Conclusion
p. 321-324
Texte intégral
1Les contributions de ce volume constituent autant d’aperçus d’un champ thématique très vaste. En effet, se dessine, derrière elles, pour le sonder, tout un programme de recherche. Celui-ci devrait trouver son point de départ dans une analyse approfondie des tentatives de réformation des pratiques d’entrée (âge de la prise d’habit, durée du noviciat, âge de la profession, montant de la dot) et de sortie des couvents qui ont vu le jour après le concile de Trente, que ces tentatives soient générales (comme celle de l’âge d’entrée aux couvents, projetée sous Louis XIV, imposée en France dans les années 1770), qu’elles ne concernent qu’un ordre particulier, ou ne s’emploient qu’au niveau local, qu’elles aient pour origine des acteurs du champ religieux ou qu’elles émanent du pouvoir temporel, qu’elles soient restées à l’état de projets ou aient trouvé une application. En-deçà des règlements romains ou étatiques, les normes élaborées par les différents ordres religieux individuels notamment mériteraient une analyse détaillée, celles-ci pouvant sensiblement diverger d’un institut à l’autre, mais sans doute aussi en fonction des États dans lesquels ces derniers étaient actifs, de même que dans le temps. Certains ordres religieux auraient-ils été plus particulièrement concernés par ces tentatives de réformation ? Quels en étaient les objectifs ? Comment étaient-elles justifiées ? Autant de questions qu’il faudrait analyser en reconstituant la genèse de ces normes, à travers les débats qui précèdent leur mise en place, mais aussi ceux qu’elles provoquent, débats aux intervenants multiples, les acteurs au sein de l’ordre, les autorités romaines, celles, ecclésiastiques ou laïques, sur place.
2Des analyses seraient également à conduire sur les rouages de la procédure judiciaire permettant une telle pratique surtout pour des affaires, comme les demandes d’annulation de vœux, entremêlant des considérations spirituelles et temporelles. Derrière les dispositions théoriques édictées lors du concile de Trente pour de telles situations se cache une procédure le plus souvent complexe liée aussi bien l’imbrication des différentes cours compétentes qu’aux recours possibles par des personnes s’opposant à celle-ci. Dans le royaume de France, conformément aux dispositions romaines, il est en effet possible de réclamer contre ses vœux auprès d’une officialité dans les cinq ans suivant sa profession. Pourtant, il n’est pas rare de voir une demande envoyée à Rome (le plus souvent, à la congrégation du Concile) alors même que le délai de cinq ans n’est pas dépassé, simplement pour donner plus de poids à la démarche entreprise auprès d’une cour ecclésiastique. Au contraire, certains juristes affirment que la demande de restitution contre le délai de cinq ans qui doit être faite auprès des cours romaines n’est pas nécessaire pour mener à son terme une procédure d’annulation de vœux en France. L’on entraperçoit déjà ici l’éparpillement possible des affaires entre les différents fonds d’archives, et donc les difficultés pour en retracer les étapes. En outre, il ne faut pas oublier que, comme pour toute procédure judiciaire, des appels – simples auprès de tribunaux ecclésiastiques, comme d’abus auprès de cours parlementaires ou même directement auprès du roi par le biais du pourvoi en cassation – peuvent intervenir à plusieurs moments. Ainsi, retracer l’ensemble des étapes d’une procédure de sortie se révèle parfois complexe ; surtout, il est fondamental de croiser les sources pour pouvoir affirmer que l’annulation des vœux a été effective ou non. En effet, un religieux peut avoir été relevé de ses vœux par sentence d’une officialité diocésaine à la suite de l’entérinement d’un bref obtenu en Cour de Rome, mais avoir ensuite vu cette dernière remise en cause par une officialité métropolitaine et être donc obligé de retourner vivre selon les règles de son ordre.
3Ainsi production des normes pose naturellement la question de leur mise en pratique, de la gestion de l’exception et de la règle, des principaux conflits en jeu et de leurs fondements sociaux (à commencer par le profil des acteurs). Les recherches à venir pour la période moderne pourront s’appuyer sur les importants travaux déjà élaborés dans ce domaine par les médiévistes. Il est vrai que ces derniers ont su bénéficier de l’ouverture des archives de la Pénitencerie romaine pour la période du xve siècle et des premières décennies du xvie, ouverture qui, pour les siècles suivants, reste fort limitée. Cependant, les historiens des temps modernes n’ont pas trop à se plaindre puisqu’en contrepartie, ils peuvent disposer des fonds des nouvelles congrégations romaines mises en place par la papauté dès les débuts de la Contre-Réforme, en particulier celle du Concile, et celle des Évêques et des Réguliers, congrégations qui traitent tout autant, voire plus spécifiquement, des questions d’entrée au couvent et des façons d’en sortir. Or ces fonds constituent de véritables océans d’archives, peu sondés à ce jour.
4Grâce aux fonds de la Pénitencerie, ou encore de la chancellerie, les recherches en histoire médiévale ont parfois abouti à des portraits plus ou moins pittoresques de la vie quotidienne à l’époque considérée, en embrassant facilement tout l’Occident1. Plus souvent toutefois, elles se sont organisées selon la provenance nationale des suppliques2. Il serait tout aussi cohérent de fonctionner par des approches comparatives, en focalisant l’analyse sur l’un des différents « dérèglements » en jeu. Pour l’époque moderne, Anne Jacobson Schutte l’a déjà tenté pour le phénomène des vocations forcées ; pour le bas Moyen Âge, Milena Svec Goetschi s’est intéressée plus récemment aux moines ou religieuses en fuite. Bien des études analogues seraient à conduire pour d’autres motifs de quitter les ordres, comme celui d’un engagement militaire, ou encore celui de ces membres de la noblesse amenés à demander leur sécularisation pour assurer la survie du lignage après la mort du frère aîné.
5Il ne s’agirait pas de négliger pour autant la « circulation » au sein même du clergé régulier, entre les différents ordres. Les contributions de ce volume ont été nombreuses à démontrer la fréquence de ces mutations, en principe pensables seulement en direction d’un ordre soumis à une Règle plus exigeante, mais qui, dans la pratique, semblent avoir concerné également bien des transfuges ad laxiorem, ou encore des transferts dans le clergé séculier.
6Il va de soi que de tels travaux ne seraient que partiellement aboutis si l’on ne les prolongeait pas par une confrontation des sources romaines avec celles conservées in partibus – à moins que les recherches dans ces dernières archives ne constituent d’ores et déjà le point de départ des analyses. Pour l’époque médiévale, en effet, l’attrait des archives romaines a été, et reste d’autant plus grand que des affaires comme celles qui nous concernent ne sont que très peu documentées, ou très difficiles à repérer dans les archives. Pour la période moderne, il n’en va pas forcément de même ; les fonds des officialités, par exemple, peuvent documenter parfois assez amplement certains des cas de figure évoqués plus haut. Là encore, ces recherches restent en bonne mesure à faire. Si, pour s’en tenir à un seul exemple, celui des vocations forcées, une enquête est en cours pour la France d’Ancien Régime, on n’en sait quasiment rien de ces affaires – repérables dans les archives des officialités sous forme des procès pour dissolution de vœux – pour d’autres États catholiques, à commencer par ceux au sein du saint Empire Germanique3. Il semble clair, en revanche, que les quelques cas repérés par A. Jacobson Schutte dans les archives romaines risquent de ne constituer que le sommet de l’iceberg.
7Les recherches de ce type ne permettraient pas seulement de se faire une idée plus précise des dimensions quantitatives des phénomènes en question, ainsi que de leur répartition dans le temps (le siècle des Lumières aurait-il effectivement vu, comme on le présuppose sans doute trop facilement et de manière peu différenciée sur le plan européen, une augmentation des fuites, voire des procédures de dissolution de vœu ?). Elles peuvent aussi s’attacher aux changements de discours, là encore, par exemple, pour les justifications des dissolutions de vœu. Si celles avançant la contrainte par vim et metu se trouvent à toutes les époques, ce n’est guère un hasard si l’on entend déclarer une religieuse (seulement) à la fin du xviiie siècle que, la liberté étant le bien le plus précieux, elle espérerait d’être enfin relâchée de cet esclavage qui était pour elle sa vie au couvent4. La question de l’influence réciproque entre littérature et procédure judiciaire se pose ainsi avec force. Les fictions romanesques ou théâtrales ayant pour sujet les vocations forcées peuvent s’inspirer d’histoires vraies – comme l’a montré Georges May dans son étude historique et littéraire de La Religieuse de Diderot parue en 19545 – grâce notamment à la publication de mémoires dans le cadre de procédures d’appel comme d’abus assurant la diffusion hors des cours judiciaires de ces affaires. D’un autre côté, les plaidoiries des avocats et les discours tenus par les réclamants peuvent se nourrir des arguments philosophiques et de la rhétorique des hommes de lettres.
Notes de bas de page
1 Voir, par exemple, Arnold Esch, Die Lebenswelt des europäischen Spätmittelalters. Kleine Schicksale selbst erzählt in Schreiben an den Papst, München, C. H. Beck, 2014.
2 Recherches rendues possibles par les divers répertoires établis, dans cette même optique, de ces sources. Voir, par exemple, Penitenzieria Apostolica: le suppliche alla Sacra Penitenzieria Apostolica provenienti dalla diocesi di Como (1438-1484), sous la direction de Paolo Ostinelli, Milan, Unicopli, 2003 ; Monique Maillard-Luypaert, Les suppliques de la pénitencerie apostolique pour les diocèses de Cambrai, Liège, Thérouanne et Tournai (1410-1411) : A.S.V., Penitenzeria ap., Reg. matrim. et div., 1), Bruxelles ; Rome, Institut historique belge de Rome ; Belgisch historisch Instituut te Rome, 2003 ; Repertorium poenitentiariae Germanicum, 7 vol., Tübingen, Niemeyer, 1998-2008.
3 Pour l’une des rares contributions au sujet, voir Christine Schneider, « „Per vim et metum“: Einige Prozesse von Klosterfrauen um Dispens von ihren Ordensgelübden (aus dem Allgemeien Verwaltungsarchiv in Wien) », Mitteilungen des Österreichischen Staatsarchivs, 52 (2007), p. 81-112.
4 ASV, Arch. Nunz. Vienna, vol. 64, fo 174-186.
5 Georges May, Diderot et « la Religieuse » : étude historique et littéraire, New Haven/Paris, Yale University Press/PUF, 1954.
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