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Napoléon et l'Europe

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Jean-Clément Martin

L’exportation du modèle français dans l’Allemagne napoléonienne : l’exemple de la Westphalie

Jacques-Olivier Boudon

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Géographique :

France

Texte intégral

1Le traité de Tilsit, qui met un terme à la guerre engagée contre la Prusse et la Russie en juillet 1807, marque une étape importante dans la construction de l’Europe napoléonienne. Non seulement Napoléon voit à cette occasion l’influence française s’étendre un peu plus en direction de l’est de l’Europe, mais il prend alors conscience du rôle que peut jouer la France dans l’organisation de cet espace européen. Présentant ses conquêtes aux députés du Corps législatif, il annonce en effet :

  • 1 Archives parlementaires (AP), discours de Napoléon devant le Corps législatif, 16 août 1807, disco (...)

« Depuis votre dernière session, de nouvelles guerres, de nouveaux triomphes, de nouveaux traités de paix ont changé la face de l’Europe politique. […] La France est unie aux peuples de l’Allemagne par les lois de la Confédération du Rhin, à ceux de l’Espagne, de la Hollande, de la Suisse et de l’Italie par les lois de notre système fédératif. Nos nouveaux rapports avec la Russie sont cimentés par l’estime réciproque de ces deux grandes nations. Dans tout ce que j’ai fait, j’ai eu uniquement en vue le bonheur de mes peuples, plus cher à mes yeux que ma propre gloire1 ».

  • 2 Sur Napoléon et l’Europe, voir parmi les ouvrages récents, Jean Tulard, Le Grand Empire 1804-1815, (...)
  • 3 AP, discours de Bigot de Préameneu devant le Corps législatif, 24 août 1807.

2L’idée d’un « système fédératif » est jetée. Elle reste cependant floue dans ses dispositions, même si l’on voit apparaître la justification d’une union nécessaire au « bonheur des peuples » qui vient en droite ligne de la philosophie des Lumières. Napoléon est le premier principe fédérateur de ces peuples, placés sous sa coupe. De fait, il développe une vision très centralisée de la construction européenne, autour de la France et de Paris2. Ainsi en est-il de l’unification juridique du continent européen que Napoléon envisage dès 1805, avec l’exportation du Code civil, rebaptisé Code Napoléon en 1807 et présenté par le conseiller d’État Bigot de Préameneu comme « l’arche sainte pour laquelle nous donnerons aux peuples voisins l’exemple d’un respect religieux3 ».

3Or c’est précisément au moment où s’élabore la justification théorique de l’expansion française en Europe qu’émergent deux nouveaux États, issus directement des traités de Tilsit. L’un est le duché de Varsovie, l’autre, le royaume de Westphalie. Taillé de toutes pièces sur les débris de la Prusse, ce royaume, confié à Jérôme Bonaparte, est très vite conçu pour servir de laboratoire à l’expansion de l’esprit français en Allemagne, dans le but évident de diffuser ensuite ce modèle aux espaces voisins.

La formation du royaume de Westphalie

  • 4 Pour une présentation générale, voir Helmut Berding, « Westphalie », in J. Tulard (dir.), Dictionn (...)

4Le royaume de Westphalie est constitué par une poussière de territoires, dont les principaux sont les régions que la Prusse avait cédées à la France à l’ouest de l’Elbe, les États de Brunswick-Wolfenbuttel, le pays de Hildesheim, l’Électorat de Hesse, situé au cœur du nouvel État, et dont la capitale, Cassel, allait devenir la capitale du nouveau royaume, le duché de Brunswick et les évêchés de Paderborn et d’Osnabruck au nord-ouest. Au total, le royaume est formé de seize territoires différents, ce qui n’est pas sans poser quelques problèmes d’organisation ; chacun avait ses traditions propres, son organisation, voire son dialecte, les populations de ces régions parlant quatre ou cinq dialectes différents. Le royaume de Westphalie représente une superficie de 38 000 km2 et une population de deux millions d’habitants4. Ce pays reste encore dominé par un système féodal, une société d’ordres dans laquelle la noblesse conserve une place privilégiée, ce qui frappe particulièrement les Français à leur arrivée dans ces contrées. Ainsi Beugnot, dans un rapport au nouveau roi Jérôme, précise :

  • 5 AN, 40 AP 4 (Papiers Beugnot), Rapport à Jérôme par les commissaires du roi, s.d.

« Car cette féodalité qui subsiste dans vos États n’est pas cette féodalité adoucie et presque éteinte qu’on trouvait en France en 1789, et où l’on n’apercevait plus que des privilèges et des titres honorifiques. Ici la féodalité tient à l’ordre social : elle en est la racine. Les propriétés appartiennent au prince : les laboureurs sont ses fermiers ou ses sujets. Les hommes libres eux-mêmes sont assujettis à des prestations ou des redevances dans des circonstances graves de leur vie, et même dans des circonstances assez légères. On rencontre partout des traces de la servitude originaire ou d’une émancipation récente et très sévère. La noblesse (si on excepte les maisons princières) est pauvre et ne trouve de refuge contre l’indigence que dans les emplois civils et militaires5 ».

  • 6 Sur Jérôme Bonaparte, voir Marc-André Fabre, Jérôme Bonaparte, roi de Westphalie, Paris, Hachette, (...)
  • 7 Voir Étienne Dejean, Un préfet du Consulat. Jacques-Claude Beugnot, Paris, Plon, 1907, 452 p.
  • 8 J. Tulard, « Siméon et l’organisation du royaume de Westphalie (1807-1813) », Francia, 1973, 1, p. (...)

5C’est ce royaume ainsi constitué que Napoléon confie à son plus jeune frère, Jérôme, nommé roi de Westphalie, le 7 juillet 1807. Dernier des frères de Napoléon, il est aussi le dernier des membres de sa famille à se voir doter d’un royaume, puisque Lucien fâché avec son frère restera hors du cadre du système familial. Le même sort aurait pu advenir à Jérôme. Comme Lucien, en effet, il a osé s’élever contre l’autorité de Napoléon. En l’espèce, jeune et fringant officier de marine, envoyé à Saint-Domingue au cours de la guerre contre Toussaint-Louverture, il avait décidé de son propre chef de rentrer en France par les États-Unis où il avait épousé, sans l’accord de son frère, une jeune femme de Baltimore, Élisabeth Patterson, fille de riches négociants de la ville. À son retour en France, en 1805, Napoléon, devenu entre temps empereur, avait exigé qu’il se séparât de sa femme, renvoyée bientôt en Amérique. Jérôme, pour sa part, avait été mis à l’épreuve en reprenant du service dans la marine. Après deux années de campagne, Napoléon le nomme général de division et l’intègre dans la Grande Armée en route pour la campagne de 1806. C’est à l’issue de cette campagne qu’il est nommé roi de Westphalie, quelque temps avant d’épouser une princesse allemande, Catherine, fille du roi de Wurtemberg6. Napoléon tisse ainsi sa toile en Allemagne. La corbeille de mariage est bien remplie avec ce cadeau que représente la Westphalie. Jérôme y fait son entrée le 7 décembre 1807. Mais depuis plusieurs semaines déjà, le royaume était administré par un trio de Français, formant un conseil de régence, mis en place à compter du 1er septembre 1807 et censé préparer l’arrivée du souverain. Il est composé de Beugnot, Jollivet et Siméon, tous trois issus du Conseil d’État. Beugnot, qui avait collaboré avec Lucien Bonaparte à la mise en place de l’administration préfectorale au sein du ministère de l’Intérieur en 1800 avant de devenir préfet de Seine-Inférieure, était entré au Conseil d’État7. En Westphalie, il est plus particulièrement chargé des finances. Jollivet, lui aussi membre du Conseil d’État avait également été préfet du Mont-Tonnerre et avait donc l’expérience des pays allemands. Il est chargé de l’Intérieur. Quant à Siméon, ami de Portalis et de Thibaudeau, membre du Tribunat puis du Conseil d’État, il avait participé à la préparation du Code civil et se trouvait particulièrement armé pour prendre en charge le secteur de la justice, même s’il était certainement handicapé par sa méconnaissance de l’allemand8. Tous les trois avaient en outre l’expérience des assemblées révolutionnaires.

6Mais avant d’être conçu comme un État-modèle, le royaume de Westphalie est d’abord envisagé comme une marche militaire destinée à faire face à la Prusse, certes partiellement désarmée par le traité de Tilsit, mais qui peut se réveiller à tout moment. Pour ce faire, la constitution dont le royaume est doté prévoit qu’il devra entretenir une armée de vingt-cinq mille hommes, dont la moitié composée de soldats français qui tiendront garnison à Magdebourg, ancienne possession prussienne située sur l’Elbe qui permet de contrôler les mouvements éventuels de troupes prussiennes en-deçà du fleuve, l’autre moitié étant formée de recrues westphaliennes. La Westphalie est aussi une terre conquise qui doit alimenter le trésor de guerre de la France. Les territoires qui la composent sont astreints à verser les indemnités de guerre prévues à l’issue des traités de Tilsit. Le pays voit aussi la moitié de ses domaines allodiaux lui échapper au profit de Napoléon qui s’en sert pour doter ses officiers supérieurs. Or ces domaines formaient l’essentiel des richesses budgétaires des États constituant ce nouvel espace. D’emblée, le nouveau royaume hérite d’une situation financière difficile.

L’instauration du principe constitutionnel

  • 9 Napoléon à Jérôme, 7 juillet 1807, Correspondance, t. 15, n° 12 873, p. 494.
  • 10 Ibid., 15 novembre 1807.
  • 11 On trouve le texte de cette constitution et d’autres actes du gouvernement de Jérôme dans Klaus Ro (...)
  • 12 Ibid., p. 5, n° 23.

7Lorsque Jérôme part pour Cassel, il a en poche un texte constitutionnel remis par son frère. En fait, Napoléon lui avait annoncé, en même temps que sa nomination au trône de Westphalie, sa volonté de lui procurer une constitution : « Mon intention d’ailleurs, en vous établissant dans votre royaume, est de vous donner une constitution régulière qui efface dans toutes les classes de vos peuples ces vaines et ridicules distinctions9 ». Au moment de son départ, il s’exécute : « Mon Frère, vous trouverez ci-joint la Constitution de votre royaume. Cette constitution renferme les conditions auxquelles je renonce à tous mes droits de conquête et à mes droits acquis sur votre pays. Vous devez la suivre fidèlement. Le bonheur de vos peuples m’importe, non seulement par l’influence qu’il peut avoir sur votre gloire et la mienne, mais aussi sous le point de vue du système général de l’Europe10 ». Les mots sont les mêmes que ceux que Napoléon avait employés pour justifier ses conquêtes devant les députés. Ils annoncent son intention de faire de la Westphalie, au-delà de la conquête, un terrain d’expérience politique. Le texte de la constitution en est la première expression11. Datée du 15 novembre 1807 et signée par Napoléon, elle a été en fait rédigée par Cambacérès et Regnaud de Saint-Jean d’Angély, avec l’aide du juriste strasbourgeois Christophe-Guillaume Koch, et s’inspire largement du modèle français, tout en essayant de tenir compte des traditions allemandes. Elle reprend aussi plusieurs dispositions de la constitution du duché de Varsovie rédigée quelques semaines plus tôt par Maret, d’après les instructions de Napoléon, et signée le 22 juillet 1807. En l’adressant aux commissaires français formant le conseil de régence, Berthier leur précise que le texte ne doit pas être amendé : « L’intention de l’Empereur est qu’il ne soit fait aucun changement à cette constitution12 ». La constitution de la Westphalie est composée de 55 articles répartis en 13 titres qui précisent les principales dispositions du contrat. D’emblée, il apparaît ainsi que Napoléon reste le maître du jeu politique. Il a certes confié le royaume à son frère, mais il l’envoie en Westphalie comme un préfet dans un département français, muni d’instructions qui lui sont imposées. C’est ici le cas de la constitution qui trace le cadre de son action politique. Par ailleurs, Napoléon s’arroge par la voie constitutionnelle un droit sur la moitié des domaines et prévoit l’occupation militaire du pays par ses troupes. Enfin, en cas de mort du roi sans héritier, le royaume lui revient de droit.

  • 13 Sur l’organisation du royaume, voir aussi les pièces publiées dans Mémoires et correspondance du r (...)

8L’autonomie du royaume reste donc relative, ce qui n’empêche pas la mise en place d’institutions nouvelles, largement inspirées des institutions françaises13. Ainsi la transmission de la royauté répond au principe de la loi salique ; le royaume se transmet de mâle en mâle par ordre de primogéniture. Les filles sont donc exclues de la succession. De même les femmes sont exclues de la régence comme en France, du moins jusqu’en 1813. Napoléon se méfie sans doute, dans le cas présent, de l’influence que pourrait exercer le beau-père de Jérôme, roi de Wurtemberg. Le roi gouverne avec des ministres, dont le nombre est fixé constitutionnellement à quatre. Cette limite est imposée par Napoléon pour éviter les débordements d’emplois. Comme en France, ce gouvernement comprend un ministre d’État qui assure le secrétariat de l’ensemble. À l’image de la France, le pays est doté d’un Conseil d’État formé de techniciens chargés de préparer les lois et de les défendre devant l’assemblée. Ce Conseil d’État doit comprendre entre seize et vingt-cinq membres et il est divisé en sections.

9En revanche, dans la définition des pouvoirs législatifs, la constitution a apporté une simplification par rapport aux constitutions françaises qui, à l’origine, avaient prévu trois assemblées (Sénat, Corps législatif et Tribunat), inspirées par Sieyès. En 1808, une seule chambre est conservée en Westphalie. Il s’agit des États du royaume dont les membres, au nombre de cent, sont censés représenter à la fois les États qui composent le royaume et les populations qui les habitent. Il ne s’agit évidemment pas d’une représentation démocratique, mais d’une représentation censitaire, selon un modèle assez original dont on trouve cependant un précédent dans le royaume d’Italie. Les cent représentants sont désignés dans le cadre des départements par des collèges de départements, eux-mêmes constitués par un système de listes de notabilités. La Westphalie compte huit départements, ce qui permet une représentation territoriale. S’y ajoute une représentation par catégorie sociale. La constitution crée trois classes de représentants. Aux propriétaires –comprenons la noblesse– sont réservés soixante-dix sièges. La noblesse terrienne forme le groupe social dominant en Westphalie, or la part qui lui est accordée vise en fait à une limitation de sa puissance. Quinze sièges sont en effet réservés aux négociants et fabricants – entendons les représentants de la bourgeoisie d’affaires – sur laquelle les Français souhaitent s’appuyer ; les quinze sièges restants sont attribués à des savants ou à d’autres citoyens, ce qui laisse théoriquement la porte ouverte à d’autres types de représentants.

  • 14 Herbert Obenaus, « Die Reichstände des Königreichs Westfalen », Francia, t. 9, 1981, p. 299-329.

10Quoi qu’il en soit, ce sont les notables, les élites économiques et intellectuelles qui sont invités à prendre part à la vie politique, comme en France. Les députés sont élus pour neuf ans, l’assemblée étant renouvelable par tiers tous les trois ans. L’organisation des débats parlementaires tient compte des réformes engagées depuis 1802 en France. Ainsi, l’essentiel du travail préparatoire s’effectue au sein de commissions législatives où les conseillers d’État viennent exposer les projets de loi qu’ils ont préparés. Les textes n’arrivent en séance plénière qu’une fois quasiment prêts à être adoptés, afin d’éviter les débats contradictoires qui avaient obscurci, aux yeux de Napoléon, les premiers temps du Consulat. La constitution prévoit aussi les champs d’intervention de l’assemblée, à savoir notamment la loi de finance, les projets concernant les codes de justice ou la réforme monétaire. Mais pour que l’assemblée puisse efficacement agir, encore faut-il qu’elle puisse se réunir. Or sa convocation reste à la discrétion du roi qui nomme par ailleurs son président. Le roi la convoque, mais peut aussi l’ajourner, voire la dissoudre. Dans les faits, ces États connurent une certaine activité, mais jusqu’en 1810 seulement. Ils sont en effet réunis à deux reprises, du 2 juillet au 30 août 1808, puis du 28 janvier au 12 mars 1810, accomplissant un travail législatif plus important que l’on ne l’a souvent dit14. En tout état de cause, ces États introduisent le principe du travail parlementaire en Allemagne et l’on peut même penser que l’activité des députés, issus des familles de riches notables de Westphalie, a été perçue au sommet de l’État comme présentant un risque de déstabilisation du régime, ce qui explique qu’après 1810 les États ne soient plus réunis.

11L’organisation judiciaire est également calquée sur l’organisation française. On trouve à la base la justice de paix, dont le titulaire est partiellement élu, et au sommet une Cour de cassation dont le rôle est, en Westphalie, tenu par le Conseil d’État. Pour le reste, tribunal d’instance au chef-lieu d’arrondissement, tribunal criminel au chef-lieu de département et cour d’appel forment une ossature typiquement française. Simplement, il n’est prévu qu’une seule cour d’appel pour l’ensemble du royaume. L’indépendance de la justice est proclamée (article 49) et les juges sont nommés à vie, à l’exception des juges de paix également nommés par le roi, mais sur des listes présentées par les collèges de département.

  • 15 Voir J.-O. Boudon, Histoire du Consulat et de l’Empire 1799-1815, Paris, Perrin, 2000.

12Car, on l’a compris, l’autre grande similitude entre l’organisation de la Westphalie et la France, c’est l’organisation administrative15. Le territoire est en effet découpé en huit départements, eux-mêmes partagés en arrondissements, dont le nombre varie en principe entre trois et cinq par département, soit un total de 27. La constitution adopte aussi le cadre du canton et celui de la municipalité. À chaque échelon, les responsables désignés paraissent tout droit sortis de l’administration française. À la tête du département figure un préfet, entouré d’un conseil de préfecture et qui reçoit les avis d’un conseil général. Il a les mêmes fonctions qu’un préfet français, c’est-à-dire des pouvoirs très élargis en matière d’administration, de police, ou d’impôt, mais aussi dans l’organisation des cultes ou la conscription. Les préfets nommés sont des Allemands, issus de la noblesse et recrutés parmi d’anciens magistrats ou fonctionnaires d’État. La même organisation se reproduit au niveau de l’arrondissement avec un sous-préfet, un conseil de sous-préfecture et un conseil d’arrondissement. Les municipalités ont à leur tête un maire, un ou plusieurs adjoints (en fonction de la taille de la ville) et sont dotées d’un conseil municipal. Enfin, le département sert aussi de cadre à la formation des collèges de département et des assemblées de notables chargées de composer des listes de candidats adressées au roi dans lesquelles il puise pour nommer à certaines fonctions. Comme en France, ces collèges de départements sont composés des 600 notables les plus fortunés, mais le législateur y a ajouté une disposition visant à éviter la domination des seuls nobles propriétaires fonciers. Dans ces collèges en effet, un tiers des sièges est réservé aux marchands et aux fabricants d’une part, aux artistes et aux professions intellectuelles d’autre part. Ce souci de faire place à la bourgeoisie manifeste la volonté de rupture avec la société d’Ancien Régime. La France impose les principes de 1789 à la Westphalie.

L’exportation des idéaux de 1789

13Dès la rédaction de la constitution, deux principes directement issus de la Déclaration des droits de l’homme apparaissent essentiels ; ce sont l’égalité civile et la liberté religieuse. Ils sont conjointement définis dans l’article 10 : « Le Royaume de Westphalie sera régi par des constitutions qui consacrent l’égalité de tous les sujets devant la loi et le libre exercice des cultes ». On sait combien Bonaparte a mis l’accent, dès sa prise de pouvoir, sur la notion d’égalité civile qui est l’un des fondements du bonapartisme. C’est aussi l’une des valeurs sur laquelle Bonaparte s’appuie pour se dire héritier de la Révolution française. Sur ce point, l’expérience de l’introduction du droit français en Westphalie apporte un témoignage complémentaire.

  • 16 Voir J. Tulard, Napoléon et la noblesse d’Empire, Paris, nouvelle édition revue et augmentée, Tall (...)

14En Westphalie, terre de féodalité à l’arrivée des Français, l’égalité civile passe d’abord par la suppression des privilèges dont disposaient les corporations, les villes, les provinces (article 11) et les particuliers, c’est-à-dire les nobles (art 12). L’égalité civile signifie surtout la fin du servage (art. 13), « tous les habitants devant jouir des mêmes droits ». Dans la pratique, les règlements mis au point par Siméon vont préciser les conditions de la sortie du servage. Il libère des corvées et autres servitudes personnelles, mais pas des redevances financières qui peuvent cependant être rachetées. La France ne remet donc pas en cause le droit de propriété sur lequel elle a fondé son assise, et renonce logiquement à une révolution sociale qui se serait accompagnée de l’octroi aux paysans émancipés des terres qu’ils travaillaient. Néanmoins, la mesure fait franchir un grand pas à la population de ces régions dans la voie de la liberté individuelle. D’autres mesures sont prises également pour marquer la fin des privilèges. La haute administration et les grades d’officiers supérieurs s’ouvrent aux non-nobles, de même que les abbayes et chapitres nobles (art. 15) dont on peut noter au passage qu’ils ne sont pas supprimés. Le nouveau gouvernement se refuse à procéder à une révolution complète au sein de la société westphalienne. Ainsi, si la noblesse perd ses privilèges, elle n’est pas pour autant réduite à néant : « La noblesse continuera de subsister dans ses divers degrés et avec ses qualifications diverses, mais sans donner ni droit exclusif à aucun emploi et à aucune fonction ou dignité, ni exemption d’aucune charge publique ». On pourrait presque voir dans cette formule extraite de la constitution de Westphalie une définition de la noblesse d’Empire. La noblesse est avant tout un signe de reconnaissance, une marque de notabilité. Le nouveau pouvoir a besoin de la conserver dans la mesure où elle continue à fournir une grande partie des cadres du royaume. Et pourquoi la supprimer alors qu’on s’apprête à en fonder une nouvelle en France16.

15Pour la noblesse, la disparition des privilèges signifie cependant la fin de l’exemption fiscale. « Le système d’imposition sera le même pour toutes les parties du royaume » (art. 16), mais l’impôt foncier qui devient, comme en France, la principale source de financement du budget de l’État est cependant limité au cinquième du revenu. Néanmoins, très rapidement, les populations doivent s’acclimater à un nouveau système fiscal, dont l’organisation est également calquée sur le modèle français, et ce d’autant plus qu’il faut rapidement augmenter les impôts pour faire face aux charges croissantes dans le pays. De même, le principe de l’abolition des frontières intérieures qui fait de ce pays un espace économique unifié et libre, mais fermé sur l’extérieur s’impose en Westphalie. L’instauration du Code civil en Westphalie dès 1808 parachève cette évolution, en introduisant de fait le principe de l’égalité civile. Aboutissement logique des réformes antérieures, il n’en représente pas moins un profond bouleversement dans les rapports sociaux.

  • 17 H. Berding, « Die Emanzipation der Juden im Königreichs Westfalen, 1807-1813 », Archiv für Sozialg (...)

16Après l’égalité civile, la liberté religieuse est l’autre grand principe reconnu par la constitution de Westphalie. Là encore, Napoléon suit une ligne de conduite qu’il a faite sienne en France où, alors que toutes les autres libertés étaient bafouées, en particulier les libertés politiques, il s’est toujours montré attentif au respect de la liberté religieuse, c’est-à-dire à la fois au libre exercice des cultes et à la reconnaissance de la pluralité des confessions. Or la Westphalie offre à cet égard une situation comparable à celle de la France avec la coexistence de communautés catholiques, au sud et à l’ouest, et protestantes, au nord et à l’est. On note aussi la présence d’une minorité de Juifs, forte de vingt mille habitants, soit 1 % de la population totale. Dans ce domaine, Napoléon apparaît pionnier en Allemagne, en accordant aux Juifs un statut de citoyen à part entière, alors qu’ils n’avaient auparavant aucun statut légal. Ils sont affranchis de toutes les taxes spéciales qui pesaient sur eux et peuvent désormais agir à l’instar des autres citoyens de Westphalie17. On peut noter que cette émancipation des Juifs de Westphalie précède de quelques mois les décrets sur les Juifs pris en France. Il est important de les lire ensemble, car ils découlent d’une même politique visant à intégrer les Juifs à la nation, qu’elle soit française ou westphalienne. Dans le cas de la Westphalie, le rôle d’hommes comme Siméon, Beugnot, ou Jean de Müller, engagés dans le combat pour l’émancipation des Juifs depuis l’époque de la Révolution, a été déterminant.

  • 18 18. AN, 40AP4, Rapport des commissaires au roi de Westphalie, s. d., f° 12-13.
  • 19 Sur l’influence du modèle de Frédéric II, voir Michel Kerautret, « Frédéric II et Napoléon 1800-18 (...)

17Il est certain que Jérôme Bonaparte et, derrière lui, Napoléon ambitionnent de créer une véritable nation westphalienne malgré l’hétérogénéité de départ. Très vite s’imposent donc les recettes déjà appliquées en France, à savoir les mesures visant à l’unification du territoire. On en a déjà cité quelques-unes, par exemple la création d’un cadre administratif et juridique unique. On pourrait y ajouter l’introduction de l’unité des poids et mesures, ou d’une monnaie unique frappée par le souverain et à son effigie. Enfin le français devient de fait la langue de l’administration et des élites, même si tous les actes sont traduits en allemand. Les commissaires chargés de la régence avaient suggéré à Jérôme, dès son arrivée, l’unification de la langue, notant que pour les classes aisées le Français était familier dans les anciens États de Brunswick et pas entièrement étranger ailleurs18. Ils citaient également l’exemple de Frédéric II qui avait adopté le français dans plusieurs actes19. Les commissaires font donc l’éloge de l’unité linguistique, considérant le français comme le mieux à même de faire l’unité de la Confédération du Rhin et à terme de l’Europe :

  • 20 AN, 40AP4, Rapport des commissaires au roi de Westphalie, s. d., f° 12-13.

18« La Confédération du Rhin hâtera l’accomplissement de cette prédiction. La langue française sera parlée par les diètes et conséquemment cette langue deviendra celle du nouveau droit public d’Allemagne ainsi que la langue latine l’était de l’ancien. Mais comme le français aura sur le latin l’avantage d’être une langue vivante, et celle d’un peuple voisin, et du peuple dominant en Europe, il ne se peut pas que la langue admise pour le droit public ne descende au droit civil et ne refoule insensiblement la langue allemande parmi les dialectes populaires qu’on retrouve partout en Europe, et même en France20 ».

  • 21 Le Moniteur westphalien est lancé en janvier 1809. Il est édité en français et en allemand, sur de (...)
  • 22 Jacques de Norvins, Mémorial de Jacques de Norvins, publié par L. de Lanzac de Laborie, Paris, Plo (...)

19Conformément à cette invitation, les actes du gouvernement sont donc publiés en français, mais accompagnés d’une traduction en allemand. Pour faciliter la diffusion de ces textes, un journal officiel est créé, le Moniteur westphalien, qui prend comme modèle le Moniteur universel21. Rédigé en français, avec en regard une traduction allemande, il est dirigé par Jacques de Norvins, devenu par ailleurs secrétaire général du gouvernement, qui assure ainsi le lien entre l’État et, sinon les populations, du moins les élites locales22.

  • 23 AN, 40AP15, Bulletin de la seconde quinzaine de juin 1809, sur la ligue secrète de l’Allemagne.

20L’uniformisation dans les prélèvements fiscaux et humains, par le biais de la conscription, contribue aussi à cette volonté de forger une entité westphalienne. La greffe s’avère pourtant difficile dès lors que cette volonté d’unité passe souvent par une trop forte imposition du modèle français. Les tensions nées autour de la question des corvées, mais surtout la pression fiscale suscite des réactions particulièrement vives en 1809, puisqu’elles débouchent sur la révolte d’une partie de la population. Cependant cette révolte n’est pas uniquement d’origine populaire. Elle est attisée par une partie de la noblesse qui, si elle a accepté globalement d’entrer dans le système français, n’en demeure pas moins attachée à l’Ancien Régime. C’est ce qu’a bien perçu Beugnot, lorsque devenu administrateur du duché de Berg il rappelle que la révolte couvait depuis 1808, et qu’elle n’est donc pas directement en relation avec l’affaire d’Espagne. Elle est en revanche liée aux réformes sociales entreprises depuis dix-huit mois. Beugnot parle à ce propos du combat du « sacerdoce ancien et de la féodalité » contre l’Europe nouvelle23. À court terme, l’introduction des principes français n’a donc pas été forcément bien reçue par les populations de Westphalie, les élites se divisant sur l’attitude à tenir, d’autant plus que les dotations faites à de très nombreux dignitaires français ont grevé les finances du royaume.

21Pourtant les réformes entreprises n’en demeurent pas moins importantes. Elles confirment le projet napoléonien de bâtir en Allemagne un système de gouvernement inspiré du modèle français. De ce point de vue, la Westphalie devait servir de laboratoire. Napoléon offre le royaume de Westphalie en modèle aux autres États de la Confédération du Rhin, mais il ne leur impose pas de transformations radicales. Chaque pays reste souverain et libre d’emprunter la voie tracée par la France. Certains, comme la Saxe ou le Mecklembourg gardent leurs anciennes institutions et pratiquent un pouvoir relativement arbitraire. D’autres en revanche adoptent des institutions calquées sur le modèle français. Hormis la Westphalie, cinq États se dotent d’une constitution : la Bavière en mai 1808, le duché de Bade en 1809, le grand-duché de Francfort et le duché d’Anhalt-Köhlen en 1810, et enfin le grand-duché de Berg en 1812. Toutes ces constitutions ont pour principal effet une réorganisation de l’État qui passe par de nouvelles structures administratives et un renforcement de l’exécutif. Le pouvoir législatif n’a en général que des compétences restreintes, l’approbation sans débat des lois et le vote du budget sans amendement possible. De plus, les chambres sont rarement rassemblées ; en Bavière elles ne se réunissent jamais. Pourtant, même si elles donnent peu de pouvoirs à la représentation nationale, qui ne représente elle-même que l’élite du pays, ces constitutions ont cependant pour résultat d’introduire en principe l’égalité de tous devant la loi et devant l’impôt, le libre accès des habitants aux fonctions publiques, la liberté des personnes et le respect de la propriété et l’indépendance de la justice dans des États naguère dominés par le féodalisme. De ce point de vue, l’influence des institutions implantées en Westphalie fut réelle, même si dès 1810, les réformes engagées ont trouvé leurs limites au sein même de la Westphalie. Cette influence se prolonge cependant sur l’Allemagne, et notamment sur la Prusse, dans la première moitié du xixe siècle, même si la Westphalie, telle que l’avait construite Napoléon, disparaît.

Notes

1 Archives parlementaires (AP), discours de Napoléon devant le Corps législatif, 16 août 1807, discours également publié dans le Moniteur Universel, le 17 août 1807.

2 Sur Napoléon et l’Europe, voir parmi les ouvrages récents, Jean Tulard, Le Grand Empire 1804-1815, Paris, Albin Michel, 1982 ; Stuart Woolf, Napoléon et la conquête de l’Europe, Paris, Flammarion, 1990 ; Michael Broers, Europe under Napoleon 1799-1815, Londres, Arnold, 1996. ; Annie Jourdan, L’Empire de Napoléon, Paris, Flammarion, coll. Champs, 2000 ; Jacques-Olivier Boudon, « Napoléon et l’Europe », Napoléon Ier. Magazine du Consulat et de l’Empire, n° 7, mars-avril 2001, p. 48-53.

3 AP, discours de Bigot de Préameneu devant le Corps législatif, 24 août 1807.

4 Pour une présentation générale, voir Helmut Berding, « Westphalie », in J. Tulard (dir.), Dictionnaire Napoléon, Paris, Fayard, rééd. 1999, t. 2, p. 966-970, du même Napoleonische Herrschafts und Gesellschaftspolitik in Königreich Westfalen 1807-1813, Göttingen, Vandenhoeck et Ruprecht, 1973 et « Le Royaume de Westphalie, État-modèle ? », Francia, t. 10, 1982, p. 345-358.

5 AN, 40 AP 4 (Papiers Beugnot), Rapport à Jérôme par les commissaires du roi, s.d.

6 Sur Jérôme Bonaparte, voir Marc-André Fabre, Jérôme Bonaparte, roi de Westphalie, Paris, Hachette, 1952 ; Jules Bertaut, Le roi Jérôme, Paris, Flammarion, 1954 ; Bernardine Melchior-Bonnet, Jérôme Bonaparte ou l’envers de l’épopée, Paris, Perrin, 1979.

7 Voir Étienne Dejean, Un préfet du Consulat. Jacques-Claude Beugnot, Paris, Plon, 1907, 452 p.

8 J. Tulard, « Siméon et l’organisation du royaume de Westphalie (1807-1813) », Francia, 1973, 1, p. 557-568.

9 Napoléon à Jérôme, 7 juillet 1807, Correspondance, t. 15, n° 12 873, p. 494.

10 Ibid., 15 novembre 1807.

11 On trouve le texte de cette constitution et d’autres actes du gouvernement de Jérôme dans Klaus Rob (éd.), Regierungsakten des Königreichs Westphalen 1807-1813, Munich, R. Oldenbourg Verlag, 1992, p. 41-57.

12 Ibid., p. 5, n° 23.

13 Sur l’organisation du royaume, voir aussi les pièces publiées dans Mémoires et correspondance du roi Jérôme et de la reine Catherine, t. 3, Paris, Dentu, 1861.

14 Herbert Obenaus, « Die Reichstände des Königreichs Westfalen », Francia, t. 9, 1981, p. 299-329.

15 Voir J.-O. Boudon, Histoire du Consulat et de l’Empire 1799-1815, Paris, Perrin, 2000.

16 Voir J. Tulard, Napoléon et la noblesse d’Empire, Paris, nouvelle édition revue et augmentée, Tallandier, 2001 et Natalie Petiteau, Élites et mobilité : la noblesse d’Empire au xixe siècle, Paris, Boutique de l’Histoire, 1997.

17 H. Berding, « Die Emanzipation der Juden im Königreichs Westfalen, 1807-1813 », Archiv für Sozialgeschichte, 23, 1983, p. 23-50.

18 18. AN, 40AP4, Rapport des commissaires au roi de Westphalie, s. d., f° 12-13.

19 Sur l’influence du modèle de Frédéric II, voir Michel Kerautret, « Frédéric II et Napoléon 1800-1870 », Revue de l’Institut Napoléon, n° 181, 2000, 2, p. 21-44.

20 AN, 40AP4, Rapport des commissaires au roi de Westphalie, s. d., f° 12-13.

21 Le Moniteur westphalien est lancé en janvier 1809. Il est édité en français et en allemand, sur deux colonnes, et présente deux rubriques principales. La rubrique « Intérieur » rassemble les actes et décrets de Jérôme, la partie « Extérieur » donne les nouvelles de l’Empire, en reproduisant notamment les Bulletins de la Grande Armée.

22 Jacques de Norvins, Mémorial de Jacques de Norvins, publié par L. de Lanzac de Laborie, Paris, Plon, 1907, 3 tomes, t. 3, p. 234-255.

23 AN, 40AP15, Bulletin de la seconde quinzaine de juin 1809, sur la ligue secrète de l’Allemagne.

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