Introduction
p. 9-16
Texte intégral
1À l’origine de ce livre, un constat : il existe dans le monde contemporain de multiples conflits portant sur des archives. En Espagne, la propriété, la localisation et l’accessibilité des documents des Archives de la Guerre Civile à Simancas font depuis bientôt trente ans l’objet de vives polémiques1. En France, l’affaire du « fichier juif » a suscité dans les années 1990 des débats scientifiques et connu un retentissement médiatique considérables2. Qu’il s’agisse d’éclairer la position de la papauté face au nazisme, l’histoire de la guerre d’Algérie ou bien encore le rôle de l’État français dans le génocide rwandais3, les obstacles opposés à la consultation, la disparition et la destruction volontaire de fonds d’archives, réels ou fantasmés, reviennent régulièrement au cœur des débats, entre experts, mais aussi auprès d’un public plus large. Ces exemples, auxquels de nombreux autres pourraient aisément être ajoutés, ont valeur d’indices, de symptômes. Ils témoignent d’une sensibilité accrue à l’égard des archives, matière vive d’enjeux politiques, identitaires, sociaux, économiques, symboliques et mémoriels.
2Dans une contemporanéité troublante avec ces affaires, le statut épistémologique des archives s’est transformé. Elles sont moins souvent évoquées, alors que cela était auparavant le cas de manière dominante, comme de simples réserves de « sources », des « dépôts » où collecter puis construire des corpus de preuves authentiques. Les médiévistes et les modernistes ont, parmi bien d’autres, développé des usages et des interprétations plus critiques des archives. Ce mouvement, engagé par les historiens il y a plus d’une génération et concomitant d’un profond renouvellement de la diplomatique, a concerné le duché de Savoie, l’Italie, la péninsule Ibérique, le royaume de France, l’Angleterre, les villes comme les ordres militaires, tout l’Occident à vrai dire4. La critique documentaire, jusqu’alors essentiellement focalisée sur les pièces et les actes considérés isolément, s’exerce désormais également aussi sur la mise en archives, la constitution et l’ordonnancement des fonds, les modalités de leur préservation et de leur contrôle, leurs usages. La vie des archives et des hommes qui y agissent apparaît plus nettement et plus finement comme une dimension essentielle de la construction de la connaissance historique, au point qu’a pu être évoqué un « tournant archivistique » (archival turn)5. L’histoire même des archives connaît un bel élan, après être longtemps demeurée, selon le mot de Robert-Henri Bautier, pionnier en ce domaine, un « parent pauvre » de l’archivistique, aussi bien en France qu’en Espagne ou en Italie, par exemple6. Par diverses voies, l’étude classique de la sédimentation des fonds a ainsi laissé une place croissante à d’autres approches, qui envisagent le statut et les rôles des archives dans les sociétés d’Ancien Régime, en les considérant tour à tour, et souvent dans un même mouvement, comme des lieux de pouvoir, des éléments essentiels d’une culture et d’une histoire sociale de l’écrit, des institutions dont les conditions d’accessibilité s’avèrent cruciales pour l’écriture de l’histoire7.
3Autre signe remarquable de ce bouleversement de leur place dans la recherche, les archives sont devenues un objet d’étude et d’enquête interdisciplinaire en histoire contemporaine et pour les sciences sociales de manière plus générale. Sans se livrer ici à un bilan historiographique détaillé, il convient au moins de souligner d’emblée et avec force combien la façon d’envisager les archives a été transformée, enrichie et élargie par les travaux des contemporanéistes sur les transferts, les spoliations, puis les demandes de restitution et de réparations consécutives aux grands conflits du xxe siècle8, par les études des juristes sur la manière dont les différents droits s’emparent, ou non, des archives9, par les analyses d’anthropologie de l’écrit10, par les travaux de conservateurs et d’archivistes-historiens soucieux d’élargir dans leur domaine de spécialité le champ des études possibles11. Les archives apparaissent désormais plus clairement comme des institutions complexes, façonnées, transformées et utilisées par des autorités politiques, administratives ou policières, ainsi que par des individus, archivistes, historiens et autres enquêteurs, généalogistes, citoyens et militants, qui poursuivent des intérêts divers, parfois antagonistes. Enjeux et objets de multiples tensions, elles sont devenues une part intégrante dans l’écriture et la compréhension de nombreuses phases de l’histoire.
4Le programme « conflit d’archives », qui s’est déroulé de 2012 à 2015 et dont ce livre constitue l’aboutissement, s’est situé dans ce double contexte de visibilité sociale accrue des questions archivistiques et de renouvellement des approches de la matière « archives ». Partant donc du constat de la multiplication récente des disputes de formes et d’ampleur variées, présentant pour caractéristique commune le fait d’avoir des archives pour objet, ce programme a peu à peu, au gré d’échanges collectifs réguliers, de journées d’études et du travail de suivi d’un comité de pilotage interdisciplinaire12, adopté une double orientation pour tenter d’apporter des éclairages utiles à la compréhension de ce phénomène protéiforme. Deux objectifs principaux ont de la sorte émergé : rechercher des clefs pour une approche comparative et diachronique des conflits d’archives dans leurs diverses dimensions, politique, symbolique, économique et identitaire, notamment ; d’autre part, prendre les conflits d’archives comme des révélateurs de l’évolution sur la longue durée des valeurs et des rôles qui leur sont assignés, de façon à contribuer par cette voie au renouvellement en cours de leur histoire.
5Plutôt que d’aspirer à l’exhaustivité, utopique pour un tel sujet, a fortiori en un seul volume, il a été choisi de procéder par études de cas afin de faire ressortir la diversité de ces conflits, leurs facettes variées et leurs transformations dans le temps. En adoptant, comme cela a été précisé auparavant, une définition pragmatique et ouverte des conflits d’archives, intégrant les questions juridiques et les contentieux, mais sans s’y limiter13, quatre critères principaux ont dans cette perspective été retenus pour les contributions formant ce livre.
6Le premier a consisté à ne pas imposer d’emblée une définition homogénéisante et restrictive de « l’archive » ou des « archives ». L’archivium médiéval, partie du trésor, n’est pas un dépôt départemental, et les définitions contemporaines ne sont pas exemptes de débats. La loi française du 3 janvier 1979 sur les archives précise ainsi qu’il s’agirait de « l’ensemble des documents, quels que soient leur date, leur forme et leur support matériel, produits ou reçus par toute personne physique ou morale, par tout service ou organisme public ou privé, dans l’exercice de leur activité ». Cette assimilation des archives aux documents, quelque peu oublieuse de la mise en archives et des procédures de classement, ne correspond pas aux définitions proposées par la Commission internationale des archives et acceptées par la plupart des historiens. En outre, d’une langue à l’autre, les termes ne sont pas strictement équivalents. En français, le terme « archives » évoque au pluriel l’institution, le bâtiment et les fonds, tandis que l’espagnol, le catalan, l’italien ou l’allemand recourent au singulier : archivo, arxiu, archivio, Archiv, etc. De fait, comme plusieurs contributions du volume le montrent en détail, la définition même de ce que sont les archives constitue un élément essentiel dans les conflits dont elles font l’objet. Pour tenter d’en rendre compte le plus clairement possible, les études réunies ici portent sur des archives relevant de typologies mais aussi de conceptions différentes ou disputées de ce qu’ont été, de ce que sont ou doivent être les archives, depuis les archives d’État dépositaires de la fides publica jusqu’aux archives privées, aux archives de familles ou aux « archives de communautés » (community archives), ces notions faisant elles-mêmes l’objet de discussions14.
7En second lieu, les réflexions ont été élargies de la fin du Moyen Âge au xxie siècle. Une telle ouverture est facilitée par l’existence durant cette longue période de nombreux conflits prenant les archives pour objet. Krzysztof Pomian le souligne pour le xviiie siècle :
« bien avant la Révolution, les archives – le mot et la chose – éveillaient de prime abord non pas l’idée d’un lieu paisible où l’on s’adonne à des études désintéressées, mais l’idée d’un conflit. Telles qu’on les voit à l’époque, elles contiennent des titres, preuves dont on excipe pour défendre ses droits ou ses privilèges […] quant au conflit dont il est question, s’il peut engager les États, il concerne en priorité les particuliers15 ».
8Notre objectif est ici, classiquement, de discerner des évolutions, mais aussi de participer aux débats en cours sur la périodisation de l’histoire des archives, qui est tantôt rattachée à celle des systèmes politiques, tantôt aux grandes scansions classiques de la discipline historique, tantôt liée à l’évolution des fonctions dévolues aux archives, avec, en la matière, un poids dominant des archives publiques ou des archives d’État. L’adoption d’un arc chronologique vaste vise également à mettre en perspective des conflits de longue durée, à saisir différentes temporalités des conflits d’archives, à permettre la confrontation, dans une approche anthropologique, entre les processus à l’œuvre dans les conflits contemporains, plus étudiés, et ce qui se noue dans des luttes suscitées par les archives durant des périodes plus anciennes.
9Ce livre défend donc une approche comparatiste. Son aire d’observation se situe principalement en France, en Espagne et en Grèce, trois pays dans lesquels les conflits d’archives ont depuis la deuxième moitié du xxe siècle été particulièrement nombreux et virulents, pour des raisons qui méritent d’être examinées en commun, mais où se sont également produites des luttes importantes autour des archives dans des périodes plus anciennes. Des ouvertures vers l’Italie et le Portugal complètent un ensemble centré sur l’Europe méridionale, avec un fort tropisme méditerranéen. Il s’agit ainsi de porter l’attention sur des espaces à cet égard moins explorés et moins connus – à l’exception de la France – que les pays du Nord et de l’Est de l’Europe confrontés aux questions archivistiques liées à la Seconde Guerre mondiale et à la fin de l’Union soviétique16. Les conflits d’archives liés à la (dé)colonisation, évidemment essentiels mais qui font déjà l’objet de nombreuses études, ont délibérément été laissés de côté pour resserrer le propos17.
10Le dernier critère qui a guidé la composition du volume est le souci de l’interdisciplinarité. L’on trouvera ici des contributions d’historiens, médiévistes, modernistes et contemporanéistes, mais aussi d’archivistes, de juristes et d’anthropologues. Le livre présente la singularité de faire également entendre les voix de spécialistes ayant été à des titres divers impliqués dans des conflits d’archives. Ces acteurs témoignent et effectuent un retour critique sur leur propre expérience. Il s’agit ainsi de permettre de découvrir des formes d’engagement, voire de passion pour le sort de certaines archives. Le but, en effet, n’est pas d’apaiser des conflits parfois encore ouverts – même si cela est à l’évidence souvent souhaitable – ou de les étouffer sous une chape irénique, mais bien plutôt de prendre la mesure de la variété des protagonistes, du degré et des modalités de leur engagement, de la complexité des processus à l’œuvre et de l’importance, qui ne doit pas être surestimée, à accorder aux conflits d’archives.
11Pour avancer dans cette direction commune, les auteurs ont pu se fonder sur des matériaux de natures très différentes. Un premier ensemble, essentiel, est formé par les textes législatifs et juridiques précisant le statut des archives, les possibilités ouvertes à leur consultation ou bien encore les modalités de leur transfert et de leur restitution. Les documents produits ou sollicités par les archives, en particulier les correspondances, les dossiers, les fichiers internes, les instruments descriptifs et les demandes de consultation parfois argumentées de manière extrêmement détaillée, constituent un deuxième massif fondamental pour envisager les conflits d’archives. Leur dimension publique peut aussi être appréhendée, comme on le découvrira en détail dans plusieurs chapitres, à travers des imprimés – ouvrages d’historiens ou d’archivistes, essais, articles de presse pour les périodes plus récentes – et des prises de parole publique, dans les assemblées par exemple, ainsi que par des témoignages oraux sur les procédures et les pratiques suivies. Les représentations iconographiques des archives, les projets d’architectes et les bâtiments construits complètent l’ensemble des (res)sources mobilisées dans les analyses.
12Cette profusion documentaire reflète le caractère polymorphe et complexe des conflits d’archives. Ils concernent des institutions et des structures de diverses natures. Des archives d’État, d’associations ou de communautés, d’autres encore, ont fait et font encore l’objet de conflits. Les désaccords portent principalement sur la propriété, l’emplacement, l’accessibilité et les usages des archives. Au-delà de ce premier constat, d’ordre typologique, l’enjeu essentiel consiste dès lors à caractériser les processus et les dynamiques à l’œuvre dans ces conflits, à suivre dans la durée leur déploiement sur de multiples scènes impliquant la mobilisation d’acteurs et de formes d’action très variées – depuis les débats entre experts jusqu’aux prises de position citoyennes, militantes et politiques dans l’espace public. Dans cette perspective, plusieurs moments du cycle de vie des archives et situations propices à l’éclosion des conflits ont été identifiés, puis choisis comme observatoires. Ils donnent leur structure à ce volume.
13Un premier ensemble de contributions envisage la fabrique conflictuelle des archives, en portant l’analyse plus particulièrement sur le temps de leur création et sur leur dénomination. Ces deux processus, souvent liés de façon étroite, soulèvent des enjeux juridiques, symboliques, identitaires et mémoriels de première importance. Ils sont suivis ici dans la longue durée, qui fait apparaître des moments d’inflexion, des transformations liées à celles des régimes politiques, du statut des archives et de leurs usages en Espagne et en Grèce.
14Dans cette histoire décidément plurielle, il est apparu nécessaire de réserver, dans un deuxième temps, une place importante aux archives des minorités et aux archives d’associations, qui peuvent parfois être qualifiées de véritables « archives militantes ». Ce choix s’explique par trois raisons principales. Souvent conçues selon d’autres procédures et par d’autres acteurs, ces archives demeurent de manière générale moins connues que les archives publiques ou les archives d’État ; leur étude néanmoins intéresse depuis peu les spécialistes des archives et suscite des propositions historiographiques et conceptuelles – par exemple avec la notion d’« archives de communauté » (community archives) – particulièrement stimulantes ; dans la perspective adoptée ici, la revendication d’un « droit aux archives », les tensions sur leur détention et leurs usages donnent lieu à des dynamiques conflictuelles originales.
15Les contributions portent ensuite sur des conflits qui se cristallisent autour de la destruction puis de l’ouverture des archives. L’objectif est de visiter à nouveaux frais ces opérations et ces moments aussi traditionnels qu’essentiels dans la vie des institutions archivistiques. Les destructions résultent de choix complexes, dans les cas étudiés ici, tantôt d’une décision d’occultation, en particulier par des responsables impliqués dans des crimes d’État, tantôt, par exemple en Grèce à l’issue de la guerre civile, d’une forme de pacte du silence dont on escompte une sorte de résilience accrue de la société, tantôt, encore, d’une volonté de remettre en cause un ordre établi18. Leur signification et leur interprétation même font l’objet de débats, voire de polémiques, au moment de leur réalisation comme parmi les historiens, aussi bien pour la Révolution française que pour les situations grecque et espagnole contemporaines. Examiner les destructions d’archives et leurs auteurs, qui peuvent être tour à tour vilipendés ou traités en héros régénérateurs, conduit de la sorte à s’interroger sur la puissance symbolique des archives comme sur les évolutions de la valeur et du statut que leur accordent les protagonistes des conflits et les sociétés dans lesquelles ils se déroulent.
16Ce même questionnement est ensuite appliqué aux conflits associés aux ouvertures d’archives. Leur mise en œuvre peut tout à la fois susciter des attentes considérables et des débats passionnés, mobiliser des pratiques spécialisées et des gestes reconnaissables, être investie, voire surchargée de significations symboliques et mémorielles. De l’ouverture maîtrisée des archives, l’on escompte ainsi souvent une forme d’apaisement des conflits. En témoigne le rôle prêté aux clefs d’archives et à leur usage, que l’on développera un peu ici. L’objet est à la fois un témoin modeste des transformations des archives, un instrument souvent indispensable pour leur ouverture et une part d’histoires conflictuelles. À partir du xiiie et surtout du xive siècle, les coffres et les armoires, qui se multiplient dans les archives pour abriter une documentation de volume croissant, sont ordinairement munis d’une serrure, souvent de plusieurs, dont l’ouverture n’est possible qu’avec des clefs différentes19. Tel est le cas au Portugal comme à Genève, à Mantes-la-Jolie et à Besançon comme dans le Val d’Aran. L’exemple de Gérone, en Catalogne, montre comment l’ouverture des archives et les clefs peuvent être envisagées dans la résolution d’un conflit. Le 18 mai 1457, Alphonse V d’Aragon, seigneur de la ville, après avoir octroyé à ses habitants le privilège de désigner leurs officiers par tirage au sort « pour apaiser les luttes de bandos, de factions, les différences, les discordes procurées par des hommes dépravés et séditieux […] ces distensions nées d’altercations en raison du régime de la cité », les exhorte à adopter ce nouveau mode de gouvernement guidé par la fortune (fortuna), seule susceptible de ramener la paix, et il précise à cette fin une procédure où l’ouverture des archives a une place notable20. Les Géronais doivent fabriquer six sacs de toile verte, indiquer sur chacun le titre des officiers à désigner (jurats, conseillers de la main majeure…), puis inscrire sur des papiers glissés en rouleaux dans des tubes en bois les noms des personnes qui leur paraissent aptes à l’exercice des charges, et mettre les tubes dans les sacs. Ceux-ci sont ensuite scellés et mis dans les « archives » (archiu), autrement dit dans une caisse. Les jurats en ont trois clefs, le notaire de la ville une quatrième. Ils doivent tous prêter le serment et l’hommage, sous peine d’une amende de 1 000 florins, de ne pas ouvrir la caisse, sauf le jour des élections. La procédure élective est alors très stricte : le conseil est convoqué par voie de criée publique, les conseillers font le serment de bien agir pour l’ouverture, ils retirent les sacs, le notaire les ouvre, met les tubes dans une bassine, que l’on remplit à moitié d’eau, puis un enfant de moins de dix ans retire un tube, ensuite ouvert par le notaire. L’individu ainsi désigné doit accepter et prêter serment, et les tubes sont remisés dans les sacs, les sacs dans le coffre. En cas d’absence de l’une des clefs le jour des élections, la ferrure pourra être forcée avec des tenailles. Enfin, la passation annuelle de pouvoirs entre jurats donne lieu à une transmission des clefs. Cet exemple, loin d’être isolé21, montre que l’ouverture des archives peut être un acte répété, ritualisé, solennel, dont on escompte qu’il contribue à la pacification, mais dont on craint également, s’il échappe au contrôle, qu’il ne ravive le conflit. Celui-ci, en réalité, n’est pas éteint, mais déplacé : à Gérone comme dans d’autres municipalités, les luttes sont en effet féroces pour faire partie des groupes habilités à posséder une clef des archives.
17De manière plus générale, au-delà de cet exemple et de la tension récurrente entre aspiration à l’apaisement et risque de résurgence des luttes, les ouvertures d’archives s’avèrent des processus particulièrement complexes. Les contributions réunies dans la dernière partie du volume offrent la possibilité de suivre leur cours parfois sinueux, de découvrir leurs multiples protagonistes en action, et de saisir les enjeux d’une dialectique ouverture/fermeture qui ne saurait, pour les archives familiales portugaises comme pour les Archives secrètes du Vatican, désormais apostoliques, être réduite à une opposition binaire schématique. Les ouvertures d’archives soulèvent ainsi d’épineuses questions de droit et d’accessibilité, de communicabilité, et elles ont pour la recherche des implications épistémologiques majeures. Elles rendent aussi manifestes le pouvoir et l’autorité de ceux qui contrôlent les fonds, s’en servent pour leurs desseins et qui, par le geste d’ouvrir, donnent accès à des informations auparavant préservées au secret. D’une contribution l’autre, apparaissent alors les circonstances favorables à l’émergence de luttes autour de l’ouverture d’archives, les modes de mobilisation, leurs effets sur le fonctionnement même des archives, leur dimension symbolique, les voies de leur résolution. En prenant l’ouverture des archives comme dernier objet de cette enquête, il ne s’agit donc pas, on l’aura compris, de la clore définitivement par une solution irénique, mais de mieux comprendre pourquoi la résolution de ces conflits demeure souvent inachevée, et de tenter de rendre compte de la temporalité singulière et des rythmes propres aux conflits d’archives.
18Nombreux sont les archivistes et les historiens, les juristes et les anthropologues, les étudiants et autres amateurs de fonds, à avoir le « goût de l’archive22 ». Puisse-t-il sortir renforcé de l’exploration proposée ici, et cet ouvrage apporter sa petite pierre au dialogue constructif entre tous les praticiens des archives et à l’élaboration de leur histoire critique, plutôt qu’alimenter des luttes stériles !
Notes de bas de page
1 Voir notamment Michonneau Stéphane, « Les papiers de la guerre, la guerre des papiers. L’affaire des archives de Salamanque », Sociétés & Représentations, 19, 2005, p. 250-269 et, dans ce volume, les communications de María José Turrión García et de Verónica Sierra Blas, avec la bibliographie afférente.
2 Le « fichier juif » : rapport de la commission présidée par René Rémond au Premier Ministre, Paris, Plon, 1996 ; Combe Sonia, Archives interdites. L’histoire confisquée, Paris, La Découverte, 2001 (1re éd. 1994) ; Joly Laurent, L’antisémitisme de bureau. Enquête au cœur de la préfecture de police de Paris et du commissariat général aux Questions juives (1940-1944), Paris, Grasset, 2011, et la contribution du même auteur au présent ouvrage.
3 Laurent Sébastien (dir.), Archives « secrètes ». Secrets d’archives. Historiens et archivistes face aux archives sensibles, Paris, CNRS Éditions, 2003, et, pour la guerre d’Algérie, les travaux de Jean-Pierre Bat.
4 En première orientation, voir Rück Peter, L’ordinamento degli archivi ducali di Savoia sotto Amedeo VIII (1378-1451), Rome, 1977 (Quaderni della Rassegna degli Archivi di Stato, 48) ; Rodríguez de Diego José Luis, Instrucción para el gobierno del Archivo de Simancas (año 1588), Madrid, ministerio de Cultura, 1989 ; Clanchy Michael T., From Memory to Written Record, 1066-1307, Oxford, Oxford University Press, 19932 ; Cammarosano Paolo, Italia medievale struttura e geografia delle fonti scritte, Rome, La Nuova Italia Cientifica, 1996 ; Navarro Bonilla Diego, La imagen del archivo. Representación y funciones en España (siglos xvi y xvii), Gijón, Ediciones Trea, 2003 ; Anheim Étienne et Poncet Olivier (dir.), Fabrique des archives, fabrique de l’histoire, dossier de la Revue de Synthèse, 5e série, vol. 125, 2004, p. 1-195 ; Chastang Pierre, « L’archéologie du texte médiéval, autour de travaux récents sur l’écrit au Moyen Âge », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 63/2, 2008, p. 245-270.
5 Sur les usages de cette notion, voir notamment De Vivo Filippo, Guidi Andrea et Silvestri Alessandro (dir.), « Archival Transformations in Early Modern European History », European History Quarterly, 46/3, 2016, p. 421-589 ; Ketelaar Eric, « Archival turns and returns: Studies of the Archive », in Anne Gilliland, Sue McKemmish et Andrew Lau (dir.), Research in the Archival Multiverse, Clayton, Monash University Publishing, 2017, p. 228-268 ; Head Randolph C., Making archives in early modern Europe: proof, information and political record-keeping, 1400-1700, Cambridge/New York, Cambridge University Press, 2019 ; Poncet Olivier, « Archives et histoire : dépasser les tournants », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 74/3-4, 2019, p. 711-743.
6 Bautier Robert-Henri, Actes de la sixième conférence internationale de la Table ronde des archives. Les archives dans la vie internationale, Paris, Imprimerie nationale, 1963, p. 11-56.
7 Donato Maria Pia et Saada Anne (dir.), Pratiques d’archives à l’époque moderne. Europe, mondes coloniaux, Paris, Garnier, 2019, notamment Hermant Héloïse, « Historiens-voyageurs au pays des archives. Circulations et pratiques savantes des chroniqueurs d’Aragon sous les Habsbourg », ibid., p. 46.
8 Voir en particulier Cœuré Sophie, La Mémoire spoliée. Les archives des Français, butin de guerre nazi puis soviétique, Paris, Payot, 2007 ; Sumpf Alexandre et Laniol Vincent (dir.), Saisies, spoliations et restitutions : archives et bibliothèques au xxe siècle, Rennes, PUR, 2012 ; Désiré dit Gosset Gilles (dir.), Une expérience du chaos : destructions, spoliations et sauvetages d’archives, 1789-1945 : exposition Paris, Archives nationales, Hôtel de Soubise, 17 mai-18 septembre 2017, catalogue par Yann Potin, Isabelle Chave et Sophie Cœuré, Rennes/Paris, PUR/Archives nationales, 2017 ; Fonck Bertrand, Servant Hélène et Cœuré Sophie (dir.), Les « fonds de Moscou ». Regards sur les archives rapatriées de Russie et les saisies de la Seconde Guerre mondiale, Rennes, PUR, 2019.
9 Voir notamment Fitschen Thomas, Das rechtliche Schicksal von staatlichen Akten und Archiven bei einem Wechsel der Herrschaft über Staatsgebiet, Nomos, 2004 ; Cornu Marie et Fromageau Jérôme (actes réunis par), La revendication du patrimoine écrit. Questions juridiques et pratiques institutionnelles, Paris, L’harmattan, 2009 ; Cornu Marie et Fromageau Jérôme (dir.), Quel avenir pour les archives en Europe ? Enjeux juridiques et institutionnels, Paris, L’Harmattan, 2010 ; Cornu Marie et Fromageau Jérôme (dir.), Archives des dictatures : enjeux juridiques, archivistiques et institutionnels, Paris, L’Harmattan, 2015 ; Cornu Marie, Fromageau Jérôme et Potin Yann (dir.), Les archives et la genèse des lois, Paris, L’Harmattan, 2016.
10 Voir notamment les nombreux travaux de Philippe Artières.
11 Voir par exemple les Actes de la sixième conférence internationale de la table ronde des archives. Les archives dans la vie internationale, Paris, 1963 ; Kecskeméti Charles, « Les contentieux archivistiques. Étude préliminaire sur les principes et les critères à retenir lors des négociations », 1978 (rapport Unesco), [http://unesdoc.unesco.org/images/0002/000298/029879Fb.pdf], consulté le 21 décembre 2020 ; id., Sovereignty disputed claims professional culture. Essays on archival policies, Bruxelles, Archives et Bibliothèques de Belgique, 2000 ; Poncet O., « Archives et histoire », art. cité, ainsi que les travaux de Yann Potin et de Christian Hottin.
12 Composé d’Antonio Castillo Gómez (Universidad de Álcala), Maria Couroucli (École française d’Athènes), Stéphane Michonneau (Casa de Velázquez, Madrid), Diego Navarro Bonilla (Universidad Carlos III, Madrid), Yann Potin (Archives nationales, Paris), et de l’auteur de ces lignes.
13 Sur les contentieux, concernant notamment les « archives déplacées », voir, outre les références en note 9, Auer Leopold, « Les contentieux archivistiques : analyse d’une enquête internationale », 1998, [http://unesdoc.unesco.org/images/0011/001134/113472fo.pdf], consulté le 21 décembre 2020 ; Kecskeméti Charles, « Saisies d’archives et de bibliothèques : l’évolution du droit international », in A. Sumpf et V. Laniol (dir.), Saisies, spoliations, restitutions, op. cit., p. 26-34, et, de manière générale, Lowry James (éd.), Displaced Archives, Abingdon, Routledge, 2017, ainsi que la bibliographie régulièrement actualisée du Groupe d’Experts sur le Patrimoine Archivistique Partagé au sein du Conseil International des Archives, [http://www.ica.org/fr/bibliographie-de-l-egsah], consulté le 21 décembre 2020.
14 Sur ces deux dernières notions, voir en particulier les contributions de Bénédicte Grailles et de Maria de Lurdes Rosa dans ce volume.
15 Pomian Krzysztof, « Les archives, du trésor des chartes au Caran », in Pierre Nora (dir.), Les lieux de mémoire, t. III : Les France, Paris, Gallimard, 1992, vol. I, p. 163-233, ici p. 181.
16 On ne saurait ici être exhaustif, voir, outre les références bibliographiques indiquées en note 8 : Bensussan Agnès, Dakowska Dorota et Beaupré Nicolas (dir.), Les archives de l’Est, dossier de la revue Genèses, 52, septembre 2003, p. 2-132 ; Combe Sonia (dir.), Archives et histoire dans les sociétés post-communistes, Paris, La Découverte, 2009.
17 Pour une première orientation bibliographique, voir Lowry J. (éd.), Displaced Archives, art. cité ; Poncet O., « Archives et histoire », art. cité.
18 Sur les destructions d’archives, voir aussi Filippov Igor et Sabaté Flocel (éd.), Identity and lost of historical memory. The destruction of archives, Berne/Francfort-sur-le-Main/New York/Oxford/Varsovie/Vienne, Peter Lang, 2017.
19 Delsalle Pierre, Une histoire de l’archivistique, Sainte-Foy, Presses de l’université du Québec, 1998, p. 98 sq. ; Lodolini Elio, Archivistica. Principi e problemi, Milan, F. Angeli, 201315, p. 226 ; Guittonneau Pierre-Henri, Dans l’ombre de la capitale : les petites villes sur l’eau et Paris au xve siècle, Paris, Classiques Garnier, 2016, p. 620, note 3. Une photographie de l’ouverture de l’armoire des Archives du Val d’Aran, déposée aux Archives nationales d’Andorre, est visible en ligne, [http://pirineosenguerra.blogspot.com/2014/07/cuando-andorra-driblo-napoleon.html], consulté le 15 juin 2020.
20 Juliol i Albertí Griselda (éd.), Llibre Vermell de la ciutat de Girona (1188-1624), Barcelone, Fundació Noguera, 2001, doc. 130, p. 320-328.
21 Pour les principales villes de Catalogne existent avant la fin du xve siècle des dispositions comparables, parfois plus raffinées (des cassettes à clef contenues dans des coffres à serrure prenant eux-mêmes place dans des armoires). En 1500, il était en Castille imposé à tous les Concejos d’avoir une arca de los privilegios y las escrituras (« caisses des privilèges et des écritures »), souvent avec trois clefs, des llaveros (« porteurs de clefs ») et des ouvertures qui s’apparentent à ce petites cérémonies solennelles (voir sur cette question Zozaya Montes Leonor, El Archivo de la Villa de Madrid en la alta Edad Moderna (1556-1606), thèse, Universidad Complutense de Madrid, 2009, [http://eprints.ucm.es/8301/1/T30703.pdf], consulté le 15 juin 2020, passim).
22 Farge Arlette, Le goût de l’archive, Paris, Le Seuil, 1997.
Auteur
-
Stéphane Péquignot
Stéphane Péquignot est directeur d’études à l’École pratique des hautes études – PSL (chaire « Relations internationales et diplomatie (1300-1700) »), membre de l’équipe SAPRAT et chercheur associé à l’Université nouvelle de Lisbonne. Auteur d’Au nom du roi. Pratique diplomatique et pouvoir durant le règne de Jacques II d’Aragon, 1291-1327 (Madrid, 2009), et, avec Jean-Marie Moeglin (dir.), de Diplomatie et « relations internationales » au Moyen Âge ixe-xve siècle, (Paris, 2017), il a également publié plusieurs articles sur l’histoire des Archives de la Couronne d’Aragon, à Barcelone. Ses recherches actuelles portent, entre autres, sur la Couronne d’Aragon, le royaume de Majorque et la Catalogne, ainsi que sur l’histoire de la négociation.
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2008
L'intrusion balnéaire
Les populations littorales bretonnes et vendéennes face au tourisme (1800-1945)
Johan Vincent
2008
L'individu dans la famille à Rome au ive siècle
D'après l'œuvre d'Ambroise de Milan
Dominique Lhuillier-Martinetti
2008
L'éveil politique de la Savoie
Conflits ordinaires et rivalités nouvelles (1848-1853)
Sylvain Milbach
2008
L'évangélisation des Indiens du Mexique
Impact et réalité de la conquête spirituelle (xvie siècle)
Éric Roulet
2008
Les miroirs du silence
L'éducation des jeunes sourds dans l'Ouest, 1800-1934
Patrick Bourgalais
2008