Le clergé catholique devant le développement de l’automobile (vers 1900 -vers 1960)
p. 89-100
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Texte intégral
1Précisons d’emblée que cette réflexion n’émane pas d’un historien des techniques, mais d’un historien du religieux, dans le cadre d’une enquête plus vaste sur l’attitude des milieux catholiques face à la réception de l’innovation technologique en général aux xixe et xxe siècles1. Cette réflexion s’inscrit dans la perspective d’étude de la socialisation et de l’impact social des techniques dont François Russo a tracé naguère le programme, en ne laissant, il est vrai, qu’une faible part au religieux2. Notons cependant que la tendance croissante, de l’histoire religieuse comme, plus récemment, de celle des techniques, à prendre résolument en compte les horizons culturels, incite à un rapprochement qui n’est pas si incongru.
2Il serait vain, tant la documentation est vaste et dispersée sur le sujet, de prétendre rendre compte de tous les aspects de l’impact du développement de l’automobile sur la vie religieuse. D’abord parce qu’on se limitera à la période qui va de la naissance de l’automobile au début des années 1960, date qui correspond à la fois, pour l’automobile, à son passage au statut d’objet de consommation de masse en Europe occidentale, et, pour l’Église catholique, au tournant fondamental du concile Vatican II. Ensuite parce qu’on se limitera à certains aspects de cet impact, en ce qu’ils permettent d’observer le jeu qui s’instaure entre, d’une part une institution et un discours bimillénaires, ayant fortement marqué la culture occidentale, et d’autre part un objet technique dont chacun s’accorde à souligner la marque fondamentale qu’il a imprimée à cette même culture au xxe siècle. Pour ce faire, on relèvera d’abord ce qui, dans la tradition religieuse catholique, pouvait permettre d’identifier, positivement ou négativement, le nouvel objet technique, à la suite de bien d’autres. Puis l’on verra de quelle façon l’automobile s’est disséminée et finalement banalisée dans la sphère religieuse, au prix de multiples incidences. Celles-ci peuvent être directes ou indirectes, et s’étendent des aspects les plus concrets et les plus matériels de l’activité religieuse aux représentations les plus symboliques, confinant à la théologie, en particulier dans le domaine moral.
Nouvel objet et tradition religieuse
3La tradition chrétienne interfère de deux façons distinctes avec le monde des objets matériels : d’abord au plan intellectuel et théologique, par l’appréciation portée sur le processus d’innovation technique ; ensuite au plan du rituel, en particulier du rituel propitiatoire de la bénédiction, qui a longtemps joué un rôle essentiel, mais dont le déclin coïncide précisément avec le développement de l’automobile.
4Tout au long de son histoire, le christianisme a développé deux attitudes contradictoires face au changement technique, dont les traces, même fortement sécularisées, sont encore bien présentes dans la culture occidentale actuelle. Un premier courant, dès l’époque patristique, valorisait tout ce qui était naturel, donc de création divine, contre l’artefact, œuvre humaine, falsificatrice, « adultérine » selon l’expression de Tertullien et donc, en dernière instance, plus ou moins diabolique. Tour à tour saint Cyprien, Grégoire de Naziance, puis, au Moyen Âge, Innocent III, Odon de Cluny, développèrent des arguments analogues, déjà présents dans une partie de la philosophie antique païenne. Au xixe siècle, Louis Veuillot redonna vigueur à cette tendance, en se déchaînant contre les innovations emblématiques de l’époque, machine à vapeur, chemin de fer, télégraphe, jugées bien plus asservissantes que libératrices pour l’être humain3. Le polémiste ultramontain préfigurait à son tour le développement, au siècle suivant, d’une pensée mettant en cause la toute puissance de la technique devenue système, dont Jacques Ellul, dans la sphère protestante il est vrai, fut un brillant représentant4, et qui me paraît constituer une des matrices de l’écologisme militant. Un autre courant, en revanche, donnait le privilège à l’ars sur l’artefact et magnifiait le travail humain de transformation de la nature, comme continuation de l’œuvre divine. Trouvant lui-même son origine chez des auteurs stoïciens antiques (Panetius, Posidonios, Cicéron), formalisé par saint Augustin dans un texte célèbre5, il se transmit aux grands scolastiques (Bonaventure, Thomas d’Aquin), et s’épanouit au xixe siècle dans un discours catholique, non sans connotations saint-simoniennes, magnifiant les grandes innovations de la révolution industrielle. Ce discours d’appréciation positive du changement technique, au nom du christianisme, se transmit au siècle suivant, en particulier chez le pape Pie XII, dont la curiosité encyclopédique multiplia les interventions en la matière. Ce bref rappel s’imposait pour comprendre la tension qu’à son tour l’automobile introduisit au sein du christianisme : les uns étaient portés à lui associer une connotation négative, tandis que les autres soulignaient le considérable progrès qu’elle représentait. On tient là, sans doute, une des sources lointaines du débat récurrent, en cette fin de siècle, sur la place de l’automobile dans la société occidentale.
5Le courant « positif » fut d’emblée majoritaire, en particulier dans la hiérarchie ecclésiastique. Dès 1904, la Bonne Presse travaillait à répandre l’idée que « le public français considère maintenant l’automobile comme un moyen de transport isolé, rapide, industriel ou d’agrément, et non plus comme un instrument sportif marchant à folle allure6 ». Il restait donc à procéder à l’identification sacrale de l’objet automobile, à l’inscrire dans l’espace religieux, par la bénédiction et la recherche d’un patronage. La bénédiction, acte de sanctification d’un lieu, d’une construction, d’un objet, joua un rôle important dans le catholicisme à l’époque moderne7. Alors qu’elle était réservée dans la plupart des cas, aux xviie et xviiie siècles, à la santé et aux biens de la terre, son champ s’élargit au xixe, avec l’amélioration progressive de la santé et l’apparition de nouveaux lieux et objets pour l’activité humaine, liés à l’industrie. On vit ainsi se multiplier les bénédictions de chemins de fer8, mais aussi de navires à vapeur, de ponts, d’aménagements portuaires et urbains, de mines, d’usines, voire de machines dans les ateliers. Ceci imposait, dans un certain nombre de cas, des adaptations du corpus de textes dédiés hérités des siècles précédents. Dans un premier temps, il fut conseillé d’utiliser pour bénir les automobiles le texte du rituel romain, à portée générale, sur la bénédiction ad omnia, « où l’on demande à Dieu de prendre sous sa protection l’âme et le corps de celui qui fera de sa créature un bon et noble usage9 ». Un peu plus tard, on vit apparaître, dans les éditions du Rituel romain de 1913, puis de 1925, une bénédiction pour véhicule (benedictio vehiculi seu currus) laquelle, à bien y regarder, reprenait une formule, approuvée depuis longtemps, utilisée pour la bénédiction des chemins de fer10. On relèvera au passage que l’automobile n’était donc pas explicitement distinguée au sein de l’ensemble des moyens de transports terrestres, alors que son contemporain, l’avion, bénéficia d’un texte spécifique11. Il est vrai qu’on pensait d’abord, s’agissant de l’automobile, à des cérémonies à caractère plus privé et individuel que la solennité qui avait entouré, au xixe siècle, les bénédictions ferroviaires. Les évêques n’hésitaient pas à rappeler que la cérémonie de bénédiction collective et solennelle relevait de leur autorisation, surtout s’agissant d’une innovation12.
6Il n’est pas facile d’apprécier le développement de cette pratique de la bénédiction collective d’automobiles, qu’il faudrait pouvoir recenser dans le temps et dans l’espace. Le signal fut peut-être donné par l’usage de bénir les ambulances automobiles dans le diocèse de Lucques, en Italie, attesté dès 190813. Elle semble avoir connu une certaine vogue dans les années 1930 et 1940, avant de décliner. On peut considérer qu’elle est réapparue sous une forme originale, mais isolée et concernant un autre type de véhicule à moteur, avec le désormais célèbre « pardon des motards », instauré il y a une dizaine d’années à Port-Caro, dans le Morbihan, et qui est chaque été le théâtre d’une concentration motocycliste d’un genre très particulier.
7De tout temps, la bénédiction d’un objet alla de pair avec le patronage accordé par un saint personnage à l’activité liée, ou au risque inhérent ; chaque corporation médiévale, comme l’on sait, avait son saint patron. On chercha donc un protecteur céleste pour les automobilistes. Aux yeux des théologiens, la Bible ouvrait deux possibilités14. Le prophète Elie, avec son « char de feu » emmené par des « chevaux de feu » offrait une image spectaculaire15, qui avait d’ailleurs été souvent évoquée au xixe siècle à l’occasion des bénédictions de chemin de fer. Le contenu théologique, ainsi que l’avantage d’une référence néotestamentaire, était plus explicite avec l’histoire du diacre Philippe qui, monté à bord du char conduit par un haut fonctionnaire éthiopien, le convertit et le baptisa16. Elie comme Philippe, cependant, parlaient peu à l’imaginaire populaire, et l’usage s’introduisit, attesté dès 1908, de mettre dans les automobiles une médaille de saint Christophe. Ce personnage à l’existence incertaine, disparu du calendrier romain depuis 1970, était vénéré depuis le ve siècle en Asie Mineure puis, de là, en Occident. Selon la légende, ce passeur de fleuve aurait fait traverser un jour un petit enfant sous le poids duquel il faillit succomber. L’enfant n’était autre que le Christ portant le monde, d’où le nom du saint, qui signifie « Porte Christ ». Saint Christophe était traditionnellement associé à la protection contre les orages, les tempêtes, les accidents de voyage. Par extension de prérogative protectrice, l’usage populaire finit par s’imposer ; ainsi le traditionnel pèlerinage de Saint-Christophe-le-Jajolet (Orne), s’enrichit d’une archiconfrérie de Saint-Christophe instaurée en 1912 par le pape Pie X, et d’une bénédiction des automobiles le dimanche suivant le 25 juillet. Saint-Christophe des Bois (Ille-et-Vilaine), longtemps important relais de diligences, était tombé en somnolence après la construction de la voie ferrée de Vitré à Fougères. Le recteur jugea à propos en 1928, devant l’essor du trafic automobile, de créer un pèlerinage et d’ériger une statue du saint, qui attira des milliers de pèlerins17. En novembre 1954 enfin, l’ensemble des services motorisés et des automobiles de l’armée italienne furent placés sous son invocation le 4 novembre 1954, après une large consultation de la hiérarchie militaire18.
L’automobile et son impact dans la vie religieuse
8Ce vaste dossier, pour simplifier, peut être envisagé à deux niveaux. Le premier et le plus concret est celui de la motorisation progressive, tant du clergé et des fidèles, et ses conséquences pratiques sur la vie religieuse. Le second est celui de l’intégration de l’automobile dans le système de pensée et de valeurs catholique, conçu à l’origine, on s’en doute, hors de toute référence à l’homme à quatre roues.
9Dans le corps social, le clergé participe à la fois des élites, par sa culture, et des catégories moyennes, sinon populaires, par son niveau de vie. Or l’on sait que l’automobile constitua, jusqu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, un marqueur social de premier plan. Il n’y a rien d’étonnant à ce que l’accès à ce véhicule ait été, dans un premier temps, le privilège de la hiérarchie ecclésiastique. Une enquête sur la constitution du parc automobile des responsables ecclésiastiques et, plus encore, une enquête sur les conséquences pratiques serait assurément, de ce point de vue, révélatrice. S’agissant des évêques ou de leurs vicaires généraux, l’automobile facilita évidemment la mobilité requise pour la visite des paroisses ; il n’est pas exclus non plus qu’elle ait contribué à en réduire la solennité. Dans les régions ferventes comme la Bretagne, l’arrivée de l’équipage épiscopal, au xixe siècle, s’accompagnait souvent d’accompagnements et de reconduites par des cavalcades où se mêlaient aristocrates et paysans, ainsi que de passages sous des arcs de triomphe. L’automobile, à en juger par l’évolution des calendriers et horaires des tournées, accéléra le rythme et donna plus de trivialité et de confidentialité à l’événement. On ne peut pas exclure non plus, chez certains prélats issus des classes aisées, un usage aristocratique de la voiture, à l’instar du très aristocratique pape Pie XII, friand de trajets à vive allure dans sa puissante limousine.
10Pour le bas clergé, l’automobile resta longtemps un luxe difficilement accessible. Durant la Première Guerre mondiale, lorsque la mobilisation de nombreux jeunes prêtres désorganisa fortement le service paroissial, on signala à diverses reprises que des notables mettaient à disposition leurs automobiles pour les aînés, restés en poste avec des charges plus étendues. Certes l’usage de la bicyclette avait été admis dans les premières années du xxe siècle, non sans hésitation, pour des raisons de décence, chez certains évêques rigoristes, après que la pratique du cheval, très courante pour les prêtres dans les campagnes d’habitat dispersé, fût tombée en désuétude. La bicyclette devint ensuite pour le clergé un outil naturel, bien adapté aux infatigables cyclistes, tel l’abbé Brassier, qui semait syndicats agricoles et groupes d’action catholique rurale au long de ses périples dans le diocèse de Rennes, entre les deux guerres. Elle se révélait cependant épuisante pour les prêtres de faible constitution, à l’image du curé de campagne de Bernanos19. La fascination exercée sur ce héros romanesque par la motocyclette était partagée par de nombreux prêtres entre les deux guerres, au point qu’elle devint un objet de débat dans le milieu ecclésiastique. Pour des raisons de coût, elle représentait, pour beaucoup, une alternative raisonnable à l’inaccessible automobile. Elle contribuait aussi, à l’âge du programme de reconquête par l’Action catholique, à redonner une image de virilité à un clergé souvent dévalorisé, depuis le xixe siècle, par son commerce presque exclusif avec la population féminine. Certains évêques, à cause de la multiplication des accidents, voulurent l’interdirent à leurs prêtres ; celui de Belley, sans aller aussi loin, leur prodiguait des conseils de prudence20. Tel séminariste, ardent motocycliste, se désolait de ne plus pouvoir, pour des raisons vestimentaires, sacrifier à sa passion depuis qu’il était contraint de porter la soutane, et suggérait qu’un constructeur créât un modèle original pour ecclésiastique, à cadre ouvert21. Ceux qui, l’âge venu ou pour toute autre raison, supportaient moins les intempéries, plaidaient plutôt en faveur des véhicules intermédiaires ou voiturettes que certains constructeurs proposaient alors à la clientèle modeste. L’un suggérait une moto à trois roues, dont deux accouplées, comme pour l’Autoplume, avec capot en pointe et possibilité d’installer un pare-brise et une petite capote : « une congrégation ne pourrait-elle pas entreprendre cette construction comme cela a eu lieu pour d’autres industries ?22 » ; l’autre récusait l’Autoplume Cabri au profit de l’Auto-mouche Mouet et Goyon, il est vrai plus chère ; le troisième vantait les mérites de son Avionnette, dont il avait lui-même démonté et remonté le moteur. Ces marchés restaient marginaux, et il fallut attendre la période des Trente Glorieuses pour que, à l’image des classes populaires, le clergé pût acquérir en masse les modèles économiques proposés par les industriels, en particulier la 2 CV Citroën et la Renault 4L, l’une et l’autre devenues quasi emblématiques23, y compris pour les religieuses qui furent sans doute les dernières, dans le clergé, à accéder au véhicule à moteur. Cependant, dès les années 1930, les conséquences de la motorisation étaient perceptibles pour la mobilité du curé rural qui « va, vient, court, roule », alors qu’il incarnait autrefois le personnage sédentaire par excellence. Ceci allait, aux dires de certains, au détriment de la régularité des exercices spirituels24.
11S’agissant des fidèles, le même décalage s’observa selon le niveau social. Pour la plupart, le premier contact avec le véhicule automobile revêtit une forme collective, avec ces camions équipés de bancs dont la première guerre mondiale avait montré l’utilité. Toute militaire fut d’ailleurs la mobilisation et la réquisition de camions et d’automobiles, en 1925, pour acheminer les dizaines de milliers de manifestants catholiques réunis contre la politique laïque du gouvernement du Cartel des Gauches25. Le transport routier collectif s’insinuait également dans le pèlerinage. En 1922, un observateur remarquait, à Sainte-Anne d’Auray, le nombre croissant de pèlerins venus par camions : on les voyait, venus de fort loin, « couverts d’une épaisse couche de poussière grise, fatigués des secousses du lourd véhicule », souvent en retard à cause de pannes malenconteuses26. Ceci préludait à l’usage de l’autocar, de plus en plus inséparable, au xxe siècle, de bien des lieux de pèlerinage. En 1933, le Tro Breiz, pèlerinage circulaire en Bretagne, tombé en désuétude à la fin du moyen âge, fut ainsi relancé grâce à l’autocar27. Redoublant l’effet du train, dès le siècle précédent, en attendant celui de l’avion pour les destinations lointaines, l’autocar ou la voiture particulière contribuaient à transformer profondément la signification du pèlerinage, en recentrant le geste de pèlerinage sur le lieu (locus) du sanctuaire, au détriment de l’itinéraire, à vertu ascétique, qui dilatait autrefois de façon considérable l’espace du pèlerinage28. Ce que le pèlerinage avait ainsi perdu en dimension initiatique, il le regagnait, aux yeux de certains prêtres, en contrôle social : le transport collectif épargnait les risques inhérents à l’errance prolongée sur les chemins ou, en raccourcissant le séjour, ceux liés aux à-côtés profanes.
12Le transport de marchandises était lui aussi gagné par le moteur à explosion. L’œuvre du « blé eucharistique », fondée dans le diocèse de Rouen pour pourvoir aux besoins du culte et au ravitaillement des séminaires, y regroupait environ 6 000 agriculteurs assurant une collecte volontaire. La description d’une expédition dans une gare cauchoise en 1927, en présence du délégué cantonal de l’œuvre, trahissait, en un tableau à la Maupassant, le changement technique et sociologique à la fois :
Un chariot, tiré par une belle cavalerie, apporte le fort contingent d’un gros bourg agricole ; une camionnette automobile suit et, dans une virage savant, vient prendre la première place dans le bureau d’expédition […] Plus modeste se présente une pauvre carriole de marché, mais elle contient l’obole d’une commune un peu déshéritée29.
13Le vif développement du transport routier, dans l’entre-deux guerres, retint toute l’attention des jésuites de l’Action populaire, d’un point de vue économique et social. Pour des théoriciens catholiques généralement hostiles au libéralisme économique, aux phénomènes de concentration industrielle et urbaine, de prolétarisation et de domination par les puissances financières, dont les compagnies de chemin de fer représentaient traditionnellement une parfaite allégorie, le transport routier semblait offrir un moyen de revivifier l’artisanat et la petite entreprise. L’artisan moderne, à la différence de celui de jadis, n’utilisant plus les matériaux locaux, mais des produits venus de loin (fer, ciment, aggloméré, etc.), était de plus en plus tributaire d’approvisionnement extérieur. Si la possession d’un véhicule utilitaire pouvait paraître hors de portée de maints artisans, le camionnage collectif de marchandises parut un moment constituer une possibilité nouvelle offerte par la technique aux entreprises artisanales30. Tout au long des années 1930, l’Action populaire se montra un observateur attentif des itératives tentatives officielles de coordination railroute, la notion thomiste du bien commun trouvant ici un champ d’application en grandeur nature31.
14Au-delà de la doctrine sociale catholique, dont les référents n’étaient que partiellement religieux, l’usage de l’automobile pouvait mettre en jeu plus directement l’ordre du sacré proprement dit. Il n’existait certes pas dans le catholicisme une formalisation aussi rigoureuse que dans la loi juive, en particulier pour ce qui concerne la période du shabbat32. En revanche, le développement de l’automobile touchait, sur le plan de la morale, à deux points sensibles dans la tradition catholique : le rapport à la richesse d’une part, le comportement et la maîtrise des passions d’autre part. Ceci contribuait donc à renouveler et moderniser le discours moral en ces matières.
15En 1925, un catholique de la région de Redon écrivait à l’archevêque de Rennes pour signaler que « plusieurs ecclésiastiques possèdent des automobiles, ce qui produit très mauvaise impression33 ». La raison, non précisée, de cette mauvaise impression, peut être double. Soit l’automobile était associée, comme souvent au début du siècle, à un comportement sportif, peu compatible avec la dignité ecclésiastique, comme l’avait été la bicyclette à l’origine. Peu après, l’archevêque de Rennes recevait en effet d’autres plaintes à propos d’un prêtre, coupable d’excès de vitesse dans les rues de Rennes, et à qui il administra une remontrance officielle34. Plus probablement, dans une région rurale pauvre comme celle de Redon, on peut penser que la possession d’une automobile avait une claire signification économique. Au temps, jusqu’en 1950 en gros, où l’automobile restait un signe extérieur d’aisance, sinon de bourgeoisie, elle faisait figure d’obstacle possible pour un clergé qui prenait alors conscience, tant dans l’Action catholique que dans les enquêtes de sociologie religieuse, de la distance, voire du fossé établi entre lui et de vastes secteurs des classes populaires. Un certain ascétisme propre à ce clergé volontariste pouvait dès lors entrer en contradiction avec l’effet d’ostentation que pouvait engendrer l’automobile. On voyait par exemple s’exprimer la rancœur de prêtres qui, après 15 ou 20 ans de ministère, en étaient toujours au vélo ou au mieux, en sacrifiant 7 ou 8 ans d’économies et leurs ressources patrimoniales, à la modeste voiture d’occasion. Ils s’étonnaient amèrement devant de jeunes prêtres qui s’offraient de belles voitures, alors que leurs études, parfois même leurs vacances, avaient été à la charge de l’œuvre des vocations35. Encore en 1958, un « Examen particulier sur les voitures » soulevait des réflexions à partir de faits recueillis ici ou là : tel prêtre récriminant contre la maigreur du traitement alloué et l’indigence des honoraires de messe, « tout juste pour l’indispensable » à ses yeux, s’achetait une voiture « pour son agrément » quelques semaines plus tard. « Dans cette paroisse peu étendue et bien desservie, comment concilier la propriété d’une voiture et la pauvreté sacerdotale, dont on se vante parfois, et les appels émouvants à la générosité du peuple chrétien ?36 ». On citait le cas d’un jeune prêtre qui, « soucieux d’éviter “le scandale des faibles”, ne consent à conduire l’auto de son père (une Citroën qui produit quelque effet) que dans la paroisse de campagne où il passe ses vacances, parce qu’il y est connu et que les gens savent qu’il ne conduit pas sa propre voiture37 ». À tout le moins, le possesseur ecclésiastique de véhicule à moteur devait en réserver l’usage au strict service paroissial, et ne pas paraître comme un « bourgeois chic », ou comme ce curé de paroisse rurale de moins de 600 habitants, n’assumant aucune responsabilité extra-paroissiale, et dont pourtant le compteur kilométrique totalisait à la fin de l’année un chiffre supérieur à celui de l’aumônier diocésain de la Jeunesse agricole catholique. « Cette voiture, dont j’ai besoin pour mon ministère, n’est-elle pas en train de faire de moi le chauffeur de mes paroissiens et paroissiennes, qui ont d’autres possibilités pour aller chez le médecin, à l’hôpital, à la maternité ?38 ».
16Cet ascétisme, le clergé le projetait volontiers sur les fidèles. Au moment où l’Action catholique mettait en exergue les insuffisances criantes de l’habitat rural, les enquêteurs de la JAC rencontraient pourtant des familles ne disposant que de deux pièces avec sol en terre battue, mais possédant une conduite intérieure « à 3 ou 400 000 francs », qui « sert quelquefois le dimanche et la famille, le matin de ce jour, continue à se laver dans des saladiers39 ». Cette situation, qui avait sans doute quelque fréquence40, appellerait une étude approfondie de l’ensemble des documents de l’Action catholique rurale sur cette question41.
17Une autre forme de relation entre l’automobile et le fait religieux devait s’établir à propos de la conduite automobile et de ses règles. On pouvait la rencontrer à deux degrés. Le plus élémentaire consistait à relier les vertus cardinales traditionnellement proposées aux chrétiens à celles suggérées aux conducteurs, ce qui revenait, en quelque sorte, à conférer une légitimation religieuse au code de la route, texte par ailleurs parfaitement laïque, et à le relier à la grande tradition des moralistes chrétiens, en particulier ceux du xviie et du xviiie siècle. L’archevêque de Cambrai, Mgr Guerry, personnalité éminente de l’épiscopat français dans les décennies médianes du siècle, développait ainsi pour ses diocésains un certain nombre d’évidences. L’humilité, selon lui, consistait à ne pas « faire le malin » en violant les prescriptions, comme traverser une agglomération à 130 km/h, doubler en deuxième ou troisième position, ou en haut d’une côte. La prudence consistait à éviter l’ébriété, la fatigue, le bavardage avec les passagers dans les zones requérant une attention soutenue, ne pas donner de coups de frein brutaux, ni mettre le clignotant du côté inverse à la direction. Plus généralement, la charité permettait d’éviter les nombreux accidents imputables à l’inattention aux autres, à l’égoïsme foncier, présent depuis le péché originel. De ce point de vue, les jésuites de l’Action populaire avaient salué, en 1924, la transformation de la législation sur les accidents de la route. Jusque là, comme l’on sait, l’article 1382 du Code civil imposait au piéton accidenté ou à ses ayants droit de faire la preuve de la faute du chauffeur. Les jésuites mettaient en exergue le caractère d’injustice sociale de cette situation : d’une part en rapprochant cette jurisprudence de celle des accidents du travail antérieurement à la loi de 189842, d’autre part en soulignant le fait qu’une première proposition de loi, en 1906, instituant la responsabilité du propriétaire dans tous les cas – sauf faute lourde de la victime – de dommages causés par son véhicule, avait été rejetée « à cause des électeurs influents qui possédaient automobiles43 ». Cela permettait à bon compte un coup de patte à la République radicale, et de stigmatiser le maintien d’abusifs privilèges, au lendemain de la loi de Séparation des Églises et de l’État.
18Il existait une autre manière d’évoquer l’automobile, cette fois à titre métaphorique. Durant les premières décennies du xxe siècle, à une époque de fascination devant les nouveautés techniques et les performances mécaniques44, certains proposaient, à partir « des choses qui nous entourent » de remettre au goût du jour la vieille tradition de l’exemplum médiéval, recette de prédicateur pour capter l’attention de son public. L’automobile servait à aller plus vite, comme il fallait aller plus vite vers le ciel. « Belles voitures légères », les âmes qui, par les trois vœux, se sont débarrassées de tout poids inutile. Elle requérait un conducteur prudent et habile, les mêmes dangers se retrouvant aussi bien sur la route du ciel que sur les routes terrestres : savoir ralentir, éviter les rencontres dangereuses, tenir sa droite (c’est-à-dire craindre Dieu et observer ses commandements). Le chemin était parfois glissant, avec des trous, de la neige, des pierres, constituées par les péchés véniels, les préoccupations matérielles, les scandales de toute sorte. Il fallait, pour bien rouler, de l’huile (les grâces obtenues par la prière), des freins (le pensée des fins dernières), une direction, la lumière de la foi, obtenue par le baptême et la confirmation, mais aussi les révisions périodiques constituées par les examens de conscience. Les pannes et les accidents correspondaient aux relâchements dans le travail de sanctification, pouvant aller jusqu’à la mort de l’âme, de soi ou des autres. Il fallait aussi savoir offrir une place, c’est-à-dire aider les autres à se sauver, ne pas « vouloir aller tout seul au ciel45 ».
19Plus élaboré était, en 1937, l’exemplum de Th. Quoniam, dans La Revue des Jeunes46. Sous le titre : « kilomètre zéro, sens unique », il évoquait un étudiant méditant dans un square, entouré par le circuit en sens unique des voitures. « La vie aussi est à sens unique, sans retour possible, mais où mène-t-elle et qui en dirige le cours ? ». Au passage clouté s’exerçait le jeu de l’agent qui, avec son disque blanc, tantôt endiguait la file de voitures, tantôt la sectionnait pour laisser passer les piétons, non sans susciter l’impatience des chauffeurs contraints d’obéir. « Que deviendrait la route sans un code ? Que serait le monde sans une loi ? Il faut une autorité qui nous dépasse… » Une grosse conduite intérieure, surprise, emboutit un taxi arrêté au geste de l’agent ; la querelle attira les badauds et provoqua un embouteillage. « Et notre globe ? Qui l’oblige à respecter le code des routes célestes ? Qui garantit la loi de son mouvement ? ».
20Ce parcours dans l’imaginaire catholique de l’automobile, trop rapide et encore insuffisamment documenté, trouve de lui-même ses limites, à la fois nationale et confessionnelle : le catholicisme français n’épuise pas, on s’en doute, la variété possible des expériences religieuses durant la première moitié du xxe siècle. On a vu par exemple que le rapport à l’argent influait notablement sur le rapport à la voiture, lorsque celle-ci était encore un bien rare, difficilement accessible pour les prêtres tant pour des raisons matérielles que morales. Il conviendrait donc de comparer avec un clergé bénéficiant d’un niveau de vie sensiblement supérieur, tel le clergé allemand et, plus encore, avec le clergé américain, inséré dans une civilisation où l’automobile fut précocement banalisée et où la mobilité, volontiers suspecte dans le catholicisme français, était à la fois une nécessité et une vertu. Il faudrait surtout étendre la comparaison avec le protestantisme sous ses diverses formes, à la fois sous le regard de la possession de l’objet – l’éthique puritaine et la distinction automobile, en quelque sorte – et sous celui du comportement routier et du sens de la responsabilité individuelle. La réputation des conducteurs « latins » renvoie, à l’évidence, à un ensemble de structures culturelles ataviques, dont l’horizon est, fondamentalement, le rapport à la violence47. Il faudrait sans doute s’interroger sur la place à réserver, dans ces structures culturelles, à la variable religieuse. S’interroger également sur les différences, selon les aires confessionnelles, d’intensité du transfert de religiosité qui finit par s’établir au profit de l’automobile elle-même, devenue quelque chose comme l’idole des temps modernes48.
Notes de bas de page
1 Cf. Lagrée Michel, « L’Église catholique et la culture technique xixe et xxe siècles », L’Église et la culture, Ve Université d’été d’histoire religieuse, sous la dir. de Gérard Cholvy, Montpellier, 1997, p. 105-119 ; « Religion and Technological Innovation : the Steamboat in 1840s France », History and Technology, 1995, Vol. 12, p. 327-359.
2 Introduction à l’histoire des techniques, Paris, Libraire scientifique et technique A. Blanchard, 1986, p. 281 et suiv.
3 Voir en particulier Le parfum de Rome, Œuvres complètes de Louis Veuillot, t. 9, Paris, Lethielleux, 1926.
4 La technique ou l’enjeu du siècle, Paris, A. Colin, 1954 ; Le système technicien, Paris, Calmann-Lévy, 1977.
5 . La Cité de Dieu, livre XXII, chap. 24.
6 Commentaire de 21 vues fixes sur l’automobile, Les conférences, 1er juin 1904.
7 Delumeau Jean, Rassurer et protéger. Le sentiment de sécurité dans l’Occident d’autrefois, Paris, Fayard, 1989, chap. I et II.
8 Droulers Paul, « Christianisme et innovation technologique : les premiers chemins de fer », Histoire, Économie et société, 1983/1, p. 119-132. Le thème est également récurrent dans la prédication, à Notre-Dame de Paris sous le Second Empire, du P. Félix, réunie en 1868 sous le titre : Le progrès par le christianisme.
9 L’Ami du clergé, 28 novembre 1907.
10 Ibid., 16 octobre 1930.
11 Approuvé par la Congrégation des Rites, le 24 mars 1920.
12 L’Ami du clergé, 19 décembre 1935.
13 Nouvelle Revue théologique, 1909, t. XI, p. 615.
14 L’Ami du clergé, 28 novembre 1907.
15 Deuxième Livre des Rois, II, 11.
16 Actes des Apôtres, VIII, 29-38.
17 Semaine religieuse du diocèse de Rennes, 11 août 1928. À Lorient-Kerantrech, c’est sous l’égide du président de l’Automobile Club armoricain qu’eut lieu une création similaire.
18 Acta Apostolicae Sedis, n° 5, 26 avril 1956.
19 « Ma bicyclette ne me rend que peu de services, car je ne puis monter les côtes, à jeun surtout, sans d’horribles maux d’estomac » (Journal d’un curé de campagne, Romans de G. Bernanos, Paris, Plon, 1994, p. 838.
20 Prêtre et Apôtre, janvier 1931.
21 Soulignant qu’il ne s’agissait pas d’une hérésie mécanique, comme le prouvait le modèle anglais Scott, à cadre triangulaire, depuis 1907 (Prêtre et Apôtre, mars 1930).
22 Prêtre et Apôtre, janvier, mars et juillet 1930.
23 À l’image de la 2 CV du cardinal Marty dans sa retraite aveyronnaise…
24 Prêtre et Apôtre, novembre 1930.
25 Le Tallec Frank, Le Réveil des catholiques en France : la manifestation de Rennes du 15 février 1925, mém. de maîtrise, Univ. Rennes 2, 1989.
26 Semaine religieuse de Saint-Brieuc, 8 décembre 1922.
27 Semaine religieuse de Quimper, 4 août 1933. On notera le changement de sensibilité en cette fin de siècle, avec l’actuelle réactivation du Tro-Breiz pédestre, elle-même sans doute écho de la réactivation de l’itinéraire de Compostelle.
28 Dupront Alphonse, Du Sacré. Croisades et pèlerinages, images et langages, Paris, Gallimard, 1987.
29 Dossiers de l’Action populaire, 25 février 1927.
30 Les corporations d’artisans, idéal social rêvé par le catholicisme social depuis près d’un demi-siècle, pourraient « organiser elles-mêmes leurs transports par des groupages économiques et l’usage du camion automobile, interdit à l’artisan isolé, sera accessible à la corporation ». Le camionnage permettrait également de rééquilibrer les rapports entre villes et campagnes (Dossiers de l’Action populaire, 10 février 1925).
31 Voir notamment Dossiers de l’Action populaire, 25 déc. 1932, 10 déc. 1933, 25 déc. 1935, 10 mai 1937.
32 Sur les incidences de la technologie moderne sur l’application rigoureuse de la Loi juive (Halakhah), voir le Dictionnaire encyclopédique du judaïsme, dir. Geoffrey Wigoder, Paris, Cerf / Robert Laffont, 1996, p. 419-422. L’automobile n’est pas concernée par des problèmes que posent en revanche, pour la liturgie et les lieux de culte catholiques, les nouveaux matériaux, les éclairages modernes, etc.
33 Archives diocésaines de Rennes, Conseil épiscopal, 7 avril 1925.
34 Ibid., 9 décembre 1925.
35 Prêtre et Apôtre, janvier 1937.
36 Cahiers du Clergé rural, 1958, n° 196, p. 180. On proposait aussi un possible compromis : une voiture de modèle modeste pour l’hiver, le vélo pour l’été (janvier 1930).
37 Prêtre et Apôtre, avril 1935.
38 Cahiers du Clergé rural, loc. cit.
39 Cahiers du Clergé rural, 1950, n° 122.
40 L’auteur de ces lignes peut en témoigner pour l’époque de son enfance en Ille-et-Vilaine rurale…
41 En comparant avec le discours tenu, à partir de 1945, sur les tracteurs, perçus concurremment dans ces milieux comme un outil indispensable à la modernisation et comme un objet de coûteuse vanité.
42 Sur les conditions d’élaboration de cette loi, cf. Ewald François, L’État providence, Paris, Grasset, 1986.
43 « La revanche du piéton », Dossiers de l’Action populaire, 25 juillet 1925.
44 On connait l’utilisation spirituelle faite par Thérèse de Lisieux de l’ascenseur.
45 L’Ami du clergé, 5 juin 1930.
46 15 avril 1937.
47 Cf. Chesnais Jean-Claude, Histoire de la violence, Paris, 1981, chap. XII.
48 « Une véritable religion se développe, facile à entretenir sur un fond de psychologie collective éminemment individualiste. L’orchestration est assurée par une presse spécialisée devenue très vite populaire. Le culte est maintenu par un grand pèlerinage annuel, qui se tient régulièrement à Paris depuis 1898. Sainte Voiture y est vénérée et si vénérée que les sacrifices qu’elle demande chaque année n’émeuvent guère l’opinion ». (Chesnais J.-Cl., op. cit., p. 321). Le récent conflit survenu, à propos d’une campagne publicitaire, entre l’épiscopat français et le groupe Wolkswagen montre le caractère très sensible, sinon névralgique, de l’interface métaphorique entre l’automobile et le sacré.
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