1Les magistrats, à l’image des cités qui leur avaient donné naissance, étaient divers en dépit des apparences, ce qui dissuade de rechercher à tout prix des éléments d’unité et des comportements codifiés parmi eux. Les communautés elles-mêmes ont évolué pendant plus de deux siècles avant de se couler plus ou moins dans le moule d’une vie civique et provinciale régulée et universalisée, ce qui ne veut pas dire uniforme. Loin d’être une nouveauté ou une rupture, l’expansion municipale flavienne a induit une simplification institutionnelle des gouvernements locaux. Enfin, l’Hispania n’était qu’une expression géographique à l’échelle de l’Empire et les provinces tiraient leur existence des nécessités de l’administration et du gouvernement en dehors de toute forme de centralisation. La petite cité des ancêtres cristallisait les expressions identitaires de ceux qui y plaçaient leur espoir de reconnaissance et de carrière.

2Dans son ouvrage de synthèse paru en 19901, L. A. Curchin a mis l’accent sur l’exemplarité de l’histoire des Espagnes qui acclimatèrent progressivement le modèle romain de la cité sans y être contraintes et pour cette raison parvinrent à le faire fructifier en toute autonomie. Les magistrats, responsables de la bonne marche du gouvernement local2, furent aussi les véritables artisans de la « romanisation » réussie des provinces ibériques, idée trop négligée auparavant selon l’auteur. Une telle orientation, sans doute justifiée en son temps, simplifie et déforme en partie la recherche aujourd’hui. Peut-on vraiment dire qu’un magistrat issu d’une famille locale concevait son action et son pouvoir différemment de celui qui descendait d’un soldat ou d’un immigrant voire d’un affranchi ? Était-ce d’ailleurs bien la question ?

3Les magistrats avaient pour raison d’être l’existence d’un gouvernement local destiné à contrôler les populations en leur permettant de vaquer à leurs occupations dans le respect des règles et de l’harmonie entre citoyens, la concordia fondée sur le consensus. La question de l’originalité éventuelle des magistratures et des magistrats des provinces des Espagnes n’est pas non plus essentielle et, sauf quelques exceptions purement formelles et chronologiquement datées, n’explique rien de particulier. Le modèle aristocratique lui-même, tenu pour établi et acquis, doit être réexaminé sur la base des comportements et des pratiques quotidiennes à l’échelle de chaque cité et plus encore en fonction de l’utilisation qu’en concevaient les élites au cas par cas. Même si l’esprit des institutions locales se rapportait assurément à celui de la res publica romana, les écarts étaient réels et l’appropriation renouvelée des pouvoirs et des modes de gouvernement consentis par l’autonomie importaient davantage. Il semble réducteur de ne vouloir lire l’histoire des petites cités provinciales qu’à travers le seul prisme de la puissance de Rome et de l’imitation de l’empereur.

Cités locales et modèle de la res publica : questions de mots

4Les règlements municipaux ne laissent aucun doute sur la filiation entre les institutions de la cité de Rome et institutions municipales au sens général. Les civitates provinciales ont reproduit avec des décalages l’organisation de la res publica romana telle qu’elle nous est décrite au sixième livre des Histoires de Polybe au ii^e siècle av. J.-C. Les trois instances fondamentales qu’étaient le sénat, les magistrats et le peuple constituèrent l’ossature des gouvernements locaux autonomes. Les « sénateurs » des petites patries étaient les décurions rassemblés dans l’ordo3. Les membres inscrits sur l’album (conscripti) étaient censés rappeler l’assemblée des pères conscrits romains et de la même manière tiraient leur existence et leur statut de la confection de cet album dont la tenue et la mise à jour revenaient, selon les cas, aux quinquennales ou simplement aux duumvirs.

5Ordo n’est pas utilisé dans les règlements municipaux qui se réfèrent, dans les rubriques, aux decuriones, au numerus decurionum, aux conscripti4. Les inscriptions honorifiques et publiques mettent parfois en avant l’ordo dont la connotation est alors sociale et politique et non institutionnelle : il s’agit du « rang » dans l’esprit qui prévalait pour l’ordre des sénateurs et l’ordre des chevaliers, mais avec la même différence que celle qui distinguait le senatus d’une cité et le sénat de l’Urbs. Les premières mentions de l’ordo à l’échelle d’une cité provinciale sont relativement tardives et excluent que l’ordo local soit mis exactement sur le même plan que les deux ordres de l’aristocratie romaine. L’inscription de Volubilis en l’honneur de M. Valerius Severus fils de Bostar, érigée sous Néron à l’initiative de l’ordre du municipe volubilitain, est une des plus anciennes et la formulation révèle que l’expression n’était pas encore bien fixée5. C’est à partir de l’époque flavienne qu’ordo ou ordo decurionum puis plus tard splendidissimus ordo6 entrèrent dans le discours officiel des hommages publics en un temps où res publica commençait aussi à s’imposer pour attester la participation financière de la cité7. Le vocabulaire et son évolution épigraphique tendirent à souligner aux yeux des citoyens locaux et des étrangers la proximité croissante avec les instances romaines8. Une formule ambiguë de Cordoue, ordo splendidissimae coloniae Cordubensium9, exprime la symbiose parfaite entre la cité et son ordo : la colonia splendidissima recevait son éclat de l’ordo et réciproquement. Dans la langue des notables, les cités des provinces associées à leurs domi nobiles étaient toujours plus dignes de Rome dont elles revendiquaient l’imitation. C’est pourquoi il semble possible de suggérer que le superlatif s’appliquait surtout aux hommages visant à rehausser l’éclat de la ville illustrée par l’un des siens ou honorée par un haut personnage10. Il y a dans la documentation une part d’arbitraire qui peut s’expliquer de différentes façons : outre le fait que, comme à Carthagène où ordo n’est même pas attesté épigraphiquement, le hasard et les codes locaux jouaient un rôle ; selon que le personnage distingué était l’empereur, un sénateur, un administrateur impérial ou un notable local le superlatif convenait ou ne convenait pas, comme le suggèrent trois dédicaces impériales de la deuxième moitié du iii^e siècle à Barcelone11 et la dédicace de Tarraco adressée à un légat juridique originaire de Beneuentum où splendidissimus figure expressément. Comme le plus souvent s’agissant d’étude épigraphique, c’est au cas par cas qu’il faut analyser les données et regarder qui parle, l’ordo ou un personnage reconnaissant12.

6Les res publicae locales, prestigieuses ou non, nommaient chaque année pour agir en leur nom des collèges de magistrats élus, comme c’était également le cas à Rome. Les échelons et les titres n’étaient pas identiques cependant. L’histoire des créations successives entre le ii^e siècle av. J.-C. et le ii^e siècle apr. J.-C., la diversité des statuts et des évolutions internes expliquent l’absence d’uniformité et les difficultés de lecture relatives à l’identité de certaines fonctions. Il n’y a pas à s’étonner en théorie que certains magistrats aient formé des collèges pouvant atteindre le nombre de dix (decemuiri) ou huit (octouiri) membres, mais les effectifs nombreux et croissants des collèges des magistrats de la res publica furent la conséquence d’une adaptation indispensable de l’administration romaine dont la population et les territoires passés sous son contrôle avaient été fortement étendus aux deux derniers siècles de la République. En revanche, des collèges de magistrats d’apparence pléthorique sont enregistrés dans diverses cités italiques de l’époque républicaine et, en Bétique au moins, les decemuiri paraissent associés à des communautés ayant reçu à un moment donné le statut de civitas libera13. Le contenu des fonctions, responsable sans doute de la multiplication des titulaires, nous échappe cependant.

7L’une des questions mal élucidées et controversées concerne les quattuoruiri14. S’il ne fait pas de doute que dans la lettre de Vespasien aux magistrats et aux décurions de Sabora15, éclairée par la sanction finale des duovirs, et dans d’autres documents semblables les quattuorvirs sont généralement assimilables aux deux collèges réunis des duumvirs et des édiles, il est des collèges locaux de quattuorvirs qui ne correspondent pas à cette définition. Dans quelques lois municipales, il arrive que des quattuorvirs et des duumvirs soient cités conjointement : la coexistence en ce cas tient en partie à la rédaction du document qui envisage diverses réalités permettant d’appliquer la règle à des cités organisées de manière différente16. Cependant, des cités ne correspondant à aucun des deux contextes précédents font état de quattuoruiri comme responsables réguliers et annuels autant qu’il soit possible de le savoir : Segobriga, Clunia, Gades, Carmo, Carteia17. Le dossier repose en grande partie aussi sur les indications des monnaies et sur les magistrats dits « monétaires » portant le titre de quattuorvir18. La mention n’est pas exempte d’ambiguïté, car il n’est pas sûr qu’elle désigne les responsables officiels de la cité garantissant la valeur de la monnaie ni que les quattuorvirs formaient alors un seul collège : il est admissible que des quattuorvirs aient été affectés à la production de la monnaie et à la surveillance de la circulation ou que sous le terme de quattuorvir soient nommés, une fois encore, des duovirs et des édiles.

8Ce n’est le plus souvent que par commodité et sans preuve ni nécessité aucune qu’il est affirmé que les magistratures les plus précoces résultaient d’une interpretatio de réalités indigènes. L’organisation en civitas rompait obligatoirement avec des pratiques antérieures, situées dans un cadre politique différent, ne serait-ce qu’en raison de la collégialité et de l’annalité, ce qui n’excluait pas dans certaines cités d’origine punique et à la limite grecque des formes de transition gommées au bout de deux ou trois générations. Les cas les plus intéressants pour tenter de mieux cerner l’histoire des quattuorvirs sont ceux des communautés dans lesquelles existaient simultanément des quattuorvirs et des édiles ou d’autres magistrats signalant que le pouvoir local était bien entre les mains de quatre responsables formant un seul collège qui ne soit pas celui d’une cité municipale ou coloniale de droit romain. Il semble, en effet, que des quattuorvirs dans un municipium, comme à Carmo ou à Gades, aient pu conserver le souvenir d’un ancien statut, mais aient correspondu en réalité aux deux duumvirs et aux deux édiles institués à la suite de l’acquisition du rang de municipe. Clunia n’a produit, à ce jour, aucun duumvir dans la phase de l’histoire de la cité antérieure à la promotion par Galba19. Segobriga et Valeria, indépendamment des problèmes de documentation, ne connaissent pas de duumvirs mais sont susceptibles d’avoir été gouvernées par des quattuorvirs. Bracara Augusta et Asturica Augusta n’ont pas de duovirs connus jusqu’à présent.

9Toutes ces observations, qui peuvent être complétées par d’autres similaires, suggèrent des conclusions qui s’accordent avec ce que l’on peut savoir par ailleurs pour d’autres cités extérieures à la péninsule Ibérique : l’histoire des quattuorviri était étroitement liée au droit latin et aux colonies latines, ce qu’illustrent Carteia mais aussi Valeria, oppidum Latii veteris chez Pline l’Ancien20. Il convient donc d’envisager que certaines cités soient restées des villes latines coloniaires ou les colonies latines qu’elles furent, et ce en plus grand nombre qu’il n’a été pensé jusqu’à présent, et que d’autres de cette condition soient devenues municipium (certainement de droit romain) ou comme Clunia des colonies romaines. La mention récente, sur une monnaie, d’un édile de la colonie de Sagonte21 indique que les colonies latines étaient plus nombreuses qu’il n’a été dit à l’aube de la période augustéenne dans les provinces ibériques. Toutes ne furent pas pour autant transformées en municipe de même que l’octroi du droit latin coloniaire à Bracara Augusta et à Asturica Augusta paraît être la solution la plus satisfaisante au regard de la documentation disponible. Il en résulte une réelle complexité de significations suivant les contextes propres à chaque communauté sous les apparences d’un vocabulaire stéréotypé qui ne s’imposa véritablement que plus tard dans la logique de la municipalisation flavienne. Dans les cités parvenues au rang de cité latine à cette date, comme le montre la lex Flavia, il y eut désormais deux questeurs, deux édiles et deux duovirs.

10La res publica, conformément à son nom, avait pour fonction de protéger les intérêts jugés fondamentaux et les biens communs du populus local, c’est-à-dire des citoyens, cives, coloni ou municipes. Populus a ici le sens qu’il revêt chez Pline l’Ancien pour désigner un corps civique organisé en civitas de type gréco-italique22. Dans les inscriptions municipales, le terme est associé à ordo et rappelle, toutes choses égales, la formule SPQR servant à distinguer le sénat et le peuple proprement dit23. Le populus s’exprimait donc ès qualités dans la cité et s’accordait ou non avec l’ordo pour décider d’un hommage ou pour obtenir une solution à une question litigieuse. Le populus est différent, comme il l’était à Rome également, de la plebs : ce n’est plus le corps des citoyens mais la catégorie sociale qui est ainsi désignée24. Statistiquement le populus est peu présent cependant ce qui s’explique par le fait que sa participation était avant tout électorale, ce qui ne donnait pas lieu à des inscriptions ni à des hommages. C’est en outre l’indice que le corps civique était tenu pour mineur. En revanche, les cités font une place aux incolae considérés comme des résidents venus d’une autre cité et restés citoyens de leur communauté d’origine, ce qui n’est pas attesté dans la res publica romaine proprement dite25. Ces domiciliés sont associés aux cives ou aux municipes, qu’il s’agisse d’hommage ou de participation à des générosités dispensées par des évergètes. La loi d’Urso mentionne la catégorie juridique des incolae26 et la lex Malacitana prévoit une curie tirée au sort dans laquelle les résidents voteront dans certaines circonstances27. Malgré des restrictions qui réservent l’incolatus à ceux qui étaient originaires d’une cité latine ou romaine, ces résidents jouissaient sur le plan social de certaines commodités, mais la séparation était bien réelle lorsque les intérêts matériels et politiques essentiels de la cité étaient en jeu28. Même si rien ne le dit expressément, il est probable que ne devenait pas incola qui voulait et qu’il fallait être recensé officiellement sur une liste, ce qui supposait sans doute aussi la possession de biens sur le territoire29.

11Le tableau suggéré par ces quelques aperçus d’ordre lexical ne laisse pas de surprendre. Les cités apparaissent, chacune à leur manière, comme mises en valeur et rehaussées par l’adaptation de formes d’administration issues de règlements inspirés de la cité de Rome elle-même et définissant une res publica libera. La mobilisation relativement importante d’énergies et de richesses locales que cela supposait semble parfois disproportionnée par rapport aux enjeux réels et à la taille de la communauté. C’est pourtant l’indice incontestable que les communautés civiques étaient les interlocuteurs indispensables du pouvoir romain dans le cadre provincial et que de leur fonctionnement paisible dépendaient ordre, ressources, concordia et bon gouvernement. Le modèle emprunté à Rome en était plus proche dans l’esprit que dans la trame même des institutions et des moyens mis en œuvre. Chaque communauté avait forgé son histoire et l’Hispania en tant que telle ne pesait guère. Les évolutions ont joué dans le sens d’une plus grande uniformisation du modèle, observable dans les diverses provinces, pour des raisons qui tenaient en premier lieu à la politique impériale soucieuse de simplifier et de gagner en efficacité. Les cités ont conservé leurs réalités propres avec l’aide de l’autonomie, même sous tutelle. Les pratiques locales, les réactions aux divers problèmes qui se posaient au cas par cas aux cités, les horizons que s’étaient fixés les notables, les ambitions et les initiatives de telle ou telle famille rendent compte d’histoires municipales multiples indépendantes de l’existence géographique d’une Hispania marquée plus précocement que d’autres régions, c’est vrai, par les guerres romaines30.

Magistrats et administration locale : le bon gouvernement

12Toutes les cités ne sont pas à égalité devant la documentation. Les inscriptions parvenues jusqu’à nous sur chaque site sont très disparates et malgré les apparences ne parlent pas majoritairement des questions de gouvernement. Lorsque la faveur d’un hommage ou d’une commémoration laisse deviner des pratiques administratives imprégnées d’un esprit civique communément répandu, il est difficile d’aller au-delà des stéréotypes que véhicule un langage convenu, même si, nous l’avons vu lors des analyses de vocabulaire, il est toujours possible de distinguer des traits plus incertains ou des éclaircissements faisant défaut ailleurs. Les contours du pouvoir local et du rôle des magistrats ne sont finalement approchés que par des règlements formalisés et marqués assez souvent du sceau de l’obligation, de la sanction, de la punition ou de l’interdiction : il ne s’agit pas véritablement de « constitutions » ni de « chartes » offrant un exposé positif et complet d’une administration municipale ou d’un équilibre supposé des pouvoirs, qu’il faut en outre déchiffrer sous un langage juridique ramassé et parfois peu explicite.

13La définition du magistrat peut être restrictive ou large, à plus forte raison s’il s’agit de magistrats locaux. Il n’est pas nécessaire, dans le contexte de cette étude, de prendre en compte l’ensemble de ceux qui à un titre ou à un autre ont exercé une responsabilité à caractère public dans une cité ni de comptabiliser comme magistrature une fonction qui n’en était pas une à proprement parler mais était confiée à des magistrats ou à d’anciens magistrats. La remarque oriente d’ailleurs vers la question, fondamentale, des spécialisations et de la validité des termes magistrature « ordinaire » et « extraordinaire ». Une magistratura prenait la forme d’un honor, c’est-à-dire d’une charge élective31, ou d’un munus, soit d’une charge imposée à la manière d’une liturgie, incluant des obligations financières. Les honneurs pouvaient être limités à quelques fonctions ou plus nombreux selon les cités, certaines d’entre elles ayant classé la questure comme un munus et non parmi les honores32. Les deux aspects se combinaient souvent au cours d’une même année de magistrature. Sauf à vouloir expliciter à grand-peine des fonctions propres à chaque nom de charge attestée au sein des cités, il n’y a pas de raison de réexaminer toutes les nomenclatures répertoriées dont on note chez L. Curchin qu’elles s’élèvent à plus d’une vingtaine en comptant des curatelles et des préfectures qui n’appartiennent pas nécessairement aux charges locales, sauf en ce qui concerne le praefectus pro duumviro33.

14Les règlements d’Urso et d’Irni offrent les bases d’une réflexion raisonnée sur les pouvoirs et les compétences des magistrats34. Leur contenu propose un certain nombre de traits et apporte diverses données qui ont concerné les cités dans le passé et ont été finalement codifiés dans le contexte des municipes de droit latin. La structure principale et en apparence simple, présente aussi dans la colonia Genetiva, place au rang inférieur l’édilité et au premier plan le duovirat qui représentait un équivalent local, en termes de dignitas, du consulat dans la res publica romaine. Une différence concerne la questure, magistrature inférieure, comme à Rome, dans les municipes Flaviens et absente de la loi d’Urso et de l’épigraphie coloniale conservée35. Il est habituel d’attribuer aux questeurs la levée des impôts : outre qu’il ne peut s’agir que de vectigalia, aucun texte ne suggère cette fonction qui relevait certainement des édiles et des duumvirs36. Pour des raisons épigraphiques37, mais pas uniquement, le titre de quinquennalis entre aussi dans les débats sur l’organisation municipale. Cette fois, ce sont les municipes Flaviens qui soulèvent la question étant donné qu’aucun document ne le mentionne dans ces communautés. En revanche, les colonies attestent fréquemment l’existence d’un duumvir quinquennalis. L’attention est ici attirée sur les modes de recrutement des décurions, sur la tenue de l’album et sur la pratique de recensements locaux ou non38. Dans la mesure où les recensements provinciaux avaient une périodicité longue et irrégulière, il faut imaginer une autre solution dont dépendait aussi le versement du tribut annuel au questeur ou au procurateur de la province malgré la tentation de considérer, comme cela se vérifie ailleurs, que les opérations n’étaient effectuées qu’irrégulièrement en dehors de la mise à jour de l’album que conseillait la tenue annuelle des élections sous la responsabilité des duumvirs.

15Les règlements sont muets sur ces points, du moins dans ce qui en a été préservé. Suivant l’ordre hiérarchique des municipes Flaviens, les questeurs, les moins prestigieux des élus locaux, jouissaient, selon le titre même de la rubrique 20, du ius et de la potestas dévolus à tout magistrat à Rome39. Le dispositif étendu à tous les municipes Flaviens imposa partout la questure sous l’influence de Vespasien et de ses fils soucieux de bonne gestion financière à l’échelle locale. Le questeur était donc doté d’un droit de contrainte et d’un pouvoir de police visant à faire respecter les ordres qu’il donnait. La pecunia communis et sa comptabilité sont le premier de leur ressort40 : exigere41, erogare42, custodire43, administrare44, dispensare45 décrivent les actions qu’ils entreprennent arbitratu duumvirorum, c’est-à-dire avec l’accord formel des duovirs qui sont donc responsables devant les décurions des finances locales et des vectigalia mais aussi de la juridiction. Il s’agit pour les questeurs d’assurer les rentrées d’argent dû à la caisse municipale (aerarium) sous toutes les formes existantes, ce qui n’implique pas par définition la contrainte, sauf en cas de mauvaise volonté d’où l’assistance d’esclaves publics prévue par la lex. Soumis aux mêmes obligations que les autres magistrats pour être effectivement nommés, les questeurs étaient des subalternes qui ne sont plus mentionnés dans les rubriques financières de la loi en dehors des préceptes s’appliquant à tout magistrat46.

16Le titre de la rubrique 19 manque, mais une formulation sur le ius et la potestas des édiles ne fait pas de doute47. La compétence définie au départ englobe le ravitaillement en céréales (annona), les édifices et les lieux sacrés (aedes sacrae, loca sacra religiosa), l’oppidum, c’est-à-dire les constructions publiques mais aussi le respect des règles édictées concernant le droit de construire dans la ville (oppidum)48, les rues (viae), les ruelles (vici), les égouts (cloacae) et les établissements de bain (balinea), mais aussi la surveillance des transactions commerciales illustrées par le marché (macellum), les poids et mesures (pondera mensuraeve), la police nocturne destinée à la prévention des incendies (uigiliae). Ces responsabilités évoquent celles des édiles à Rome. S’y ajoutent des compétences définies au cas par cas sur ordre des décurions et des pouvoirs judiciaires non mentionnés pour les questeurs : des prises de gages (pignoris captio) inférieures à 10 000 sesterces par personne et par jour, le droit de dresser des amendes, de prononcer une condamnation n’excédant pas 5 000 sesterces par personne et par jour49, mais plus encore ils jouissent de la même juridiction (dire le droit et attribuer les juges adaptés au litige) que les duumvirs pour les causes ne dépassant pas 1 000 sesterces. L’esprit est celui déjà présent à Urso dont les édiles partageaient aussi des prérogatives des duumvirs50. Il semble, malgré tout, que ces clauses aient été dues à la nature des compétences des édiles qui rencontraient des problèmes voisins de ceux des duumvirs qui n’étaient pas disponibles pour toutes ces interventions. Il serait cependant erroné de penser que édiles et duumvirs étaient interchangeables en toutes circonstances. Leurs appariteurs, esclaves publics également, sont vêtus du limus (limocincti), ce qui n’est pas précisé pour ceux des questeurs et signale donc une potestas supérieure. Contrairement à certaines affirmations répétées, les édiles n’étaient pas sans importance ni prestige dans une res publica, ne serait-ce sans doute qu’en souvenir des édiles de la plèbe à Rome et de leur rôle au service des citoyens les plus humbles.

17La rubrique 18 avait trait aux duumvirs et à leurs obligations et responsabilités (ius potestasque)51. En se fondant sur d’autres documents similaires et en particulier sur la loi d’Urso et sur les inscriptions il est possible de dresser un bilan global des pouvoirs des IIviri qui étaient inspirés de l’esprit de ceux des consuls à Rome, étant entendu qu’ils étaient privés de tout imperium, ce qui, à Urso du moins, n’était pas incompatible avec le recours à une force de type militaire visant à protéger la cité52. Il ressort des documents épars, car à Urso et dans les autres leges il n’y a pas, comme on le rencontre à Irni, de rubrique énumérant les compétences des duumvirs et leurs limites, qu’ils sont pour l’année les maîtres de l’action locale, réunissant sous leur présidence, chaque fois qu’ils en ont le droit et le devoir, les décurions, veillant au bon fonctionnement des institutions religieuses, politiques, électorales, édilitaires (les travaux publics), judiciaires et financières de la cité, garantissant la communauté contre les abus de toutes sortes. Le règlement d’Irni indique, en outre, qu’ils étaient responsables du territoire et de son entretien, des propriétés communes et de leurs revenus. Plus que dotés d’une compétence particulière, les duumvirs en leur qualité de magistrat iure dicundo supervisaient avec l’aide des décurions l’ensemble des activités relevant du domaine public et privé susceptibles d’entraîner des litiges, des difficultés, des procès. Rien ne pouvait être entrepris sans leur accord ni sans leur sanction. Les décurions eux-mêmes devaient rendre des comptes et ne pouvaient agir que sous la présidence des magistrats supérieurs de l’année, l’un ou l’autre des duumvirs53. Ceux-ci avaient droit à des appariteurs mais à la différence de ce qui est attesté à Urso, il n’y a aucun indice qu’ils aient été accompagnés de licteurs54. La manière d’assurer ou de rétablir l’ordre public nous échappe.

18Les magistrats étaient appelés au cours de leur carrière, outre aux honneurs décrits ci-dessus, à d’autres fonctions qui leur étaient en général réservées. Il convient de rappeler que très souvent dans les cités provinciales les magistrats étaient choisis, sauf exception toujours possible, parmi les decuriones, ce qui constituait une différence avec Rome explicable par la volonté locale de contrôler l’accès aux responsabilités au cas par cas, le conseil des décurions constituant le socle véritable de la res publica, ce que confirment les lois municipales. Il y eut sans doute aussi des pressions dont l’existence ne fut pas pour autant le signe d’une difficulté à défendre l’autonomie et la liberté locales. Parmi les fonctions confiées à des magistrats engagés dans le cursus ou à d’anciens magistrats ayant achevé leur parcours, se rencontrent principalement les prêtrises et sacerdoces, intégrés à une progression religieuse, dont la collation n’obéissait pas nécessairement à des règles strictes en termes de durée et de hiérarchisation55. L’élection des prêtres et l’exercice d’un contrôle étroit par les magistrats sur les fêtes, les lieux de culte et le calendrier de la religion publique reflétaient le rôle primordial des dieux patrons de la cité, chargés de la protection des citoyens et de leur sauvegarde. Partout également, des prêtres étaient chargés du culte impérial municipal. La fonction était le plus souvent revêtue après les magistratures et il semble que le titre de perpetuus accolé parfois au flaminat ait signifié seulement que le titulaire avait droit au titre à vie comme un privilège témoignant de son zèle à remplir ses obligations. Il est en revanche rare que la participation à une ambassade (legatio) soit mentionnée dans un hommage56. Il est difficile de se faire une idée de la pratique en ce domaine. Le chiffre de trois légats au maximum n’était pas toujours respecté et n’est pas évoqué à Irni. Dans le municipe Flavien, les légats devaient accomplir le munus à tour de rôle et pouvaient, en cas de maladie ou s’ils étaient âgés de plus de 60 ans, se faire excuser à condition de proposer un remplaçant. Les anciens magistrats n’étaient empêchés que s’ils n’avaient pas obtenu leur quittus des décurions, ce qui veut dire que les magistrats en exercice étaient nécessairement écartés57 ! La surveillance scrupuleuse de la pecunia communis et le souhait de préserver les finances locales étaient la cause de cette décision.

19Il n’y a guère d’informations précises dans la documentation de la péninsule Ibérique sur la culture politique des magistrats, ses modes d’acquisition, ni sur les qualités et les conditions requises pour accéder aux responsabilités. Il est vrai que nous sommes tout aussi démunis quand il s’agit des sénateurs romains en dehors d’une tradition familiale ou d’hommes d’exception tels que Cicéron ou César. À l’échelon municipal, la question préalable est celle de la contrainte et du volontariat, indépendamment d’interventions laissées à l’appréciation des autorités provinciales ou impériales, respectueuses dans l’ensemble toutefois, du moins au Haut-Empire, de l’autonomie locale58. En outre, il s’agit ici surtout de décrypter le fonctionnement des institutions en dehors des péripéties variées et des soubresauts toujours possibles mais peu présents dans les inscriptions. Quelles qu’aient été les conditions d’une élection ou d’un recrutement, il est visible dans la documentation que l’accès au pouvoir municipal ne passait pas par une filière définie. Le milieu familial, la culture acquise par le biais d’un enseignement suivi assidûment ou autrement, le goût pour l’éloquence, le droit, la rhétorique, une capacité à devenir populaire ou à convaincre ses pairs entraient en ligne de compte59. Les affaires municipales supposaient un respect et une connaissance des cultes et des dieux, une certaine maîtrise du droit public, du droit civil et privé, réclamaient de s’intéresser aux infrastructures urbaines, à l’architecture, à la construction publique, à la fiscalité, aux finances et aux règles de gestion, à la justice et impliquaient de savoir négocier et user de persuasion. Les magistrats, à l’image de l’ordo, n’avaient pas besoin d’être spécialisés et la hiérarchie des rangs et charges indiquait que l’expérience, les qualités personnelles, la dignitas étaient jugées essentielles à partir du moment où les conditions requises du point de vue de l’âge, de l’appartenance familiale, du domicile et du cens étaient réunies60.

20L’horizon local des responsabilités et du pouvoir se limitait à la cité et à son territoire et dépendait en grande partie du statut de la communauté et de la présence parmi les décurions de familles actives et ambitieuses. Les règles romaines ou inspirées de Rome n’offraient qu’un cadre dont les contenus réels n’avaient sans doute que peu à voir avec l’exercice du pouvoir à Rome. Par définition, les cités n’étaient que des pouvoirs locaux auxquels une marge de liberté était consentie dans le but d’assurer un fonctionnement favorable à l’économie des forces impériales. Ce n’était pas des structures conçues pour se muer en pépinières de chevaliers, de sénateurs ou d’empereurs. Le pouvoir romain ne supportait aucune concurrence. Il n’est pas imaginable qu’il ait cherché à encourager à tout prix la liberté locale dont l’extension aurait fini par se retourner contre lui en multipliant les ambitions rivales. Autant que la documentation permette de le savoir, les cités qui furent à l’origine de l’ascension de familles capables de se hisser jusqu’aux sommets de la hiérarchie sociale furent peu nombreuses et très minoritaires, même dans la Bétique d’Auguste à Hadrien61.

La politique locale et les merita des magistrats

21L’étude des magistrats invite à mettre l’accent sur la politique locale plus que sur l’ascension individuelle ou familiale, domaine de la prosopographie. Les hommages locaux, qu’ils aient émané de l’ordo ou du populus ou de personnes privées, exprimaient la plupart du temps la dimension locale de la gloire des notables et mettaient en valeur les merita accumulés dans la cité62. Il est remarquable qu’une petite minorité seulement de magistrats ayant accompli la totalité du parcours dans leur cité y aient été choisis ensuite comme patrons63. Les prolongements de la carrière ne sont guère évoqués, le plus souvent parce qu’il n’y en a pas eu ou parce que le titulaire n’avait pas pu garder un contact régulier avec sa cité d’origine64. Il existe cependant divers exemples, notamment dans la Bétique entre les Flaviens et Commode, d’insistance sur l’ascendance à trois ou quatre générations du magistrat et prêtre destinée à rendre hommage à l’attachement sans faille, génération après génération, de la famille envers la communauté municipale. Outre le hasard des découvertes et des conservations d’inscriptions, il est difficile de se faire statistiquement une opinion sur la fréquence et la durée des honneurs publics concédés par l’ordo ou avec son accord. Les études sur ces points tendent à montrer que les magistratures inférieures ne donnaient que rarement lieu à des statues dont la dédicace était associée à des circonstances exceptionnelles. Il semble également, qu’avec le temps, la recherche de la notoriété ait déserté les forums et les autres lieux publics de l’oppidum au profit des villae et des demeures privées65. Les nécropoles accueillaient également des hommages posthumes en plus grand nombre qu’il ne pourrait paraître.

22Les piédestaux et les hommages publics reconnaissants ne doivent pas masquer les obstacles, les difficultés, le manque d’attrait de la vie politique locale dans la majorité des cas. Le monde du forum était un monde fermé, ce que reflétait l’espace clos rassemblant la place et les édifices associés à l’exercice des fonctions administratives, politiques et religieuses. Le centre monumental du pouvoir local, concentré autour de l’aire dallée, formait une ville dans la ville. La correspondance entre la construction juridique de la cité et son expression archéologique est riche d’informations. La loi Flavienne, telle qu’elle nous est connue, permet d’établir un canevas incomplet mais éloquent de la cité comme institution, l’exposition en étant différente de celle retenue à Urso, beaucoup moins incohérente qu’il n’a été dit66. Il est admis à juste titre que les chapitres manquants de la lex Flavia définissaient la communauté et son statut et organisaient les affaires religieuses non traitées ensuite. Il faudrait peut-être ajouter certaines règles relatives à l’agglomération, l’oppidum, et aux normes édilitaires, sachant toutefois que ces données n’avaient peut-être pas la même signification que pour une colonie, fondée ex nihilo ou presque67. Le texte conservé aborde la question des magistrats dont la rubrique 18 sur les duumvirs a disparu, la loi débutant nous l’avons vu avec les droits et les pouvoirs des édiles puis des questeurs. Les rubriques qui suivent sont liées à des questions de droit civil et de droit privé concernant directement les magistrats qui, dans un municipe latin, étaient susceptibles d’obtenir la citoyenneté romaine source d’un nouveau droit, de se faire remplacer, sans oublier l’intercessio au sein du collège des duumvirs et des édiles, sans référence aux questeurs sur ce point68. Les décurions, les ambassades, les élections faisaient partie de la réglementation de la vie politique et de la représentation de la cité. La rubrique 62 inaugure tout ce qui concerne le patrimoine de la cité et sa gestion, particulièrement les affaires financières et les dépenses et les recettes. La dernière partie traite de la justice et de la juridiction applicable selon les conditions des habitants et les circonstances avant de donner autorité et force à la loi.

23La logique observée ne tient pas compte d’une quelconque hiérarchie des domaines relevant de l’administration et de l’exercice du pouvoir malgré ce qu’il avait pu sembler69. La cité et son organisation collective, son fonctionnement politique, ses ressources et l’application du droit dessinaient un canevas simple et cohérent qui rappelle que la lex n’était pas une constitution mais établissait des normes et des interdictions ou des limites inspirées de la tradition juridique romaine, destinées à assurer le respect du droit et la concorde dans la communauté municipale70. Cette lecture rencontre, semble-t-il, un écho dans la mise en scène d’un forum tel que celui du municipe Claudien de Baelo dont le modèle, moins banal qu’il n’y paraît à première vue, décrit par le biais des relations spatiales, la hiérarchisation des pouvoirs et des priorités politiques71. Les temples y surplombaient la place dallée et la fontaine devant laquelle était située la tribune aux harangues, la parole politique étant ainsi symboliquement mise sous la tutelle et la protection des dieux. Sur le côté ouest, l’entrée monumentale de la place formant le seul accès véritable était ponctuée par un arc et jouxtait la curie et les salles destinées à la vie politique concentrée le long de ce portique. Au sud, imposante comme il se devait par ses dimensions et fermant la place dallée dont elle contrôlait en partie l’accès, la basilique associait negotia et juridiction. Les boutiques du portique est, auxquelles fut substitué le macellum, localisé en retrait dans l’angle sud-ouest du centre monumental, traduisaient la présence de la nourriture dont les magistrats prenaient soin et son importance aux yeux de ceux qui avaient en charge le municipe et ses approvisionnements. Le théâtre, pour des questions de dimensions et de mise en valeur, avait été édifié à l’écart du centre monumental, à mi-pente et sans égard pour les agencements de la place du forum. Lieu de rassemblement de la population civique dans son ensemble, symbolisant les fêtes et les jeux, le monument attestait le poids de la popularitas obtenue par la générosité et l’art de divertir. L’attention au bien-être du populus et le souci de s’en faire aimer guidaient en grande majorité les magistrats locaux plus sûrement que le désir d’une ascension incertaine72. Un deuxième volet de ces comportements, solidaire du premier, était l’amor civium ou l’amor patriae au nom duquel les pouvoirs locaux faisaient en sorte de préserver la cité de la disette et de la discorde73.

24L’adoption de pratiques et de valeurs influencées par Rome était d’abord l’affirmation d’une fierté légitime. La cité et sa dignitas, dépendante de celle des élites qui la gouvernaient et lui conféraient sa réputation ou sa renommée, avaient un rang à tenir face aux communautés voisines. Émules de Rome à la mesure de leur prestige et de leurs moyens, elles n’en étaient pas des rivales. Les honneurs locaux, loin de signifier que les notables étaient particulièrement puissants et riches et pouvaient rivaliser avec l’aristocratie romaine, attestaient que la gloire d’être une cité constituait l’essentiel et que le service de sa petite patrie provinciale était le fondement d’un gouvernement désintéressé, source de prestige individuel, ce qu’exprimaient les inscriptions par la formule symétrique de ob honorem, à savoir ob merita. Il s’agissait d’une notion centrale au cœur de l’action civique en ce qu’elle attestait non pas les « mérites » personnels du magistrat, rendus de préférence par dignitas, mais le dévouement désintéressé envers la communauté appelant une juste reconnaissance, un « juste prix ». Dans un contexte inséparable des héritages familiaux dont le rôle était primordial pour le succès d’une carrière, les merita, indépendants de compétences spécialisées, se rapportaient à l’activité du magistrat, à ses décisions, à sa liberté d’initiative, à ses attitudes et à ses comportements successifs marqués en principe par l’honnêteté, la générosité et la virtus.

25La formule omnibus honoribus in re publica sua functus ou ses équivalents reproduite sur des inscriptions de flamines provinciaux attirent l’attention sur une dernière dimension de l’histoire des magistrats et de leur contribution à la bonne marche des cités provinciales74. Son usage souligne à nouveau, s’il en était besoin, la portée bien réelle d’une carrière au service de sa communauté qui ne se déroulait rapidement et avant trente ou trente-cinq ans que pour une petite minorité75. Parmi les possibilités d’échapper au milieu local, le flaminat du « culte impérial » est souvent invoqué et était censé élargir les horizons du magistrat municipal confronté aux autres représentants provinciaux de leurs cités76. Outre qu’il n’y avait qu’un seul flamine provincial par an, que le concilium ne siégeait pas en permanence, l’exemple de Voconius Romanus de Saguntum montre que des appuis aussi choisis que ceux d’un Pline le Jeune n’étaient pas suffisants pour faire entrer un jeune homme de famille riche et honorée au sénat77. L’assemblée provinciale et le « culte impérial », étroitement liés, n’étaient en rien des instances représentatives de gouvernement : sur un plan individuel, le flaminat provincial honora surtout des notables municipaux, qui ne pouvaient pas attendre beaucoup plus d’une carrière bien remplie, et la participation au concile annuel fut l’occasion d’obtenir des faveurs pour sa communauté et de témoigner de son attachement à l’empereur78. Les assises judiciaires au chef-lieu du conventus dont dépendait la cité offraient également la possibilité de plaider sa cause et d’attendre des autorités provinciales et impériales attention, bienveillance et privilèges ou faveurs flatteuses79. Ces instances dites parfois à tort « intermédiaires », étaient limitées au « culte impérial » et à la justice et n’étaient pas conçues pour contribuer à l’élaboration de politiques provinciales renouvelées80.

26L’Empire romain était avant toute chose un conglomérat de cités dont chaque unité entretenait une relation verticale et bilatérale avec Rome. Les cités des provinces de la péninsule Ibérique ne firent pas exception. S’il est avéré qu’aucune région des Espagnes ne resta à l’écart de l’autonomie locale, la densité et le dynamisme des communautés furent très fluctuants en fonction aussi des énergies et des ambitions des élites municipales. Le décalage entre les lois réglementaires offrant l’image d’une organisation « républicaine » des cités définies comme de véritables petits états et les réalités de la vie politique locale et provinciale incite à ne pas déformer les données. Les honneurs et les hommages locaux étaient d’autant plus prisés qu’ils étaient assez rares, car trop d’hommage rendait un hommage inutile ou privé de signification. Dans la plupart des communautés, les espaces publics n’étaient pas recouverts de statues serrées les unes contre les autres et vantant année après année les mérites des uns et des autres. La formule de César rapportée par Plutarque suivant laquelle il affirma vouloir être le premier dans une petite ville plutôt que le deuxième à Rome, convenait sans doute à un sentiment répandu parmi les magistrats locaux et les décurions81. Il n’en reste pas moins vrai que la politique et le gouvernement à l’échelon local suscitaient rivalités, intrigues et luttes pour le pouvoir. Ce n’était pas une question de spécialisation ni de compétence. Rien ne poussait a priori un personnage même riche et influent à sortir de sa petite patrie car la gestion des charges locales ne constituait pas un brevet d’honorabilité ni un certificat d’ascension sociale. Après tout la politique locale, le gouvernement local c’était de la politique et cela suffisait au plus grand nombre des notables provinciaux. Notre documentation tend pièges et déformations à l’heure de l’interprétation toujours guettée par la tentation d’une sympathie excessive envers son sujet.

Post-scriptum

27Bibliographie : C. Moatti, Res publica. Histoire romaine de la chose publique, Paris, Fayard, 2018 qui situe l’histoire du mot et sa polysémie dans la continuité temporelle et spatiale des longs siècles de la cité et de l’empire romains.