasses, furent alors dénommées Archivum Secretum Vaticanum, et parfois Archivum Secretum Apostolicum Vaticanum. L’ajout de l’adjectif « apostolique » marquait l’insistance, de la part de la papauté post-tridentine, sur les nouvelles orientations dogmatiques et pastorales commandées par la diffusion de la réforme protestante et par l’exigence d’une réforme in capite et in membris de l’Église romaine. À un gouvernement centralisé de l’Église romaine correspondait ainsi la nécessité de la constitution d’archives centrales, expression qui toutefois ne fit pas l’unanimité chez les historiens du Saint-Siège9, en raison notamment de la porosité, voire du manque de pertinence de la frontière, presque partout ailleurs classiquement retenue, entre documents privés et « publics10 ». La remarque n’est pas sans incidence quant au statut du « secret » s’appliquant aux archives privées du prince, celles dont certes il détient la propriété absolue, mais dont il retient aussi l’administration et la gestion directe, tâche pour laquelle il mandate, selon les cas, un scriptor secretus ou un bibliothecarius secretus. Les pontifes romains agirent dans le même sens, qualifiant des institutions, des offices ou des dignitaires de leur cour de secretus, donc de « personnel » ou « réservé », à caractère exclusivement privé ; l’émergence, au cœur du gouvernement central de l’Église, de la figure du secrétaire d’État répond à un mécanisme similaire11. Détenteur de la juridiction suprême sur l’Église – et sur les États pontificaux jusqu’en 1870 – le pape possède ainsi « ses » archives. Aux xvii^e et xviii^e siècles, pour des raisons multiples dont le calcul politique ne fut pas absent, le pape se porta acquéreur ou bénéficia de legs de documents d’origine privée, à l’image des importantes collections Albani, Carpegna et Pio, rassemblées et ordonnées par Giuseppe Garampi, archiviste du Saint-Siège de 1751 à 177212.

3À partir du règne de Pie VI (1775-1799), les vicissitudes ce qu’il conviendra bientôt de désigner sous l’appellation de « Question romaine » déterminent le rôle du Saint-Siège sur la scène européenne13 ; l’onde de choc de la Révolution puis l’invasion du nord de l’Italie par les armées du Directoire, la restauration dans ses États, après cinq années d’exil à Savone puis Fontainebleau, de Pie VII, successeur du « pape martyr » Pie VI mort d’épuisement à Valence et dont, élu en 1800 à Venise lors d’un conclave sous protection autrichienne, il avait repris le nom pontifical, les aspirations unitaires enfin, nourrissant le projet d’une résurrection (Risorgimento) de la grandeur italienne, sont autant de facteurs constitutifs d’un rapport, graduellement reformulé alors dans les milieux ecclésiastiques, entre une histoire humaine qui cesse de se confondre avec une histoire sainte, se détachant de l’apologétique, et l’éternité du plan providentiel de Dieu. Les dimensions « idéologique » et « politique » sont inextricablement liées : Philippe Boutry l’écrit magistralement, « la réponse de Léon XIII à ce qu’il perçoit dramatiquement comme un assaut conduit contre le christianisme, l’Église et la papauté en Italie et en Europe sur le champ de l’histoire, ce sera l’ouverture des Archives vaticanes14 ».

Archives vaticanes et Question romaine

4Trois épisodes majeurs, correspondant à des phases de crise de la Question romaine, devaient emporter des effets non négligeables sur les archives vaticanes. Comme pour confirmer les craintes nourries par Pie VI, qui par sécurité en 1798 transféra au Vatican le très important Trésor des chartes jusque-là conservé au château Saint-Ange, en 1810, sur ordre de Napoléon, une partie des archives fut transportée à Paris et conservée dans la série « L » des Archives nationales15 ; l’opération concerna « 200 435 liasses emballées dans 3 239 caisses et pesant plus de 400 tonnes16 » avant d’être rapatriées – mais avec d’importantes pertes – après 1815. Sanctionnant l’échec des réformes « constitutionnelles » de Pie IX, une Assemblée constituante proclama la République (9 février 184917) avec à la tête du gouvernement un triumvirat composé de Giuseppe Mazzini, Aurelio Saffi et de l’avocat Carlo Armellini, dont Pie IX, dans une lettre à M^gr Corboli Bussi, regrettait d’autant plus amèrement le rôle qu’il était « père et frère de deux jésuites18 ». Le 21 février suivant, un décret déclarait propriété de la République romaine tous les biens ecclésiastiques ; quatre jours plus tard, les Palais apostoliques étaient placés sous la dépendance directe du ministère des Travaux publics. Les archives vaticanes étaient scellées, tandis que leur préfet, M^gr Marino Marini, était contraint d’en remettre les clefs aux autorités républicaines. Cette nouvelle abolition du pouvoir temporel entraîna pour la secrétairerie d’État la phase « la plus critique de son existence pluriséculaire19 », contrainte de maintenir les liaisons entre elle et le pape, exilé à Gaète ; le registre du protocole fut fermé, avec une annotation en ce sens20. L’enregistrement des actes reprit en juillet 1849, après l’entrée dans Rome des troupes françaises. La phase de restauration du principat civil qui s’ensuivit, de 1850 à 1870, s’acheva en septembre 1870 par la prise de Rome (brèche de la Porta Pia), provoquant la suspension des travaux du concile œcuménique du Vatican. Dans les semaines et les mois qui suivirent, l’Archivio di Stato di Roma recueillit les pièces des dicastères pontificaux parvenues aux mains des autorités italiennes, en excluant naturellement les noyaux documentaires demeurés dans les palais apostoliques, et en premier lieu la secrétairerie d’État. Comme le note Luigi Londei, « progressivement, les échanges de pièces entre l’Archivio Segreto Vaticano e l’Archivio di Stato di Roma ont permis de mieux caractériser le premier de ces deux lieux comme archives centrales de l’Église, et le second comme archives du pouvoir temporel, c’est-à-dire comme lieu de concentration des papiers générés par les dicastères ayant eu, justement, des compétences temporelles21 ».

5Un dernier épisode, plus tardif et davantage lié à l’histoire française, est digne de mention : en mars 2005, année du centenaire de la loi de séparation des Églises et de l’État, le gouvernement français a restitué au Saint-Siège les « papiers Montagnini », du nom de l’auditeur de la nonciature travaillant alors aux côtés du nonce en poste à Paris, Benedetto Lorenzelli, documents qui avaient été confisqués en décembre 1906, à la suite de la rupture des relations diplomatiques le 30 juillet 1904. Ce fonds avait été un temps conservé aux archives de la Chambre des députés (Assemblée nationale à partir de 1945) puis versé, en 1962, aux Archives nationales ; il rejoignit les archives vaticanes en octobre 200522.

Histoire, science et vérité. Le pari de Léon XIII et sa postérité

Quelle ouverture des Archives vaticanes ?

6Depuis le début du xix^e siècle, quelques historiens, notamment étrangers, avaient pu bénéficier d’autorisations exceptionnelles de consultation des archives vaticanes ; au lendemain de la prise de Rome en 1870, seul Joseph Stevenson, un Anglais converti au catholicisme, muni de lettres de recommandation et fortement soutenu par le chargé d’affaires britannique à Rome, parvint à y accéder pour mener des recherches sur la figure d’Henri VIII23. L’atmosphère générale de la Rome pontificale dans les dernières années de règne de Pie IX, marquée par le sentiment de persécution orchestrée contre l’Église et son représentant24, disposa davantage à une réclusion – le pape se tenant pour « prisonnier de l’Italie » – qu’à une ouverture. L’enfermement pouvait s’interpréter selon deux lectures : l’exil intérieur et physique du pontife coïncidait et renforçait l’isolement politique dérivant de son attitude intransigeante.

7De ce strict point de vue, le pontificat de Léon XIII constitua davantage une continuité qu’une rupture ; le pape ne renonça pas, jusqu’en 1884 au moins, à la revendication solennelle d’une restitution des États pontificaux. L’ecclésiologie de la société parfaite, soutenue par le renouveau de la philosophie thomiste, nourrit une stratégie de reconquête des espaces perdus, stratégie qui, elle, apporta des éléments de renouveau, voire, ainsi que le suggère une historiographie récente, de « renaissances du Saint-Siège25 ». C’est dans ce contexte global qu’il convient d’apprécier le rapport qu’entretint Léon XIII à l’Histoire et aux études historiques. Dès le 9 septembre 1878, le pape remania l’organisation de la Bibliothèque vaticane, faisant revivre la charge de sous-bibliothécaire disparue depuis le début du xviii^e siècle et la confiant à son frère aîné, Giuseppe Pecci, élevé au cardinalat l’année suivante. En 1879 également, il renforça le prestige de la fonction de préfet et archiviste du Saint-Siège en y nommant un cardinal, Joseph Hergenröther, qui exerça cette charge jusqu’en 1890. Dans sa contribution décisive déjà mentionnée, Philippe Boutry montre que l’ouverture effective des Archives, qui ne fut annoncée par aucune déclaration officielle, intervint dans le courant de l’année 188026.

8L’explication de cette initiative majeure du pontife fut donnée trois ans plus tard, sous la forme de la lettre Saepenumero considerantes adressée par Léon XIII le 18 août 1883 aux cardinaux Pecci, Hergenröther et Antonino Saverio de Luca, Vice-Chancelier de l’Église romaine ; usant de formules frappantes, le document pontifical27 dénonce les « persécutions » subies par l’Église dans un passé récent et déplore qu’il soit désormais fondé de penser que la science historique soit devenue une conjuration des hommes contre la vérité, leur mensonge s’infiltrant dans toutes les publications et jusque dans les écoles. L’entreprise, aux yeux de Léon XIII, était étroitement liée à l’enjeu de l’anéantissement du pouvoir temporel, et ce au mépris des apports de la papauté à la civilisation en général et à la grandeur italienne en particulier : « Bien plus, si Nos prédécesseurs ont dû, dans la conscience de leur devoir de souverains contre l’ambition des envahisseurs, par là même ils ont plus d’une fois préservé l’Italie de la domination étrangère. L’histoire a pu, récemment encore, constater quelque chose d’analogue, alors que le Saint-Siège, tenant ferme devant les armes victorieuses d’un très grand empereur, obtint du congrès des Rois que tous ses droits de souveraineté fussent restitués28. » Cette référence au Congrès de Vienne coïncidait avec le terminus ad quem fixé pour la consultation des documents, soit 1815. Ainsi était-il démontré, dans l’esprit du pape, que l’Église n’avait rien à craindre de la vérité historique, et qu’il était indispensable, dans cette perspective, « que les hommes de cœur, savamment versés en ce genre d’études, se dévouent à écrire l’histoire de telle sorte qu’elle soit le miroir de la vérité et de la sincérité ; et que les accusations insultantes, depuis trop longtemps accumulées contre les Pontifes romains, soient dissipées doctement et convenablement ; qu’à de maigres narrations on substitue des investigations laborieuses et conduites à maturité ; qu’on oppose aux arrêts téméraires un jugement prudent, aux opinions savantes, une critique savante ».

9Cet appel pontifical en faveur de l’essor d’une science catholique29 fut largement entendu en Europe, suscitant la création et l’essor d’instituts historiques étrangers à Rome, tels l’École française de Rome (fondée toutefois dès 1873), l’Institut historique belge de Rome (1880), l’Institut historique autrichien (Österreichisches Historisches Institut, 1881), le Preussisches (plus tard Deutsches) Historisches Institut in Rom (1888) ou encore le Römisches Institut der Görres-Gesellschaft (1888), qui, suivi par de nombreux autres, offrirent – et continuent d’offrir – aux chercheurs (pas nécessairement de confession catholique, et ce depuis le xix^e siècle qui s’y rattachèrent) les conditions matérielles et les encadrements scientifiques favorables à la production d’études et d’éditions documentaires à partir des fonds vaticans30. Pourtant, le contexte de la montée des nationalismes entre 1848 et 1914, et particulièrement à partir de 1870, n’épargna pas, le fait est connu, la production historiographique ; l’exploitation des archives du Saint-Siège souffrit d’une totale absence de projets collectifs, réunissant des chercheurs d’origine différente ou coordonnant des institutions de recherche, « ce qui a provoqué d’inévitables redondances dans leur travaux et entraîné un gaspillage d’énergie31 », trait qui, souligne une contribution de 2005, « s’est, hélas, prolongé jusqu’à l’époque la plus récente…32 ».

10Par ailleurs, quelques années furent nécessaires pour que cette ouverture débouche sur un fonctionnement régulier et normalisé des archives, lequel passa par l’institution d’une école vaticane de paléographie, diplomatique et archivistique, rattachée aux Archives (1884)33, et l’organisation interne du service des Archives, fixée par le bref « organique et disciplinaire » Fin dal principio (« Depuis le début ») du 1^er mai 188434. En outre, la décision de Léon XIII n’offrait pas un libre accès aux fonds, moins en raison d’un contrôle strict des usagers que de la difficulté de repérage au sein d’une documentation immense, faute d’instruments descriptifs, inventaires ou registres, établis avec la précision et la rigueur suffisants35. Le soupçon naquit selon lequel les archives – essentiellement celles concernant le xvii^e siècle36 – n’étaient rendues accessibles qu’après un tri sélectif des pièces compromettantes ou simplement gênantes pour le Saint-Siège37. Avec davantage de recul, l’initiative léonine, d’apparence libérale, ne devait pas aux yeux de certains faire oublier qu’elle avait trouvé l’un de ses points d’aboutissement ou d’achèvement avec le renfermement de la crise moderniste, inaugurée par la condamnation de Loisy38.

11Ces difficultés, si elles ne remirent pas en cause le rapport à l’histoire instauré par Léon XIII, portèrent un coup d’arrêt à la tentative de constitution d’une science catholique apte à répondre aux attaques et à la méthode hypercritique venue des sciences historiques profanes. Il fallut attendre l’année 1924 pour que Pie XI ouvre à la consultation les fonds s’étendant sur la période 1815-1846, c’est-à-dire jusqu’à la mort de Grégoire XVI39. L’usage s’établit alors d’ouvrir les archives par pontificats entiers ; il fut confirmé par Pie XII, sous le pontificat duquel furent inventoriées et reclassées les archives correspondant au plus long pontificat de l’histoire de la succession apostolique et pour lequel la Question romaine et, partant, le rapport de l’Église au monde constitua un enjeu central, les trente-deux années de Pie IX (1846-1878), qui virent notamment, dans le sillage des révolutions de 1848, l’exil du pape à Gaète et l’abolition de son pouvoir temporel sous la République romaine (1849-1850), la proclamation dogmatique de l’Immaculée Conception (1854), l’avènement du royaume d’Italie (1861), la publication de l’encyclique Quanta cura assortie du catalogue des erreurs du monde moderne (Syllabus errorum) en 1864, puis la brèche de la Porta Pia le 20 septembre 1870 et la suspension, sine die, des travaux du premier concile œcuménique du Vatican reconnaissant, quoique strictement encadrée, l’infaillibilité du pape. Ces archives furent effectivement ouvertes par Paul VI en 1966 ; trois ans auparavant, le pape avait souligné la dimension spirituelle inhérente au travail sur les archives, le respect pour les documents précieux impliquant le sens de l’Église et, partant, le culte du Christ40.

12Les mises à disposition des archives à la communauté scientifique se succédèrent de manière accélérée sous le pontificat de Jean-Paul II. Dès le lendemain de son élection, en 1978, le pape rendit accessible les fonds relatifs au pontificat de Léon XIII, élevé à la chaire de Pierre cent ans auparavant (1878-1903), puis conjointement, en 1985, ceux des pontificats de Pie X (1903-1914) et de Benoît XV (1914-1922)41. Des réserves d’usage, mais pour la première fois explicitées par le Saint-Siège, furent émises à cette occasion, le texte précisant que la mise en œuvre de cette décision d’ouverture interviendrait avec la progressivité imposée par les impératifs de préparation technique de la documentation, ceux-ci pouvant d’ailleurs varier en fonction des caractéristiques propres à chacun des fonds42. Puis, en février 2002, Jean-Paul II annonça l’ouverture, pour le mois de février suivant, de quatre séries archivistiques d’intérêt majeur correspondant à l’activité diplomatique du Saint-Siège en zone allemande (congrégation des Affaires ecclésiastiques extraordinaires, nonciatures de Munich et de Berlin) sous le pontificat de Pie XI. Si, en 2006, Benoît XVI étendit cette consultation à l’ensemble des archives Pie XI, les réactions manifestées lors de l’ouverture partielle de 2003 furent contrastées. Allait-on, pour résumer le débat, en savoir davantage sur les raisons du « silence de Pie XII » face à l’Holocauste durant la Seconde Guerre mondiale ?43 Le correspondant du Monde, Henri Tincq, écrit alors : « Les archives secrètes du Vatican sur l’Allemagne nazie se sont ouvertes pour la première fois, samedi 15 février [2003], aux historiens. Cette mesure, décidée par Jean-Paul II il y a un an, était attendue par toute la communauté des chercheurs qui, depuis quarante ans que dure la polémique sur Pie XII, sur son aveuglement envers le régime hitlérien et son “silence” face aux crimes nazis et à l’extermination des juifs, réclamaient de la part de l’Église plus de transparence. Une mesure qui ressemble, toutefois, à une demi-mesure. Ce n’est pas avant 2005 que les archives de la période de la deuxième guerre mondiale, donc celle de la Shoah, seront ouvertes aux historiens. La période nouvellement accessible commence en 1922 et s’arrête en 1939. Les chercheurs vont être confrontés à un autre obstacle : les archives du Vatican ne sont pas centralisées. Les plus riches d’intérêt sont celles de la secrétairerie d’État, l’organe premier de l’administration et de la diplomatie vaticanes, mais seuls les documents de 1922 à 1939 relatifs aux rapports entre l’Allemagne et l’Autriche seront accessibles44 ! » La requête en faveur d’une transparence accrue de l’Église face à son passé mettait en jeu, de manière à peine voilée, la souveraineté pontificale.

Archives vaticanes et souveraineté pontificale

13Jusqu’en 2020 et la mise à disposition du fonds Pie XII par le pape François, les archives du Saint-Siège étaient ainsi consultables jusqu’en février 1939 (mort de Pie XI), même si quatre fonds plus récents avaient été rendus accessibles auparavant : il s’agit successivement des papiers du Concile Vatican II, depuis les commissions dites « antépréparatoires » jusqu’à la clôture de l’assemblée conciliaire (1959-1965), versés aux Archives vaticanes en 200045, du fonds du Bureau vatican d’informations sur les prisonniers de guerre (1939-1947), ouvert en 2004 sur décision de Jean-Paul II46, des documents, rendus disponibles à la consultation par Benoît XVI en 2009, relatifs à l’activité de la Commission centrale pour l’art sacré en Italie, couvrant la période d’activité de cet organisme de 1924 à 198947, et enfin des pièces concernant le recensement (censimento) des archives ecclésiastiques d’Italie de 194248.

14Ces ouvertures exceptionnelles, et au premier chef les deux premières mentionnées ci-dessus, demeurent difficilement explicables en termes autres que ceux d’une réponse favorable apportée par Paul VI et Jean-Paul II aux requêtes de plus en plus pressantes émanant de personnalités et de milieux divers, et portant sur des périodes particulièrement délicates de l’histoire de l’Église contemporaine49. Or, ce qui peut apparaître ici, au premier regard, comme un signe d’écoute et d’ouverture au monde « moderne50 », soulève une série de difficultés, dont la principale a trait à l’exercice de la souveraineté. Le pape en effet, en tant que souverain – des États pontificaux jusqu’en 1870 et de l’État de la Cité du Vatican depuis les accords du Latran en 1929, seule la dimension temporelle étant ici concernée – fixe les règles et décide du calendrier ainsi que des périodes d’ouverture des fonds. On notera, même s’il s’agit là d’un aspect anecdotique et d’une pratique aujourd’hui très assouplie, que le chercheur manifestant le souhait d’obtenir une carte de lecteur – à la Bibliothèque apostolique vaticane comme aux archives – doit présenter à cette fin au secrétariat une supplique formellement adressée au pape régnant, parfois accompagnée, selon un usage répandu par ailleurs et singulièrement à Rome, de lettres de recommandation. Comme le relevait M. L. Ambrosini, « la possibilité d’y conduire une recherche est considérée comme une faveur, et non un droit. Il s’agit encore d’une terre féodale de l’Église51 ». Législateur suprême, rien, sur le plan strict du droit canonique, n’interdirait au souverain pontife de déroger à une pratique romaine bien ancrée en la matière, celle de rendre les documents accessibles aux chercheurs par pontificats entiers et dans l’ordre chronologique de ces derniers, respectant par conséquent, et ce point n’est sans doute pas mineur, la succession apostolique. La loi précitée de 2005 rappelle en son art. 37 la prérogative du souverain pontife de déclarer les archives historiques du Saint-Siège ouvertes à la consultation52. Découle également de ce principe général l’inaccessibilité des documents qui, bien que correspondant aux périodes chronologiques d’ouverture, ont par nature un caractère « réservé et secret » (art. 39 § 1), à savoir les actes des conclaves, les « spogli » des papes et des cardinaux, les procès impliquant des évêques, les documents relevant du for interne, les rapports concernant le personnel du Saint-Siège et de l’État de la Cité du Vatican, les causes matrimoniales et tout autre document ainsi qualifié par la Secrétairerie d’État (art. 39 § 2) ; des dérogations ponctuelles peuvent toutefois être accordées par cette même Secrétairerie d’État dans les conditions fixées à l’art. 4053.

15Néanmoins, note très justement Laura Pettinaroli, « il ne faut pas négliger le rôle joué par l’attente de l’opinion publique, les pressions d’associations ou de certains gouvernements54 ». La contrainte de transparence, pour reprendre l’un des critères importants de la (bonne) gestion publique, dont l’émergence est historiquement liée, en Europe occidentale du moins, à la construction progressive d’un « espace démocratique55 », est particulièrement exotique, voire exogène appliquée au gouvernement central de l’Église romaine. À l’endroit des archives du Saint-Siège, cette revendication porte précisément sur les moments historiques ou les thématiques ayant cristallisé les conflits, les temps d’incompréhension mutuelle, d’apparente rupture du dialogue et de crispation de la papauté envers le « monde moderne ». La Question romaine largement entendue, depuis les traumatismes de la période révolutionnaire jusqu’aux Accords du Latran négocié avec les autorités fascistes, paraît, pour l’époque dite contemporaine, rassembler l’essentiel de l’affrontement entre deux logiques irréconciliables. Le pontificat de Pie XII, caricaturé par certains comme le « pontificat du silence », se trouve placé précisément sous les feux des projecteurs allumés par cette exigence de transparence : il est aussi celui qui précède la phase supposée de « réconciliation » avec la modernité portée par l’événement du concile Vatican II. L’ouverture au monde, depuis l’annonce de la convocation du concile faite par Jean XXIII en 1959 jusqu’à l’exhortation « N’ayez pas peur ! » de Jean-Paul II en 1978, n’est probablement pas substantiellement étrangère aux béatifications et canonisations accélérées de ces deux pontifes. La cause de Pie XII, qui éleva Pie X sur les autels en 1954, connaît un itinéraire plus tourmenté, en raison aussi des incidences ad extra de telles proclamations solennelles ; celle de Pie IX, dernier « pape-roi », pontife du Syllabus et de l’infaillibilité, n’est guère en meilleure posture. Cette mise en parallèle, rarement explicitée, n’est pas neutre ; l’exploration des archives de Pie XII, ouvertes depuis peu, devrait permettre de mieux comprendre les réalités historiques encore aujourd’hui couvertes par le voile de la polémique et du soupçon, et donnant corps à une autre forme, en quelque sorte seconde, de « Question romaine ».