Le court métrage français de 1945 à 1968 (2)
| ,7. Georges Rouquier
L’œuvre scientifique de Pasteur : la grande figure d’un savant-telle qu’on veut la rêver
Texte intégral
- 1 Georges Rouquier, « Pasteur », Ciné-Club n° 1, octobre 1947, p. 3.
1En 1946, le Comité du cinquantenaire de la mort de Pasteur présidé par Louis Pasteur-Vallery Radot, petit-fils du savant et lui-même homme de science, propose à Jean Painlevé de réaliser un documentaire commémoratif sur l’œuvre de l’illustre biologiste. Painlevé, surchargé de travail, accepte la commande, mais au seul titre d’auteur et confie la réalisation du film à Georges Rouquier qui termine alors Farrebique. Dans un article paru en octobre 1947 dans la revue Ciné-Club1, Rouquier explique que l’écriture définitive du scénario nécessita de longs mois de préparation en raison d’un différent qui opposa cinéastes et commanditaires. Par souci de clarté, Painlevé et Rouquier avaient d’abord choisi de proposer un exposé qui se limite à quelques-uns des plus importants travaux de Pasteur afin de permettre aux spectateurs de comprendre précisément la nature et la portée des recherches menées par l’homme de science dans le domaine spécifique des maladies microbiennes. Cette approche ne satisfit pas le Comité qui les contraignit à aborder toute la carrière de Pasteur dans le but de mettre en évidence sa richesse et ses multiples retombées dans la science moderne. En trente minutes, l’idée relevait de la gageure mais les deux auteurs durent bien se soumettre à ces exigences. Le film devait finalement traiter de l’ensemble de l’œuvre pasteurienne, des recherches en cristallographie à l’emploi du vaccin antirabique chez l’homme, soit près de quarante ans d’études et de découvertes dans des domaines fort variés. Le scénario fut donc écrit à quatre mains, Rouquier se voyant ensuite confier le découpage et le travail de mise en scène alors que Painlevé filma les plans de microcinématographie.
2Au-delà de l’anecdote, si Rouquier ressentit le besoin d’expliquer aussi précisément les problèmes qu’il rencontra avec Painlevé lors de l’élaboration de ce film, c’est bien que l’approche qu’il fut contraint d’adopter était aux antipodes de sa conception du cinéma, de sa sensibilité. Le premier projet, recentré sur quelques points concrets des recherches biologiques de Pasteur, portait, en effet, la marque de Rouquier, cinéaste du monde du travail, des maîtres artisans, qui avait principalement à son actif des films consacrés aux corvées de la terre et aux métiers traditionnels : Vendanges en 1929, Le Tonnelier en 1942, Le Charron en 1943 puis Farrebique en 1945. L’extension du sujet menaçait non seulement la bonne compréhension des événements pour un public non averti, comme Rouquier prend soin de le dire dans le même article, mais aussi la part du film consacrée aux patientes recherches du savant, à ses manipulations, à ses outils, à ses avancées et à ses hésitations qui risquaient de se voir amoindris. Or c’est bien là que Rouquier excelle, dans la description méticuleuse de l’activité journalière. Mais le commanditaire réclame plus de prestige : un film non pas sur les activités de Pasteur, sur le quotidien souvent ingrat du chercheur penché sur son microscope, mais sur la figure de Pasteur et son rayonnement mondial. Il ne peut donc s’agir pour Rouquier d’ajouter à sa liste d’artisans, le savant, il doit, au contraire, se confronter à une figure historique au destin exceptionnel, à la question du culte de l’homme.
3Le titre du film indique malgré tout l’orientation que les auteurs souhaitent donner au projet. L’Œuvre scientifique de Pasteur se présente comme un exposé méticuleux des travaux du savant, non comme un portrait de personnalité. Cependant, il serait faux de voir dans cette marque de respect manifeste pour la vérité historique et scientifique des faits un renoncement stylistique ou une soumission excessive au principe de réalité ; le film de Rouquier se présente avant tout comme un curieux hybride à mi-chemin entre documentaire didactique et fiction.
Le souci d’authenticité
- 2 Georges Rouquier, ibid.
- 3 Georges Rouquier, ibid.
4En amont de la réalisation, le travail de recherche pour explorer la longue et fructueuse carrière du savant passe par la lecture de La Vie de Pasteur, imposante biographie rédigée entre 1895 et 1900 par le gendre de Pasteur, René Vallery-Radot, père du commanditaire du film, Louis Pasteur Vallery-Radot. L’ouvrage dresse un portrait profondément hagiographique du savant qui est défini par une rigueur morale sans faille, une combativité permanente aussi bien dans son travail que face à la maladie qui le frappe à la fin de sa vie, mais aussi par une grande sensibilité qui s’exprime dans son talent de dessinateur portraitiste, attentif aux qualités humaines qui transparaissent derrière une expression, une physionomie particulière. Bien évidemment, ce n’est pas la mise en exergue de la personnalité de Pasteur qui retient l’attention de Rouquier, plus intéressé par la valeur factuelle de la biographie. Bien que romancée, celle-ci représente, en effet, une source précieuse de renseignements consignés par un proche de Pasteur. René Vallery-Radot raconte dans les moindres détails les relations houleuses qu’entretenait le savant avec nombre de ses confrères, il fait un récit minutieux de sa vie personnelle ainsi que du déroulement de ses expériences tant en laboratoire qu’auprès des populations rurales auxquelles Pasteur venait directement en aide lorsque des maladies endémiques se déclaraient, menaçant de détruire tout un secteur agricole. Rouquier s’attache tout spécialement à ces épisodes qu’il reprend parfois textuellement dans son film. Il se penche sur les événements ponctuels qui conduisirent à chaque découverte, il cite des bribes de conversations entre les détracteurs du savant, il met scrupuleusement en scène le nombre des témoins et des assistants présents lors des expériences, etc. Dans le film, la personnalité de Pasteur se dessine seulement en creux, par le biais de tout un contexte historique, géographique et social parfaitement appréhendé et mis en valeur. Ces scrupules quant aux précisions environnementales, Rouquier les exprime dans l’article de Ciné-Club. Il dit notamment sa joie d’avoir pu obtenir l’autorisation de l’Institut Pasteur de tourner dans ses locaux : « Il était essentiel de respecter la vérité historique2 » ; mais aussi sa déception d’avoir dû occasionnellement recourir à des subterfuges pour pallier l’absence de matériel d’époque : « C’est ainsi que nous nous sommes servis pour les “prises d’air” d’une vulgaire lampe à souder au lieu de la lampe éolipyle qu’utilisait Pasteur3. »
5Un tel souci d’authenticité se vérifie au niveau de la distribution. Avec ce sujet historique, Rouquier n’a d’autre possibilité que de faire appel à des acteurs pour incarner les personnages de Pasteur, de ses aides, de ses collègues de l’Académie des sciences et de sa femme. Il n’est pas le premier cinéaste à se confronter à la figure du savant mais son choix est radicalement différent de ceux de ses prédécesseurs.
6Pour la fiction, le prestige d’un tel rôle avait déjà attiré, à un an d’intervalle, Sacha Guitry, acteur et réalisateur de Pasteur, long métrage particulièrement emphatique en 1935 et Paul Muni qui obtint un oscar en 1936 pour sa prestation dans The Story of Louis Pasteur de William Dieterle. Ces deux films démontrant d’ailleurs à quel point la personnalité de l’homme de science suscitait encore le respect et suffisait à justifier la noblesse d’un film à l’époque. En 1922, dans le domaine du documentaire, Jean Epstein et son producteur Jean-Benoît-Lévy firent également appel à un acteur professionnel, Charles Mosnier, pour leur court métrage Pasteur dont la réalisation coïncidait avec la date anniversaire de la naissance du savant. Le film très inspiré lui aussi de La Vie de Pasteur se présentait comme un portrait complet dans lequel étaient joués les principaux épisodes de la vie et de la carrière du chercheur. Plus radical fut le choix de Paul de Roubaix en 1942 dans son documentaire simplement intitulé L’Insitut Pasteur. Ce film d’une vingtaine de minutes qui s’attache aux domaines d’activités de l’Institut comporte un prologue consacré à l’œuvre de Pasteur. Pour demeurer fidèle aux préceptes documentaires les plus rigoureux peut-être ou simplement pour répondre à des raisons économiques, de Roubaix choisit de ne pas véritablement mettre en scène le personnage. La présence du savant à l’écran se résume aux bustes et peintures qui ornent les bâtiments de l’Institut et à des mains cadrées en gros plan qui manient toutes sortes d’instruments comme ces fameux ballons que Pasteur utilisait pour ses expériences sur la fermentation, tandis qu’une voix off explique chacune des actions.
- 4 Michel Favier-Ledoux, « La grande figure de Pasteur tel qu’il fut », L’Écran français n° 118, 30 s (...)
- 5 Hagop Arakélian, « Le maquilleur peint et sculpte les visages… », L’Écran français n° 85, 10 févri (...)
- 6 Georges Rouquier, op. cit.
7Sur ce point, Rouquier, lui, ne biaise pas. Son Pasteur adulte, puisqu’il s’agit uniquement ici d’exposer l’œuvre scientifique, est incarné par un acteur qui joue le personnage à différents moments de sa vie. Pour l’occasion, il est affublé d’une barbe et coiffé à la manière du savant par le célèbre maquilleur Hagop Arakélian. L’effet est saisissant. L’Écran français légende ainsi une photo comparative du visage du modèle et de celui de l’interprète : « Pasteur ressuscité4 » tandis que L’Écran français titre : « un Pasteur frappant de vérité 5 ». Le soin que Rouquier accorde à la question de la ressemblance physique n’est pas uniquement motivé par le sujet du film. Il est vrai que Pasteur fait partie des personnalités scientifiques dont le visage est certainement l’un des plus connus des Français et que l’apparence de l’acteur se doit d’être aussi proche que possible de la physionomie du savant. Mais de la part de Rouquier, cette attention excède certainement le seul désir de vraisemblance. Ainsi, ce n’est certainement pas un hasard si son choix se porte sur un ami personnel, Roland Tirat, acteur non professionnel dont c’est ici le premier et unique rôle au cinéma. Rouquier mise tout sur la similitude physique sans aborder les qualités de comédien de Tirat : « Pasteur est incarné par un de mes amis. […] Sa ressemblance avec Pasteur, surtout avec Pasteur âgé, est étonnante. Il n’avait jamais tourné6. » Ce n’est pas la première fois que le cinéaste fait jouer un acteur non professionnel. Il faut déjà compter avec les exemples des artisans qu’il filme depuis le début des années 40. Figures centrales de ses documentaires, ceux-ci sont simplement censés reproduire leurs gestes et attitudes quotidiens, mais souvent le réalisateur leur donne des indications de jeu. Comme des personnages à part entière, il les assigne à certaines fonctions ou leur réserve un sort particulier qui s’accorde à son regard sur leur profession et sur leur vie. Il y a aussi les acteurs paysans du long métrage Farrebique qui plus encore que les précédents fait coexister documentaire et fiction au sein de l’œuvre. Le choix d’un non professionnel pour incarner Pasteur ne peut donc être simplement considéré comme une allégeance à de soi-disant principes éthiques qui voudraient masquer tout risque de dérive fictionnelle dans l’entre-deux inconfortable que représente le film biographique. Rouquier, depuis ses débuts, assume et recherche même cette sorte de points de jonction. Un acteur professionnel ne semblerait pas plus apte à rendre la vérité de ce Pasteur uniquement défini par son typage physique. En cela, le cinéma de Rouquier témoigne d’une incroyable confiance. L’humain, dans toutes ses qualités morales, en est toujours au centre et les moyens mis en œuvre pour le caractériser sont d’une étonnante honnêteté. Le réalisateur ne joue jamais sur la fibre sensible du spectateur, il offre son point de vue personnel, subjectif, forcément plein de respect et d’admiration, par ses moyens propres, ceux du cinéma. Son Pasteur, esquissé simplement à grands traits, est donc impassible, il parle peu et principalement pour s’opposer à ses ennemis dans des accès de fureur qui sont là pour témoigner de son acharnement à défendre ses théories révolutionnaires, ce que René Vallery-Radot soulignait déjà dans sa biographie.
Permanence du biopic : la vie comme aventure
8Le film, dont la matière est très hétéroclite, ne recule devant aucun effet de mise en scène et sa structure se révèle complexe. Dérogeant à la règle élémentaire de la narration chronologique des faits biographiques, les auteurs multiplient les figures du temps dans le récit qui se partage ainsi en épisodes quasi-autonomes. Partant d’un portrait photographique, témoin de la réalité historique qui permet au spectateur de découvrir et de se familiariser avec le visage du savant, le film se présente, sitôt après, comme une reconstitution avec un gros plan d’une feuille de papier sur laquelle une main inscrit le compte rendu d’une séance à l’Académie des sciences en date du 9 mars 1875. Pasteur a alors cinquante-trois ans. Il s’oppose à ses confrères sur la question de la génération spontanée, affirmant qu’il ne croit pas à ce qu’il considère comme une chimère, opinion qu’il a acquise « par vingt ans de travaux assidus ». Un fondu au noir induit sitôt après un flash-back et le commentaire stipule : « C’était, en effet, en 1856, à l’âge de trente-quatre ans que Pasteur, doyen de la Faculté des sciences avait commencé ses recherches sur la fermentation. » S’ensuit un bref passage où l’on voit Pasteur à trois époques différentes de sa vie continuer à se battre à l’Académie des sciences pour faire reconnaître ses idées contre la génération spontanée. À la suite de cet épisode, les activités scientifiques du savant, ses études sur les germes mais aussi sur les maladies des vers à soie, sont retracées en continu. L’attaque dont fut victime Pasteur à quarante-six ans entraîne une nouvelle pause et offre une indication temporelle qui concrétise le déroulement de sa carrière et de sa vie dans ses grandes lignes. Le récit de ses recherches en médecine et sur la maladie du charbon reprend à cet instant jusqu’à la fameuse campagne de vaccination charbonneuse qui eut lieu à Pouilly-Le-Fort en avril 1881. Pasteur, nous dit le commentaire, « est alors en pleine gloire », il a exactement ciquante-neuf ans. Le point de départ du récit se trouve donc excédé. Un nouveau flash-back introduit ensuite, sans montrer le personnage, les travaux artistiques « du jeune Pasteur alors âgé de seize ans ». Après une ellipse justifiée par une transition purement littéraire due au commentaire qui affirme que « déjà dans ces charmants pastels apparaissaient la précision extrême de son observation, précision qui lui permettra vingt-cinq ans plus tard des découvertes exceptionnelles », on retrouve Pasteur, non pas à quarante-et-un an ans comme il serait logique de le penser, mais à vingt-quatre ans alors qu’il travaille sur les propriétés hémiédriques des tartrates. L’âge de quarante-et-un an ans n’a semble-t-il été mis en avant que parce qu’il correspond à la date de la nomination de Pasteur à l’Académie des sciences pour ses travaux en cristallographie justement. L’ellipse la plus longue intervient immédiatement après puisque l’on retrouve le savant à soixante-deux ans, occupé à des recherches sur le vaccin antirabique. L’épisode se clôt par un fondu au noir pour ne plus montrer de Pasteur que sa dépouille mortelle lorsqu’il s’éteint à l’âge de soixante-treize ans, le 28 septembre 1895, et son fantôme errant dans les couloirs de l’Institut.
9La question qui se pose, suite aux déclarations de Rouquier qui jugeait risqué et compliqué de retracer la totalité des travaux pasteuriens, est de savoir pourquoi une structure si complexe avec ses nombreux flash-back, ses quelques flash-forward et ses ellipses très étendues a pu être retenue au détriment d’une narration plus simplement et classiquement chronologique. Rouquier se montre généralement soucieux du respect du fil du temps lorsqu’il s’agit de filmer la construction d’un tonneau, celle d’un chaudron ou la vie de la ferme et ses travaux. Les auteurs du scénario ne laissent malheureusement aucun témoignage sur ce point mais l’observation du résultat final incite à remarquer qu’une telle composition a pu déjà concrètement permettre de masquer les éventuelles incohérences dans l’apparence du personnage de Pasteur vieillissant que le projet initial ne prévoyait pas de montrer aussi complètement. Elle a, en outre, le grand mérite de consolider la force dramatique des différents épisodes, nettement divisés et rendus ainsi presque autonomes. Chaque épisode possède, en effet, une unité thématique qui lui est propre et à laquelle correspondent une structure et un ton particuliers.
Volonté didactique, désir de fiction
10Les travaux en bactériologie avec lesquels débute le film sont par exemple traités sur un mode purement didactique. Filmées principalement en gros plan, les premières expériences de Pasteur permettent d’introduire tout le fondement de son système de recherche. En conséquence, aucune précision n’est épargnée. Un descriptif est fait de son appareillage courant tant par le commentaire que par l’image qui l’illustre au plus près. Lorsque l’exposé nécessite un plan de microcinématographie présentant l’objet d’étude de Pasteur, on voit sitôt le savant l’œil rivé sur la lunette de son microscope afin d’introduire logiquement et sans rupture les images de l’infiniment petit. Quand Pasteur présuppose que les germes sont transportés dans l’air, un plan montre immédiatement la poussière en suspension dans un rai de lumière. Plus explicitement encore, lorsqu’il met au point un appareil à calciner l’air dans le but de démontrer la présence de poussières et de germes dans l’air ambiant et d’en finir avec l’idée d’une génération spontanée, de nombreux plans serrés décrivent avec attention chaque élément de son invention et chaque étape de ses expériences ; un dessin d’époque de la machine est même filmé. Le procédé est poussé à un point tel qu’il n’est pas une phrase, pas une idée, qui ne soient illustrées par un plan leur correspondant jusqu’à invoquer les matériaux extra-diégétiques les plus disparates : une tranche de viande pourrissant dans une assiette, le grand biologiste Spallanzani incarné par un comédien, les planches représentant un essai de classification des bactéries au xviiie siècle, des schémas animés dévoilant les résultats des expériences de Pasteur sur ses ballons, etc.
11Au contraire, les épisodes suivants apparaissent beaucoup plus homogènes et s’émancipent même de la ligne directrice imposée par le commentaire tout puissant. Quatre épisodes développant une unité dramatique fictionnelle sont à retenir : celui de la visite des hôpitaux, celui des vers à soie, celui de la maladie du charbon et celui de la rage.
12Lors des recherches que Pasteur mène dans un élevage de vers à soie, un paysan s’approche de son laboratoire improvisé et, méfiant ou en tout cas curieux, espionne le savant au travers d’une vitre brouillée. Son visage est cadré de près, regardant hors champ. C’est le même à qui l’un des collaborateurs apprend un peu plus tard à se servir du microscope dans le but de séparer les femelles et les pontes saines, des malades. Ces deux plans muets dont le contenu excède les indications du commentaire qui dit seulement qu’« il fit initier patiemment les éleveurs à se servir du microscope », suggèrent une possible émancipation du récit au profit de ce figurant vers lequel la sympathie du cinéaste semble se tourner.
13L’épisode suivant repose sur le même principe d’insertion de personnages secondaires qui tendent à surpasser, un temps, le sujet central par leur présence troublante. Nommé membre de l’Académie de médecine, Pasteur révolutionne les pratiques en milieu hospitalier lorsqu’il découvre les staphylocoques, les streptocoques puis les manières d’éviter les infections nosocomiales. L’épisode est court, réduit à quelques gestes emblématiques de l’action du savant. Pasteur se promène dans les hôpitaux, houspille les médecins et ses collègues de l’Académie auxquels il dessine la forme caractéristique en grappe d’un streptocoque encore inconnu d’eux. Le commentaire ordonne encore largement le déroulement global du récit mais quelques plans prégnants font émerger l’idée d’un possible dédoublement de l’action principale en une action secondaire. Ces plans sont ceux des malades alités qui ouvrent l’œil lorsque la caméra se fixe sur eux. Leur présence devient à ce moment tout aussi importante que celle de ce Pasteur muet, simplement mêlé à l’assemblée des médecins qui l’entourent. Le regard caméra de l’un des malades qui se rendort aussitôt, comme épuisé, feint la surprise, créant ainsi une spontanéité qui tranche avec la structure ferme et complexe du film. En opposition à la figure hiératique de Pasteur, la vie pénètre soudainement par la présence de ce figurant.
14Les deux autres épisodes situés plus tard dans le film accentuent encore cette idée. D’abord dans la scène de vaccination des moutons contre la maladie du charbon. Après avoir retracé les patientes recherches de Pasteur qui devaient aboutir à l’élaboration du vaccin, vient donc le moment fatidique où le savant doit prouver aux éleveurs et vétérinaires l’efficacité de son procédé. Selon René Vallery-Radot, cette expérience fut décisive dans la carrière de Pasteur qui obtint là l’une de ses plus grandes victoires. Dans le film, la scène est particulièrement mise en valeur, reconstituée au plus près de la description qu’en donne le biographe. Rouquier soigne tous les détails du contexte. D’abord le déroulement de l’expérience elle-même dont il filme chaque étape avec une précision extrême : la géographie du lieu et notamment les enclos qui séparent les animaux vaccinés des non vaccinés, le matériel employé pour l’injection, l’emplacement de la piqûre situé sur la face interne d’une cuisse postérieure des moutons, etc. Il se montre également très attentif au facteur humain. De petits groupes de paysans et de notables sont clairement identifiés dans la foule des curieux par une alternance de plans de demi-ensemble et de plans rapprochés qui concentrent la rumeur. La parole, rare jusque-là et surtout attribuée à Pasteur, envahit jusqu’à ces personnages secondaires qui critiquent les méthodes du savant. Des dialogues s’instaurent entre eux mais aussi entre Pasteur et ses détracteurs. La scène trouve son unité dramatique alors que le commentaire, justement, disparaît. C’est le suspense lié à l’évènement que le réalisateur filme ici du point de vue des riches, sceptiques et méfiants, et de celui des paysans incrédules qui ignorent jusqu’à l’existence des microbes.
15De la même manière, Rouquier met en scène la première injection du vaccin antirabique chez l’homme du point de vue du cobaye, le petit Joseph Meister qu’il montre effrayé mais soumis par un jeu de champs contre-champs qui oppose Pasteur assis sur une chaise, à hauteur de l’enfant, et Joseph qui s’approche de lui, regardant droit vers la caméra sans un mot. Dans l’exposé qui est fait de l’œuvre scientifique de Pasteur, les scènes montrant les applications directes des expériences chez l’homme sont donc traitées sur un mode particulièrement dramatique par Rouquier, leur importance tenant tout entière dans le travail de l’image et de la mise en scène, selon des codes qui sont exactement ceux de la fiction.
- 7 Michel Favier-Ledoux, « La grande figure de Pasteur tel qu’il fut », op. cit.
16Il est donc surprenant de noter que Rouquier n’adopte que rarement le point de vue de Pasteur sur des événements précis. Encore une fois, il ne peut s’agir là d’un refus d’interprétation, le nombre et l’importance des petits rôles suffisant à prouver que le cinéaste n’hésite jamais à affirmer son propre point de vue à travers des personnages fictifs ou très subjectivement retranscrits à partir des faits établis. Il faut donc plutôt y déceler un choix. Pasteur n’est véritablement présent, il n’est acteur du récit, qu’au cours des réunions qui l’opposent à ses contradicteurs. Il n’est véritablement humain que dans cette très courte scène qui le montre chez lui, malade, entouré des bons soins de sa femme et d’un jeune collaborateur auquel il dicte, sans que nous l’entendions, une lettre ou des notes pour de quelconques expériences. Rouquier élude constamment la confrontation directe avec la figure du grand homme qui reste extraordinairement monolithique. Alors que L’Écran français titrait dans le même sens que ses confrères précédemment cités, « La grande figure de Pasteur tel qu’il fut7 », en raison de la ressemblance de Tirat avec le savant et aussi du méticuleux travail de reconstitution historique accompli, nous sommes donc, pour notre part, plutôt tentés d’affirmer que le film de Rouquier dresse un portrait biaisé qui émane de l’occultation volontaire de l’intime pour préférer la valorisation de l’impact des travaux du savant sur la vie des malades, des paysans, des anonymes et représente ainsi toute la valeur d’une vie dévouée au labeur.
Notes
1 Georges Rouquier, « Pasteur », Ciné-Club n° 1, octobre 1947, p. 3.
2 Georges Rouquier, ibid.
3 Georges Rouquier, ibid.
4 Michel Favier-Ledoux, « La grande figure de Pasteur tel qu’il fut », L’Écran français n° 118, 30 septembre 1947, p. 6.
5 Hagop Arakélian, « Le maquilleur peint et sculpte les visages… », L’Écran français n° 85, 10 février 1947, p. 17.
6 Georges Rouquier, op. cit.
7 Michel Favier-Ledoux, « La grande figure de Pasteur tel qu’il fut », op. cit.
© Presses universitaires de Rennes, 2008