1Les termes de « crise » et de « révolution » ont été abondamment utilisés pour qualifier des moments et des mouvements de la période qui courent de la Renaissance jusqu’à la fin du xviii^e siècle, et tout spécialement à propos du domaine de la connaissance1. Dans l’histoire intellectuelle de l’Europe occidentale, la genèse, la publication en 1681 et la discussion durant les décennies suivantes du De Re diplomatica du bénédictin Jean Mabillon (1632-1707) ont constitué un élément et un écho brillants des bella diplomatica qui opposèrent des érudits de plusieurs pays européens au cours des xvii^e et xviii^e siècles2. Comme l’on sait, l’oxymore n’est qu’apparent et ces conflits de diplomatique ne sont que la mauvaise traduction qu’on leur prête : il désigne avant tout des disputes savantes autour de diplômes, des guerres par les actes et pour les actes, en somme. La formule apparaît pour la première fois en 1720 sous la plume de Johann Peter Ludewig, conseiller du roi de Prusse et archiviste du duché de Magdebourg, dans sa préface au premier tome de ses Reliquiae manuscriptorum3. Quelques années plus tard, en 1737, Daniel Eberhard Baring, dans sa Clavis diplomatica, établissait une histoire chronologique de ces guerres qu’il numérotait comme on égrène les guerres civiles en France au xvi^e siècle. De 1633, date du lancement de la première grande polémique sur les actes de l’abbaye Saint-Maximin de Trèves, jusqu’à son époque, Baring relevait pas moins de 25 guerres pour le seul territoire de l’Empire4. Tous les auteurs du xviii^e siècle ont établi un lien direct entre ces querelles savantes et l’émergence d’une critique des sources rénovée5. Le premier diplomatiste de l’histoire aurait ainsi été, de l’aveu même de Baring, Nikolaus Zilles (1575-1638), juge de Saint-Maximim de Trèves et par ailleurs grand chasseur de sorcières devant l’Éternel6.

2Les bella diplomatica, en tant que creuset de l’érudition moderne, ont ainsi participé de la « crise de la conscience européenne » décrite voici plus de quatre-vingts ans par l’historien de la littérature Paul Hazard. Or cette crise, qui marquerait les années 1680-1715 – tout comme les bella souvent cantonnées aux deux derniers tiers du xvii^e siècle et au premier tiers du siècle suivant – plonge ses racines beaucoup plus profondément dans les siècles précédents. Il importe cependant ici de prendre ses distances par rapport à une approche qui valorise trop exclusivement des usages successifs des archives comme autant d’étapes de la geste d’une méthode historique frappée du sceau de la plus pure téléologie. Les ressorts de cette soudaine irruption des archives dans le champ clos des disputes intellectuelles débordent tout d’abord largement la sphère de la critique historique. La question de la preuve par les documents y occupe une place à la fois centrale et périphérique. Ensuite, si le statut des documents d’archives est au cœur des disputes alors engagées, cela fait bien longtemps en réalité que ceux qui les invoquent, qui les jugent ou qui les contestent le font sur la base de critères en réalité guère éloignés de ceux qui feront la fortune de Mabillon et de ses contemporains. Et ce n’est pas la première fois que le débat ecclésiologique, les querelles politiques ou les affrontements de tous ordres sont portés par la découverte, le maniement ou la critique d’actes anciens et que ceux-ci accompagnent, selon des modalités diverses, des tensions extrêmes qui agitent les régimes, les sociétés ou les croyances des hommes.

3Le cas du royaume de France aux deux premiers siècles de l’âge moderne offre à cet égard une succession de crises politiques, sociales, religieuses ou métaphysiques qui intéressent tout à la fois l’histoire des cercles savants, l’histoire de l’Église et l’histoire de l’État. Du xvi^e au xvii^e siècle, toutes ces instances, organisées ou non, ont pensé et repensé leurs rapports à la mémoire documentaire disponible ou mobilisable à leur époque. S’ils croisent nécessairement l’histoire plus générale des archives occidentales7, le sort et les usages des archives en France prennent un tour singulier dans un royaume où la construction étatique pèse sans doute plus qu’ailleurs et se superpose volontiers à des évolutions plus largement partagées dans le monde savant à l’échelle du continent. Dans le recours aux pièces des chartriers, des trésors, des coffres et autres layettes, les injonctions, les moyens et le contrôle de l’État ont déterminé bien des recherches, bien des méthodes, bien des résultats qui ne sont pas uniquement le produit du génie de tel ou tel individu ou de tel ou tel groupe, si exceptionnel fût-il. Les pressions exercées sur et par la monarchie, aussi bien sur elle-même que sur ses sujets, ont accompagné une « naissance dramatique de l’absolutisme8 » en France qui fut aussi celle de la dramatisation du discours agressif ou défensif sur les archives.

La mobilisation des archives au service d’une monarchie sous pression : Trésor des chartes, humanisme et science politique (v. 1540-v. 1580)

4Comme vient de le rappeler dans une longue synthèse Randolph Head, la preuve par les documents est une longue histoire9. La critique des faux et le rôle décisif des archives pour défendre des droits ne naissent pas à l’époque moderne10. Le droit romain reconnaissait déjà pleinement la validité des écrits comme preuves en justice. Le droit canon y insista encore plus lourdement. On sait en particulier combien le pape Innocent III renouvela en profondeur la protection des actes authentiques et la dénonciation des faux et des faussaires au début du xiii^e siècle11. Le commentaire de Uguccio de Pise, décédé en 1210, était éloquent à la fois sur les capacités critiques du temps et sur le rôle prépondérant des archives pour l’authentification d’un document, privilégiant le recours aux registres pontificaux et, en cas de recherche infructueuse, d’examiner le contenu et les caractéristiques physiques (support et mode de validation) du document présenté12. La célèbre décrétale Inter dilectos, jugement d’Innocent III rendu en 1198 pour mettre fin au conflit qui opposait l’archevêque de Milan à l’abbaye de Scozola (San Donato de Sesto Calende), officialisa dans tout l’Occident la force des sentences assises sur l’observation matérielle des actes écrits13. Ainsi la justice médiévale, lorsqu’elle en était saisie, était parfaitement à même d’exiger des expertises critiques, y compris paléographiques, de documents invoqués pour revendiquer une propriété, une succession, des revenus, des privilèges fiscaux ou honorifiques, etc. Les exemples abondent14.

5La grande nouveauté introduite au xv^e siècle par l’humanisme naquit d’abord d’une aspiration de pureté et de redécouverte de l’héritage antique qui conduisait à une réflexion critique menée en dehors du cadre judiciaire. Les exigences philologiques qui étaient alors promues introduisaient un élément fondamental dans la mesure où il devenait possible – et même nécessaire s’agissant des textes antiques – de faire la critique du texte quelle que fût la forme de sa tradition, autrement dit que l’on disposât ou non d’un original. En 1440 Lorenzo Valla reprit sur un mode nouveau les attaques déjà fortes au sein de l’institution ecclésiale de la donation de Constantin dont il administra la preuve philologique de la fausseté, il ouvrait un champ de discussion qui dépassait l’espace institutionnel traditionnel15. Les humanistes de la Renaissance, en déplaçant l’examen de la preuve judiciaire vers l’intelligibilité textuelle, avaient ouvert une voie nouvelle dans l’érudition historique qui aurait pu, à certains égards, sonner le glas de l’intérêt ordinaire pour les archives.

6En France, au xvi^e siècle, le milieu des juristes a ainsi semblé hésiter entre une conception strictement philologique et une conception plus pratique et archivistique des textes anciens. L’humanisme historiciste appliqué au droit romain a été un fait européen, mais il a trouvé en France ses développements les plus marqués. Les défenseurs de ce mos gallicus, comme Jacques Cujas, ont avant tout recherché la pureté grammaticale et morale du droit antique et ils pouvaient fort bien se passer des archives16. Ces dernières furent en fait mobilisées au service d’une monarchie française secouée, de François I^er à Henri III, par des injonctions successives : affirmer son autonomie politique et historique par rapport aux legs romains, et par voie de conséquence se libérer de la pesante tutelle impériale ; proclamer son génie propre fondé sur une capacité législative nationale en réaction aux tenants d’un droit romain dominateur17 ; prouver, enfin, sa capacité à maîtriser les mouvements centrifuges qui menaçaient l’unité du royaume dans le cadre des guerres civiles (monarchomaques protestants, ligueurs)18. Du Tillet fut le premier artisan de cette défense archivistique d’une monarchie sous pression.

7Depuis la fin du règne de François I^er, Jean Du Tillet (150 ?-1570), greffier civil du parlement de Paris durant près d’un demi-siècle (1521-1570), avait en effet un accès direct au Trésor des chartes des rois de France19 dont il avait la garde et où il puisa la matière de son Recueil des traictez et guerres d’entre les roys de France et d’Angleterre publié en 156020. Du Tillet y opérait une double révolution, sur le fond comme sur la forme. D’abord, il renouvelait le genre classique des grandes chroniques des rois de France pour privilégier une suite chronologique de pièces d’archives médiévales analysées et solidement référencées. Ensuite, la diffusion imprimée conféra à ce travail un écho inédit auprès d’un public non choisi a priori. La réaction du pouvoir fut immédiate, à en croire un polémiste protestant : les Guise, et principalement le cardinal de Lorraine, s’opposèrent fortement à ce que Du Tillet publiât un second travail dédié à la monarchie française, au motif qu’il livrait des secrets d’État qui n’auraient pas dû sortir des archives de la monarchie. Le Recueil des rois de France demeura donc manuscrit jusqu’à sa publication en 158021. Mais entre-temps, Du Tillet avait fait bénéficier ses amis de ses faveurs archivistiques.

8La citation de documents du Parlement, du Trésor des chartes ou de la Chambre des comptes devint dès lors le nec plus ultra de la défense tous azimuts des caractères originaux de la monarchie française, comme le démontrèrent les Recherches de la France publiée une première fois en 1560 par Étienne Pasquier (1529-1615), emblématique représentant de « l’humanisme des praticiens du droit22 ». Pasquier moissonnait littéralement les archives du Parlement et de la Chambre des comptes : il opérait un dépouillement analytique des registres consultés et puisait ensuite dans ses notes pour traiter de tel ou tel sujet, au point que c’étaient les découvertes archivistiques qui commandaient la composition de l’ouvrage et non l’inverse23. Jean Bodin (1530-1596) lui-même, premier penseur authentiquement absolutiste, fondait une partie de ses démonstrations de science politique sur les sources originales. Les archives (du roi, du pape, des villes, etc.) constituaient pour lui un élément d’autorité à part entière dans sa stratégie argumentative : s’il ne les citait pas avec autant de précisions apparentes que Pasquier, il tenait à informer son lecteur qu’il en avait une connaissance personnelle24. L’usage des sources historiques ne servait plus à moraliser et à purifier, mais bien à justifier et à légitimer.

9Dans cette période singulière du deuxième tiers du xvi^e siècle, les archives de la puissance publique étaient ainsi mises au service de la monarchie française, parfois à son corps défendant, par des auteurs qui valorisaient de facto (ab actis ou per actos) l’expérience politique médiévale. Le Moyen Âge, pris au sérieux par ces humanistes de formation25, permettait de célébrer les vertus propres à la France, dont l’histoire pouvait prendre son autonomie par rapport à la tradition classique, et il présentait l’énorme avantage de pouvoir être illustré au moyen de documents d’archives originaux disponibles en quantité dans les collections royales.

Les archives, réponse au stress social, à la compétition urbaine et au conflit confessionnel (v. 1580-v. 1660)

10Le lien entre le renforcement de la puissance étatique, voire la naissance théorique et pratique de l’État moderne, et la supervision de l’écrit dans la société est avéré dès la fin du xvi^e siècle26. Pour autant, il convient d’être prudent avant de relier ces premières tentatives de justification politique par les archives avec l’accumulation des dispositions législatives (ordonnance de Villers-Cotterêts, août 1539 ; ordonnance de Moulins, février 1566) qui renforçaient effectivement la preuve écrite dans les procédures judiciaires. Le potentiel de contrôle social qu’induisaient objectivement les mesures alors prises (mercuriales des marchés, registres des baptêmes et sépultures ou encore obligations notariées) ne prit sa pleine mesure qu’au siècle suivant27. Cette conjonction entre un pouvoir politique soucieux de maîtriser l’information historique concernant ses droits et un encadrement des individus par le biais de l’écrit, que permettaient précisément les instruments élaborés et exigés au xvi^e siècle, n’intervint pas réellement avant le dernier tiers du xvii^e siècle et, pour tout dire, l’impulsion décisive que lui donna Colbert28. Cette longue évolution qui fit des archives un des traits spécifiques des relations entre un souverain et ses sujets avait été rendue possible par un moment spécial où la société dans son ensemble, individus, maisons aristocratiques, évêques ou communautés urbaines, s’était saisie des archives comme d’une arme efficace pour répondre à des défis qui prenaient alors un tour existentiel.

11Cette étape intermédiaire essentielle fut celle des érudits provinciaux et généalogistes du premier xvii^e siècle. Leurs œuvres étaient admirées des contemporains de Louis XIV, Mabillon ou Leibniz en tête, auxquelles ces derniers payaient volontiers leur dette. Si leurs auteurs sont généralement rangés dans la catégorie des antiquaires et non des historiens des idées, c’est qu’il a manqué à cette période de bouillonnement intense une méthode et un esprit de synthèse qui ont caractérisé les œuvres d’inspiration juridique du xvi^e siècle et qui ont fait le succès historiographique des éditions critiques sous Louis XIV. Si le mot baroque peut avoir un sens, il n’est peut-être pas impossible de l’avancer à propos de la profusion des écrits de nature historique qui valorisent comme jamais la force des documents d’archives.

12Ces travaux, en partie seulement publiés à l’époque même de leur production, couvrent trois champs principaux d’objets historiques : l’histoire des grandes familles nobles ; l’histoire des villes et à un moindre degré des provinces ; l’histoire des diocèses et des successions épiscopales sur un siège donné. Les auteurs ayant participé à ces entreprises historiques étaient issus de trois milieux principaux. Tout d’abord on trouvait des professionnels de ce type d’écriture, historiographes du roi pour l’essentiel, au sein desquels émergeaient André Duchesne (1584-1640) et les frères de Sainte-Marthe, Louis (1571-1656) et Scévole III (1571-1650). Ensuite venait la troupe des officiers royaux, juges pour l’essentiel. Ils formaient le groupe le plus important numériquement, et de loin : on y rencontrait des magistrats au parlement, comme Claude Fabri de Peiresc (1580-1637), mais le plus souvent des officiers moyens appartenant à des tribunaux de second niveau, comme Jean Savaron (1566-1622), Jean Besly (1572-1644) ou Louis Trincant (1571 ?-1644 ?). En troisième lieu apparaissaient des ecclésiastiques, souvent des réguliers issus de presque tous les ordres. Enfin, comme dans toute famille un peu large, il y avait également quelques inclassables comme le protestant Christophe Justel (1580-1649), secrétaire de diverses maisons aristocratiques.

13Leurs travaux avaient tous en commun de décentrer le regard vers d’autres réalités en tension que le pouvoir royal, lequel ne cessait pas pour autant de susciter des travaux ad hoc pour les luttes qui lui étaient propres29. La noblesse connaissait ainsi un stress social dans le premier tiers du xvii^e siècle, à une époque où le système fisco-financier et la vénalité des offices fabriquaient à tour de bras et avec une rapidité inédite des émules et des concurrents directs de leur pouvoir établi au sein d’une monarchie où ils avaient tendance à perdre leur rôle de conseillers privilégiés du prince30. De leur côté, les villes étaient désireuses de jeter un voile pudique sur leur passé récent où dominaient difficultés financières, déchirements patriciens et surtout engagements politiques discutables, en particulier dans le camp de la Ligue31. Les évêques quant à eux, engagés dans une opération de reconquête catholique que le concile de Trente leur avait explicitement confiée, faisaient face aux accusations redoublées des réformés sur la fragilité des successions apostoliques à travers le temps32. Il n’était pas rare que dans la pratique ces genres se superposassent, soit qu’il s’agît de faire une histoire de ville à travers les évêques qui y avaient exercé une autorité, soit qu’il s’agît d’écrire l’histoire d’un réseau nobiliaire à l’échelle d’une province.

14L’effet de décentrement géographique qui en résultait, en direction d’un plan strictement local, ne signifie pas qu’il s’agissait là de projets construits contre la monarchie, bien au contraire. Dès que l’occasion se présentait, la proximité d’une ville, d’une famille ou d’un évêque avec les rois de France était rappelée33. Les sources d’archives du roi restaient d’ailleurs fortement sollicitées et conservaient une aura supérieure aux autres, d’autant qu’au même moment Pierre Dupuy et Théodore Godefroy laissaient filtrer des extraits de leur nouvel inventaire de ce dépôt34 qui conservait sa vertu d’arme offensive au service de la monarchie française35. Mais pour la première fois à ce niveau, les archives du roi étaient mêlées à des sources d’archives étrangères à la monarchie, qu’il s’agît de chartriers seigneuriaux ou de pièces empruntées à tel ou tel fond d’abbaye ou de chapitre cathédral, pour ne pas parler des sources numismatiques ou monumentales36. L’effet démultiplicateur de l’échange savant jouait alors à plein. Qui copiait ou faisait copier dans tel lieu éloigné un document l’adressait à son correspondant qui à son tour en faisait profiter un tiers, etc. De la sorte, l’accès aux archives des grands, de l’Église ou du roi produisait une manne qui retombait sur tous ceux qui participaient à ce vaste système de redistribution où le don et le contre-don fonctionnaient sans beaucoup d’accrocs37. Très vite, après un temps de décantation, la valeur d’une source d’archives se mesurait autant au dépôt où elle se trouvait qu’au degré de réputation de celui – surtout s’il était par ailleurs magistrat de profession – qui l’en avait arrachée par le biais de la copie et, horresco referens, par un emprunt en original plus ou moins prolongé. La fides publica se trouvait de facto transférée du côté de l’élaboration de principes critiques naissants.

15Dans ce monde de l’échange savant, la méthode était intuitive et n’était pas formalisée. Seules les formes d’exposition et d’argumentation trouvaient progressivement et grâce aux œuvres exemplaires d’André Duchesne un modèle plusieurs fois répété : chaque volume de développement historique, généalogique ou chronologique, trouvait ainsi son pendant dans un volume de « Preuves » où l’on prenait bien soin de fournir l’origine archivistique de la pièce éditée in extenso ou sous forme analytique38. La méthode critique était alors avant tout un empirisme où ces courageux explorateurs du Moyen Âge en étaient encore à fixer la signification exacte des termes lus dans les chartes, à noter les dissonances et bizarreries révélées par une masse plus large de documents et à identifier des toponymes jusque-là inconnus. Le cas échéant les consultations épistolaires qu’ils échangeaient aboutissaient à de petits traités méthodiques qui ne dépassaient cependant pas le cas d’espèce étudié39. L’examen des documents s’en trouvait de ce fait historicisé et contextualisé, autrement dit ces érudits faisaient de la diplomatique sans le savoir, comme M. Jourdain faisait de la prose. Leurs successeurs du temps de Louis XIV en furent davantage conscients.

Les archives, entre autorité et vérité dans la France de Louis XIV

16L’analyse d’une République des lettres comme un champ clos de l’échange intellectuel, étanche ou relativement étanche aux données historiques socio-politiques, constitue une démarche biaisée40. Les historiens des idées ont en effet volontiers insisté sur les évolutions partagées à l’échelle de l’Europe, avec une bonne dose d’optimisme. En 1708, dans une publication qui revisitait la polémique née du De Re Diplomatica, l’auteur anonyme affectait rétrospectivement de n’y voir qu’un jeu finalement profitable à la science :

« Ces combats littéraires sont communément agréables aux spectateurs et ils sont utiles en même tems pour l’avancement des sciences. Comme on n’a jamais plus d’esprit que quand on est un peu piqué, les contestations des sçavans leur font approfondir les matières et les mettre dans un plus grand jour. D’ailleurs cette espèce de guerre est de toute la plus innocente : les guerres des États désolent les royaumes, les guerres du Palais désolent les familles ; les guerres des sçavants enrichissent au contraire le monde littéraire ; et si l’on y répand quelquefois un peu de bile, jamais on n’y répand de sang41. »

17La République des lettres fut en réalité beaucoup plus conflictuelle qu’on ne le dit parfois42. Au-delà des querelles fondées sur l’ambition ou la jalousie, véritable genre littéraire en soi43, il existait des lignes de fracture qui dépassaient la volonté des individus. Les ruptures confessionnelles continuaient par exemple d’y introduire des failles importantes, comme en témoignent par exemple les silences répétés de Mabillon à l’égard de Leibniz, alors même que l’un et l’autre se connaissaient, se lisaient et étaient certainement très proches dans leur manière de critiquer les sources historiques44. Au-delà, le développement propre à chaque ensemble politique a isolé des groupes de savants selon des logiques nationales, plus marquées que ne le rapportent les laudateurs d’une communauté épistolaire européenne. Les progrès des États ont ainsi coloré d’une manière singulière les rapports des savants avec l’histoire en général et avec les archives en particulier. Si l’évolution est globalement similaire à l’échelle de l’Europe occidentale, chaque pays présente dès lors des caractéristiques propres et il convient de contextualiser précisément ces débats45.

18Les bella diplomatica ont souvent été déduites d’une tension sui generis existant à l’intérieur même des ordres anciens, comme en témoigne Mabillon lui-même, sommé de répliquer à ses détracteurs mauristes par l’énonciation de ses « règles de l’histoire46 », mais surtout sous la pression des ordres nouveaux (jésuites) ou de leurs concurrents. Cette explication est juste, y compris factuellement puisque la rédaction du De Re diplomatica était aussi une réponse conjoncturelle aux accusations portées par le jésuite bollandiste Daniel Papebroch (1628-1714) contre la valeur intrinsèque des archives des bénédictins français. Pourtant elle ne suffit pas car il faut se poser la question du hic et nunc. Pourquoi ces conflits d’archives ont-ils connu une telle intensité durant ces décennies que l’on a traditionnellement identifiées avec celle de la crise de la « conscience européenne » ?

19Les décennies 1660-1710 furent celles du gouvernement personnel de Louis XIV (1661-1715) et correspondirent peu ou prou à l’activité de recherche et de publication de Jean Mabillon. Elles étaient le théâtre, en France, de l’entrechoquement bruyant, parfois violent, de réflexions philosophiques, de développements théologiques et d’évolutions politico-institutionnelles, engagés pour l’essentiel dans le demi-siècle précédent. Les recherches et débats conduits à la même époque autour de l’usage et de la valeur des archives n’y échappaient pas : mieux même, d’une certaine manière, ils les sublimaient. Cartésianisme, rigorisme chrétien et absolutisme royal pesèrent tout à la fois, concurremment ou de manière convergente, sur le travail de critique des sources conduit par les érudits français du temps. Tous, auteurs, lecteurs, propriétaires d’archives ou destinataires d’éditions et d’études, eurent à s’insérer nécessairement dans les enjeux de cette nature.

20Le cas français commence d’être bien connu désormais47. La maîtrise de l’information y était incarnée magnifiquement, mais non exclusivement, par Colbert, contrôleur général des finances, secrétaire d’État de la Maison du roi, secrétaire d’État de la Marine, surintendant des bâtiments, etc. Elle s’y combinait avec un contrôle étroit des normes sociales et en particulier de la mobilité entre les ordres de la société, comme le montrent les enquêtes de noblesse lancées pour des raisons fiscales48. Les arts, les lettres et l’Église étaient alors mis au service d’un projet politique absolutiste dans lequel l’autonomie des penseurs et des savants était très relative, voire inexistante. Tout en favorisant une véritable politique archivistique à l’échelon central par la constitution de noyaux d’archives ministérielles, l’État ne cherchait pas à valoriser ses archives en les partageant avec d’autres, en particulier dans le but (relativement) désintéressé d’enrichir la science historique. Depuis les lendemains de la Fronde, sur la lancée d’un discours théorique qui valorisait le secret de l’action publique – que l’on songe ici aux Considérations sur les coups d’État de Gabriel Naudé parues en 1639 –, le pouvoir mit fin à l’évaporation des papiers de son action politique et diplomatique49 et tenait fermés ses propres dépôts d’archives, aussi bien pour les érudits que pour ses propres savants qu’il pensionnait. Il préférait accumuler les titres extérieurs et les concentrer, au besoin par des emprunts forcés effectués en province, comme le montraient les expéditions archivistiques du président Doat en Languedoc pour le compte de Colbert50. Le dépôt d’arrivée n’était pas le Trésor des chartes, ni même les archives d’un secrétariat d’État, mais une formule plus domestique, soit la bibliothèque du roi, soit celle de son ministre, ce qui était presque tout un à l’époque de Colbert51. Aucune recherche savante ne pouvait alors se faire sans l’accord, à défaut du soutien, du pouvoir royal.

21Ensuite, derrière les conflits qui se jouaient par diplômes interposés, il y avait autre chose que l’enjeu de l’établissement des règles critiques de l’histoire. Comme dans la caverne platonicienne, les disputes autour d’un mot ou d’une date ne sont que les ombres portées d’affrontements autrement plus lourds de conséquence pour les auteurs qui s’y livraient. L’exemple des bénédictins français est une très bonne illustration de la manière dont la mise en scène des archives aboutit à l’élaboration d’un discours savant à leur propos. Au xvii^e siècle, la congrégation de Saint-Maur était une communauté assiégée par des adversaires qui se situaient dans et hors de l’Église. Le De Re diplomatica représentait une synthèse de la méthode critique des documents dans laquelle le statut des archives devenait l’objet d’un conflit qui dépassait singulièrement la dispute érudite pour aboutir à des remises en cause plus profondes de la capacité du savant à apporter des réponses métaphysiques52. Les archives, telles que Mabillon les envisageait, faisaient en effet l’objet chez les mauristes d’une double tension, autour de la question de l’autorité, d’une part, et autour de la notion de vérité, d’autre part. Ce qui sépare les savants de la deuxième moitié du xvii^e siècle de leurs immédiats prédécesseurs tient moins dans l’établissement de nouvelles règles critiques que dans l’attitude morale et intellectuelle des protagonistes53. Les travaux des mauristes étaient « une érudition de combat, participant et de la théologie positive, qui établit historiquement les dogmes, et de la controverse historique qui convainc l’adversaire d’erreur et de faux54 ».

22Les historiens, pas plus que d’autres, n’échappaient aux conséquences du développement de l’absolutisme. Le travail dans les archives ne constituait pas à cet égard un véritable espace de liberté politique. Les mauristes, et Mabillon en particulier qui dédiait à Colbert son De Re diplomatica, étaient parfaitement enrôlés et financés par le pouvoir royal. L’habitus du moine bénédictin, sujet du roi de France, comportait ainsi une forte dimension royale qu’il ne faut pas négliger. La tension avec l’autorité se posait paradoxalement davantage, pour un Mabillon, par rapport au centre de l’Église catholique, comme en témoignent les difficultés soulevées par son Traité des études monastiques auprès de certains esprits de Curie55.

23D’abord, sur le plan épistémologique, les mauristes faisaient le pari d’atteindre à la vérité historique par l’étude des documents, comme le proclamait Mabillon en 1678 en réponse aux détracteurs issus de son propre ordre :

« Le premier caractère d’un historien est d’aimer et de chercher la vérité. C’est une obligation qui luy est indispensable et il en fait une profession publique. Pour chercher la vérité, il faut la discuter. Elle est cachée, elle est environnée de mensonges et d’erreurs, surtout dans les faits de l’histoire et de l’histoire ancienne. S’il y eut jamais un tems auquel on soit obligé d’examiner les choses, c’est principalement dans nostre siècle auquel on en fait une étude et une profession particulière56. »

24Il s’agit moins, comme pour les générations précédentes, d’établir des faits que d’en inférer une vérité historique, à une époque où la vérité devient une obsession philosophique de premier ordre, y compris au sein de l’Église57. Les mauristes partageaient cet horizon avec les autres grands savants français de leur temps, tels qu’Étienne Baluze (1630-1718)58. Cela leur valut naturellement l’opposition des pyrrhonnistes, ces partisans d’une « version érudite de la théorie du complot59 », dont la fortune croissait à mesure que se précisaient les règles logiques de la critique des sources60. Mais, surtout, ils devaient affronter les reproches que leur adressait le cartésianisme, très en vogue à Paris dans les années 1660-1680 : les partisans de la Méthode professaient en effet un mépris profond pour l’histoire, que l’on retrouve aussi bien chez Descartes lui-même que chez Malebranche qui, dans sa Recherche de la Vérité publiée en 1674, reprochait aux érudits de faire de « leur tête une espèce de garde-meuble61 ». L’histoire ne pouvait atteindre qu’à une vérité contingente et ne pouvait prétendre figurer au nombre des sciences fondées sur la démonstration raisonnée et non sur l’observation empirique et l’expérience.62

25Ensuite, leur place dans l’institution ecclésiastique faisait l’objet de vives attaques. Tandis qu’un Gabriel Naudé (1600-1653) leur reprochait une trop grande soumission à l’autorité traditionnelle63, les érudits protestants au premier rang desquels le célèbre Hermann Conring (1606-1681) leur en remontraient dans la critique des sources où il faisait preuve d’une acribie exceptionnelle à l’égard des documents médiévaux64, car « l’exigence de proximité des sources induit un mode particulier d’écriture de l’histoire, qui transcende les frontières confessionnelles65 ». Ces opposants étaient toutefois moins menaçants que ceux que les bénédictins devaient affronter dans la compétition qui se déroulait au sein même de l’Église catholique. Ils durent ainsi à la fois parer les coups des ordres anciens, comme les chanoines de Saint-Augustin qui leur disputaient leur prééminence liée à leur ancienneté66, et les coups encore plus rudes que leur portaient les bollandistes de la toute récente Compagnie de Jésus.

26C’est bien à juste titre que l’on a pu désigner la démarche des mauristes, et de Mabillon en particulier, comme la conjugaison de principes a priori antagonistes, ce qu’a très bien résumé Bruno Neveu en employant à leur égard l’audacieux oxymore de « rationnalisme fidéiste67 ». Mabillon refusait de s’abandonner au pyrrhonisme le plus sec : « Les siècles précédents ont péché par un excès de simplicité et de crédulité, mais de celuy-ci des prétendus esprits forts ne reçoivent rien qui ne soit passé par le tribunal68. » Dans l’intense débat théologique engagé entre rigorisme et probabilisme69, Mabillon avait par ailleurs choisi son camp : adversaire des casuistes70, il opposait aux probabilistes son probabiliorisme historique qui lui interdirait toujours de suivre une opinion probable s’il en existait une autre plus probable encore71. Enfin, Mabillon ambitionnait de réconcilier théologie positive et théologie scolastique, en fournissant des armes épistémologiques de nature à « borner » par des sources fermement établies les spéculations des théologiens :

« On s’est même écarté quelquefois de la tradition en voulant trop philosopher et en négligeant l’étude des anciens Pères desquels on pouvait l’apprendre. […] Ce désordre avait prévalu dans les siècles passez, mais on y a enfin remédié dans le nôtre où nous voyons la théologie scolastique plus épurée et traitée avec plus de dignité qu’autrefois. On donne moins aujourd’huy aux raisonnements qu’à l’autorité et on étudie l’Écriture et les sentimens des conciles et des Pères dans leurs sources et non pas seulement dans de méchans extraits que les scolastiques empruntoient les uns des autres et s’en seroient bien souvent contre le sens des auteurs pour n’avoir pas consulté les originaux. Il est à souhaiter que l’on continue à l’avenir sur le mesme pied où l’on est et qu’on ne se contente pas de certains extraits que d’habiles gens ont fait des Pères, des conciles et de l’histoire pour leur usage, ce qui seroit rentrer dans la confusion que nous blâmons dans les scolastiques des siècles passez72. »

27Le De Re diplomatica de Mabillon était à cet égard une œuvre de combat, comme l’étaient du reste l’essentiel des publications mauristes73. Avec cet indigeste in-folio, Mabillon faisait en réalité d’une pierre deux coups. Le rapprochement du De Re diplomatica avec le Discours de la méthode a été souvent fait. Il est exact que, malgré une certaine lourdeur du propos latin, entrelardé de remarques ponctuelles sur tel ou tel acte, le bénédictin proposait une forme d’exposé et une méthode progressive qui ne pouvaient que répondre aux principaux reproches qui étaient faits d’ordinaire à l’absence de clarté des ouvrages historiques. Autrement dit, Mabillon s’efforçait de ne pas mépriser la philosophie de Descartes et de ne pas encourir les foudres des contempteurs de l’érudition inutile, comme Malebranche. Si Mabillon n’avait pas connu personnellement Descartes, selon l’opinion de Marc Bloch74, il en connaissait très certainement l’œuvre qu’il n’hésitait pas à suggérer à l’attention des érudits de couvent dans son Traité des études monastiques paru en 1691. Ouvert, mais prudent, Mabillon s’efforçait avec confiance de tirer le meilleur parti de thèses opposées :

« On pourroit mesme, ce me semble, mesler très utilement dans les cours la lecture de quelques bons auteurs, tant françois que latins, qui expliqueroient les matières que l’on traite actuellement. Par exemple, en philosophie, on pourroit lire quelque chose de l’Art de penser, comme les deux discours touchant les idées, les règles pour former le jugement ; les petits traitez de M^r de Cordemoi, et quelque chose de M^r Rohault sur la philosophie de Descartes, afin d’en connoître les principes, encore qu’on ne les suive pas ; le petit traité de M^r Huet contre cette philosophie, avec la réponse françoise que M^r Regis vient de donner au public ; quelques traitez de la philosophie de M^r du Hamel, et du mesme M^r Regis ; quelques endroits choisis de la Recherche de la vérité du Père Malbranche ; le petit traité du Père Pardies touchant l’ame des bestes et quelques autres petits traitez semblables qui ont esté faits de nos jours75. »

28La fréquentation de ces étroites lignes de crête philosophiques et théologiques autour de la question de la vérité prenait tout son sens dans l’analyse et dans l’usage des sources : parce qu’elles étaient fondées avec plus de fermeté scientifique que dans le passé, il était loisible de s’en tenir à l’autorité dont elles étaient porteuses. La méthode critique posée par le moine bénédictin contenait en germe une révolution dans le rapport aux archives, révolution qui était aussi au cœur des polémiques engagées autour de l’œuvre de Mabillon. Pour certains contemporains de Mabillon, la réputation du dépôt d’archives constituait encore une autorité qui se suffisait à elle-même. Cette approche découlait directement de la fides publica qui s’attachait aux dépôts d’actes de la puissance publique depuis l’époque antique. Elle fut théorisée en 1664 dans l’Empire par Ahasver Fritsch (1629-1701) dans son Tractatus de jure archivi et cancellariae76. Ce juriste y soutenait que ce qui comptait dans la production de documents en justice, c’était moins la forme (original ou copie, avec ou sans marque d’authentification) que l’origine archivistique de ceux-ci. C’était là l’argument-massue brandi par les adversaires de la diplomatique de Mabillon : sa méthode était nulle et non avenue puisqu’elle était fondée sur des actes pris dans des archives de particuliers dépourvus de la confiance publique. Le savant anglican George Hickes, partisan d’un scepticisme avéré, l’accusait ainsi de fournir un asile commode à des bataillons de faux documents77. Le partisan anonyme du jésuite Barthélemy Germon, qui avait durement disserté sur la valeur des archives de Saint-Denis78, proclamait ainsi en 1708 sa croyance absolue et unique dans les archives du roi :

« J’entre dans le Trésor des chartres. […] Là, je trouve des chartres de S. Louis à des princes qui luy ont succédé. Ce trésor ne m’est point suspect et je n’ay aucun lieu de douter de la vérité des actes qui y sont gardez sous la foy publique. Ces chartres que l’on ne sçauroit prudemment contester, m’apprennent avec certitude quelle doit être la forme des actes des mêmes temps et me servent de modèle pour en juger, comme il faut. Donnez-moi aussi des chartres bien avérées de Dagobert, de Clovis, de Childéric, de Thierry, et alors je souscrirai aux règles que vous en aurez tirées79. »

29La mise en cause de la crédibilité des archives monastiques créait une tension d’envergure pour les mauristes. Il leur était interdit pratiquement de justifier leurs prétentions et leurs droits puisque eux seuls détenaient des actes assez anciens pour les prouver. Mabillon effectua alors un déplacement épistémologique essentiel : il fallait défendre les titres pour défendre les archives et la valeur heuristique de ces dernières. Les archives n’étaient apparemment pas l’alpha et l’omega de sa démonstration. Du point de vue lexicographique, le terme est assez peu fréquemment employé dans le De Re diplomatica et dans les textes français de Mabillon (Mémoire justificatif de 1678, Traité des études monastiques de 1691) ; il leur préfère le terme ambigu – parce que non autrement défini – d’« originaux ». De manière générale, ce qui frappe, à la lecture de quelques-uns des textes produits dans le cadre des bella diplomatica, c’est la part finalement plus réduite qu’on ne le croit de l’usage des chartes et des archives qui en était faite et l’utilisation, à l’inverse, assez intensive, des autorités anciennes, chroniqueurs et autres historiens, comme le montre la querelle soutenue en 1687 contre les chanoines réguliers de Saint-Augustin80. Mabillon y valorisait avant tout, comme le faisaient les érudits du premier xvii^e siècle, l’expert, le médiateur qui avait vu lui-même les originaux. Cela tenait naturellement au positionnement chronologique assez haut des débats engagés, mais également à des milieux relativement conservateurs de juges et d’ecclésiastiques sommés de conserver aux auteurs consacrés à des titres divers une place éminente dans leur argumentation. Chez les mauristes, comme chez beaucoup d’acteurs des bella diplomatica, l’autorité de la tradition continue de se mêler à celle des sources. Mabillon lui-même rejetait pourtant a priori l’argument d’autorité, comme un héritage de la théologie scolastique médiévale, mais il en acceptait in fine le secours s’agissant de la critique des textes. En quelques occasions célèbres, Mabillon s’est ainsi retrouvé pris dans de mauvaises querelles où son esprit critique a cédé le pas devant des considérations extérieures, qu’il s’agisse de la défense de la Sainte Larme de Vendôme ou de sa coupable compromission dans l’expertise en faveur du faux cartulaire de Brioude aux côtés de Baluze81.

30Le questionnement diplomatique de Mabillon s’appuie, on le sait, sur une analyse comparée des différents actes de même nature et de même époque. Par cette méthode, les documents tirent leur authenticité d’eux-mêmes, en étant rapportés à d’autres documents et non en les soumettant a priori à la hiérarchie de valeurs qui s’attache aux dépôts où ils reposent. La tradition archivistique n’intervient que de manière très secondaire dans le discrimen veri ac falsi, à rebours des tenants du jus archivii et du raisonnement des sceptiques. Mabillon professait que les documents avaient tous vocation à être soumis à la critique diplomatique, y compris ceux que détenait l’ordre bénédictin. Peu importait, a priori, d’où l’on tirait ses actes du moment que la critique en démontrait l’authenticité. Toutefois, son raisonnement préservait la réputation des archives monastiques par une présomption d’innocence et par un caractère public indirect en raison de leur antériorité sur les propres dépôts du souverain dont ils tenaient lieu dans les temps anciens82. En refusant de consacrer une frontière trop étanche entre les dépôts dotés de la fides publica et les autres dépôts, Mabillon perpétuait et validait les explorations des érudits du premier xvii^e siècle français. Plus largement, cette relative autonomisation du document par rapport à son dépôt de conservation83 était en accord avec la démarche contemporaine d’un pouvoir royal pour qui aucun document d’archives n’était hors de sa portée, soit physiquement (« emprunts » de Colbert), soit intellectuellement84. Tout dépôt devenait digne d’intérêt pour la gloire du monarque, et spécialement ceux des établissements dont il était le bienfaiteur et le protecteur comme l’abbaye de Saint-Denis. L’érudition de Mabillon est aussi celle d’un pouvoir central fort et sûr de lui. Il va de soi enfin que tous les détenteurs d’archives ne pouvaient qu’adhérer à une science qui leur permettait de hisser leurs fonds au rang de dépôts contenant des documents dignes d’être parés d’une fides historica. Le succès de la diplomatique et l’intensité des querelles diplomatiques s’explique aussi par cette puissance archivistique démultipliée à l’échelle de l’Europe tout entière par la grâce d’une fides historica solidifiée.

⁂

31Les dramaturgies successives auxquelles les archives ont donné lieu en France de Du Tillet à Mabillon obéissent donc à des ressorts très divers. Ce que cette histoire nous raconte c’est qu’il y a bien une vérité des archives, mais que celle-ci n’est pas entendue toujours et partout de la même manière.

32D’abord, cette vérité n’est pas bonne à dire et les résistances sont multiples devant le déversement de documents par les savants. Au final les pouvoirs les plus établis préfèrent s’en accommoder selon des modalités très diverses, ne serait-ce que parce qu’ils en sont les détenteurs principaux. Les bella diplomatica et tous les combats menés autour et par les archives dans les siècles précédents sont avant tout une opposition frontale entre insiders et outsiders85. Le roi de France fait sienne la force des archives, qu’il s’agisse de justifier sa souveraineté théorique au xvi^e siècle ou de justifier des conquêtes et des droits au siècle suivant. Dans un autre ordre de pouvoir, l’argument historique aide de manière décisive à la promotion durable d’une théologie positive à la fin du xvii^e siècle. De leur côté, les partisans d’une histoire documentaire, poussés dans leurs retranchements par des interpellations fondamentales, sont parvenus à répliquer aux philosophes de la raison par une critique raisonnée des sources et aux sceptiques par une confiance dans les archives qui se confond avec la foi publique.

33Au cours de cette longue histoire, la sphère des gisements archivistiques potentiels n’a cessé de s’élargir. En établissant dans le discours public au xvi^e siècle la valeur des archives face à l’autorité de la tradition, les juristes ont définitivement fait du Trésor des chartes des rois de France une arme politique de première force. Les polémistes royaux du xvii^e siècle, de Dupuy à Godefroy n’ont pas hésité à s’en servir pour le compte de la monarchie. Les travaux de terrassiers des érudits généalogistes et provinciaux du premier xvii^e siècle ont été relativement débridés : aucune véritable limite n’a été posée dans l’accès aux archives en raison de la force d’une demande sociale et urbaine singulière. Enfin, les controverses savantes des ecclésiastiques du temps de Louis XIV ont fini par créer les conditions d’un permis d’utilisation historique et légale de toute la documentation contenue dans des archives plus variées que les seuls dépôts publics86. L’espace de la discussion savante s’en trouve ainsi élargi et, dans un cadre de servitude volontaire à l’absolutisme politique qui touche toute la société87, elle se situe dans un espace social où la conflictualité connaît une exacerbation qui enveloppe les archives elles-mêmes.

34Un changement de paradigme profond s’opère durant cette période. Insensiblement, la dramatisation des archives conduit à passer du modèle de la preuve authentique à l’authenticité prouvée. Il n’y a pas ici qu’une bonne formule, un chiasme passe-partout pour une conclusion. Il s’agit de rien de moins, pour des institutions et des pouvoirs menacés, que d’inventer les voies d’une survie dans un monde qui les malmène et les menace. D’une certaine manière, pour paraphraser Clausewitz, la recherche en archives n’est que la continuation de la politique par d’autres moyens.