La difficile histoire de la « révolution automobile » en Haute-Bretagne (1897-1914)
p. 77-87
Texte intégral
1Évaluer et apprécier l’arrivée de l’automobile en Bretagne tient de la gageure. Les sources, en effet, résistent à l’historien. Des faits aussi élémentaires que l’approvisionnement en essence, les réseaux de vendeurs1, l’aménagement – éventuel – des routes, la construction de garages, présentent d’énormes difficultés de reconstitution. Soit la documentation n’existe pas, soit plus fâcheux, elle a été détruite par les services d’archives départementales comme c’est le cas pour le Morbihan qui possédait jusque peu une remarquable série de cartes grises de 1900 à 1917 et la seule collection bretonne d’enregistrements administratifs des dépôts de carburants2. Entre les archaïsmes projetés depuis Paris et les problèmes méthodologiques, la remarque de Patrick Fridenson en 1972 soulignant que « les régions les plus réfractaires à l’automobile sont le Massif Central et la Bretagne qui disposent d’un mauvais réseau routier et de revenus médiocres ? »3 a toutes chances d’être exacte. De fait, les cartes de F. Hennequin de 1905 traduisent ce retard4, mais c’est insuffisant pour ne pas s’intéresser au phénomène. Car, de multiples indices puisés à l’échelon local attestent comme dans d’autres régions que l’arrivée, même marginale, de cet objet technique a suscité des débats, induit la mise en place de nouveaux cadres réglementaires et révélé, du côté des élites consommatrices de ce nouveau moyen de transport, des formes intéressantes d’appropriation de l’espace.
Quand l’automobile fait peur
2Premier trait saillant du dossier lorsqu’on l’ouvre, l’investissement du paysage sonore par l’automobile vient perturber un ordre rural rythmé par le pas des bêtes. Un très beau document de juin 1913 illustre les antagonismes de la route. Il s’agit d’un constat d’huissier effectué à la demande de l’Automobile-club armoricain entre Lorient et Auray, aller-retour (de 9 h 45 du matin à 8 h du soir !). S’il conforte l’imagerie traditionnelle selon laquelle la route exige un partage réglementé, il indique aussi l’activisme d’associations qui veulent se dédouaner d’être les premières faiseuses de troubles. Avec la méticulosité qui sied à son état, Pierre Ruban note donc au long de 11 paragraphes copieux les 56 incidents qui émaillent l’expédition et qui, soit dit en passant, mettent bien davantage en cause des bestiaux errants que des voitures attelées. Qu’on en juge :
« […] Au sortir d’Hennebont, une charrette de paille tient sa gauche et, malgré nos avertissements, ne prend sa droite qu’à notre arrivée ; nous nous arrêtons pour lui permettre de traverser la chaussée – à 4 km d’Hennebont, une vache est en liberté au centre de la route – 500 m plus loin, 8 vaches en liberté s’acheminent sur la route, 3 de ces vaches se trouvent au milieu de la chaussée – 1 km plus loin, 5 vaches en liberté sur la route, 3 à droite, 2 à gauche – à 200 m environ de Languidic, 2 vaches au milieu de la route – une brouette chargée de bois et conduite par une femme est au milieu de la chaussée […].
En sortant de Pluvigner, un peu avant la gare, un triqueballe attelé de deux chevaux trainant une pièce de bois d’environ 5 m de long tient sa gauche et nous sommes obligés de nous arrêter pour attendre que l’attelage traverse la chaussée. À 5 km d’Auray, 5 chevaux attelés tête à queue, conduits par un seul homme à cheval tiennent toute la chaussée – Un peu plus loin, une jument et son poulain en liberté trottent sur la route – Au passage à niveau d’Auray, un char à banc tient sa gauche et, malgré nos appels ne prend sa place qu’à notre arrivée – Sur l’avenue de la gare, une charrette de foin tient sa gauche et ne se range qu’à notre arrivée5 ».
3Contre ce qui apparaît, à bien des égards, comme une invasion, des considérations prophylactiques se mêlent alors pour préserver de nouvelles normes de confort, ou tout au moins pour conserver aux espaces habités une intégrité en péril. En 1908, à Dinard, l’ » exagération de vitesse [étant] de nature à nuire à l’hygiène publique en raison du soulèvement des poussières » on va jusqu’à « interdire de se servir de la sirène ainsi que de l’échappement libre6 ». Les municipalités, inaptes à exercer leur pouvoir répressif hors des bourgs imposent donc des plafonds de vitesse plus stricts que pour les chevaux. Si 10 ou 12 km/h sont des limitations de vitesse courantes (Saint-Jouan des Guérets, Ille-et-Vilaine, 1905), certains voudraient même descendre à 8 voire 5 km/h et donc dépasser les injonctions du décret « fondateur » du 10 septembre 1901 rendu suite à la question du député Gauthier posée en séance du 21 juin 1901 à la Chambre7. Mais les temps de réponse au danger potentiel qu’est la vitesse8 varient. Dès 1899, le Calvados, les Côtes-du-Nord, la Loire-Inférieure et le Maine-et-Loire sont dotés d’arrêtés préfectoraux restrictifs. En Ille-et-Vilaine, en revanche, aucune commune en dehors de Saint-Malo soumise à une « circulation très active qui se produit pendant la saison d’été » (1900) et de Rennes n’a édicté de réglement spécial en septembre 19039. En partie fantasmée par la presse, la pathogénie automobile est, dans les faits, relativement marginale.
4Répondant à une opinion publique pourtant de plus en plus inquiète, une commission extraparlementaire réunie en 1903 lança dans les départements une vaste enquête pour apprécier la réalité des choses. Le débat, ouvertement comparatif, rappelle celui des années 1840 entre chevaux et chemins de fer. L’automobile est-elle donc plus criminelle que les voitures à cheval ? Non, semble-t-il, d’autant que c’est finalement un autre danger mécanique qui émerge : dans le Morbihan on recence 9 accidents de tramway de 1906 à 1908, dont trois mortels, les victimes étant toujours ivres10. En Ille-et-Vilaine, les 6 accidents graves (dont deux mortels) de 1903 sont imputables au tramway11 ; néanmoins, dans 4 des 24 accidents de la route du premier trimestre 1903, l’automobile est en cause : une fausse manœuvre, une rupture d’essieu, mais aussi deux cas (Vitré et Saint-Servan) de concurrence avec des voitures attelées entraînant des collisions. Mais en 1907, ce sont cette fois 43 accidents qui donnent lieu à PV de gendarmerie et la part automobile croît : 9 accidents en ville, 2 à la campagne, auxquels s’ajoutent 8 accidents de camions12.
5L’exemple de l’arrondissement de Vitré permet de mieux cerner l’état de la question13. Toujours en 1903, Vitré compte 22 voitures, tricycles et motos, Châteaubourg, une voiture, Argentré-du-Plessis aucune. Or, si la circulation sur le réseau vicinal est presque inexistante, la RN 12 Paris-Brest attire déjà 600 véhicules par an à Vitré, 220 « équipages automobiles » ayant séjourné dans les hôtels de la ville en 1902. Décalage donc entre une campagne inconnue et la polarisation sur un axe. Mais polarisation sans incidence puisque « d’une manière appréciable la circulation générale » n’est pas gênée et qu’aucun dommage n’est causé aux « nationales et aux propriétés des riverains14 ». La longue et intéressante profession de foi progressiste et « automobilistique » du maire (et médecin) de La Guerche en date du 24 juin 1904, sans être parfaitement objective, renseigne assez bien sur la réception du phénomène automobile en Haute-Bretagne par certaines élites, ce qui justifie sa longue citation :
« La circulation automobile a pris sur notre […] canton un grand développement […] du plus grand intérêt pour tout le commerce […]. Jusqu’ici les voitures coûtent cher et sont par suite entre les mains de voyageurs qui sèment l’argent sur leur passage.
Dans la plus modeste localité comme La Guerche, les voyageurs font une halte volontaire ou forcée. On achète de l’essence, de l’huile, de la graisse ; on fait faire un nettoyage, une réparation (car les réparations sont fréquentes). Les voyageurs déjeunent, visitent la localité, font quelque achat et, point capital, paient largement […].
Au point de vue commercial et surtout industriel, c’est donc un mode de locomotion qu’on doit désirer de tout cœur voir se développer. Tout un monde d’ouvriers de toute espèce gravite autour de cette nouvelle fabrication et nous n’en sommes qu’au début […]. C’est la locomotion de l’avenir à mesure que les prix seront plus abordables.
Les accidents sont extrêmement rares et n’existent même pas à ce jour à ma connaissance dans la région où trois de mes confrères […] en font journellement (et même la nuit) usage sans qu’il soit résulté le moindre inconvénient.
Moi-même, je me sers de temps à autre de ce mode de locomotion et j’estime que les accidents sont bien plus souvent imputables à la maladresse des charretiers ivres ou peu complaisants […] qu’au conducteur automobile. Celui-ci doit, en effet, conduire une machine tellement sensible, tellement délicate que s’il ne prend pas de précaution il ne peut aller loin sans se tuer […].
Pour ce qui est de la disposition d’esprit de la population rurale de notre contrée, elle est bonne car on sait que ce sont les médecins qui se servent d’automobiles et que par suite les malades sont plutôt (sic) servis que par le passé.
Mais si ce n’était cette considération qui est un peu égoïste, l’homme de campagne verrait cette locomotion d’un mauvais œil, comme tout ce dont il ne peut faire usage15 ».
6Ce témoignage que complète un rapport du sous-préfet de Vitré (27 janvier 1903) signalant que « les docteurs-médecins, les vétérinaires, beaucoup de négociants et surtout de riches propriétaires se sont pressés [d’]employer » l’automobile pose, incidemment, la question des utilisateurs. En soi, la situation bretonne diffère a priori peu du reste de la France. En revanche, et plus original pensons-nous, les sources permettent d’une part de mesurer la relativité du phénomène de « démocratisation » et d’autre part de dégager une géographie automobile en décalage par rapport aux hiérarchies administratives.
Usages et usagers de l’automobile
7Incluse dans la zone d’immatriculation fondée sur la lettre « L », la Bretagne est alors regroupée avec la Sarthe et la Mayenne, formant ainsi un grand ouest automobile avec Le Mans pour capitale. Inexistantes avant juillet 1910 en Ille-et-Vilaine, détruites pour le Morbihan – comme on l’a souligné – les sources permettant de quantifier les premières immatriculations dans les Côtes-du-Nord, tout en étant disparates, sont exceptionnelles16. Dès 1895, Félix-Nicolas Mangin, receveur de l’enregistrement à Saint-Brieuc circule à bord de la Peugeot n° 154 à moteur Daimler. Mais il faut attendre 1897 pour qu’une voiturette sur chassis De Dion sillone Plougrescant, et c’est seulement à la suite du décret du 10 mars 1899 enjoignant de déposer un certificat de capacité et une déclaration du véhicule que les enregistrements de « permis de circuler » sont systématiques.
8Mais ces sources restent grevées d’une tare majeure. S’il est possible d’apprécier les flux d’immatriculations, les documents ne nous renseignent pas sur les stocks, autrement dit les véhicules roulant effectivement ; même une statistique officielle de 1911 raisonne sur cette base et donne 305 véhicules à pétrole dans le Morbihan, 403 dans les Côtes-du-Nord, 575 dans le Finistère et 591 en Ille-et-Vilaine. Seules les proportions sont intéressantes. En dépit de cette réserve, l’étroitesse du phénomène s’impose. Dans les Côtes-du-Nord : 12 « immatriculations » en 1900, 14 en 1901, 12 en 1902, 17 en 1903, 22 en 1904, 21 en 1905, 28 en 1906. Le vrai départ date de 1907 où l’on atteint 47 enregistrements (67 en 1908 et 49 en 191017). Le recrutement social évolue lui aussi lentement.
9L’interprétation des chiffres qui suivent reste cependant délicate compte tenu du nombre élevé de propriétaires dont on ignore la position sociale, mais aussi de la source sur laquelle on s’appuie pour étudier le phénomène. D’après l’annuaire de 1912 de l’Automobile-club armoricain qui recrute 155 passionnés de Quimper à Nantes, mais reste centré sur le Morbihan, 20 % des propriétaires sont nobles, 20 % médecins ou pharmaciens, 20 % socialement inconnus, 17,4 % négociants ou commerçants, 9,6 % industriels, 6,4 % juristes, auxquels on ajoutera 4 assureurs, 3 représentants de commerce et un boulanger18. À première vue, ces résultats semblent proches de ce que dit Paul Gerbod des 200 membres de l’Automobile-club d’Auvergne en 1912 (10 % de nobles, 35 % d’industriels et de commerçants, 18 % de professions libérales et 14 % d’hôteliers), ou de la Sarthe avec une noblesse présente à 18,5 %, contre 57,5 % d’industriels et de professions libérales19. En fait, les indications des automobiles-clubs ne peuvent être tenues pour fiables comme l’exprime l’examen approfondi du cas des Côtes-du-Nord, car la noblesse ne trouve pas nécessairement d’intérêt à frayer avec les « nouvelles couches ».
10Notes20
(en pourcentages)
11Bien qu’il tende à décroître au fil des ans, le recrutement aristocratique domine donc toute cette période. Ce qui a plusieurs corollaires. D’une part, le recours à des chauffeurs-mécaniciens ou « cochers-mécaniciens » retarde la constitution du maillage de concessionnaires-réparateurs. Les annuaires départementaux ne distinguent d’ailleurs la catégorie « marchands d’automobiles » qu’à partir de 1908. Alors au nombre de 2 (l’un à Dinan, l’autre à Lannion), de 3 en 1909, ils sont déjà 13 en 1910 et cette fois présents à Dinan, Guingamp, Lannion, Loudéac et St-Brieuc. Certains sont des nouveaux venus dans la profession, 6 en revanche ont, classiquement, fait leurs premières armes dans la vente-réparation vélocipédique, peut-être aussi sont-ce d’anciens coureurs cyclistes. Un milieu spécifique se forme donc autour de l’automobile comme le signalait le maire de La Guerche. Les établissements Bonnefoy de Lorient (cours Chazelles) pratiquent même la location automobile21. On est cependant loin de Nantes qui fait alors figure d’incontestable capitale régionale puisqu’en 1912, la ville compte 11 garages concessionnaires, 2 garages de réparations, 2 ateliers de graissage, 4 accessoiristes, 2 carrossiers, 4 marchands de pneumatiques, 5 établissements spécialisés dans la maroquinerie ou le vêtement automobiles et 4 dépositaires de carburants22. Mais cela ne remet pas en cause les hiérarchies, au contraire.
12Avant la mise en place, successivement des « Automobiles-clubs armoricain et des Côtes-du-Nord » (1909-1910), de la « Fédération des automobiles-clubs bretons » (1911-1912), dotés de bulletins qui, avant-guerre, se réuniront dans La Bretagne automobile23, ce sont bien deux mondes automobiles qui coexistent dans les Côtes-du-Nord ou le Morbihan. D’un côté, les notables issus des professions libérales ou industrielles et convaincus de former un univers à part seront à l’origine des automobiles-clubs comme Me Périgois, avocat à Saint-Brieuc ; de l’autre, les nobles. Pour ceux-ci, des clubs ou associations préexistent. À titre d’exemple, sur les 37 membres du comité de la Société hippique des courses d’Hillion (près de Saint-Brieuc), 8 possèdent une automobile en 1906. En un mot, le « vivre noblement » du hobereau marie, dans le paraître, le nom, le château, les chevaux et l’automobile, mais aussi de façon croissante le téléphone24, ce qui confère une prééminence sur les « nouvelles couches ». À cela s’ajoute, grâce à la fortune, une propension à suivre les innovations. Sur les 13 propriétaires ayant changé de voitures au moins une fois dans le département – étant entendu que beaucoup possèdent une résidence parisienne et un véhicule ad hoc –, 10 viennent de l’aristocratie25, dont 6 sont ou ont été parlementaires de la IIIe République (Kergariou, Kerguezec, Kerjegu, La Noue, Largentaye, Lorgeril). Jules de Kerjegu, par exemple, propriétaire du château de Bien-Assis (près d’Erquy) acquiert dès 1900 une Delahaye, qu’il change pour une Renault en 1903, tout en possédant une Clément-Bayard enregistrée à Paris. D’autres, comme le Dr Cornudet de la Roche-Bernard (Morbihan), vont jusqu’à la spécialisation : une Clément-Bayard deux places pour la visite aux malades et une torpédo-limousine quatre places pour les promenades familiales, chacune dotée d’un chauffeur26.
13Se pose donc, pour ce département-test, la question de l’évolution du marché automobile que restitue la tableau ci-après :
14Notes27
15Comme on le voit, ces chiffres traduisent l’instabilité d’un marché qui peut, d’une année sur l’autre, enregistrer d’importants écarts. Car la mode change. L’aristocratie, par exemple, privilégie De Dion (1899-1903), puis Corre (1904-1907), pour se faire ensuite plus éclectique entre Renault et Peugeot. Le fonds de commerce de Darracq, en revanche, est constitué des armateurs, banquiers, entrepreneurs. L’apparition de nouvelles marques comme Boyer, Barré, Panhard, Sizaine-et-Naudin, Delage mais aussi l’émergence de voitures étrangères (Chenard-et-Walker, Benz) viennent ainsi perturber des équilibres précaires, rendant impossible une véritable politique commerciale, d’autant qu’on ne décèle aucune « fidélité » à une marque. Par conséquent, alors que l’industrie automobile est entrée dans l’ère de la production industrielle vers 1910, les acheteurs des Côtes-du-Nord continuent à réagir isolément. Mais à l’inverse de l’Indre-et-Loire, le nombre de marques représentées est bien moindre28, sans doute en raison de la position marginale de la Bretagne qui draine les productions parisiennes, mais aucun modèle lyonnais (sauf cas rarissimes de voitures Berliet).
Une géographie automobile ?
16La question s’impose lorsque l’on observe combien le phénomène automobile est d’abord un phénomène littoral. En Ille-et-Vilaine, la situation est même caricaturale puisque l’essentiel du parc se concentre entre Dinard et Saint-Malo, avec une majorité de propriétaires anglais, et que Rennes en 1910-1911 ne compte que 136 voitures et 3 camions29. De ce fait, la « géographie accidentelle » s’étire de Lannion à Cancale, le long du cordon de villégiature. La côte de Dinan apparaît aussi comme un obstacle redoutable dans la presse. Incriminant souvent des Parisiens ou des Anglais, les accidents sont provoqués par les chauffeurs (et non les propriétaires), ce qui pose le problème de la formation de ces « pilotes ». Pour remédier aux incontestables appétits de vitesse de certains, l’Ouest-Éclair suggéra même en 1903 qu’un autodrome soit construit en baie du Mont St-Michel30.
17Dans les Côtes-du-Nord, la répartition de la propriété automobile est plus diffuse mais assez nette.
18Contrairement à ce que l’on pouvait peut-être attendre, l’absence de continuité géographique est flagrante, et le chef-lieu de département, Saint-Brieuc, est très loin de concentrer tout le parc ; en 1908, il n’y a que 27 propriétaires31. Par conséquent, l’unité de chacun des isolats est d’autant plus réelle que ses caractéristiques lui sont propres. Si Dinan et Guingamp ont en commun une importante présence militaire qui stimule continûment le marché, l’aristocratie rurale dinannaise et les quelques notables tranchent avec les négociants et industriels guingampais. Même disparité avec Paimpol, tourné vers les mers, ses armateurs, mais aussi ses amoureux d’une nature sauvage, qu’ils soient peintres, architectes, photographes, ou rentiers bréhatains. La singularité de la région de Lannion-Plestin, quant à elle, s’affirme au travers d’une surreprésentation nobiliaire qui, avant 1908, laisse bien peu de place aux professions libérales. En revanche, la dynamique d’acquisition est à peu près analogue partout. La Bretagne intérieure l’illustre à merveille : une fois que le stock de médecins, vétérinaires ou notaires, s’est équipé entre 1905 et 1907 avec une vigueur traduisant un effet de rattrapage, les chiffres retombent. Une preuve supplémentaire du faible potentiel d’acheteurs est que, dès 1901, un marché de l’occasion émerge via les petites annonces de l’Ouest-Éclair ; or, ces annonces peuvent être passées plusieurs semaines de suite faute d’acquéreurs – qui ne sont pas seulement méfiants à l’égard de véhicules fragiles et coûteux d’entretien. Tout ceci confirme les analyses nationales de Patrick Fridenson pour lequel les années 1900-1908 sont marquées par l’émergence des médecins aux dépends de la noblesse avant que ne retombe ce qu’on pouvait attendre comme un processus de démocratisation.
19Incontestable phénomène de classe, l’automobile a dû, pour s’imposer en Bretagne, savoir ménager son environnement. L’action du Touring-club est en la matière éclairante. À l’origine de la création en octobre 1898 d’une « Caisse de secours immédiats aux cantonniers » dotée de 15 000 francs d’encours, dont 3 000 à attribuer, il intervint directement dans les départements. Sur les 82 cantonniers que compte le service d’Ille-et-Vilaine de 1898 à 1914, 2 furent aidés dès la création, 4 en 1902 et 1905, 6 en 1907 pour des sommes variant entre 20 et 50 francs, ce qui reste décent pour des salaires annuels inférieurs à 600 francs. En revanche, l’action de l’Automobile-club de l’Ouest, qui distribue en 1913 six primes pour « réparation des détériorations causées par la circulation automobile par des emplois pilonnés jusqu’à prise complète des matériaux » est d’une indigence insigne : 5 francs ! Mais il ne faut pas s’étonner outre mesure de ce décalage apparent entre les intentions et les faits relatifs aux routes, d’autant que dans une société de plus en plus policée s’ajoute une forme de crispation collective à l’égard des axes de communication : la route fait peur et ceux qui y circulent, qu’ils soient vagabonds, saltimbanques ou automobilistes inquiètent32.
20Pour la période considérée, l’automobile n’a nullement remis en cause les hiérarchies héritées de l’époque consulaire et des impératifs stratégiques. Peu de travaux, malgré quelques empierrements, une signalisation inexistante, et des services des Ponts-et-chaussées continuant à délaisser les routes33 pour privilégier l’ouvrage d’art, les chemins de fer ou les canaux. Ou bien les travaux se font a posteriori. En 1900, l’épicier Josso de Vannes met en service un autobus à vapeur reliant Sarzeau pour remplacer une ligne d’omnibus à cheval. Avec sa chaudière au coke, le nouveau véhicule à impériale, aux roues en bois cerclées, impressionne par son bruit et son odeur. Le succès est notable durant la période estivale pour le transport des touristes qui, à peu de frais, goûtent les joies de la nouveauté en s’assurant quelques frissons. Mais en 1909, l’ingénieur en chef des Ponts-et-chaussées déclare : « Tout le monde se souvient encore de l’expérience qui a été faite d’un service de Vannes à Sarzeau et le département du Morbihan comme l’État savent ce que lui ont coûté les travaux d’amélioration et de réparation des voies empruntées34 ». Dans la mesure où élus, ingénieurs et entrepreneurs défendent les lourds investissements mobilisés depuis 1885 en faveur du réseau secondaire de chemin de fer, le transport par camion reste anecdotique en Bretagne avant-guerre. On peut citer l’entreprise Drouin à Nantes, fondée en 1912 un peu par hasard, ou la « Corre » devenue voiture à tout faire de l’épicerie guingampaise en gros de Mme veuve Salaün, et c’est à peu près tout. Reste qu’à la veille de la première guerre mondiale, un esprit nouveau commence à souffler dans l’Administration, en partie sous l’aiguillon de notabilités républicaines qui reprennent goût aux équipements de structure. En témoigne la réponse du préfet du Morbihan au sénateur Mascuraud, par ailleurs Président du Comité républicain du Commerce et de l’industrie35, en date du 28 novembre 1913 soulignant qu’
« il n’est pas contestable que l’augmentation toujours croissante du roulage sur certaines parties des routes et le développement de la circulation automobile rendent insuffisants les crédits que l’Administration supérieure affecte à l’entretien de ces voies et dont le chiffre annuel ne répond plus aux besoins actuels36 ».
21Dans les années 1923-25, l’Automobile-club armoricain continuera de s’ériger en lobby régional, mais ses avis seront de mieux en mieux reçus par des techniciens qui commencent à voir dans la route autre chose qu’un pis-aller dans l’ » art de l’ingénieur » ; le goudronnage deviendra alors l’enjeu de la modernisation.
Conclusion
22Compte tenu de sa position géographique et des lourds handicaps pesant sur son réseau de communication, mais aussi sur la distribution spatiale de l’habitat, la Bretagne a été peu affectée avant-guerre par le phénomène automobile dont la modestie rend l’emploi du terme consacré de « révolution automobile » délicat. Les processus de concurrence, en particulier, avec la traction hippomobile, sont secondaires en dehors de quelques points très isolés du territoire. En revanche, se dessinent d’incontestables appétits de copier ce qui se fait mieux et à plus grande échelle dans d’autres régions davantage pourvues. En fait, c’est surtout à partir de la première guerre mondiale que le rattrapage sera entamé, laissant cette fois l’aristocratie très loin derrière les industriels ou les négociants. Les années 1899-1914 apparaissent donc comme un curieux intermède durant lequel le xixe siècle continue à rythmer les rapports sociaux et les systèmes de représentation.
Notes de bas de page
1 Allusion presque unique dans un rapport du sous-préfet de Vitré (27 janvier 1903) : « L’extension de cette industrie a provoqué dans nombre de localités importantes l’installation de jeunes ouvriers mécaniciens représentant les principales fabriques ». (ADIV, 6 Z 154).
2 ADM, cartes grises, S 878-883 ; dépôts de carburants, S 735-738 et 1384-1392.
3 Fridenson Patrick, « Une industrie nouvelle : l’automobile en France jusqu’en 1914 », Revue d’histoire moderne et contemporaine, oct-déc. 1972, p. 557-578, p. 562.
4 Hennequin F., Rapport sur l’évolution de l’automobile en France de 1898 à 1905, Paris, 1905.
5 ADM, S 698.
6 ADIV, 4 M 221.
7 La responsabilité du conducteur automobile a été établie sur proposition du député Guillaume Chastenet (Chambre des députés, session extraordinaire, t. I, p. 37 ; rapport du 9 décembre, p. 204).
8 Studeny Christophe, L’invention de la vitesse, Paris, Gallimard, Bibliothèque des histoires, 1995, 408 p.
9 ADIV, 4 M 227.
10 ADM, S 2233, registre d’ordre de l’agent-voyer (1906-1910).
11 ADIV, 1 S 137.
12 ADIV, 4 M 221. À la même date, aucun camion ne circule dans les Côtes-du Nord (ADCA, 82 S1 (5)).
13 ADIV, 6 Z 154.
14 Ibid., rapport de l’Ingénieur des Ponts-et-chaussées de Vitré, 23 juin 1903.
15 ADIV, 6 Z 154.
16 ADCA, 82 S 1 (2) et (4).
17 Année 1909 lacunaire.
18 ADM, cote I (bibliothèque) 334, Annuaire régional de l’Automobile-club armoricain, Pontivy, 1912, 90 p., p. 30-36.
19 Gerbod Paul, « L’irruption automobile en France (1895-1914) », L’Information historique, oct. 1983, vol. 45, p. 189-195, p. 193.
20 Il s’agit d’officiers du 13e hussards et du 24e dragons de Dinan ou du 48e d’infanterie de Guingamp.
21 Annuaire de l’Automobile-Club armoricain, p. 42.
22 Ibid., p. 40-41.
23 ADCA, coll. de périodiques, cote suivie BP 1, 1 A et 1 B.
24 Lecouturier Yves, « Genèse du réseau télégraphique dans le Calvados », Revue historique, vol. 555, juillet-septembre 1985, p. 145-158, montre au contraire que l’équipement est d’abord professionnel en Normandie.
25 Les trois autres sont notaire, armateur et entrepreneur.
26 Souvenirs d’André Biton, fils du premier agent Citroën de la Roche, recueillis par Jean Le Borgne, « L’automobile à la Roche-Bernard (1914-1920) », Le Ruicard, n° 31, 1983/2 et n° 32, 1983/3, p. 2-3 et 24-25. Les autres propriétaires sont, deux notaires, un pharmacien, un propriétaire et un médecin.
27 Dans la majorité des cas, les acheteurs sont des officiers.
28 Boulay Jean-Claude, La pénétration de l’automobile en Indre-et-Loire de 1899 à 1928, mémoire de DES, université de Poitiers, 1962, indique 23 marques distribuées en 1901, 40 en 1906, 63 en 1913. Dans les Côtes-du-Nord on ne recense que 9 marques en 1901 et 13 en 1906. (Une enquête systématique est en cours pour l’Ille-et-Vilaine, à partir des registres de cartes grises depuis juillet 1910, faute de sources plus anciennes).
29 Archives municipales de Rennes, H 8.
30 Renseignements tirés de Vercey Frédéric, L’Automobile dans l’Ouest-Éclair (1899-1914), mémoire de maîtrise sous la dir. de P. Harismendy, Université Rennes 2, 1998.
31 ADCA, 82 S 5 (5).
32 Remot Lionel, Routes et déviances en Ille-et-Vilaine (1870-1914), mémoire de maîtrise sous la dir. de P. Harismendy, Université Rennes 2, 1998.
33 Le « programme des routes » dessiné par Sadi Carnot en 1881 n’est pas appliqué, cf. Harismendy P., Sadi Carnot, L’Ingénieur de la République, Paris, Perrin, 1995, p. 242.
34 ADM, S 305, dossier étudié par Pourchasse Pierrick, Les Transports routiers au xxe siècle – La lutte entre le rail et la route dans le Morbihan, mémoire de maîtrise, sous la dir. de M. Lagrée, Université Rennes 2, 1995, p. 37-38.
35 Sur ce lobby, voir Garrigues Jean, La République des hommes d’affaires 1870-1900, Paris, Aubier, 1997, 432 p., p. 350.
36 ADM, S 698.
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