1Le 6 septembre 1882, la mission scientifique française du Cap Horn s’établit à la baie Orange, dans la presqu’île de Hardy (île Hoste), au sud de la Terre de Feu. Débute alors la cohabitation inopinée entre une équipe d’officiers et de marins français, et les habitants méconnus de cette région, les Yahgans. Ces derniers offrent, selon les présupposés de l’époque, une fenêtre ouverte sur ce que les savants pensent être le stade le plus primitif de l’espèce humaine. Ils se voient ainsi accordés une attention centrale par le médecin de l’expédition Paul Hyades : celui-ci doit, par son enquête, contribuer aux débats contemporains sur la « race fuégienne » concernant son origine, sa nature, sa perfectibilité. La connaissance de l’industrie, de la langue et des croyances yahganes doivent en éclairer la psychologie et le niveau de développement technique et culturel : il s’agit de comprendre si le Fuégien perçu comme « primitif » correspond à une « race inférieure » ou bien à une « population dégradée » en raison de son milieu de vie. Il s’agit aussi, selon le savoir anthropologique de l’époque qui postule des liens entre la sphère anatomique et la dimension intellectuelle, de rendre intelligible la supposée infériorité mentale du Fuégien qui contraste avec son type physique, puisque l’étude des cerveaux des Kawésqars décédés en Europe en 1881 n’a révélé aucune différence notoire d’avec les cerveaux européens1.

2Depuis 1850, l’anthropologie ambitionne de se porter au niveau des sciences positives constituées. Suite à la création de la Société d’anthropologie de Paris en 1859, Paul Broca œuvre à la reconnaissance scientifique de la discipline, en prenant comme modèle de scientificité celui des sciences naturelles, notamment la zoologie et l’anatomie. L’observation, la description et la mesure, assistées de la médiation instrumentale, deviennent les outils et les fers de lance de la nouvelle science anthropologique2. Le recours systématique à des collections d’étude confèrent à cette dernière une dimension expérimentale participant de cette scientificité tant convoitée. Ces choix épistémologiques et méthodologiques ont pour corollaire un besoin toujours croissant de collections anatomiques, ces « séries de crânes et [ces] armées de squelettes3 » dont Nélia Dias a retracé l’origine et la fonction dans le développement théorique de l’anthropologie dans la seconde moitié du xix^e siècle. La demande des anthropologues en matériaux osseux et en parties molles (fragments de peau, échantillons de cheveux, cerveaux et organes génitaux) est donc constante.

3À la baie Orange, pour répondre à la demande en données chiffrées et en collections d’étude émise par les savants du Laboratoire d’anthropologie du Muséum national d’histoire naturelle de Paris, Hyades procède à la « collecte » du Fuégien. De l’étude sur le vivant, aux séances anthropométriques et de tests sensoriels, jusqu’à la constitution de collections d’ossements, le médecin et son équipe appliquent une dynamique de collecte systématique, qui devient exponentielle à la faveur d’un contexte de recherche où le facteur temps et l’accessibilité au sujet d’étude leur sont acquis. Le protocole de collecte et de production de spécimens d’étude mis en œuvre dans le cadre de ce travail d’archivage du peuple yahgan dans son milieu rend compte des questionnements scientifiques de l’époque et des stratégies de production de données mises en place à l’époque dans le cadre de la distinction existant entre la collecte sur le terrain et l’étude en laboratoire à Paris. L’enquête anthropologique de Hyades reste l’un des traits les plus marquants de la mission scientifique au Cap Horn.

L’étude sur le vivant

4Les instructions pour la mission préparées par l’Académie des sciences ne prévoient pas de recherches spécifiques dans le domaine de l’anthropologie et de l’ethnographie. Néanmoins, le soin et le temps accordé par Hyades à l’étude physique des Yahgans suggèrent qu’il opère suivant des tâches précisément établies par l’équipe du Muséum de Paris. Dans ses lettres adressées depuis le Cap Horn, Hyades tient informés les savants français de ses avancées : il fait ainsi souvent référence à Armand de Quatrefages, qui lui « [a] rappelé l’importance qu’il y a à conserver les viscères et les cerveaux », le remerciant notamment pour ses conseils4. Il rappelle les indications ou les demandes émises par d’autres collègues du Muséum, tels l’anthropologue Fernand Delisle ou l’ophtalmologiste Édouard Meyer qui lui fait parvenir un programme détaillé à mener sur la physiologie de la vision. Les fiches anthropométriques que Hyades emporte avec lui indiquent un objectif précis, et sa détermination à les remplir dès les premières semaines de présence à la baie Orange montre à quel point l’étude des Yahgans est l’une de ses priorités et celle de ses interlocuteurs à Paris.

5Hyades part armé du matériel nécessaire à cette étude : en complément du thermomètre, du spéculum, du ruban métrique du médecin, il s’est muni de l’arsenal de l’anthropologue qui permet de transmettre des données par le biais d’un langage chiffré, sans lequel ses observations réalisées sur le terrain ne pourraient être acceptées comme exploitables à Paris. Il évoque dans ses écrits les instruments employés pour les observations physiologiques et la mesure du corps et des sens : le compas glissière, le double mètre, l’équerre et la planche à mensurations ; les compas d’épaisseur, le goniomètre Harmand pour la mesure de l’angle facial, le tableau chromatique de Broca pour l’identification de la couleur de la peau, de l’iris et des cheveux ; l’hématimètre d’Hayem et Nachet pour l’analyse de la composition du sang ; le diapason et la montre pour l’étude de l’ouïe, le compas de Weber et le dynamomètre Mathieu respectivement pour la mensuration de la sensibilité tactile et de la force visuelle, etc. Hyades explicite clairement s’être donné pour objectif de réaliser « d’une manière aussi exacte que possible, l’étude physique et l’étude morale des Fuégiens5 ».

6L’étude sur le vivant concentre ses activités. À côté des visites médicales évoquées précédemment, le médecin organise des séances d’observations anthropométriques des Yahgans présents à la baie Orange, se « conformant aux indications des feuilles d’observation du laboratoire d’Anthropologie du Muséum6 ». Ses lettres font systématiquement part de son avancée dans le domaine. Ainsi, le 22 octobre 1882, après près d’un mois d’activité sur le terrain, Hyades en est déjà à sa vingtième fiche, précisant : « Nos sauvages se prêtent sans trop de difficultés à mes opérations anthropométriques7. » Le 24 avril il atteint le « numéro 76 pour les mensurations, et la série est loin d’être close, quoique complète actuellement pour toutes les familles présentes à la mission8 ». La liste de noms sur les fiches anthropométriques couvre en effet l’ensemble des individus cités dans les textes ou nommés sur les photographies de la baie Orange. Seuls quelques individus échappent à son œil inquisiteur. Hyades se justifie d’ailleurs à ce sujet, à l’instar du cas d’un individu nommé Panach, « Yakamouch [guérisseur] de profession », « resté trop peu de temps à la baie Orange pour être mesuré9 ». À la fin de son séjour d’un an il atteint le chiffre de 85 fiches, qu’il s’est attaché à remplir le plus précisément possible : il s’agit de « 26 hommes de 16 à 60 ans, 23 femmes de 15 à 60 ans et 36 enfants (20 garçons et 16 filles) de 2 à 14 ans10 ». Hyades prend soin de noter l’origine géographique précise des sujets étudiés, « originaires pour la plupart des régions Est et Sud de l’île Hoste, de la Côte Ouest de l’île Navarin et des îles Wollaston11 ».

7Hyades soumet ses sujets d’étude à un « examen approfondi » d’une durée moyenne d’une heure, comprenant 45 mensurations prises d’après la méthode Broca-Topinard et une vingtaine d’observations des caractères physiques : analyse des caractères anatomiques (tête, cou, sein, abdomen, ombilic et largeur du bassin), détermination de la couleur de la peau, des cheveux et des yeux, de la pilosité, etc. Certains sujets font l’objet d’une seconde série de mesures anthropométriques à quelques mois d’intervalle, afin d’étudier le progrès de la croissance. Les auscultations de Hyades intègrent par ailleurs un examen dentaire, et de manière plus ponctuelle, l’analyse des organes génitaux. La respiration, la circulation et la température du corps sont également prises en considération, les observations étant toujours réalisées « dans le laboratoire d’histoire naturelle de la Mission, en [se] plaçant le plus possible dans les conditions habituelles de la vie matérielle chez les Fuégiens12 ». Certaines études sont menées de manière plus ponctuelle ou sur un échantillon plus réduit d’individus, car elles requièrent davantage de temps et d’organisation, telle la mesure de la quantité d’urée secrétée en 24 heures, l’analyse de la sensibilité tactile, de l’ouïe ou celle de la perception des couleurs. Hyades tente même des séances d’hypnotisme, sans succès. Le pouls et la température sont essentiellement relevés pendant l’hiver austral (juillet, août), en prenant soin de noter par ailleurs la température extérieure, afin d’évaluer plus précisément la résistance au froid des Yahgans. L’étude hématimétrique est menée pour l’essentiel en juin, un nombre limité d’individus étant soumis à des prises de sang quatre ou cinq fois au cours du mois. Hyades procède au dénombrement des familles, concluant dans un premier temps « que la race ne serait pas en voie d’extinction rapide, comme pourrait le faire supposer le petit nombre de familles observées13 », opinion sur laquelle il reviendra plus tard14.

8À côté du travail en laboratoire de Hyades, qui semble avoir monopolisé la plus grande partie de son temps, le médecin s’attache à vérifier les informations recueillies par ses soins « à plusieurs reprises, chez ces sauvages dans leurs huttes15 ». Il visite ainsi les lieux de vie des Yahgans dès que l’occasion se présente. À titre d’exemple, un des moments forts de son enquête sur le vivant est l’accouchement de Chounakar Kipa, le seul ayant eu lieu à la baie Orange pendant le séjour des Français. Hyades décrit cette jeune femme d’environ 25 ans au « caractère très doux, peu intelligente16 » qu’il avait déjà auscultée à trois mois de grossesse, puis prise en photographie quatre mois plus tard17. L’accouchement survient le 3 août 1883 à 9 heures du matin. Son compagnon Ayamaçaskentsis se trouve alors au laboratoire d’histoire naturelle avec Hyades : ce dernier, averti de l’accouchement par un tiers, reproche à son visiteur de ne pas l’avoir tenu informé de l’événement. Hyades arrive à la hutte de Chounakar Kipa à 10 heures, où il prend note de la manière dont s’est passée la délivrance, examine et mesure le nouveau-né, étudie le cordon ombilical, observe la mise au sein et, enfin, récupère le placenta. L’après-midi, il retourne sur place pour observer les ablutions de la mère dans la mer, prendre sa température au sortir de l’eau et l’interroger sur les pratiques d’hygiène des femmes yahganes en suite de couches. Le soir, Hyades fait une dernière inspection dans la hutte : Chounakar Kipa se plaint alors d’avoir froid, ce que Hyades interprète comme un moyen d’« avoir en cadeau quelque vêtement ». Hyades précise d’ailleurs que Chounakar Kipa mange un petit bout de pain qu’il a apporté pour Ayamaçaskentsis, peut-être en rétribution de sa présence au laboratoire ce matin-là. Hyades poursuivra ainsi l’observation de la mère et de l’enfant les jours suivants, rapportant ses notes jusqu’au treizième jour suivant la naissance18.

9Les données ainsi établies portent sur une centaine de Yahgans et deux femmes Kawésqars de la baie Orange. Le souci d’enregistrer toutes les caractéristiques physiques, physiologiques et psychologiques des Yahgans prend chez Hyades une allure de course aux données chiffrées. Il s’inscrit en cela dans la lignée des instructions fournies par le milieu savant pour « ordonner le regard19 » et largement développées par Broca, qui visent à remplacer les descriptions textuelles, jugées incomplètes et biaisées, par « une approche objective et donc quantifiable, des caractères présidant à la classification des races humaines20 ». « L’éternel objectif de la science anthropologique est de substituer un chiffre, une formule, à un mot, à une phrase21 » résume l’anthropologue Paul Topinard. Durant la seconde moitié du xix^e siècle, « la statistique des races, la description comparatiste et le classement rigide » restent en effet la marque de l’école anthropologique française22.

10Hyades aborde l’étude de la psychologie yahgane, domaine qui comprend à l’époque la physiologie des sens, l’étude des besoins moraux, des langues et des facultés intellectuelles (mémoire, imagination, entendement et attention). Il mène ainsi des expériences auditives, des tests sur la sensibilité tactile, des expériences sur le goût et l’odorat, des tests visuels, etc., qui illustrent l’obsession pour les données chiffrées caractéristique de l’époque, dont l’objectivité affichée a parfois raison des protocoles expérimentaux. La sensibilité tactile des Fuégiens fait alors l’objet de vifs débats dans le milieu anthropologique de l’époque, car sa connaissance doit permettre de déterminer si la finesse de perception des sens doit être expliquée en termes de critères raciaux ou comme le produit des habitudes de vie. Hyades s’applique à la mesurer sur les Yahgans, mais il manque de rigueur dans la production des résultats : il ne précise pas les conditions d’utilisation du compas, information essentielle à ce type d’examen, et procède sur un échantillon réduit et hétérogène (un homme, Bibouchmagoundyis, et trois femmes, Kamanakar Kipa, Tçadar Kipa et Chaoualouch Kipa). Hyades pique par ailleurs ses sujets au compas sur des parties distinctes du corps, obtenant ainsi des résultats difficilement comparables. Enfin, à l’image de ses confrères français, il omet d’analyser la performance des instruments utilisés, par le biais de l’auto-expérimentation, alors que cela est déjà en vigueur ailleurs, notamment en Angleterre23.

11Les travaux de Hyades marquent néanmoins un tournant dans la pratique anthropologique, avec la mise en œuvre de nouvelles procédures méthodologiques, notamment le recours aux tests visuels. Le médecin applique le test de Holmgren, basé sur des échantillons de laine colorés qui permet de tester des performances perceptives sans avoir recours à la terminologie des couleurs24. Loin de tirer des conclusions sur les capacités perceptives et intellectuelles des Yahgans à partir du vocabulaire fourni lors de ces séances de travail, Hyades pose la question de la pertinence des outils opératoires employés. Il s’interroge en particulier sur le fait que les couleurs puissent être discriminées chez les Yahgans par d’autres critères que ceux purement chromatiques, tels que la texture, en mettant en évidence la nécessité de se questionner sur la notion de couleur et sur son sens et contenu dans des contextes culturels divers25. Hyades note néanmoins la prédilection des Yahgans pour la couleur rouge, reprenant le présupposé de l’époque selon lequel les peuples « sauvages » ont une propension pour les couleurs vives.

12Ces tests sur la « sensibilité spéciale » (le tact, le goût, l’odorat, l’ouïe et la vue) permettent plus tard à Hyades et à Joseph Deniker qui l’assiste dans la rédaction de la synthèse concernant les caractères anatomiques et morphologiques des Fuégiens, de conclure que chez eux « sensibilité tactile, auditive et olfactive […] ne présentent pas de grandes différences par rapport aux Européens26 ». La « sensibilité générale » (les sentiments, les pleurs, l’expression du plaisir et de la douleur, la sensibilité aux douleurs physiques) est quant à elle analysée au gré des opportunités qui se présentent au médecin au cours du séjour. Ainsi, la résistance particulière au froid et à la douleur des Fuégiens – leitmotiv amplement développé dans la littérature de voyage et savante – ou leur mémoire limitée, sont observées à partir du vécu quotidien, relayant davantage des lieux communs de l’époque que des faits empiriques. Cette vision d’une humanité sauvage « immature », Hyades la rend au travers d’un épisode devant témoigner des pleurs chez les Yahgans. Il évoque le cas de Kamanakar Kipa venue un après-midi lui annoncer la nouvelle de la disparition de plusieurs de ses proches à Ushuaia, passant de l’expression de la douleur, aux pleurs, puis, le soir venu, riant et plaisantant avec ses compagnons de hutte comme si de rien n’était. Hyades compare cet épisode au témoignage de Charles Darwin, surpris par l’humeur extraordinairement changeante d’un « naturel27 ». Au travers de ces deux faits, Hyades relève la fragilité nerveuse des Yahgans, reprenant l’idée alors communément admise du caractère incontrôlable des sens chez ces « races primitives », qui contraste avec la retenue rationnelle des Européens28.

13En ce qui concerne les capacités intellectuelles des Yahgans, Hyades statue qu’ils n’ont « ni poésies, ni littérature, mais le langage est très imagé29 ». Malgré son incapacité à percevoir la tradition orale yahgane, il défend les capacités d’imagination de ce peuple qui, suivant les présupposés scientifiques de l’époque, témoignent de leur développement intellectuel, en ayant « dépassé une certaine période du développement du langage », sans néanmoins être parvenus à nommer et donc à concevoir des idées abstraites30. Le témoignage de Hyades laisse l’image d’un peuple capable de réflexion et d’imagination, à l’image de leur langage créatif et métaphorique31.

14De manière générale, et malgré les maladresses méthodologiques imputables à son manque d’expérience et au paradigme naturaliste de la science anthropologique de l’époque, les travaux de Hyades se démarquent donc par leur souci d’exhaustivité et l’empirisme de la majeure partie des données recueillies. Ces données pléthoriques sont soigneusement complétées par des photographies du « type fuégien ».

Photographier les Yahgans dans leur milieu

15La photographie occupe une place très importante dans le matériel d’étude produit par la mission scientifique du Cap Horn. La mission rapporte 323 photographies, Hyades faisant don de 287 clichés au Laboratoire d’anthropologie du Muséum. Deux cent soixante-huit plaques négatives sont encore conservées à l’iconothèque du musée du quai Branly – Jacques Chirac : il s’agit de plaques de verre au gélatino-bromure en argent, un procédé alors nouveau qui modifie sensiblement la pratique photographique en réduisant le temps de pose des sujets photographiés. Le reste des tirages appartient à la Société de géographie de Paris et est conservé à la Bibliothèque nationale de France32. Ces archives photographiques d’une qualité et d’un naturel saisissants comptent parmi les plus anciennes et les plus complètes des Yahgans. Elles ont fait l’objet d’une publication spécifique33, qui a mis notamment en exergue la manière dont la photographie anthropologique, associée au moulage et à l’échantillonnage, fut assimilée à une technique de collecte naturaliste34.

16Les photographies sont l’œuvre d’Edmond Joseph Augustin Payen, membre de l’équipe de terre travaillant auprès de Hyades, à qui sont attribuées 157 vues, et Jean-Louis Doze, membre de la mission de mer auprès du commandant Martial, auteur des 172 vues restantes. La liste détaillée des photographies est fournie à la fin du premier rapport de la mission35. Les vues attribuées à Payen, réalisées au sein ou à proximité du petit établissement français de la baie Orange, constituent un corpus relativement bien documenté, avec le nom des protagonistes, le lieu et parfois la date de prise de vue. Celles réalisées par Doze, sur le pont de La Romanche et plus rarement à terre, comportent quant à elles le nom des sites visités ou la provenance géographique des sujets portraiturés, rencontrés fortuitement au gré des déplacements du navire.

17La pratique de la photographie est déjà répandue dans les études archéologiques et anthropologiques. Depuis son apparition, la photographie a acquis un statut de « témoin insoupçonnable36 », susceptible d’enregistrer avec la plus grande précision et fiabilité les caractéristiques du sujet photographié. Le milieu savant la considère capable de fournir des données en toute objectivité, se substituant ainsi aux descriptions biaisées ou incomplètes des voyageurs et collecteurs amateurs. Afin de permettre l’étude et la comparaison des clichés réalisés, Paul Broca, dans ses Instructions générales sur l’anthropologie, prône la réalisation de séries de portraits individuels, avec des vues « exactement de face, ou exactement de profil » de chaque sujet étudié, placé devant l’objectif de plain-pied, droit, les bras le long du corps, nu dans la mesure du possible37 (figure 18). Qualifiées de « véritables pièces d’étude » par Quatrefages elles ont été intégrées aux méthodes d’enregistrement et de recherche du Laboratoire d’anthropologie du Muséum par la création en 1878 d’un atelier photographique rattaché à cette chaire38.

Figure 18. – Edmond Payen, Ceïlapatensis, Fuégien du Faux Cap-Horn, Latabilik Kipa, sa femme et son enfant [Tounensis].

Baie Orange, 1882-1883. Négatif au gélatino-bromure d’argent sur plaque de verre. MqB-JC, PV0034803.

Mission scientifique du Cap Horn © musée du quai Branly – Jacques Chirac.

18Parmi les vues effectuées par Payen, 80 se rapportent à l’anthropologie. Payen précise : « j’ai suivi les indications de M. le D^r Hyades pour le choix des sujets, prenant de préférence les Fuégiens mesurés ou moulés par lui. Le Catalogue donnant les noms de tous les sujets permettra de compléter nos études l’une par l’autre39 ». De manière générale, une part importante des clichés réalisés à la baie Orange sous la supervision de Hyades est conforme à la photographie anthropologique préconisée à l’époque, le sujet étant représenté de face et de profil, ou de face et de dos. Hyades s’emploie à photographier successivement presque tous les Yahgans habitant à proximité de la mission : « On les prenait soit isolément, soit par groupes, cette dernière combinaison était surtout adoptée pour les jeunes enfants, et ceux-ci, quoique fils de sauvages, posaient aussi bien que les adultes40 » (figure 19). De manière réitérée, sur terre comme sur mer, l’équipe mentionne « la facilité avec laquelle, pour les photographies comme pour les moulages, les indigènes se sont prêtés aux nécessités de la pose41 ».

Figure 19. – Edmond Payen, Fuégien [Oufhtaradeka] et sa famille.

Baie Orange, 1882-1883. Négatif au gélatino-bromure d’argent sur plaque de verre, MqB-JC, PV0034800.

Mission scientifique du Cap Horn © musée du quai Branly – Jacques Chirac.

19Dans la mesure du possible, Hyades et Payen semblent avoir toujours demandé à leurs sujets de retirer leurs vêtements : ces derniers sont visibles sur le coin des photographies, déposés en tas sur le sol. Ayak Kipa est ainsi photographiée debout sur un sol enneigé, pratiquement nue avec ses effets à ses pieds, dans une attitude de repli qui semble indiquer qu’elle fut contrainte à se dévêtir. Sur une autre vue d’elle réalisée successivement, les habits ont été retirés du cadre42. On observe néanmoins que si les hommes acceptent de bonne ou de mauvaise grâce de poser nus devant l’objectif, les femmes gardent systématiquement leur petit « tablier de pudeur », à l’exception remarquée de Kamanakar Kipa, sur laquelle nous reviendrons. La requête de la nudité se justifie pour les besoins des études anthropométriques sur les Yahgans ; elle s’explique peut-être également par la volonté d’effacer les traces perceptibles d’acculturation et l’« incorporation vestimentaire à la civilisation » des sujets photographiés, de toute évidence de plus en plus forte au gré de l’avancée du séjour des Français sur place43. Au cours de l’année écoulée à la baie Orange, les vues rendent en effet compte de l’adoption progressive par les Yahgans de vêtements d’origine européenne en remplacement de leur « méchante peau de loutre ou de phoque, flottant sur leurs épaules44 ». Les photographies laissent par contre voir les colliers de verroterie offerts par les Français. D’autres vues – d’intérêt davantage ethnographique – autorisent par contre la présence des vieilles chemises ou des couvertures qui leur servent désormais de vêtements.

20La photographie ethnographique vise de son côté à mettre en évidence une activité ou une posture du corps. Ainsi, la mission produit des vues qui enregistrent le mode de vie yahgan : les huttes et leurs habitants, les Yahgans dans leur pirogue, certaines activités de la vie quotidienne : il en est ainsi de Yaelengou Kipa plumant un canard ; de Chaoualouch Kipa portant à sa bouche le pou qu’elle vient de soustraire de la chevelure de Liouchka Kipa, dans un geste dicté de toute évidence par le photographe ; de la compagne de Yakaïf allaitant45.

21Athlinata, âgé d’environ 30 ans, est le Yahgan le plus cité par Hyades et le plus représenté dans le matériel visuel. Bien que photographié pour la première fois en janvier 188346, ce « superbe sauvage, à l’attitude farouche et presque provocante47 » entre en scène le 4 février suivant. Ce jour-là, sur un petit îlot à proximité de la baie Ponsonby, Hyades et une petite équipe de la mission à terre procèdent à l’ouverture d’une sépulture fuégienne. D’après le récit de Hyades, arrivent alors trois pirogues, avec Athlinata à bord d’une d’entre elles : son attitude est suffisamment menaçante pour que le médecin décide de renoncer à l’opportunité inouïe de photographier l’unique sépulture yahgane qui lui est donné de voir. L’interprète Ceïlapatensis présente Athlinata comme « un Fuégien influent parmi ses compatriotes, son ennemi personnel, animé […] de très mauvaises dispositions à l’égard de [la] mission à la baie Orange48 ». Il s’agit du seul épisode d’hostilité à l’égard des Français rapporté dans les écrits de la mission. Néanmoins, de farouche et provocant, Athlinata devient l’un de ses sujets d’étude privilégiés. Il est examiné par le médecin à une date indéterminée, puis soigné en juin 1883 pour un eczéma au dos, et sollicité pour des prises de sang, des photographies, des démonstrations ethnographiques et un moulage de corps, malheureusement raté, pour lequel Athlinata se plie pendant « près de quatre heures à une immobilité parfaite49 ».

22La famille d’Athlinata est l’une de celles installées à la baie Orange à l’arrivée de La Romanche. Tous ses membres furent mesurés et photographiés : ses parents Tellapakacha et Chakalouchoulou Kipa, sa fratrie et celle de sa partenaire Yaelengou Kipa, notamment la belle Chaoualouch Kipa. Père d’un enfant décédé, compagnon à la vie conjugale tumultueuse, Athlinata participe à trois sessions photographiques. La première a donc lieu en janvier 1883 dans un bois à proximité de la mission : les deux vues d’Athlinata et de Yaelengou Kipa dénudés relèvent du registre anthropologique. Une troisième vue est réalisée dans la mission : le couple est assis sur un des chemins d’accès au site, avec deux jeunes enfants (figure 20). Yaelengou Kipa est ici enveloppée dans une peau d’otarie traditionnelle. La femme et les garçons regardent la caméra ; le plus jeune tient un bout de biscuit dans la main, probable cadeau du photographe ; Athlinata fixe au contraire quelqu’un d’autre, peut-être Hyades qui dirige la pose. La dernière session photographique a lieu le 19 août 1883, deux semaines avant le départ de la mission : ce jour-là, à la demande de Hyades, Athlinata confectionne un harpon et « prend la pose » pour les cinq vues qui immortalisent les étapes de ce travail et la démonstration du tir au harpon et à la fronde50.

Figure 20. – Edmond Payen, Athlinata, sa femme Yaelengou Kipa et deux enfants.

Baie Orange, 1882-1883. Négatif au gélatino-bromure d’argent sur plaque de verre. MqB-JC, PV0034786.

Mission scientifique du Cap Horn © musée du quai Branly – Jacques Chirac.

Edmond Payen, Athlinata et sa femme Yaelengou Kipa, vues de face et de dos.

Baie Orange, janvier 1883. Négatifs au gélatino-bromure d’argent sur plaque de verre. MqB-JC, PV0034784, PV0034785.

Mission scientifique du Cap Horn © musée du quai Branly – Jacques Chirac.

23Pour l’occasion, Athlinata a retiré ses habits, visibles à l’arrière-plan d’une des vues mais porte un cache-sexe, inhabituel chez les hommes yahgans. Cette séance enregistre tant un savoir-faire que les diverses postures du corps, dans une visée ethnographique mais également d’étude anatomique. La photographie d’Athlinata lançant son harpon (figure 21) est devenue l’image archétypale de la mission scientifique du Cap Horn, que Hyades choisit comme première illustration du rapport rédigé avec Deniker. Athlinata y incarne la quintessence du Fuégien, nu au milieu d’une nature luxuriante, sauvage et vigoureux, dans l’action de la chasse. Il apparaît tel un éphèbe, le corps svelte et parfaitement proportionné, « aux formes très régulières51 ». C’est probablement pour l’exemplarité de son physique qu’Athlinata est choisi pour le seul moulage de corps tenté sur le vivant. Il va être érigé en « nec plus ultra » du Fuégien, en raison de sa force physique et de son indépendance d’esprit, qui sont à l’image de la vie sauvage et de la liberté qui leur sont associées. « Aussi intelligent que sauvage52 », voici ce qui, pour Hyades, caractérise Athlinata : deux qualificatifs qui ont dû faire l’effet d’un oxymore auprès d’une partie du milieu savant de l’époque.

Figure 21. – Edmond Payen, Athlinata lançant son harpon.

Baie Orange, 19 août 1883. Négatif au gélatino-bromure d’argent sur plaque de verre. MqB-JC, PV0034788.

Mission scientifique du Cap Horn © musée du quai Branly – Jacques Chirac.

24Aux côtés d’Athlinata, Kamanakar Kipa occupe une place très particulière dans l’imagerie associée à la mission scientifique du Cap Horn. Cette jeune femme de 18 ans, orpheline et célibataire, est la sœur de Latabilik Kipa, la compagne de Ceïlapatensis (dit Jonathan), le Yahgan qui sert d’interprète à Hyades. Kamanakar Kipa est donc elle aussi rattachée à une des familles implantées à la baie Orange pendant le séjour des Français, bien qu’elle ait des liens familiaux à Ushuaia. Elle est la Yahgane la plus citée dans les écrits, faisant preuve d’une grande familiarité avec les Français, étant en outre la seule à avoir participé sans exception à tous les tests biologiques et anatomiques tentés par Hyades53. Deux de ses photographies ont été reproduites dans une multitude de supports depuis leur première publication par la mission54. Icone d’un peuple en suspens, Kamanakar Kipa interpelle l’observateur. Le matériel de la mission compte au total sept vues d’elle, prises à quatre ou cinq moments différents, par Payen et par Doze.

25En janvier 1883, deux vues d’elle la présentent debout puis assise, de trois-quarts, sur la plage en lisière de forêt ; Kamanakar Kipa a déposé au sol son panier tressé et sa couverture et ne porte plus que son tablier et ses bracelets et chevillières en cuir55. Une autre vue, peut-être prise à la même occasion, la présente assise sur la plage, avec Lajeif Kipa et Chaouoalouch Kipa56. Une quatrième vue, effectuée au début de l’année 1883, montre Kamanakar Kipa debout sur le pont de La Romanche, portant cette fois-ci un collier traditionnel en coquillage et un autre en verroterie, probable cadeau des Français57. La cinquième vue d’elle est un portrait de buste, dans la pénombre (figure 23) : il s’agit d’une des rares photographies de la mission réalisées en intérieur. La jeune femme pose près d’une fenêtre qui l’éclaire latéralement de manière vive, mettant en relief son visage et son torse. Le regard de Kamanakar Kipa, porté vers la caméra, projette confiance et langueur. Cette vue fortement intimiste suggère un lien étroit entre le photographe et son sujet.

Figure 23. – Jean-Louis Doze, Kamanakar Kipa.

Janvier 1883. Négatif au gélatino-bromure d’argent sur plaque de verre. MqB-JC, PV0034779.

Mission scientifique du Cap Horn © musée du quai Branly – Jacques Chirac.

26Trois autres vues, non datées, complètent la série. La première de ces quatre vues est la plus célèbre de Kamanakar Kipa (figure 24) : la jeune femme se tient debout, le corps de trois-quarts et le visage de face, adossée à un escarpement rocheux surplombé d’un buisson ; elle est nue, le sexe couvert par une main, parée de trois colliers en coquillage et verroterie, et de bracelets et chevillières en cuir. Kamanakar Kipa dirige son regard indolent vers le photographe, les lèvres entrouvertes. Hyades précise les conditions particulières de cette prise de vue : « La Fig. 1 la représente au moment où, par une exception très rare, elle était dépourvue de son petit tablier ; notre regretté le camarade M. le lieutenant de vaisseau Payen, qui a pris cette photographie, était très connu de cette jeune fille, mais il ne put jamais obtenir qu’elle écartât sa main droite à la place assignée au tablier58. » Le retrait du cache-sexe est, en soi, un exploit que Hyades se doit de rappeler à la mémoire d’un Payen méritant59. Il s’agit ici d’une nudité obtenue dans une certaine violence, puisque le photographe a dû insister pour obtenir de la jeune femme qu’elle se déshabille. La seconde vue présente Kamanakar Kipa au milieu d’un groupe de jeunes filles (figure 22) : elle tient une position prédominante au centre d’une mise en scène pyramidale des personnages, dans l’objectif clair de la mettre en valeur. Sa posture droite et désinvolte la démarque également du reste des protagonistes, accroupies à la manière yahgane. Cette vue semble avoir été réalisée le même jour que la vue précédente : Kamanakar Kipa n’a toujours pas remis son tablier. La troisième vue (figure 25), très connue également, présente Kamanakar Kipa enlaçant Chaoualouch Kipa (« belle-sœur » d’Athlinata) : il s’agit, selon Hyades, des « deux plus belles jeunes femmes60 » de la baie Orange.

Figure 24. – Edmond Payen, Kamanakar Kipa.

Baie Orange, 1882-1883. Procédé photomécanique monochrome. Mission scientifique du Cap Horn, 1882-1883, t. VII : Anthropologie, ethnographie, 1891, planche XII.

© musée du quai Branly – Jacques Chirac.

Figure 22. – Edmond Payen, Groupe de jeunes filles fuégiennes.

Au centre, Kamanakar Kipa. Baie Orange, 1882-1883. Négatif au gélatino-bromure d’argent sur plaque de verre. MqB-JC, PV0034811.

Mission scientifique du Cap Horn © musée du quai Branly – Jacques Chirac.

Figure 25. – Edmond Payen, Kamanakar Kipa et Chaoualouch Kipa.

Baie Orange, 1882-1883. Procédé photomécanique monochrome. Mission scientifique du Cap Horn, 1882-1883, t. VII : Anthropologie, ­ethnographie, 1891, planche XIII.

© musée du quai Branly – Jacques Chirac.

27Hyades décrit Kamanakar Kipa en ces termes : « très intelligente, avec une grâce sauvage et de l’esprit naturel qui la distingu[en]t de ses compagnes61 ». Gracieuse et pleine d’esprit, elle se démarque aussi par la beauté de son corps qui « pourrai[t] rivaliser […] avec les femmes européennes les mieux faites62 ». À l’instar d’Athlinata, l’appréciation que Hyades fait d’elle vient interroger la conception primitive du Fuégien, au travers de sa grâce « sauvage » et de son intelligence « naturelle » qui sont ici présentées comme intrinsèques à l’état de nature. Kamanakar Kipa ne garde alors du « sauvage » que sa nudité, que le photographe capture par l’image dans une pratique qui se place dès lors, plutôt consciemment qu’inconsciemment comme nous le verrons, à la subtile frontière entre anthropologie et pornographie.

28Certes, ces pratiques de la photographie ne sont pas sans évoquer en France l’intérêt porté par le milieu savant pour les caractères sexuels des « races » exotiques. La Société d’ethnographie de Paris, pourtant orientée vers l’étude des faits de culture pour la classification des groupes humains, regarde de près les systèmes de reproduction et les caractéristiques sexuelles des groupes humains, à tel point que certains membres prônent l’étude des organes sexuels et l’observation directe de l’acte sexuel chez les populations étudiées63. À la baie Orange, la sexualité des Fuégiens fait également l’objet de l’attention de Hyades, qui évoque notamment le « petit vêtement de pudeur » féminin, « simplement relevé sur l’abdomen » pendant l’acte conjugal64. La question de la sexualité fuégienne sera abordée par Deniker qui, se référant aux travaux du médecin allemand Theodor von Bischoff, dira des besoins sexuels des « Fuégiens » qu’ils sont peu développés : « on les dit froids et peu excitables. Les femmes ont un caractère tout autre, et préfèrent par conséquent les blancs aux gens de leur race65 ». Il est légitime de se demander ici à quels « Blancs » Deniker se réfère et s’il ne se base pas en partie sur les données relayées par Hyades.

29Le médecin examine Kamanakar Kipa au speculum à deux reprises et obtient d’elle, « en payant le sacrifice de [sa] pudeur66 », un moulage de son sexe. La relation entre cette femme remarquée pour ses qualités physiques avec les 140 hommes de la mission française isolés au Cap Horn pendant une année complète mérite d’être posée. Le rapport inégal établi à la baie Orange entre des Yahgans extrêmement « dociles » et les Français, soulève la question du comportement que purent avoir marins et officiers au regard des femmes du voisinage. Hyades évoque le cas de Tsingalaï (compagnon de la sœur de Ceïlapatensis, « beau-frère » de Kamanakar Kipa) qui sans être « méchant, [est] un type de sauvage repoussant, [qui] pass[e], probablement moins à tort qu’à raison, pour un vieux proxénète67 », sans préciser les raisons de cette désignation. Martial renchérit : « De l’avis de tous ceux qui les fréquentent, la fidélité est très rare dans les unions fuégiennes, et la morale des plus faciles68. » Le commandant ajoute une anecdote, passée sous silence par le médecin, qui est la seule à évoquer une éventuelle relation entre une Yahgane et un Français : « Une jeune fille de la baie Orange s’était éprise d’un de nos hommes et lui fit l’aveu de son amour ; celui-ci, qui doutait de son affection, l’ayant traitée de menteuse, vit pâlir la malheureuse ; sous l’emprise de la plus vive colère, elle s’arracha une touffe de cheveux, la lissa entre ses lèvres et la jeta au feu en témoignage de sa bonne foi ; puis elle s’écria, en regardant son interlocuteur avec coquetterie et non sans une certaine dignité : “Direz-vous maintenant que je suis une menteuse ?”69. » Martial ne précise pas de quel Français il s’agit.

30C’est une source manuscrite récemment redécouverte qui apporte un éclairage nouveau sur le sujet : le journal de bord de Arthur Leclerc, maître d’hôtel du commandant Martial70. Leclerc relève dans ce texte le changement d’attitude des femmes yahganes après les premiers jours d’installation des Français à la baie Orange. De réservées et prudentes, « n’accosta[nt] le bord [de La Romanche] qu’en compagnie de leurs familles », celles-ci se montrent assez rapidement entreprenantes, venant volontiers à la rencontre des Français. Dès la fin septembre 1882, il évoque la venue fréquente de « pirogues ne contenant que des jeunes filles ». Début octobre, celles-ci vont également à la rencontre de l’équipage de la goélette américaine Thomas Hunt, revenant de leur visite récompensées de couvertures et de vêtements divers. Le maître d’hôtel précise : « Elles sont assez gentilles de figure et ne nous repoussent pas du tout. Elles nous acceptent très volontiers. Car elles rôdent constamment le long du bord dans ce but, [aussi, précise-t-il] je ne m’étonnerais pas de voir des petits Français avant notre départ – car les hommes pour avoir des biscuits et des effets les poussent à cela car ils nous les proposent et ils les envoient seul[es] à nous et quand nous sommes à terre à nous promener ils ne cessent d’être derrière nous. » Leclerc ajoute : « Bien des fois déjà les bois ont été les témoins discrets d’événements assez bizarres. Je ne comprends pas trop cette passion, car en réalité leur figure n’est pas trop déplaisante pour des sauvages, renommés pour être anthropophages, [mais] leur propreté laisse beaucoup à désirer quelques soins qu’ils y mettent. » À mode de conclusion, mais sans justifier ou préciser son propos, Leclerc conclut « Le docteur Hyades est satisfait de ces essais de reproduction. » Si Leclerc ne revient plus sur ce sujet dans la suite de ses notes, il rend néanmoins perceptible la familiarité qui s’est mise en place entre Français et Yahganes, signalant en mars 1883 le soin qu’apportent désormais les femmes à leur toilette : « Ils ou elles ne se barbouillent plus la figure ni les cheveux, soit de noir ou de rouge, au contraire ils se lavent assez soigneusement et se démêlent la chevelure, quelques unes ainsi arrangées ont même d’assez beaux traits. » Il poursuit en évoquant la punition exemplaire infligée par Martial à deux matelots « peu habitués aux refus de ces pauvres naturels » ayant voulu entrer de force dans une hutte.

31Les vues de Kamanakar Kipa posent la question des usages et des lectures des corps dénudés à compter des années 1880 dans le cadre de l’ethnographie et de l’anthropologie71. À une époque marquée par la répression des manifestations sexuelles, la photographie anthropologique des populations exotiques ouvre une voie légale pour la photographie du nu, autrement interdite. Que ces photographies aient été réalisées à des fins anthropométriques ou pour présenter les Yahgans dans leur milieu, il est certain que Kamanakar Kipa fit l’objet d’une attention toute particulière, à la différence des « vieilles sorcières » de la baie Orange évoquées par Hyades, telle Chakalouchoulou Kipa (mère d’Athlinata). Ses portraits individuels ou en compagnie de Chaoualouch Kipa imitent la pose de productions photographiques érotiques ou pornographiques qui circulent en Europe à cette époque, notamment sous la forme de cartes postales. Ces similitudes laissent peu de doute sur les intentions du photographe : ces vues aux poses sensuelles, qui impliquent un abandon presque total du sujet à son égard, dégagent un érotisme que le photographe participe lui-même à construire et auquel il n’est certainement pas insensible. Cette intention est particulièrement perceptible dans le portrait rapproché de Kamanakar Kipa dans la pénombre, dont la lumière latérale semble destinée à mettre en valeur ses seins.

32Par-delà l’érotisme, Kamanakar Kipa semble vouée à rendre à elle seule toute son humanité et sa sensibilité au peuple yahgan. Sa volonté qui ne cède pas à la demande insistante de Payen de dévoiler son sexe, renvoi à un ultime geste de pudeur qui la déplace de « l’animalité animale, de l’instinct et de la volupté » qui caractérisent dans la pensée de l’époque les peuples primitifs, pour lui accorder « la pudeur civilisée » des sociétés occidentales72. Au sujet des vues la concernant, Hyades insiste par ailleurs sur la capacité de la photographie à rendre toute la gamme d’expressions de la physionomie de la jeune femme, avec une « mobilité des traits, qui parait d’abord impossible quand on considère l’impassibilité ordinaire des Fuégiens73 ». Kamanakar Kipa illustre « l’aptitude » des Fuégiens, « à mimer et à reproduire des nuances très délicates de sentiments. Elle est accompagnée d’une grande force d’expression dans le regard74 ». C’est ce regard, en sus du corps et de sa volupté, que s’est attaché à rendre le photographe, dans une volonté de capturer cette fois-ci non seulement un corps, mais aussi son âme. Car il s’agit bien pour Hyades de ramener à Paris le Yahgan dans sa plus grande complétude.

« Collecter » l’Autre

33L’observation in situ et la photographie des Yahgans sont suivies de la production du matériel d’étude destiné au Muséum national d’histoire naturelle parisien. Dans le cadre de la mission, la collecte constitue une étape fondamentale des tâches à conduire dans le domaine des sciences naturelles. La donnée brute est la base à partir de laquelle la recherche menée sur place pourra être complétée et corroborée à Paris. La constitution de la collection anthropologique débute dans le laboratoire d’histoire naturelle : Hyades procède à la collecte systématique d’échantillons de cheveux prélevés sur les habitants de la baie Orange (figure 26). En complément, Hyades note la couleur et la rareté des cheveux, de la barbe et des poils, autant d’éléments de distinction raciale susceptibles de nourrir la recherche anthropologique.

Figure 26. – Cheveux yahgans, collection Hyades.

Musée de l’Homme, Paris © MNHN – J. C. Domenech.

34Toujours dans son laboratoire, Hyades multiplie les moulages anatomiques sur les individus vivants. Cette production concerne toutes les parties du corps. Les moulages reproduisent des membres supérieurs et inférieurs, des pieds, des mains, un coude, des ombilics, des seins, des mamelons, des oreilles. Plusieurs spécimens reproduisent les plis de la peau, particulièrement prononcés sur certaines parties du corps, dont les genoux, « au gros pli disgracieux à voir75 », ou la peau d’une « omoplate avec acné ». Hyades évoque également la réalisation d’empreintes des arcades dentaires. La mission avait quitté Paris avec 200 kg de plâtre : cette quantité est écoulée en moins de six mois, contraignant Hyades à solliciter un ravitaillement.

Collection anthropologique produite par la mission scientifique du Cap Horn (1882-1883).

35Il ramène en France huit moulages de bustes, dont sept attribués à des habitants réguliers de la baie Orange : Koufkahoeli Kipa, Tsingalaï, Chayentsis (figures 27 et 28), Ayamaçaskentsis, Onayanakentsis, Ouchpoukatekanentsis et Ouceniouelis Kipa. Celui restant est non identifié. Les critères retenus pour le choix des individus à mouler ne sont pas précisés. Certains d’entre eux ont eu la tête rasée, afin de rendre visible la forme du crâne. Comme évoqué précédemment, Hyades tente également de faire le moulage complet d’Athlinata, sans succès. Il réussit en revanche « sans difficulté chez les hommes et chez les femmes […] de bons moulages des organes génitaux externes76 » : sur dix hommes examinés sous ce rapport, six moulages sont réalisés ; pour les femmes le ratio est de douze examens et de trois moulages77. La question de pourquoi les Yahgans acceptent de se laisser mouler avec autant de facilité reste ouverte ; la fréquentation quotidienne, la relation de « confiance » ou la promesse d’une récompense, en sus de la relation de pouvoir, peuvent expliquer en partie cette adhésion. Lucas Bridges dira plus tard que ceux-ci se plièrent à la requête de Hyades uniquement parce que son père Thomas Bridges, révérend de la mission anglicane d’Ushuaia, le leur avait demandé, sans quoi « ils n’auraient jamais accepté de se laisser suffoquer par une épaisse couche de plâtre de Paris78 ».

Figure 27. – Edmond Payen, Chayentsis et sa femme.

Baie Orange, 1882-1883. Négatif au gélatino-bromure d’argent sur plaque de verre. MqB-JC, PV0034792.

Mission scientifique du Cap Horn © musée du quai Branly – Jacques Chirac.

Figure 28. – Moulage du buste de Chayentsis.

Plâtre peint.

Musée de l’Homme, Paris © MNHN – D. Ponsard.

36Cette décomposition du « corps en morceaux79 » n’est pas nouvelle. Elle s’inscrit au contraire dans une tradition qui s’est mise en place à la fin du xviii^e siècle, pour prendre son essor dans la première moitié du xix^e siècle avec le développement des musées de médecine : préparations naturelles, moulages, modèles de cire, écorchés, pièces d’anatomie osseuse s’entassent dans ces institutions, à l’âge d’or de l’anatomie. Le procédé de moulage en cire et en plâtre offre un avantage non négligeable pour rendre fidèlement les pathologies dermatologiques ; il est même préféré à la photographie, car il permet de rendre avec un luxe de détails le volume et l’aspect de la peau. Avec le développement des phénomènes pathologiques, cet enregistrement multiple des caractéristiques du corps conduit à l’établissement de séries de pièces d’anatomie qui sont stockées à destination du médecin et du savant80.

37En complément à cette production en laboratoire, Hyades cherche à rapporter le plus d’ossements possible. Il résume le résultat de son entreprise : « Les pièces ostéologiques rapportées par la mission du Cap Horn peuvent être groupées en trois chefs : 1^o sept squelettes complets, dont deux d’adultes, homme et femme, et cinq d’enfants ; 2^o trois crânes isolés (deux d’hommes et un de femme) : 3^o deux squelettes incomplets et plusieurs ossements isolés (trois omoplates, deux clavicules, deux humérus, trois radius, deux cubitus, un bassin, deux sacrums, trois fémurs, cinq tibias, trois péronés, etc.)81. » Les ossements isolés présents dans la collection sont fournis à Hyades par les Yahgans de la baie Orange. Hahn ramène en outre deux crânes isolés et des squelettes incomplets recueillis dans l’île Navarino. La série de crânes, privilégiée au Muséum pour les études de craniométrie, n’est pas considérable, mais « elle acquiert de la valeur par la provenance exacte des pièces82. »

38La visite à la mission anglicane d’Ushuaia est une aubaine pour Hyades, qui trouve le moyen de se procurer un premier corps, celui d’une fillette de huit ans, Ouchououaeli Kipa, décédée de tuberculose ; il procède à son autopsie, puis prépare son squelette sur place ; ses poumons sont conservés pour leur transport à Paris, dans de l’alcool. La visite de Hyades est suivie par plusieurs séjours de Martial et le second médecin de l’expédition, Hahn, qui poursuit les soins prodigués par Hyades dans la colonie décimée par l’épidémie de tuberculose. Bridges leur fait don de « quelques spécimens importants, notamment d’ossements humains, que les naturels lui apport[ent] […] sans aucune difficulté83 ». Trois corps d’enfants sont ainsi « collectés » à la colonie anglaise. Un quatrième est obtenu le jour même du départ de la mission, lors d’une escale à Ushuaia sur le chemin du retour : le corps d’un petit garçon d’un an nommé Barnabé, décédé le 2 septembre 1883 et inhumé dans le cimetière d’Ushuaia. Barnabé est le fils d’un Yahgan anglophone employé à la mission anglaise et d’Annie, sœur de Yakaïf, l’interprète recruté par Martial. À l’instigation du missionnaire anglais Robert Whaits, son corps est déterré deux jours après sa mise en terre, avec le consentement du père, obtenu moyennant 25 francs. Dans sa douleur, le père exige toutefois que les effets personnels de l’enfant soient laissés dans le cercueil pour être brûlés plus tard, à ce que les Français croient comprendre84. Martial embarque ainsi dans son navire le corps du neveu de son principal collaborateur pendant son séjour au Cap Horn. C’est le jour du départ, les Français sont pressés et ne peuvent mener l’examen extérieur du corps : « Le père ayant été entraîné quelques pas à l’écart, on fit rapidement une ponction de la fontanelle supérieure, jusqu’au cerveau, et une incision sur la ligne blanche abdominale. Le corps fut placé immédiatement après dans un sac non fermé et introduit dans un baril d’alcool qui contenait déjà 160 litres de ce liquide85. » Le corps de Barnabé est ainsi conservé et ramené à Paris.

39Les corps obtenus à Ushuaia ou les squelettes incomplets s’avèrent cependant, selon les critères de l’époque, d’un intérêt secondaire, soit par leur état de conservation, soit par leur origine, l’acculturation des familles résidant à Ushuaia ne permettant pas de s’assurer de la représentativité de ces corps au regard de la « race fuégienne ». Deux événements inespérés permettent néanmoins de combler cette lacune.

40Au début du mois de février 1883, Hyades, accompagné de Sauvinet, de quatre marins et d’un interprète, navigue en baleinière vers le nord, désirant explorer les rives des baies Packsaddle, Tékinika et Ponsonby. Le groupe fait alors la rencontre d’une pirogue transportant des passagers au visage barbouillé de noir et aux cheveux coupés ras au sommet de la tête. Ils apprennent du propriétaire de la pirogue, Oufhtaradeka (figure 19), qu’ils portent le deuil de sa femme Lapouch Kipa, morte quatre ou cinq jours plus tôt et enterrée à Kanakouch (baie Ponsonby). Accédant à la prière de Hyades, « trop désireux de voir les sépultures fuégiennes pour manquer une pareille occasion d’en visiter une », Oufhtaradeka le guide au lieu de la sépulture et déterre la défunte. Une fois le cadavre mis à jour, Hyades demande à Oufhtaradeka de pouvoir emporter le corps. D’après le récit de Hyades, celui-ci accepte et consent même à le transporter lui-même jusqu’à la baie Orange dans son embarcation86. Le corps de Lapouch Kipa est autopsié à la mission, ce qui permet de conclure à la cause du décès, dû à une hémorragie puerpérale, puis le squelette est préparé sur place. Hyades précise avoir « conservé à peu près tous les viscères de la femme exhumée », mais non pas son cerveau, déjà en putrilage. L’épisode du déterrement de Lapouch Kipa est d’une violence certaine pour les Yahgans. Comme évoqué plus haut, face à la présence menaçante d’Athlinata, Hyades renonce à photographier les lieux. L’opération, menée apparemment sans incident, fait parler d’elle puisque Hyades rapporte : « on en a jasé en Fuégie, et j’ai éprouvé d’insurmontables difficultés à donner un double à ce spécimen87 ». Quelques semaines plus tard, Hyades réussit en effet à obtenir un deuxième corps.

Figure 19. – Edmond Payen, Fuégien [Oufhtaradeka] et sa famille.

Baie Orange, 1882-1883. Négatif au gélatino-bromure d’argent sur plaque de verre, MqB-JC, PV0034800.

Mission scientifique du Cap Horn © musée du quai Branly – Jacques Chirac.

41Le 15 avril 1883, un Yahgan connu de Hyades, Ouchpoukatekanentsis (figures 30 et 31), se présente à lui atteint d’un grave phlegmon à la jambe. Pendant dix jours le médecin suit l’évolution du malade, qui « demande des ponctions avec le bistouri sur la jambe », désignant lui-même les endroits à cibler, mais refuse ouvertement d’être transporté au laboratoire par crainte de subir le même sort que Lapouch Kipa. Moribond, il est néanmoins amené au centre d’opération de Hyades par ses deux femmes : il y décède le 26 avril, soulagé de la douleur par les sédatifs fournis par le médecin. Hyades ne cache pas ses intentions et s’exécute sur le champ : « Naturellement, j’ai gardé le corps, et je n’ai pas eu pour cela beaucoup de difficultés avec la famille ou les amis du défunt, auxquels il a fallu cependant faire une distribution générale de cadeaux. C’est un très beau sujet de quarante ans environ. J’ai fait, une heure après le décès, une injection d’alcool par l’origine de l’aorte et j’ai placé le corps entier dans une barrique d’alcool88. »

Figure 30. – Edmond Payen, Ouchpoukatekanentsis entre ses deux femmes [Kitamaoyoelis Kipa et Cifarakouchouaeli Kipa] et sa fille [Kinachar Kipa].

Baie Orange, 1882-1883. Négatif au gélatino-bromure d’argent sur plaque de verre. MqB-JC, PV0034815.

Mission scientifique du Cap Horn © musée du quai Branly – Jacques Chirac.

Figure 31. – Edmond Payen, Ouchpoukatekanentsis.

Baie Orange, 1882-1883. Négatif au gélatino-bromure d’argent sur plaque de verre. MqB-JC, PV0034814.

Mission scientifique du Cap Horn © musée du quai Branly – Jacques Chirac.

42Aux yeux de Hyades, le corps d’Ouchpoukatekatekanentsis a ceci d’exceptionnel qu’il a été mesuré et photographié de son vivant. Il vient casser cette dichotomie en vigueur à Paris, entre d’une part, l’étude anthropométrique pratiquée sur le vivant par un non professionnel sur le terrain, et d’autre part, l’étude sur le non-vivant réalisée par le savant en laboratoire, à partir des matériaux « produits » à partir du vivant (restes humains, moulages, photographies, descriptions). Ce Yahgan jouit par ailleurs d’un « pédigrée » irréprochable : né dans une très petite localité de la baie Ponsonby, au « centre du pays yahgan », il est connu de longue date par les missionnaires anglais d’Ushuaia. Il présente ainsi « un type fuégien pur, autant que l’on puisse admettre l’existence d’un tel type89 ». Hyades se félicite ainsi du « grand intérêt90 » de ce corps. Dès le mois de mai 1883, il demande à Quatrefages de prendre les devants sur les formalités à remplir pour qu’aucun obstacle administratif ne vienne retarder l’expédition rapide des collections anthropologiques au moment de leur arrivée à Cherbourg.

Anonyme, 10287, Fuégienne (crâne de Lapouch Kipa), vers 1890-1911.

Négatif au gélatino-bromure d’argent sur plaque de verre. MqB-JC, PV0001487.

© musée du quai Branly – Jacques Chirac.

L’entrée du Fuégien dans les collections du Muséum de Paris

43La collection anthropologique réunie par Hyades et Hahn compte 218 pièces « comprenant des squelettes, des têtes osseuses, des moulages, des échantillons de cheveux, etc.91 ». Cette collection correspond aujourd’hui à 169 entrées dans la base de données de l’Unité de gestion des collections d’anthropologie du musée de l’Homme. Les corps prélevés par la mission subissent à leur arrivée à Paris un traitement méthodique visant leur étude et leur conservation la plus complète, suivant des procédés amplement développés depuis le premier tiers du xix^e siècle. Le moulage des cinq cadavres ramenés dans l’alcool est effectué par Jean-Benjamin Stahl, chef de l’atelier de moulage, sous la direction de Quatrefages. Une fois moulé, le corps de Barnabé est envoyé au Laboratoire de la faculté de médecine de Lyon pour y être disséqué. Les quatre corps restants sont disséqués au Laboratoire d’anthropologie du Muséum et au laboratoire de l’École d’anthropologie, dirigé par Mathias Duval. Le système musculaire d’Ouchpoukatekanentsis fait l’objet d’une étude spécifique conduite par Hyades et Léo Testut, tout comme son cerveau, analysé par Hamy et Samuel Pozzi. Les poumons d’Ouchououaeli Kipa sont analysés par André-Victor Cornil, qui confirme le décès de la jeune fille pour cause de tuberculose. Les trois squelettes d’enfant sont étudiés par Théophile Chudzinski, qui statue n’avoir obtenu aucun résultat digne d’être publié. Les squelettes, préparés et, dans le cas de celui d’Ouchpoukatekanentsis et de Lapouch Kipa, montés, sont dès lors prêts pour leur entrée dans les collections du Laboratoire d’anthropologie.

44L’étude en laboratoire procède, comme sur le terrain, par accumulation de faits, dans une approche qui privilégie l’observation et la production de matériel d’étude, faisant du sujet étudié une source intarissable de données chiffrées, visuelles et matérielles. La recherche de la donnée positive, vérifiable et comparable à souhait, entraine la transformation complète du corps étudié : d’un et indivisible, il devient multiple et démultipliable. Ouchpoukatekanentsis « collecté » se voit transformé en tableaux de mesures anthropométriques, deux photographies, des analyses, une mèche de cheveux, un moulage de buste et de corps, un cerveau, un squelette monté, des relevés du crâne et du squelette. Cette « dissolution » du corps92, qui s’inscrit dans la pratique ancienne de dissection des corps et de leur morcellement à des fins d’enseignement et de recherche médicaux, apparaît ici portée à l’extrême, dans un souci de scientificité qui se veut un modèle du genre. Le cas d’Ouchpoukatekanentsis a deux antécédents bien connus dans la recherche anthropologique. D’une part, celui de Saartjie Baartman (1879-1815), dite Vénus Hottentot93, et d’autre part, celui des chefs charrúas Vaimaca Perú et Senaque, décédés en 1833 lors de leur exhibition à Paris94. Ces derniers furent autopsiés au Muséum parisien, puis soumis à une multitude d’études dans les décennies suivantes, dans un souci d’exhaustivité toujours renouvelé95. À travers ses restes, Ouchpoukatekanentsis, comme Saartjie Baartman, Vaimaca Perú et Senaque avant lui, « vit » à compter de son entrée au musée plusieurs « vies post-mortem96 », dont le dernier chapitre n’est certainement pas encore écrit.

45Les premiers spécimens à être inscrits au registre d’inventaire du Laboratoire d’anthropologie sont des moulages de bustes et d’éléments de corps : « quatre bon creux de huit épreuves de bustes de Fuégiens » sont acquis d’un certain M. Barbier le 29 mars 188497. Le 1^er décembre 1884, sont enregistrés « sept bustes et sept bons creux de Fuégiens de la baie Orange » – correspondant à ceux d’Onayanakentsis, d’Ayamaçaskentsis, de Chayentsis, de Koufhkaoeli Kipa, de Tsingalaï, d’Ouceniouelis Kipa et d’un jeune homme non identifié – et les « quatre-vingt dix épreuves de quatre vingt dix bons creux de pièces diverses, de Fuégiens de la baie Orange », qui correspondent à ceux produits par Hyades sur des modèles vivants à la mission de terre. Ces moulages de différentes parties du corps de sujets d’âge et de sexe différents, sont donc inscrits en lot, sans que ne soit précisée l’identité du sujet considéré. Cette information, essentielle au regard de la contextualisation des pièces, est néanmoins fournie pour les moulages de bustes mais des interrogations subsistent au sujet du contexte de production de cet ensemble à Paris. Hyades et Deniker précisent que les moulages du corps entier d’Ouchpoukatekanentsis et du jeune Barnabé sont conservés au Muséum, mais ceux-ci ne sont pas mentionnés dans les inventaires anciens. Le moulage du corps de Barnabé est inscrit à l’inventaire seulement en 1965. Le moulage d’Ouchpoukatekanentsis n’est pas localisé de nos jours. Le 17 décembre 1884 sont enregistrés neuf échantillons de cheveux de « Fuégiens de la baie Orange » (non localisés). Les quarante-cinq échantillons de cheveux restants ne sont inscrits que bien plus tard, le 31 juillet 1888, Hyades les ayant peut-être gardés pour étude pendant ce laps de temps98. Le matériel osseux, divisé en deux lots correspondant aux collectes de Hahn et de Hyades, est inscrit au registre d’inventaire du Laboratoire d’anthropologie le 9 novembre 1885 : son enregistrement semble avoir lieu une fois son étude terminée. Le registre indique ainsi, pour Hyades, l’entrée des corps d’Ouchpoukatekanentsis, de Lapouch Kipa et d’Ouchououaeli Kipa99.

46À la fin de l’année 1885, l’étude du matériel anthropologique est en grande partie réalisée. Son interprétation et sa publication s’échelonnent néanmoins sur plusieurs années. Hyades participe de ce travail pluridisciplinaire colossal, pour lequel il est plébiscité100. Ses résultats font l’objet d’une quinzaine de présentations et d’articles, notamment dans le Bulletin de la Société d’anthropologie de Paris et la Revue d’Ethnographie. Son œuvre majeure reste néanmoins le tome VII du rapport de la mission, dédié à l’anthropologie et à l’ethnographie des Yahgans, dont il est coauteur. Afin de ne pas en retarder la publication, Hyades demande la collaboration de Joseph Deniker, anthropologue et bibliothécaire du Muséum de Paris, pour la rédaction des chapitres concernant les caractères anatomiques et morphologiques de ce peuple. Ce volume à visée monographique met ainsi en perspective les nouvelles connaissances acquises sur les Yahgans, tant du point de vue anthropologique qu’ethnographique. L’ouvrage s’organise en deux parties intégrant sept chapitres, la première consacrée à l’anthropologie (anatomie et physiologie) et la seconde à l’ethnographie (langage, mœurs et coutumes).

47Hyades et Deniker offrent tout d’abord une description du « type fuégien », en se basant sur les mensurations prises au Cap Horn et sur l’étude des crânes et squelettes ramenés à Paris. Les observations anatomiques, morphologiques, physiologiques, pathologiques et psychologiques des Yahgans sont exposées en cinq chapitres. Les mesures effectuées par Hyades sont présentées en tableaux qui constituent une source anthropométrique unique, en raison de la taille du corpus d’étude (près d’une centaine d’individus). Une part importante est consacrée à l’étude craniologique. Puis l’ouvrage présente le vocabulaire et les éléments de grammaire yahgane relevés par Hyades. Enfin, la dernière partie du volume (deux chapitres) est dédiée à l’ethnographie des Yahgans. Au terme de leur étude, Hyades et Deniker démontrent que ce peuple est, sous bien des rapports, assez semblable aux peuples européens. Reprenant la démonstration de George W. Stocking, Nélia Dias souligne que ce fut l’un des paradoxes de la recherche anthropologique de cette période, qui cherchant à faire de l’anthropologie une science pure, par la mise au point de procédés d’observation, de mensuration et de transcription précis, rendirent « de plus en plus tenue la “réalité” des races que [les savants] cherchaient à définir101 ».

Enregistrer le corps et l’âme

48Mettre les Yahgans en caisse aura été l’un des principaux objectifs de Paul Hyades. Dans un contexte de profond positivisme scientifique, le médecin pousse les limites de la collecte jusqu’à l’exhaustivité la plus complète, avec toutes les conséquences déontologiques qui se posent aujourd’hui. Hyades applique comme nul autre les préceptes d’une science positiviste qui pense pouvoir archiver l’être humain sur le terrain pour son étude en laboratoire. Il s’applique à donner de la matérialité aux observations anthropologiques qu’il réalise sur le terrain et multiplie la production de la preuve matérielle. Ainsi, Ouchpoukatekanentsis est mesuré, photographié, puis conservé et étudié après son décès. Son corps est démultiplié de manière exponentielle en une série de photographies, de chiffres, d’organes, de moulages et d’ossements qui rejoignent des archives et des réserves du Muséum national d’histoire naturelle de Paris.

49Dans un souci épistémologique d’objectivité, Hyades procède au traitement du corps de manière dépersonnifiée, annulant l’individu, le « chosifiant » dans l’objet102. L’emploi et l’instrumentalisation des restes humains sous prétexte de contribuer au progrès de la science anthropologique, représente ainsi une autre forme de violence exercée sur les Yahgans, à l’heure de leur enregistrement et de leur « transformation » en données scientifiques. À l’issue de ce processus de traitement, le corps d’Ouchpoukatekanenstsis est reproduit dans une planche du volume VII de la mission, aux côtés de celui de Lapouch Kipa. Tel un couple primordial, incarnant la quintessence du peuple yahgan, ces corps viennent s’offrir au regard du savant, comme l’image d’une collecte exemplaire mais aussi celle d’un trophée scientifique. La planche présente le « Fuégien apprivoisé » évoqué par Hyades, mis à nu et maîtrisé avec succès grâce au dévouement et à l’approche méthodique du médecin et savant, ainsi qu’aux moyens logistiques et technologiques d’une nation.

50Néanmoins, dans ce monde de classifications raciales, Hyades ne parvient finalement pas à situer les Yahgans qu’il a si étroitement fréquentés. Son étude ne conclut pas à des différences physiques notoires entre ceux-ci et les Européens. Partant de la vision réévaluée du Fuégien proposée par l’anthropologue Abel Hovelacque qui n’y voit plus une simple « race inférieure » mais plutôt « une population […] dégradée par le fait même de son habitat si ingrat103 », Hyades observe aussi chez les Yaghans côtoyés les restes d’un ancien état primordial supérieur de ce peuple, notamment dans « les éclairs d’intelligence et même la délicatesse de sentiments qui frappent si fort l’étranger admis dans la familiarité des sauvages fuégiens104 ». S’il ne parvient pas à briser le mur de l’altérité, son regard à l’égard de la population autochtone évolue au fil de son séjour à la baie Orange, au fur et à mesure qu’il apprend à la connaître. Il interprète ainsi comme un changement physique ce qui ne correspond sans doute qu’à un changement cognitif personnel : « Les yeux, généralement très beaux et expressifs, corrigent un peu la grossièreté de leurs traits. Ceux-ci se modifient pourtant d’une manière remarquable, et perdent leur sauvagerie lorsque les Fuégiens sont en contact depuis plusieurs mois avec des gens civilisés105. » Le Yahgan dans toute son indigence, qui ne se démarque que par sa force physique, laisse progressivement la place dans ses écrits à l’appréciation d’une humanité libre et dégagée « [d]es soucis quotidiens de la vie civilisée, [du] labeur incessant et [de] l’horizon borné106 ». Ainsi, Hyades érige en archétypes positifs du Fuégien ses sujets d’étude préférés : Athlinata et Kamanakar Kipa, images du « charme de la vie sauvage107 » qu’il évoque pour mettre en scène le mythe du « bon sauvage ».