« À la croisée de la Technique, de l’Économique et du Politique »
Les transports routiers
p. 101-112
Texte intégral
1La constitution historique de l’activité de chauffeur routier ne s’explique pas par une identification précoce du métier de la part des syndicats et de l’Administration. Dès lors, les modèles identitaires des conducteurs de poids lourd s’articulent selon plusieurs logiques : en premier lieu, celle des savoir-faire liés aux techniques de conduite et d’entretien de véhicules munis de moteur à explosion et à celle des savoir-faire relationnels liés à l’activité de déplacement. Par la suite, un idéal corporatiste dont les origines politiques sont évidentes, contribue à organiser en partie l’identification de la profession aux yeux des partenaires administratifs et institutionnels. Enfin, les attitudes ambigües des politiques de l’Équipement et de la Sécurité Routière ne peuvent plus dissimuler depuis une trentaine d’années les revendications des chauffeurs à être reconnus en tant que salariés.
2Avant la première Guerre Mondiale, les rares automobiles en circulation, dont les formes sont inspirées soit de barques, soit de diligences, sont l’apanage des aristocrates et de la haute bourgeoisie. Les camions, pour leur part, fonctionnent selon les cas avec de l’essence, du gasoil, les mélanges eau/alcool, du gazobois ou encore à vapeur, cette dernière technique étant abandonnée en Angleterre vers 1955. Même si les armées ont expérimenté quelques « locomotives routières » ou des « remorqueurs routiers » pendant les guerres de Crimée (1854), en France (1870), ou en Afrique du Sud (1899), les premiers camions (Panhard, Peugeot, Jeantaud, Krieger), du xxe siècle, d’un rendement faible par rapport à la traction hippomobile, ne sont guère utilisés que pour la livraison urbaine (de moins de trois tonnes) d’articles de luxe pour les grands magasins, Galeries Lafayettes ou Grands Magasins du Louvre : l’effet publicitaire est manifeste. Pendant la Grande Guerre, considérée comme « la victoire du routier français sur le cheminot allemand »1, les camions ont démontré leur « flexibilité » logistique et les stocks de l’armée sont rachetés à très bas prix : moyennant leur savoir-faire acquis en 14/18, des milliers d’hommes, commerçants, agriculteurs, artisans, ouvriers, se lancent dans le transport. On assiste donc dans les années vingt à l’émergence d’une activité non prévue par l’Administration, celle des « artisans-routiers », en même temps que les grandes sociétés de transport déjà existantes au xixe siècle restructurent leurs services autour des lignes de Chemin de Fer. Il semble que le parc routier soit constitué d’engins bricolés, récupérés après la guerre, si bien que la vente de camions neufs est stoppée et le développement de nouveaux modèles ralenti, ce qui menace de faillite Berliet en 1920 et Citroën en 1935. Le nombre de camions circulant en France se multiplie par 24 alors que celui des automobiles ne se multiplie que par 5 entre 1920 et 1939.
3Pendant cette période, la généralisation du pneumatique et la diffusion de cartes routières sous l’influence de Michelin, la réfection des routes bombées, aux virages serrés, prévues pour la traction hippomobile, font du transport routier un concurrent sérieux du rail. De nouvelles routes sont « ouvertes » telles que « la Course à la Flotte », Paris/Vichy ; « la Route des Primeurs », Paris/Marseille ; « la Route de la Viande », Paris/Nevers, contribuant ainsi à modifier les habitudes alimentaires des citadins aisés. Les aléas lors des trajets routiers de longue distance sont nombreux : le carburant est vendu en bidons de 5 litres dans les épiceries ; il n’existe pas encore de garages mécaniques, de concessionnaires, bien que la politique nationale d’approvisionnement en pétrole soit mise en place en 1924, via la Compagnie Française des Pétroles TOTAL. L’essence française, comme aujourd’hui, est l’une des plus chère du monde : en 1926, la revue mensuelle Le Poids Lourd titre : « Le fagot de la forêt française remplace l’essence étrangère ».
4L’activité n’étant toujours pas identifiée par les Pouvoirs Publics, les modèles identitaires des chauffeurs valorisent le risque, l’aventure, le sens de la « débrouille », le savoir-faire de réparation mécanique : il existe encore en effet des « déserts » en France tels que la plaine de la Crau, les régions montagneuses, etc. En l’absence de modèle identitaire institué, ce modèle de héros ou de pionnier qui lutte seul contre les éléments aléatoires se double d’un modèle aristocrate établi dès l’origine des premières automobiles.
« J’ai connu vers 1900 une dame âgée mais d’esprit jeune et ardent, qui avait fait cette quasi-folie, au jugement de son entourage, d’acheter une automobile. Elle avait pris à son service, à cette époque où le conducteur d’un tel engin était tenu de jouer constamment des manettes d’air, d’admission et d’allumage, un “chauffeur” qui passait pour avoir, par un don singulier et rarissime “une des meilleures carburations” de Paris. Comme certains violonistes ou pianistes ont une sonorité bien meilleure que celle de leurs émules. […] À cet être exceptionnel, elle donnait, naturellement, des mensualités exceptionnelles »2.
5Mais de plus, le Code de la Route en cours d’élaboration apparaît comme une rationalisation des attitudes aristocrates ou d’un code d’honneur chevaleresque. « La manière de conduire une automobile révèle le caractère (de l’homme). […] La banalité, ou même la brutalité apparaissent tout de suite. […] Les caractères moraux de la route » consistent à ne pas « abuser de son droit de priorité ». Si la noblesse des sentiments et des actes se révèle dans l’usage des moteurs à explosion, les conducteurs non polis, non policés, se subdivisent, selon les traités de conduite, en « petits mufles », lorsqu’ils obstruent le trafic, détériorent le travail du cantonnier, dépassent une file d’attente devant un passage à niveau, ou « chipent » une place retenue au parking et en « grands mufles » lorsqu’ils peuvent être auteurs d’homicides par imprudence. Parmi ces derniers, on distingue : le « matcheur », celui qui a l’esprit de match, de course ; le « punisseur » qui « humilie » le conducteur de véhicule qui tente de le dépasser en forçant ce dernier à ralentir, le « sournois » qui accélère alors que le véhicule qui le dépasse est engagé sur la deuxième voie ; « l’hypocrite »qui fait dévier le véhicule qui le dépasse dans le fossé de gauche (queue de poisson par la droite) ; et le « frôleur » qui s’estimant habile conducteur, dépasse « au millimètre » (queue de poisson par la gauche)3.
6Les manuels de conduite ne feront plus référence aux « qualités morales » des conducteurs à partir de 1960, moment de la banalisation des automobiles, mais cette référence sera rétablie avec les campagnes de propagande nationale dénonçant les méfaits de l’alcoolisme et l’amour de la vitesse pendant les années 1970.
7En 1934, afin de protéger le rail contre la concurrence des camions, le gouvernement publie un « décret de coordination » qui prévoit toute une série de taxes à l’essieu, au chargement pour limiter le transport par route. La commission interministérielle de la nomenclature des métiers établit par ailleurs des distinctions selon les types de dessertes et de régimes commerciaux de la marchandise acheminée, et calquées selon les jargons professionnels. Le décret a pour effet d’unifier une diversité de pratiques de camionnage, de factage, de messagerie, de roulage et les professionnels recherchent alors une unité syndicale tant pour les entrepreneurs que pour les salariés. « Sur près de 150 syndicats que compte actuellement notre fédération, plus de 50 sont des cochers, chauffeurs, camionneurs » (La Voix du Peuple, 1920). Mais il est difficile de faire la distinction entre les syndicats « patronaux », commissionnaires, transitaires ; les syndicats « ouvriers », livreurs, pilotes, chauffeurs, conducteurs, routiers, rouliers, employés de roulage ; les syndicats « mixtes », unissant patrons et ouvriers, les voituriers, les propriétaires d’automobiles pour transport de marchandises, et les syndicats soit « patronaux », soit « ouvriers », sans être « mixtes », les camionneurs, les charbonniers, les déménageurs, les louageurs. Bien que les organisations syndicales existantes à l’époque regrettent cet éparpillement de définitions et d’affiliations de métiers qui consiste à effectuer des tâches semblables dans des secteurs très différents ou des opérations techniques très dissemblables à l’intérieur d’une même branche professionnelle, l’appréciation de la position du camionnage dans les rapports de production semblent être grandement fonction de variables économiques et de traditions locales.
8En ces conditions naît le premier syndicat professionnel : la Fédération Nationale des Chauffeurs Routiers (FNCR). Son orientation est corporatiste, forme d’organisation sociale souhaitée pour l’époque aussi bien par les cercles socialistes4 que par les mouvements d’extrême-droite. Le syndicat se propose d’assurer le respect des règles, de la hiérarchie interne, de la morale professionnelle et de contrôler l’accès à la profession en assurant la formation et en délivrant des cartes professionnelles de routier. Dès son premier numéro, sa revue « Les Routiers », « libre de toute attache politique », s’adresse aux 60 000 routiers de France et s’attaque aux décrets sur la coordination, accusés de contribuer à l’augmentation du prix des marchandises puisqu’ils favorisent le rail. L’organisation propose à ses adhérents une assurance-vie, un conseil juridique, un service de placement, des avantages financiers auprès des garages et des fournisseurs agréés, des colonies de vacances et des maisons de retraite. Le journal présente de nombreux articles commentant des accidents, démontrant l’agressivité de la Gendarmerie, expliquant ou critiquant les innovations techniques des nouveaux modèles de camion. Le journal est bientôt distribué dans plusieurs centaines de relais routiers agréés et munis du sible bleu et rouge qui financent, comme aujourd’hui, le syndicat. Des « gadgets »5 et un apéritif « le GAZOIL », à base de gentiane, sont également mis en vente.
9Les relais routiers, versent une cotisation au syndicat qui est financé en outre par des constructeurs automobiles, des vendeurs d’huiles, des chaînes hôtelières et des réseaux de garagistes. Très rapidement, le syndicat s’affirme en conflit avec la CGT et si l’on remarque qu’en 1934, l’une des sections les plus importantes de l’Action Française sous le patronage de Charles Maurras est celle des voyageurs6, son président7 est pour sa part un journaliste engagé aux côtés de Mussolini pendant la guerre d’Éthiopie. Il occupera des postes à responsabilités importantes au Ministère de l’Information sous le gouvernement de Vichy avant de réintégrer la présidence du syndicat jusqu’à sa mort à la fin des années 1980. La FNCR qui s’affiliera par la suite à la Confédération Nationale des Salariés de France (CNSF) érige rapidement une « Internationale corporatiste » regroupant, via des amicales, les routiers allemands, suisses, algériens, marocains et prône la « suppression du salariat » en incitant les chauffeurs à se mettre à leur compte ou créer leur entreprise.
« Le salaire est un bienfait pour les maladroits, les timides, les imprévoyants ou les malchanceux. […] La classe (dirigeante) qui commande n’a jamais eu le prestige du sang, et depuis que dans ces dernières années, elle s’est montrée incapable d’empêcher les crises, le chômage et la guerre, elle a même perdu le prestige de l’intelligence » […] « La collaboration la plus loyale entre toutes les espèces de classes » est préconisée et même devient urgente8.
10Pendant l’Occupation, le journal Les Routiers exalte l’anticommunisme et l’anticapitalisme en citant abondamment le Maréchal Pétain. En zone non occupée, la Confédération Générale de la Production Française (CGPF), qui deviendra CNPF à la Libération, restructure les lignes de transport, ce qui permettra l’émergence des grandes sociétés que nous connaissons actuellement et ces coordinations nationales permettent de gérer parcs et frèt d’une manière « moderne ». Dans les régions rurales, l’artisanat se développe et les véhicules à gazogène, gazobois font à nouveau leur apparition.
11À la Libération, les organisations professionnelles se redéfinissent, les employeurs transporteurs se distinguant des chauffeurs et artisans. La nouvelle Fédération Nationale des Transporteurs Routiers (FNTR), issue de la Fédération Nationale des Transporteurs Français qui regroupait auparavant plusieurs modes de transports revendique la « reconstruction du pays », le réseau ferroviaire étant détruit, et affilié au CNPF, renégocie avec l’Administration les taxes à l’essieu, sur le gasoil ainsi que les nouvelles modalités du transport international. Comme à la fin de la première guerre mondiale, les stocks de l’Armée revendus assurent un nouvel essor à l’activité. Mais en France, les programmes de construction d’autoroutes, initiés par l’Allemagne et l’Italie dans les années trente, se concrétisent ainsi que la réalisation de la « Très Petite Voiture » (TPV) calquée sur la voiture du peuple (Volkswagen) allemande : la TPV devient selon les marques 2CV, 3CV, 4CV, etc. Les constructeurs Renault, Peugeot, Panhard, Citroën proposent des véhicules légers, rapidement diffusés dans toutes les classes sociales.
12Avec la banalisation des savoir-faire mécaniques, le bricolage automobile, la multiplication des « garagistes » sans diplômes9, les routiers auraient pu alors, à cette époque, perdre un de leurs premiers modèles identitaires, celui de « Seigneurs de la Route » construit dans les années vingt. Mais la stabilisation politique relative au Moyen-Orient et Napoléon Ier et le modèle réouvrir de nouvelles routes ou « lignes » telles que Oslo/Indonésie, rétablissant ainsi le modèle identitaire de pionnier. La construction d’engins exceptionnels tels que les tracteurs de 100 tonnes adaptés aux grands travaux des pays du Tiers-Monde, ou plus banalement des attelages de plus de 20 mètres de long sur les routes de France, distinguent les chauffeurs de poids lourd des conducteurs de « véhicules de tourisme ».
13Les innovations techniques, pendant les années de guerre, contribuent à la construction rapide de tracteurs munis de turbocompresseurs, 25 ans avant les véhicules de tourisme, permettant aux attelages de suivre les accélérations et décélérations du trafic automobile. Mais les accidents de la route sont de plus en plus fréquents et le législateur, à la fois pour protéger le rail de la concurrence des camions et pour satisfaire les revendications des groupes de pression d’automobilistes, limitent la longueur des attelages à 12 mètres pour les semi-remorques et 15 mètres pour les tracteurs-porteurs. Les constructeurs abandonnent alors la fabrication des « nez-longs », les tracteurs où le moteur était situé devant le conducteur et la couchette derrière, ce qui permet de ne pas réduire la longueur de la remorque ni le volume des marchandises transportées : le moteur est désormais situé sous le conducteur et la cabine au-dessus. Outre les asphyxies dont sont, chaque année, victimes les chauffeurs lorsqu’ils dorment dans les cabines, les attelages dérapent plus facilement, le centre de gravité de l’attelage étant situé trop en arrière, et le moteur ne protège plus le conducteur en cas de choc frontal. Par la suite, la généralisation du plastique remplaçant la tôle va contribuer à déprécier davantage l’outil de travail dans lequel vivent les chauffeurs.
14Le syndicalisme confédéré n’a encore que peu de prises sur les chauffeurs. Ces derniers continuent à travailler selon les rapports « précapitalistes »10 du début du xxe siècle. Ils sont nourris et logés, via des primes de restaurant et d’hôtel, par l’employeur ; ceux qui transportent des marchandises industrielles et qui effectuent des tours nationaux ou internationaux sont rémunérés par des primes au kilomètre ; ceux qui transportent des marchandises consommables immédiatement, (alimentation, vêtements,…) sont fréquemment rétribués en nature. Enfin, troisième catégorie ; de nombreux chauffeurs sont « quasi-artisans » puisque bénéficiant d’un réseau de clientèle personnel, ils sont rétribués en primes sur les pourcentages de chiffres d’affaires rapportés à l’entreprise. Le salaire fixe représente en moyenne, selon les spécialités et d’après nos calculs, entre un dixième et un tiers des revenus en 1950, et le routier international est « quelqu’un », il peut gagner dix fois plus que le Salaire Minimum Interprofessionnel. De la Libération jusqu’aux années 70, la proportion des primes par rapport aux salaires va fortement réduire pour atteindre en moyenne 1/3 d’un salaire fixe équivalent au SMIC, ce qui va susciter chez les chauffeurs, à partir de ce moment, la revendication d’un troisième modèle identitaire, celui de salarié.
15Le modèle corporatiste, exaltant la solidarité et le courage, va pour sa part se trouver extrêmement médiatisé à partir des années cinquante, même si la FNCR perd peu à peu de l’audience auprès des chauffeurs. Des courses, des rallyes et des championnats nationaux poids lourds à partir de 1954 tels que les 24H du Mans ou le Castelet, puis internationaux à partir de 1973, sont organisés sous l’égide de la FNCR et avec le soutien du Touring Club de France, des constructeurs, de la Prévention Routière. Ces manifestations sont l’occasion de célébrer « la conscience professionnelle », « le sens élevé d’entraide et de solidarité », « la maîtrise, la serviabilité, la discipline, la fraternité, l’union totale » des chauffeurs de poids lourd. Le syndicat participe activement à la création des Instituts de Formation des chauffeurs tels que l’AFT (sous l’égide de la FNTR, syndicat d’employeurs) et promeut activement des reportages, des films (Le salaire de la peur), des chansons et romans mettant en scène les valeurs héroïques et corporatistes des routiers de l’entre-deux guerres.
16Les « mythologies » routières constituées à partir d’une sélection de souvenirs où le héros se déplace seul parmi des sociétés sédentaires corrompues, telles le cow-boy au Far-West, sont désormais fixées ; plusieurs ouvrages reçoivent de grands prix de journalisme à cet effet. La langue technique est également désormais fixée, peu partagée par les automobilistes. Ce qu’on tire est évidemment une « belle-mère », munie de ses « béquilles », de ses « pattes », de ses « chaussettes » et de son « gros cul ». On la retient par la « main », (anglicisme qui vient de MAIN : principal), l’alimentation de freinage. Elle est posée sur la « sellette ». On la « casse sans la toucher », c’est-à-dire qu’en manœuvrant, le tracteur effectue un angle supérieur à 90° sans qu’elle effleure mur ou véhicule. On « pose la belle-mère comme une mariée » dit-on. On mange sur ses « flancs » et l’on pisse sur ses « chaussettes ». Si l’on « touche du bois », ou « le bout de bois » (le volant), on s’enferme toute une vie durant dans le « piège », le tracteur, duquel on ne peut s’échapper lorsque la « belle-mère » se retourne (verse). Le tracteur devient « taxi » lorsqu’on est libéré de la remorque.
17Lors des manifestations publiques telles que les courses et championnats se côtoient chauffeurs, grand public, vedettes du show-business, directeurs des Administrations, hommes politiques. Les championnats des meilleurs conducteurs français sont l’occasion de revaloriser « l’image de marque de la profession auprès des Pouvoirs Publics ».
« Pourquoi dans notre France de 1973, serions-nous le seul métier qui échappe totalement à un esprit contestataire et parfois destructeur ? […] C’était le but de ces quinze championnats, de montrer ce que sont les conducteurs professionnels dans la vie de tous les jours dans les manifestations corporatives. […] Rien ne saurait être plus agréable aux chauffeurs routiers que ces journées où ils ont le sentiment de n’être plus des mal-aimés et des hommes sans importance. […]
C’est en somme la réalisation d’un chef-d’œuvre, semblable à celui que créaient jadis – et aujourd’hui encore – les Compagnons du Tour de France, désireux d’obtenir leur brevet de maîtrise, réelle promotion de l’ouvrier, qui avait la légitime ambition de passer “Maître”. Les routiers, compagnons de la grand’route, sont les successeurs et les héritiers de ce nouveau compagnonnage. Cette année encore le “Championnat de France des Routiers” a été un rayon d’espoir vers une véritable justice sociale, vers un ordre nouveau où ils auront la place qui leur est dûe11 ».
18Lors des deux championnats internationaux, en 1973 et 1974 à Nice, les mêmes organismes (AFT, FNTR, FNCR) sont présents ainsi que les délégués à la Sécurité Routière européens. Berlier et Fruehauf-Europe mettent leurs matériels et moyens logistiques à la disposition des organisations et concurrents. Depuis 1972 jusqu’en 1984, la radio RTL anime une émission de nuit financée par les pneus Dunlop et abritée dans les locaux parisiens d’un grand groupe européen de transport : « Les routiers sont sympa ». L’animateur-journaliste, Max Meynier, également réalisateur de l’émission de Ménie Grégoire et Georges de Caunes, est présent à chacune des manifestations routières aux côtés des « officiels », des CRS, des cascadeurs et des artistes de variétés.
19Cependant, la revendication des chauffeurs à être considérés comme des salariés apparaît çà et là, dès les années cinquante. Des grèves se déclarent dans plusieurs entreprises du sud-est de la France (qui deviendront par la suite des agences de grands groupes) où les chauffeurs étaient logés, où comité d’entreprise était confondu avec coopérative d’achats approvisionnée par des marchandises refusées (par le client), ponctionnées ou achetées au cours des trajets. Les chauffeurs font appel au syndicalisme confédéré.
« Ils voulaient nous supprimer les chambres et les repas le soir. C’était parti de là quoi, et puis il y a eu un entêtement des deux côtés et ça a mal tourné… Peu importe l’étiquette syndicale, FNCR, CGT… Quand on était passé du syndicat des routiers (FNCR) à la CGT, on avait senti que là, ils y avaient craint beaucoup plus. Je me rappelle, ils avaient eu des manœuvres terribles, les patrons : suppression d’allocations familiales, et tout et tout…Ca avait bardé, oui : À cette époque, on a changé, on est passé CGT, les mêmes gars, tout le monde… » (un chauffeur retraité, né en 1925).
20Dans le transport international, les chauffeurs payés en primes au kilomètre revendiquent, comme aujourd’hui, l’intégration des primes dans les salaires, le décompte réel des heures travaillées, et ils font alliance avec les salariés de PME de transports d’alimentation ainsi qu’avec les quasi-artisans rémunérés au chiffre d’affaires. Des syndicats d’entreprise de gros transporteurs fédèrent donc un ensemble de chauffeurs sur la base de ces mêmes revendications, alors que ces populations étaient clairement distinguées par les employeurs et l’Administration. Tout au début des années soixante naît ainsi le Syndicat National des Indépendants Routiers (SNIR) reconnu représentatif par les Pouvoirs Publics entre 1959 et 1962, mais plus par la suite avec l’arrivée d’un nouveau Premier Ministre. Le SNIR continue de s’implanter dans de nombreuses entreprises et débouté de ses demandes à la fois par les Pouvoirs Publics et les syndicats confédérés, il envisage d’établir des barrages routiers afin de se faire entendre. En 1971, les autoroutes sont bloquées ; la CGT et l’Automobile Club soutiennent le mouvement. Les autres syndicats de salariés et d’employeurs désavouent ; l’ensemble de la presse diffuse des portraits de chauffeurs extrêmement négatifs, qui seront repris lors de toutes les manifestations ultérieures.
21Les barrages sont préparés.
« Ca voulait dire qu’à 5 heures du mat’, tous les camions bloquent toute la France et dès qu’on obtenait notre représentativité, on levait les barrages. Ca voulait dire quoi ? On avait fait une Assemblée Générale où il y avait eu un monde fou. On avait des mots de code… Il fallait bloquer l’autoroute sud de l’Europe et compter sur les radios pour annoncer le conflit. Inutile de te dire que… ça c’est produit. Dès que la radio en a parlé, ça a donné le signal et tout était bloqué. Mais tout était centralisé sur Paris, moyennant quoi nous fûmes reçus non par Chaban, Ministre des transports à l’époque, mais par son chef de cabinet qui était (x) à l’époque, qui après est devenu le PDG d’Air France. Bon, il nous a convoqués. Bon, la représentativité, il y a eu une espèce d’engueulade à n’en plus finir. […]
« Parce que ça commençait à devenir dangereux. Je sentais que… On avait tout préparé hein, les repas, on avait tout organisé. Il n’y avait pas de bavure… “Bon, vous avez bloqué, soit, mais maintenant, vous n’êtes plus capables de débloquer. Si vous êtes capables de débloquer, alors, on peut voir votre représentativité.” Et je crois que là, on a été naïfs. Je n’ai pas honte de le dire, je crois que là, on a été naïfs. Quand j’ai dit à mon adjoint : “Fais passer le mot de passe, fais lever les barrages !” À 5H1/4, il n’y avait plus un camion qui bloquait, plus rien… […]
« On avait tous notre banderole, les dix premiers sur les barrages. On approvisionnait les barrages avec les camions de lait, fromages et pain. D’ailleurs, on a montré le mauvais exemple parce qu’après les Chiliens… Parce que nous, ça aurait pu être un sacré Chili ! Parce que les gars, ils commençaient à s’exciter. Nous, on a fait la démonstration que la responsabilité, elle était là. je ne vois pas si tu comprends… » (le secrétaire du SNIR de l’époque, chauffeur international, né en 1930).
22Le Ministère de l’Intérieur retire alors 155 permis de conduire parmi les leaders repérés sur les barrages en vertu de l’article 5 du Code de la Route qui interdit d’obstruer la voie publique. Le SNIR est décapité et ruiné car tous ses moyens financiers sont consacrés à la défense de ses militants désormais interdits de travail. Après négociations, une partie de ses adhérents sont récupérés par FO (UNCP) dans le nord de la France et par la CFDT dans le sud.
23Par la suite, et malgré les barrages de 1984, 1989, 1992, 1994, 1996, 1997, les manifestations au cours desquelles sont reprises les mêmes revendications n’aboutissent pas. En effet, aucun gouvernement ne veut prendre le risque de faire rémunérer les chauffeurs aux taux horaires du SMIC, toutes heures de travail comptabilisées, car il s’ensuivrait une hausse du coût de la vie d’environ 20 % en France. Les entrepreneurs, fortement représentés, profitent à chacun de ces moments pour négocier avec l’État des externalisations du coût du transport reporté soit sur le contribuable, soit sur les usagers de la route telles que : détaxation des carburants ; baisses du prix des péages ; report des coûts des assurances poids lourd sur ceux des véhicules de tourisme. La presse quant à elle, reproduit les clichés destinées à susciter la frayeur populaire :
« Hannibal en 35 tonnes à la Cluses », « Les pirates de l’autoroute A1 », « Les envahisseurs des boulevards périphériques », « Bivouacs : feux de bois ou de pneus en attendant la victoire ! ! ! » (Le Monde, le 26/27.2.84).
24Face à ces débordements incontrôlés, l’État rappelle chaque fois qu’il dispose de la violence légitime. Ne disposant d’aucune institution pour se faire représenter, les chauffeurs ne peuvent asseoir durablement leurs revendications de passage à un véritable salariat. Si le modèle corporatiste perdure et peut prendre de l’importance à la faveur de tel ou tel événement politique, le premier modèle identitaire qui consacre les pionniers, les héros et les savoir-faire mécaniques est pour sa part source d’intenses procédés de rationalisation « scientifique ».
25L’imaginaire technique, toujours anthropomorphe, assimile facilement le squelette au châssis, les membres aux roues, les nerfs aux organes de transmision électrique, la bouche au réservoir à essence, les glandes du tube digestif au carburateur, les poumons au ventilateur, le moteur au cœur comme l’affirmait l’Institut d’Anthropo-technique et de Physiologie du Travail12 en 1952, afin d’expliquer la personnalité du chauffeur. Trente cinq ans plus tard, on peut lire dans les manuels de cours de médecine du travail destinés aux agents de maîtrise de la DDE (Direction Départementale de l’Équipement) et de la DDTE (Direction Départementale du Travail et de l’Emploi) les préceptes suivants qui seront notre conclusion. En présence d’un refus administratif et politique de les considérer comme des salariés, les routiers sont écartelés entre plusieurs modèles identitaires soit fictifs soit innaccessibles ; l’approche psychologisante, domination symbolique de l’Administration, permet de les considérer comme schizophrènes.
« Présentation : aspect plus ou moins négligé, paraît plus âgé que son âge légal, tendance à la surcharge pondérale, logorrhée ;
« Comportement : une bonne prise de contact peut révéler optimisme apparent (masquant anxiété), bouffées de violence, jalousie (travail, conjoint, déficit sexuel), troubles du sommeil (somnolence diurne, agitation nocturne), éventuellement poly-accidenté ou accidenteur (travail, route).
« En période de compensation, nombreux sont les psychotiques s’avérant d’excellents conducteurs ; nombreux aussi sont les exemples de malades en période de décompensation délirante qui, précisément au volant d’une voiture, retrouvent dans ces moments en quelque sorte privilégiés : cohérence, efficacité et calme intérieur. […]
« Ils se caractérisent par la pauvreté de la vie mentale, la prééminence des défenses comportementales et caractérielles, l’impulsivité, la facilité à répondre aux frustrations par des décharges agressives, des lapsus classiques et la violence. Ils sont particulièrement nerveux et tendus, facilement trémulants, irritables, souvent hyperactifs, instables. […]
« La conduite de véhicule est très souvent une prédilection des psychopathes et une source de plaisir intense. Ils aiment le risque qui s’accorde avec leur besoin de sensations fortes, d’action et d’héroïsme ».
Notes de bas de page
1 Caro L., « Les routiers », 1957, éd. Bonnes Éditions.
2 De Saunier B., « L’art de bien conduire une automobile », 1933, Flammarion.
3 Idem.
4 Durkheim E., « Morale professionnelle et corporations », 1908/09, in : « Textes, fonctions sociales et institution », éd. Minuit 1975.
5 Gadget est le premier industriel à diffuser des tours Eiffel miniatures aux USA.
6 Maurras Ch., « Rapport introductif au colloque de l’Action Française », 1934, éd. de l’Action Française.
7 Rencontré et interviewé lors de nos enquêtes, pendant les années 80, il nous a confié une importante documentation.
8 Wilbois J., « Joie au travail et réformes de structure », 1939, éd. Bloud et Gay.
9 Il suffit encore en 1997 d’être titulaire d’un quelconque CAP (boulanger, etc.) pour être franchisé par un vendeur d’essence et tenir un garage.
10 Lefebvre B. avec Hamelin P., « Les Routiers : des hommes sans importance ? », 1992, éd. Syros.
11 In Revue Les Routiers, janvier 74, « Notre image de Marque » et « La promotion d’une élite », allocution du président de la FNCR.
12 Les routiers, « Le corps et le métier : les nouvelles recherches en ergonomie », 1952.
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