1845 BZH 44. Cette plaque d’immatriculation créée par le mouvement breton illustre bien le caractère passionnel des relations qui relient les Bretons à l’automobile1. Nulle part en France, sauf peut-être en Corse, l’automobile n’est autant le support d’autocollants et de symboles (hermine, drapeau, logos, blasons…) pour « dire d’où l’on vient ». Nulle part elle est autant vectrice de messages pour dire à quel territoire l’on se rattache (région, département, pays et ville). À Rennes, 8 à 10 % des véhicules ont ainsi un signe de rattachement. La proportion dépasse les 20 % en Basse Bretagne, dans le pays de Guingamp, ou à proximité du campus universitaire de Villejean. Comme si « l’automobile », symbole du mouvement autonome et de la mobilité individuelle, devait elle aussi avoir des racines et une appartenance… Parallèlement, l’automobile exerce dans la région une hégémonie incomparable en ce qui concerne les trafics voyageurs ou marchandises. Depuis 1970, le trafic a augmenté sur l’ensemble du réseau routier breton à un rythme annuel supérieur de 20 % à celui de l’ensemble du réseau national (Delaunay, 1996). Même en ce qui concerne le fret, la route assure 90,9 % du trafic marchandise contre 65,7 % à l’échelle nationale. Les immatriculations de voitures neuves ont progressé en Bretagne de 21 % entre 1990 à 1994 (atteignant ainsi 89 753 véhicules), ce qui représente la plus forte progression des régions de France (Macé, 1995). La région Bretagne est enfin célèbre pour son réseau particulièrement dense de voies express, de routes, de voies et chemins praticables. Réfléchir sur l’automobile en Bretagne revient à s’interroger à la fois sur cette « histoire d’amour » et cette prééminence. Pourquoi ce mode exerce-t-il une telle hégémonie à l’échelle régionale ? En quelle mesure la configuration du réseau est-elle un enjeu considérable pour l’aménagement du territoire régional ? Quels sont les enjeux fondamentaux que revêt le fait automobile (et la refonte du réseau) pour le devenir de la région Bretagne et de ses habitants ?

La spécificité du réseau breton

2La suprématie automobile s’est construite en Bretagne à partir de la spécificité régionale et s’explique par de multiples facteurs formant système. En règle générale, le propre de l’automobile est d’être un objet indispensable aux déplacements et nuisible à l’urbanité. Utile sur les courtes et moyennes distances en raison de sa souplesse, elle ne cesse d’engorger les centres des villes qui multiplient les politiques visant à en restreindre l’utilisation. Globalement, si les grandes villes bretonnes sortent aussi de leurs cartons des projets de VAL (Rennes) et de tramways (Nantes), le « problème » automobile se pose en Bretagne de manière moins accusée qu’ailleurs. La taille modérée des agglomérations freine les problèmes de congestion propres aux métropoles les plus puissantes. Le bénéfice apporté par le mode y est proportionnellement plus important.

Des obstacles limités

3La Bretagne est relativement épargnée par l’essor considérable des problèmes lié au « tout automobile ». Certes, un observatoire de la pollution a été mis en place à Rennes. La ville est plus terrienne et se situe « au cœur d’une zone affaissée » (Meynier, 1972) ce qui peut susciter la stagnation de certaines masses d’air (Escourrou, 1995). Toutefois les problèmes de « smog » sont à l’échelle régionale négligeables en raison de la faiblesse des autres émanations polluantes (notamment industrielles), de l’importance du vent et de la localisation essentiellement littorale des villes. De même, si l’on suit la typologie des contraintes établie par D. Savey (1995), la faible taille des métropoles facilite les déplacements puisqu’un quart seulement de la population habitent les « grandes » villes. À titre de comparaison l’Ile de France compte 100 % de population urbaine et concentre 80 % des embouteillages hexagonaux. On peut estimer à environ 60 % les Bretons qui ne sont jamais confrontés à des problèmes de parcmètres, d’amendes ou de fourrières, voire de stationnement (à Paris par exemple, 30 % de la circulation est issue de personnes à la recherche d’une place de stationnement).

4Parallèlement, le nombre limité de citadins empêche la formation infra-urbaine de « bouchons » démesurés. Les pertes de temps sont négligeables alors qu’elles s’élèvent à 80 millions d’heures par an dans la capitale. De manière induite, les échanges inter-villes sont limités par la faible masse des populations concentrées (modèle gravitaire) et la région ne compte aucun « point noir » routier d’envergure. « L’avant-dernier bouchon de Bretagne, celui de Plélan-le-Grand, sur la RN 24, a sauté le 26 juillet 1994 ; le dernier, celui de La Roche-Bernard, a disparu en 1996 » (Delaunay et al., 1996). Psychologiquement, il se dégage de tous ces éléments l’impression d’un mode commode et performant. Les impacts environnementaux mentionnés par Teufel sont réels (figure 1) mais jouent peu à l’échelle bretonne. Ils conduisent à des décisions prises à l’échelle planétaire (sommet de Kyoto), nationale (Suisse, Allemagne, France) ou locale (espaces urbains). Par contre à l’échelle régionale, presque personne ne songe à créer des entraves ou des limitations à ce mode de déplacement populaire.

figure 1 : Impact différentiel des modes de transport sur un certain nombre de variables environnementales

Source : D. Teufel. Die Zukunft des Autoverkehrs, Heideberg, Bericht Nr 17 Umwelt und Prognose Institut (UPI). Cité par J. Whitelegg. Transport and the environment, Geography, n° 334, 1994.

5Ainsi les politiques limitatives n’existent essentiellement en Bretagne qu’à l’échelle locale. Conformément à la loi sur l’air votée par l’État en 1996, les agglomérations de plus de 100 000 habitants doivent mettre en œuvre un Plan de Déplacement Urbain (PDU) pour restreindre l’usage de la voiture au profit des transports collectifs. Cette politique plus ou moins coercitive concerne notamment les villes de Nantes, Rennes, Lorient (qui prépare son second PDU) et Brest. Le cas de Rennes est récent et intéressant. L’essor du réseau piétonnier, la multiplication des plots limitant le stationnement, la mise en place de l’axe Est-Ouest au profit des bus sont quelques entraves à la circulation présente des véhicules individuels dans la ville, et des arguments indirects pour le succès futur du métro VAL en construction. Toutefois les aménagements ne se font pas sans grincement de dents. L’opération VAL a suscité des débats polémiques (et politiques) sur la place de la voiture dans la cité. L’enquête publique présidant à la mise en place de l’axe Est-Ouest réservé aux bus a été l’occasion de « coups de colère » de la part de certains usagers. Enfin, même si ce point est plus subjectif, il est difficile pour une ville comme Rennes de réaliser trop d’entraves à l’essor automobile. Depuis les années cinquante la croissance à la fois spatiale et économique de la ville a coïncidé avec la croissance du mode. Au plan industriel, l’histoire commence en 1952 dans le secteur de la route de Lorient avec la réception d’un important atelier de la société Citroën spécialement équipé pour le traitement du caoutchouc (H. Fréville, 1972). Elle se poursuit depuis la fin des années cinquante, par exemple avec l’implantation des usines de la Janais, à 7 km au sud de Rennes (14 000 emplois en 1972). Comme le souligne J.-D. Boucher (1970), « l’implantation en Bretagne d’un fabricant d’automobiles a joué un plus grand rôle dans l’américanisation des ménages que s’il s’était agi d’un constructeur de machines à laver ». Dans une optique fordiste, les ouvriers disposent d’ailleurs de réduction (initialement 10 %) pour s’équiper en priorité. Aujourd’hui, malgré la récente diversification, toutes les industries de sous-traitance et le pôle électronique sont issus de cette implantation et l’expansion périurbaine de Rennes se calque sur le degré d’équipement des ménages.

6Contrairement à d’autres territoires (Suisse, Allemagne) ou à d’autres villes (par exemple Strasbourg ou Bologne), les politiques de limitation demeurent ponctuelles et localisées. Elles sont à l’image d’un mode qui, en Bretagne, apporte plus de bénéfice et d’emplois qu’il ne suscite de problèmes.

Un bénéfice important :

7En effet, face à ces nuisances négligeables, il est plus utile ou indispensable d’avoir une automobile en Bretagne qu’ailleurs. Par sa souplesse le mode s’adapte parfaitement à la « tendance fondamentale à la dispersion de l’habitat » évoquée par P. Flatrès. Il permet de relier les villes aux bourgs, les bourgs aux multiples villages, les villages aux fermes isolées. L’automobile est en Bretagne le rouage qui assure la continuité des lieux. Elle joue le rôle d’un ciment assurant la cohésion sociale d’une collectivité désormais élargie par la rapidité. Tel reportage sur un vétérinaire de campagne montre bien le rôle décisif de sa 4L, parfaitement équipée, pour assurer sa profession. Tel autre, publié dans le journal Le Trégor, atteste du rôle des épiceries ambulantes dans le monde rural. En 1990, 42,5 % de la population bretonne habite encore dans des communes de moins de 2 000 habitants. En raison de la dispersion des habitants, les déplacements de proximité et à moyenne distance sont légions. Faiblement concurrencée par le chemin de fer, l’automobile bénéficie à plein de sa situation intermodale spécifique pour occuper le terrain des relations quotidiennes.

8Ensuite, le mode automobile est relativement moins onéreux. Le Plan Routier Breton (PRB) offre un réseau original de voies accessibles et gratuites. Selon certains la gratuité se justifierait par une clause présente dans le traité signé par Anne de Bretagne lors du rattachement de la Bretagne à la France en 1532 (Reun an Hir, 1990). Son origine directe résulte du combat mené par les élus lors de l’adoption du PRB le 9 octobre 1968. Tout en dopant les échanges infrarégionaux, l’absence de péage est une donnée décisive pour certaines entreprises exportatrices et une compensation économique à l’éloignement relatif.

9Surtout, cette gratuité élimine l’obligation d’avoir une voie fermée et un nombre limité de postes de contrôle et d’encaissement. Elle permet de multiplier le nombre de points d’accès au réseau des voies express. Ailleurs, on va vite dans des boyaux reliant Paris à Lille. En Bretagne on peut s’arrêter à Plélo. Et Louargat mérite souvent le détour. « La voie express réalise une desserte fine du territoire traversé, à l’échelle des bourgs, par des échangeurs quatre fois plus rapprochés que sur autoroute (environ 6 km au lieu de 23-25) » (Le Rhun, 1994). Les voies express ont une utilité plurielle car elles assurent en simultané les relations à longue, moyenne et courte distances. Elles évitent dans notre région l’habituelle rupture entre réseau national (autoroutes) et réseau régional (routes secondaires). Elles renforcent la cohésion régionale en évitant la présence d’une infrastructure élitiste en site propre, dont l’objet est de fonctionner pour les habitants des métropoles espacées et lointaines. De même, au plan technique, « le profil des voies du Plan routier Breton permet une conduite plus économe en carburant, une moindre usure des véhicules et des frais d’entretien moins élevés » (Delaunay et al., 1996).

10Enfin, le réseau routier breton est un des plus denses (Lepetit, 1984) et le plus maillé de France. Dès l’origine, la structure bocagère a multiplié le réseau des routes et des chemins, préparant ainsi le terrain. Initialement, la densité des « voies de circulation basse » (Braudel) donne d’ailleurs l’impression d’un quadrillage généralisé de voies de qualité médiocre et de « chemins creux, défoncés, privés de lumière sous l’ombre des arbres et des haies, presque toujours détrempés » (Musset, 1937). Depuis lors, la modernisation et la hiérarchisation du réseau n’ont cessé de se renforcer, surtout autour des villes et d’accompagner par ce fait même la polarisation. Sous l’Empire, des réseaux étoilés s’installent autour de villes comme Pontivy ou Vannes dans le but d’écraser la chouannerie et d’affirmer par des rayons et une structure radiale le pouvoir de contrôle des villes. En 1820, de nombreuses routes régionales semblent empierrées et en mauvais état (Lepetit, 1984). Puis l’essor de la polarisation urbaine s’accompagne du renforcement des étoiles routières sur les villes les plus puissantes.

11Par exemple, en raison de son rôle de « place centrale » (Christaller, Lösch), Rennes s’affirme peu à peu au plan routier en produisant à l’échelle bretonne une étoile à 11 branches. Elle est la deuxième ville après Paris « d’où rayonnent le plus grand nombre de routes nationales » (Phlipponneau, 1956). De manière fractale, des villes plus petites comme Fougères ou Carhaix sont au centre d’une étoile à six branches. Le hameau de Chasné devient le centre d’une petite étoile routière dont une antenne mène au bourg de Liffré, centre d’une étoile dont une antenne mène à Rennes, métropole d’une étoile à 12 branches dont l’antenne principale est un des rameaux parisiens. Ce crescendo – ou decrescendo – réticulaire a une signification précise : il associe la taille du bourg ou de la ville à la masse de la puissance territoriale qu’elle concentre.

12Enfin, dans une dernière étape, le Plan Routier Breton et le Programme Routier Régional achèvent de donner au réseau breton sa qualité et son architecture contemporaines. Dans une région « obsédée par son désenclavement » (Phlipponneau, 1994) 22,4 milliards de francs ont été consacrés entre 1969 à 1995 à la modernisation du réseau. À la suite du rapport réalisé par le CELIB en 1953, l’énergie déployée par les politiques et les hommes de l’équipement a été formidable et le réseau bouleversé de fond en comble. Au plan géographique, le point frappant est le parallélisme existant entre la localisation des voies express et la tendance à la littoralisation des activités et des hommes. Même si les effets des réseaux sont très délicats à mesurer (Plassard, 1977 ; Offner, 1993) certains en déduisent, peut-être avec raison, les effets structurants et le rôle apporté par les voies sur le développement économique (Phlipponneau, 1994 ; Delaunay et al., 1996). Pour la DRE, « l’amélioration du réseau routier dans son ensemble (PRB et réseaux départementaux) a eu un impact certain sur le développement économique régional sans induire une polarisation le long des axes, contrairement à ce que pourrait laisser croire le simple parcours des routes aménagées » (Delaunay et al., 1996).

13Finalement, la souplesse du mode se conjugue à la densité et à l’accessibilité d’un réseau gratuit pour expliquer le succès de l’automobile en Bretagne. Malgré les nuisances réelles exercées par le mode, les éléments géographiques et infrastructurels, historiques et psychologiques interfèrent pour en favoriser l’utilisation. Ces éléments forment parfois système. Par exemple, l’absence d’entraves au déplacement et la gratuité du réseau accroissent la sensation de liberté qui explique le succès régional du mode.

Une évolution problématique

14Face à cette structure, le réseau breton connaît toutefois une évolution considérable. Sous certains aspects, elle apparaît bénéfique et, par la qualité des aménagements, le PRB glisse du stade de la genèse au stade de la maturité. Sur un autre plan, certaines évolutions sont dangereuses et peuvent conduire à une mise en valeur extrêmement dommageable de notre région.

Une évolution considérable

15Une première donnée mène à la concentration des flux sur les axes principaux du réseau (Le Rhun, 1994). Ce phénomène de polarisation sur les « axes lourds » (Claval, 1977) est favorisé par la modernisation de certains itinéraires. Par exemple, le trafic a crû de 68 % à Bain-de-Bretagne entre 1985 et 1993, période au cours de laquelle on est passé de 30 à 100 % de l’équipement de l’axe Rennes-Nantes en 2 x 2 voies (CETE, 1994).

16L’évolution est sous certains aspects bénéfique. Par exemple, l’induction de trafic sur l’axe Rennes-Nantes permet un essor des échanges entre deux villes qui ont des fonctions stratégiques très complémentaires (Ollivro, 1997). Malgré les rivalités évoquées justement par J. Renard (1993, 1996), la diminution des distances-temps facilite les flux, la sécurité et la vitesse des déplacements entre les deux métropoles. Tous ces paramètres (essor de la mobilité et des échanges, réduction des temps de parcours, économie pour l’usager, amélioration de la sécurité et du confort de conduite, effets « structurants ») ne cessent donc de progresser avec l’amélioration et l’aménagement du réseau.

17Toutefois, cette tendance à la concentration sur quelques axes favorise aussi des captures abusives de trafic et certains phénomènes de congestion. Par exemple, le trafic de la route Rennes – Saint-Brieuc est en forte croissance et menace saturation. Des points noirs apparaissent sur ces villes lorsque la voie express fait à la fois office de route nationale, régionale et de rocade. Les entrées impromptues de véhicules et la vitesse variable des trafics accentuent les risques accident ogènes, par exemple au Perray à côté d’Yffiniac. Pour répondre à ces nouveaux défis, l’Équipement annonce que « certains tronçons autour des grandes villes devront être élargis à 2 x 3 voies ». De même, des grandes déviations vont permettre au trafic de transit d’éviter les rocades urbaines. Enfin et surtout, on mise sur la suppression ou le regroupement de certains points d’échange avec le réseau secondaire. Par exemple, on s’achemine vers la suppression de 3 échangeurs sur 5 dans la région de Lamballe. Selon la DRE (1996) ces derniers « liftings ne se feront pas sans pleurs ni grincements de dents, mais ils sont indispensables pour que la Bretagne dispose de véritables autoroutes, où l’on sera autorisé à rouler à 130 km/h… ».

18Cette dernière opération est à l’évidence la plus contestable. Une autoroute, comme tout réseau, n’a d’intérêt qu’à ses points d’entrée et de sortie. Vantée par certains (Métropolis, 1976), leur beauté plastique est en réalité toute suggestive et n’existe qu’au stade de l’impression. Sur le long terme, l’artefact crée sur les territoires simplement traversés des impacts nettement défavorables. Il consomme une surface sans l’aménager (120 m de large en moyenne), entraîne des nuisances locales (notamment sonores) et des effets de découpage sur les espaces de passage. En somme, avoir une autoroute devant chez soi n’a aucun intérêt si on ne peut pas y accéder.

19La limitation des oppositions locales à l’encontre de réseaux fonctionnant pour des villes espacées et lointaines passe alors par le maintien d’une desserte de proximité. Elle exige le maintien voire le rajout de ces nombreux échangeurs ou diffuseurs routiers qui attirent les activités et font la spécificité bretonne. D’ailleurs pourquoi veut-on les supprimer ? Pour des raisons de sécurité et autoriser des vitesses à 130 km/h ? Parce que dix personnes les empruntent quotidiennement ? Pour apparaître sur certaines cartes européennes et prouver qu’il existe encore des routes après Le Mans ?

20En ce qui concerne la sécurité et la vitesse, des aménagements (bandes d’accès plus longues, route à trois voies au débouché des diffuseurs) permettraient d’arranger le problème. Les calculs qui évoquent la plus grande sécurité des autoroutes ne prennent pas en compte le report du trafic de proximité sur les routes secondaires beaucoup plus accidentogènes. Comme le souligne de manière très judicieuse P.-Y. Le Rhun, « même sur le plan de la sécurité, la voie express est supérieure à la solution autoroutière qui oblige à conserver la route nationale et ses points noirs ». De même, en ce qui concerne la faible utilisation, dix personnes ne comptent pas pour une métropole mais sont capitales pour assurer la survie d’un hameau. La logique dominante est donc une perception élitiste des aménagements alors que ces derniers (notamment pour la RN 12) étaient globalement adaptés à la région. Enfin, l’argent économisé par la non-réalisation de ces équipements extrêmement coûteux permettrait de développer une cartographie attestant non seulement qu’il existe des routes excellentes en Bretagne, mais encore qu’elles y sont originales, gratuites et accessibles.

21La question est d’importance. Elle peut même prendre l’allure d’un symbole. Symbole de la défense d’une desserte villageoise de proximité au-delà d’un passage nécessaire par une métropole bénéficiant d’une « plate forme multimodale ». Symbole du maintien de la dispersion en opposition à l’agglutinement des hommes dans des villes de plus en plus démesurées. Symbole de la liberté de sortir en automobile à Landujan plutôt que d’être systématiquement guidé vers Rennes.

L’automobile et son réseau au cœur des enjeux de la société bretonne

22Ainsi, le fait automobile et l’évolution du réseau sont au cœur des enjeux bretons. À vrai dire, ce n’est pas nouveau. L’entretien des routes a souvent été le vecteur de relations particulièrement tendues entre la France et la Bretagne. Sully a longtemps tenté de convaincre les États de Bretagne de faire réparer les routes, sans succès. De même, à la façon de rides sur un visage, le réseau breton est expressif des relations territoriales et révèle les rapports qui existent entre l’État et une de ses régions. Globalement, à différentes échelles (État, ville…), l’étoile est reine. Elle affirme le contrôle et la mainmise du pouvoir central sur la périphérie. La structure rayonnante impose le passage par un point central en empêchant les relations entre les périphéries prises deux à deux.

23Toutefois cette vision « étoilée » n’est qu’une approche un peu simpliste de la complexité du réseau. À l’échelle régionale, l’éloignement de la Bretagne conduit à une desserte majeure sous forme d’une succession de « deltas » ou

24de « Y » pour restreindre l’écartement croissant entre les branches. Le contrôle à l’itération 5 est donc plus faible, indirect et lointain qu’à l’itération 2 (figure 2).

figure 2 : Limitation de l’écartement entre les branches d’un réseau étoilé

25De même, malgré les retards et difficultés, des réalisations contemporaines comme l’autoroute des estuaires favorisent l’essor du quadrillage autoroutier. À terme, des auteurs optimistes prévoient le remplacement des « réseaux étoilés de l’Europe des Nationalismes » par les « réseaux quadrillés de l’Europe de la Maison Commune » (C. Stoffaès, 1990 ; A ; Serratosa, 1991 ; J. Bourdillon, 1991).

26Enfin, sur l’ensemble du territoire régional, la dispersion pérenne des routes et le maillage territorial apportent des nuances profondes au schéma étoilé et centralisé. La multiplicité des carrefours assure une multiplicité de centres. En Bretagne, la densité des réseaux et des accès crée comme une démocratie spatiale. Elle évite la mise en place d’une fracture géographique entre quelques villes parfaitement desservies et des périphéries rurales souffrant d’ostracisme. L’accessibilité évite cette fameuse mise en bipolarisation des territoires qui est ailleurs la norme. Elle limite la présence des « effets tunnels » entre les villes distantes et permet au contraire l’irrigation des territoires ruraux interstitiels, leur offrant ainsi une chance de survie. De même, cette possibilité d’aller moins vite (110 km/h quand même) et de s’égayer en dehors des villes est sur le fond sympathique. Elle est une échappatoire à la monotonie abrutissante des grands axes et à la desserte urbaine impérative. Elle nous rappelle qu’il existe autre chose que des villes que l’on doit relier à grande vitesse. Elle peut permettre une sortie inopinée et un itinéraire imprévu, à un moment où la société semble vouloir contrôler le hasard. Au détour d’un chemin, un paysage ou une rencontre peuvent ainsi nous rappeler que tout voyage trouve paradoxalement sa signification quand on s’arrête. Que la vitesse n’a d’intérêt que pour les lieux et les hommes qu’elle permet de découvrir.

27300 km/h par TGV ! 130 km/h par autoroute ! L’obsession de la rapidité est en train de transformer radicalement le territoire breton. L’évolution est sous de nombreux aspects positive et personne ne regrettera le tronçon Rennes-Avranches lorsque l’autoroute des estuaires (qui est en Bretagne une voie express de type LACRA) sera en service. Ceci dit, il faut faire attention à ce que le tourbillon ne finisse pas par l’emporter sur le soubassement territorial, le temps de la communication et de la réflexion. À force d’aller vite, les risques augmentent de percuter un mur. Quand la vitesse n’est plus maîtrisée, lorsque les temps de repos et d’étapes ne sont pas respectés.

28Entre ses assises et la mobilité – entre l’espace et le temps – la Bretagne semble aujourd’hui a un tournant. Pour l’instant, les voies express bretonnes symbolisent cette aptitude bretonne à concilier ce que les autres perçoivent comme antagonistes. Loin de ressembler aux autres, en conciliant vitesse et accessibilité, il peut sembler intéressant que la Bretagne conserve ce qui fait son originalité et sa personnalité.