1La proclamation de la République, le 4 septembre 1870, en pleine guerre franco-prussienne, allait à l’encontre de l’opinion publique, telle qu’elle s’était exprimée par les plébiscites successifs. En effet, les républicains et la République avaient été discrédités par l’Empire. Ils étaient au pire dénoncés comme des « partageux », qui étaient prêts à mettre le pays à feu et à sang au nom de l’égalité, au mieux comme des utopistes qui brassaient des idées généreuses mais rêvaient d’une société qui ne pouvait être établie tant elle était contraire à la nature humaine. Lors du discours programmatique qu’il prononça à Bordeaux le 9 octobre 1852, Napoléon III avait implicitement dénoncé les idéologues qui étaient source de guerre civile1.

2Cette critique touchait en particulier la vision républicaine des relations internationales. Les républicains s’étaient en effet illustrés par leur dénonciation de la guerre. Ils adhéraient à la théorie kantienne, traduite et diffusée par Jules Barni2, selon laquelle les guerres étaient la conséquence inévitable du système monarchique, puisque les rois se considéraient propriétaires d’un territoire et qu’ils pouvaient en acquérir, en céder ou en échanger une partie selon leur bon vouloir. En revanche, les peuples, qui étaient les victimes des guerres, étaient nécessairement pacifistes.

3À leurs yeux, la guerre franco-prussienne confirmait cette interprétation – elle avait été voulue par l’empereur français et le roi de Prusse. Leurs adversaires, libéraux comme conservateurs, agitaient le spectre prussien : si les républicains accédaient au pouvoir, Bismarck ne manquerait pas de profiter de nouveau de la faiblesse de la France. Gambetta, impulsif et brouillon, avait démontré son incapacité à défendre le pays. Les adversaires du régime comme les pays voisins étaient persuadés que la République était un régime provisoire, qu’elle ferait rapidement preuve de son incapacité à gouverner, à l’intérieur comme en matière de politique intérieure.

4Pour surmonter cette image de dangereux pacifistes, les républicains proposèrent leur interprétation des causes de la défaite (1^re partie) et contribuèrent aux travaux parlementaires en faveur de la réorganisation de l’armée ainsi que sa républicanisation (2^e partie) ainsi qu’aux projets visant à faire accepter la République française sur la scène internationale (3^e partie). Certes, ces éléments perdurèrent pendant plusieurs décennies mais la décennie 1870 fut décisive car elle donna l’impulsion à l’inflexion du républicanisme, de l’opposition radicale à l’action réformiste, du radicalisme à l’opportunisme, passant de positions théoriques à des propositions pratiques en matière de défense comme de relations internationales.

5Cette évolution est perceptible non seulement dans les textes des penseurs républicains comme Jules Barni ou Edgar Quinet, mais également à travers les versions vulgarisées dans le pays sous forme de discours, de brochures, d’articles (La République française, le Rappel), sans oublier les propositions politiques formulées au sein du Parlement.

Exorciser la défaite

6Depuis Madame de Staël, les intellectuels français avaient nourri une véritable fascination pour l’Allemagne savante et romantique. Kant, Fichte, Schelling, Hegel furent traduits. Pendant la première moitié du xix^e siècle, une génération d’historiens, d’archéologues, de juristes, d’épigraphes – Humboldt, Niebuhr, Bunsen – contribua au renouveau de l’histoire romaine. Ils furent des modèles de rigueur méthodologique. Le jeune Edgar Quinet vint à Heidelberg suivre les enseignements de Creuzer et traduisit les écrits de Herder. Jules Barni, jeune agrégé de philosophie, fit connaître la pensée de Kant en France.

7L’historien Gaston Boissier décrivit la fascination exercée par Mommsen sur sa génération.

« Beaucoup d’entre nous suivaient alors avec la plus vive sympathie les travaux scientifiques de l’Allemagne ; ils applaudissaient sans envie à ses découvertes, ils souhaitaient à nos écoles de prendre modèle sur les siennes, ils cherchaient à reproduire ses méthodes dans leur enseignement, s’autorisaient volontiers de son exemple, et se faisaient de loin ses disciples. On les accusait bien quelquefois de se trop abandonner à des admirations étrangères, et on les soupçonnait tout bas d’être peu patriotes ; mais ces reproches ne les arrêtaient point. Il leur semblait qu’il ne faut pas laisser les haines nationales pénétrer dans les régions calmes de la science, et dans des études communes les deux peuples arriveraient à mieux se connaître et à s’estimer davantage ; ils espéraient enfin que dans cette réconciliation, qu’ils appelaient de leurs vœux, les lettrés et les savans seraient heureux de jouer le rôle de bienveillans [sic] intermédiaires et d’ambassadeurs pacifiques.
On sait combien ces espérances ont été trompées. Les savants, les lettrés de l’Allemagne ont attisé les haines au lieu de les calmer3. »

8Gaston Boissier admettait qu’ils s’étaient mépris sur le véritable esprit qui animait les Allemands et proposait de relire l’histoire romaine de Mommsen à la lueur de ses prises de position jugées antifrançaises. En dépit de la défaite, ou peut-être pour comprendre comment elle avait réussi à unir les principautés germaniques, la Prusse fut dès lors l’objet de divers travaux. De 1872 à 1875, Lavisse effectua un séjour outre-Rhin pour observer le système d’enseignement – pour lui, c’était l’instituteur prussien qui avait vaincu à Sadowa et à Sedan4 – et étudier l’histoire de la Prusse5.

9Désormais, l’Allemagne fut pour plusieurs décennies perçue comme une terre de barbarie, ainsi qu’en témoigne le champ sémantique largement en usage qui décrivait les « hordes germaniques », « barbares » et faisait état de la « perfidie tudesque ».

10Alors que la France était la terre de la liberté et l’égalité, « les Allemands, qui sont des barbares du Nord et qui n’ont pas une goutte de sang latin dans les veines, n’ont pas plus le sentiment de la liberté que de l’égalité, et poussent la passion de l’obéissance, de la discipline, de la soumission, jusqu’au goût de la domesticité6 ». Les ruines visibles dans Paris n’étaient-elles pas la preuve la plus incontestable de cette barbarie7 ?

11Quinet cita souvent son premier texte de 1831 qui avait agité le danger allemand. Il prévint que l’Allemagne n’aurait de cesse d’envahir de nouveau la France, afin de la détruire. Le véritable « projet teuton » était de remplacer la race latine par la race germanique8.

12Pour autant, les républicains ne se contentaient pas de dévaloriser l’adversaire allemand, promu au rang d’ennemi héréditaire, de barbare qui voulait de nouveau détruire les murailles érigées par la civilisation latine et rétablir l’usage de la force aveugle et brutale comme unique principe de gouvernement. Les coupables étaient les complices qui, de l’intérieur, avaient miné sans relâche la France en distillant sournoisement des principes corrupteurs.

13L’empire bonapartiste était tenu pour responsable de la défaite. Le journal de Gambetta n’avait de cesse de dénoncer « cette odieuse faction, cause unique de la ruine de la patrie et de toutes les misères qui nous ont accablés ; qui nous a dégradés comme peuple par son régime de servitude et la brutalité de ses corruptions, et qui a jeté la nation, désarmée et nue, tous les pieds des hordes germaniques9 ». Témoigne également de cette dénonciation l’écho donné au procès du général Bazaine, accusé d’avoir livré Metz, d’avoir capitulé en rase campagne, d’avoir livré des soldats, des armes et surtout l’honneur de la France. En octobre 1873, les journaux rendent compte jour après jour des étapes du procès. L’intéressé est une victime expiatoire.

14Sous forme de souvenirs, d’essais ou de romans, de nombreux livres furent consacrés à la corruption sous l’Empire10. Publié à l’extrême fin de la décennie qui nous occupe, le roman d’Émile Zola, Pot-Bouille, se consacre à décrire l’envers du décor d’un immeuble parisien, lequel est une synecdoque de l’Empire.

15Si le peuple semblait accorder sa confiance et son soutien à Napoléon III, c’est qu’il avait été odieusement trompé, comme l’affirme l’un des personnages d’Erkmann-Chatrian, le meunier Christian Weber :

« C’est pour les gens de bon sens que j’écris cette histoire. C’est mon histoire à moi, pendant la dure guerre que nous venons de traverser. Je l’écris pour montrer à ceux qui nous suivront, combien de mauvais sujets existent en ce monde, et combien il faut se mener des belles paroles ; car nous avons été trompés dans ce village, d’une façon abominable. Nous avons été trompés par toute espèce de gens : par le sous-préfet, par le préfet et les ministres ; par le curé, par les gazettes du gouvernement, par tous et par chacun11. »

16Incontestablement, le bonapartisme était « l’ennemi de la patrie ». Napoléon III n’était-il pas responsable de l’entente entre l’Italie et l’Allemagne ?

« L’Italie, furieuse, n’a pas fait de distinction entre les bonapartistes et nous ; elle n’a pas vu que l’empire n’était pas la France, qu’il était le contraire de la France, que c’était la France qui avait traîné l’empire à Solferino, mais que c’était l’empire qui avait traîné la France à Mentana. Elle n’a vu qu’une chose, des uniformes français à la porte de sa capitale, et en 1870 elle a oublié les services que nous lui avions rendus, et aujourd’hui elle serre la main qui nous a mutilés12. »

17Les républicains forgèrent ainsi un imaginaire négatif du Second Empire qui s’ancra profondément dans les représentations du xix^e siècle.

18La caste au pouvoir était la grande responsable. Elle était d’autant plus dangereuse pour les républicains qu’elle s’était approprié le mythe de Napoléon et avait prétendu être seule en capacité d’assurer au pays ordre et progrès. Les républicains ne manquaient pas d’associer aux bonapartistes leurs ennemis traditionnels, les légitimistes associés à l’Église romaine. Les légitimistes ultramontains regardaient vers Rome plus que vers Paris républicain. Cosmopolites, ils n’étaient pas patriotes. Ils étaient soumis à l’Internationale noire des Jésuites13. Quinet leur reproche par-dessus-tout leur hypocrisie, leur mensonge permanent. Ils font semblant d’aimer et défendre la liberté, mais veulent en réalité asservir, dominer, réduire en esclavage. Ils sont un véritable poison, semblables au curare14.

19La dénonciation des coupables – les hordes germaniques, le bonapartisme, le jésuitisme – permet aux républicains de se dédouaner et, sans le dire, de penser à la revanche. Le tableau de Henner, Elle attend, est emblématique de l’état d’esprit qui anime la majorité des républicains. Ils devaient pour cela rompre avec le pacifisme qui les animait depuis plusieurs décennies et retrouver la thématique de la nation en armes. La thématique de la défense républicaine s’imposa pour plusieurs décennies, en politique intérieure (alliance des forces de gauche face au risque de perdre la majorité) aussi bien qu’extérieure (antigermanisme).

Réarmer la nation

20Dans la continuité du mouvement né dans les années 1830, à Genève, en 1867, s’était tenu le Congrès pour la paix et la liberté, à l’instigation de Charles Lemonnier et Émile Accollas. Des libéraux, des membres de l’AIT et de nombreux républicains se mirent d’accord pour appeler de leurs vœux la formation des États Unis d’Europe. Le rôle majeur du kantien Jules Barni, qui en assura la présidence, est révélateur de la philosophie qui inspira la rencontre : la démocratie et la paix étaient indissolublement liées. Ce congrès eut un fort retentissement dans l’ensemble de l’Europe. Parmi les congressistes se trouvaient les républicains français Louis Blanc, Edgar Quinet, Jules Favre.

21Contredisant ce pacifisme, les républicains apportèrent leur soutien à la politique de réarmement du pays. Après une si terrible défaite, la France devait s’unir afin de se redresser. Dans son discours du 15 juillet 1870, Gambetta affirma que son patriotisme lui faisait mettre de côté temporairement son combat politique. Pendant la guerre franco-prussienne, il accepta la participation des conservateurs qui se mettaient au service de la Défense nationale. Par la suite, Gambetta assuma son attitude : en 1870,

« la République n’a pas craint d’accepter, au nom de l’honneur et de la sécurité de la France, la terrible responsabilité de continuer une guerre si mal commencée, parce qu’il est dans son lot, dans sa destinée, à la fois tragique et glorieuse, d’apparaître toujours lorsque la France penche sur le gouffre, de prendre en mains l’épée nationale, de réunir tous les éléments qui ont confiance dans l’avenir de la France et d’en former un faisceau pour le présenter à l’ennemi. […] la République a eu le triste avantage de se présenter pour conduire les affaires de la patrie. Quelque danger qu’il y eût à donner son nom à une pareille entreprise, à marquer de son empreinte une semblable tentative, et, permettez-moi le mot, – quelque péril qu’il y eût à courir une aventure aussi désespérée, la République n’hésita pas, et pourquoi ? Parce qu’il y allait de l’honneur de la France et aussi de la paix de l’Europe dans l’avenir15. »

22La Défense nationale a constitué un moment crucial pour faire accepter le rétablissement d’un régime républicain et le retour au pouvoir de ceux qui avaient été discrédités depuis des années. Ces mois difficiles ont été révélateurs de leur capacité à s’engager sans se ménager pour le pays16. Ni la défaite, ni l’assemblée monarchiste, qui met en place une commission d’enquête sur les actes du gouvernement de la Défense nationale, ne retournèrent la situation. En témoigne la conquête de sièges par les républicains au fil des élections partielles17. La génération républicaine des hommes de la Défense nationale constitua le vivier politique de la Troisième république, les quarante-huitards revenus de leur exil, intérieur ou extérieur, étant relégués à des rôles honorifiques.

23Ainsi, les républicains soutinrent globalement les mesures de réorganisation de la défense et de réarmement. Retrouvant des accents de 1792, le journal de Gambetta du 12 août 1873 consacra un long article à la question des fortifications et concluait que c’était l’offensive plus que la ligne de défense fortifiée qui devait constituer la clé du succès18. De même, lors des discussions sur le plan Freycinet des transports, l’argument de la défense du pays fut mis en avant :

« nous ne craignons pas d’affirmer que ces projets sont inattaquables sous le rapport stratégique et qu’ils sont intimement liés à l’ensemble des dispositions prises pour la défense du pays. La République française veut vivre en paix avec tous ses voisins. Cependant, des ministres prévoyants n’en sont pas moins obligés d’envisager l’éventualité d’une guerre défensive. Or, chacun sait aujourd’hui que la promptitude de la mobilisation joue un rôle immense au début des hostilités et que, même en ne songeant qu’à défendre son territoire, une armée qui prend l’offensive avec tous ses moyens d’action, au lieu de se laisser attaquer, puise dans cette initiative une supériorité morale considérable. De si précieux avantages ne peuvent être obtenus qu’à condition de posséder un système de voies ferrées capable de produire, à un moment donné et sans secousse le puissant effort qui résulte de la mobilisation des troupes de campagne dans le moins de temps possible et de leur concentration sur la première ligne de défense avant que l’adversaire ait pu aborder celle-ci : il faut, en outre, que, dans la sphère d’action de l’armée, les routes et voies navigables soient à même de contribuer pour une large part ces sortes d’opérations en assurant les ravitaillements, les évacuations et tous les mouvements qui ont lieu sur les lignes d’étapes de l’armée d’opérations, et pour l’exécution desquelles il faut plutôt de la régularité que de la vitesse19. »

24Tirant la leçon de la défaite cuisante subie par la France contre la Prusse, les pouvoirs publics entreprirent immédiatement de réformer l’armée. La loi Cissey du 27 juillet 1872, qui réformait le service militaire et prévoyait une durée de 5 ans ou 1 an si le tirage au sort était favorable, suscita un vif débat. Les républicains voyaient dans l’institution militaire un moyen de développer l’attachement à la patrie. Jules Barni, qui avait participé à la rencontre de Genève, publia le Manuel républicain qu’il avait écrit à la demande de Gambetta. Dans la partie consacrée aux institutions, un chapitre était consacré à l’armée. Et, en appendice, un chapitre traitait du droit international, de la guerre et de la paix. En outre, il était fait allusion à l’armée dans le chapitre sur la fraternité ainsi que celui qui traitait du « dévouement à la chose publique ». Pour lui, point de doute : la guerre était une atroce barbarie20. Pour autant, la République se devait de disposer d’une force armée « pour faire respecter et pour défendre au besoin, à l’intérieur, l’ordre, c’est-à-dire la loi, et, à l’extérieur, l’intégrité du sol ou l’indépendance nationale21 ». Pour autant, cette armée républicaine devait être fort différente de celle des monarchies. Elle ne constituerait pas un corps à part, une garde prétorienne au service du monarque : « Dans une république, au contraire, l’armée se confond avec la nation elle-même ; elle n’est autre chose que le peuple sous les armes. » Elle est une armée de citoyens. En outre, cet état armé ne devait être que temporaire. L’idéal kantien demeurait : il s’agissait ainsi d’établir une paix perpétuelle. Le progrès de la civilisation conduirait les nations à régler leurs éventuels différends par un tribunal international. La République se devait donc d’être exemplaire.

« Le crime du Deux-Décembre avait jeté dans le sein de la France une perturbation qui avait corrompu ses organes et troublé ses fonctions ; la République a fait disparaître ce désordre, au moins dans son principe, sinon encore dans ses effets, – des effets si désastreux ne se corrigent pas si vite. À son tour, le criminel usage que la Prusse vient de faire de sa victoire, en s’annexant par la violence des provinces qui ne veulent pas être à elle, a jeté dans le sein de l’Europe une perturbation qui ne lui laissera aucune sécurité ni aucune dignité tant qu’elle n’aura pas disparu. La République française réparera aussi ce désordre européen, et, en jetant les bases de la fédération des peuples libres, elle préparera le règne de la paix, cet idéal de l’humanité qu’il faut poursuivre, dussions-nous ne jamais le réaliser entièrement22. »

25Pour l’historien Quinet, plus que le manque d’organisation et d’administration, l’inégalité d’armement et d’équipement, c’était l’état d’esprit des armées françaises qui leur avait fait défaut, caractérisé par l’absence de force morale, le manque de sens du combat. Alors que les forces adverses étaient animées de la volonté de conquérir, de s’étendre et de vaincre, les Français ne voulaient pas défendre l’Empire, défendre le 2 décembre23 :

« II ne nous suffit pas de refaire une armée, ni d’imiter les institutions militaires de la Prusse ou de la Suisse ; il ne suffit pas d’augmenter l’effectif et le matériel, de tripler ou de quadrupler le nombre des bouches à feu, ni de refaire notre cavalerie en refaisant les races de nos chevaux indigènes. Il faut encore donner à cette armée nouvelle un esprit nouveau, puisqu’il est démontré que là où l’esprit manque dans une armée, le matériel seul ne peut y suppléer. […]
« Sans doute, concède-t-il, il faut que le soldat apprenne à lire et à écrire, l’officier à manier les cartes, le général à concevoir un plan. » Mais surtout, dans une République, le soldat est un citoyen. Il doit être animé par le sentiment national. Il est essentiel de « retremper l’armée dans la nation et la nation dans l’armée. » Donnant l’exemple de la Suisse, Quinet estime que le camp d’entraînement est un lieu et un moment qui permet d’insuffler cet état d’esprit. « Le camp est la grande école de liberté, d’égalité, de patriotisme ; le soldat fait le citoyen. […]
Alors reparaîtront ces maximes, qu’une armée ne peut capituler en rase campagne, qu’elle doit avoir horreur de mettre bas les armes, que la destruction d’un corps est une calamité moindre que la facilité à entrer en pourparlers avec l’ennemi ; que la mort peut se réparer, difficilement la honte. »

26Sans renier leurs principes, il convenait donc que les républicains fassent preuve de réalisme. Concrètement, cela signifiait que le service militaire était dû par tous. Nulle exemption ne devait être admise. Afin d’éviter de mettre en difficulté les familles, le service devait être limité au minimum nécessaire pour apprendre le maniement des armes, qui serait entretenu par le système de la réserve. Les républicains souhaitaient un service militaire obligatoire, personnel et égalitaire. Ils refusaient une armée permanente et souhaitaient que soit mise en place « une nation exercée au métier des armes et armée24 ». Pour les plus radicaux, au nom de l’égalité, toute dispense devait être refusée25, tandis que Gambetta, qui soutenait la commission de réorganisation de l’armée, les admettait en échange d’un service public. La discussion fut de nouveau soulevée à propos du projet de réduction de durée du service miliaire déposé par Laisant26.

27Ces discussions théoriques étaient doublées de récits destinés à un public plus large et de gestes symboliques visant à exalter la nation en armes. Alors que l’idéal républicain donnait prioritairement à admirer les grands hommes et leurs œuvres – hommes de culture, de science, de pédagogie –, les républicains n’hésitaient pas à célébrer les hommes d’armes qui s’étaient mis au service de la patrie. Lazare Hoche occupe une place de choix dans le Panthéon républicain. La « société d’instruction républicaine » publia en 1874 une petite brochure écrite par Hippolyte Carnot intitulée Lazare Hoche, général républicain. Issu d’un milieu modeste et ayant des goûts simples, il avait fait preuve de courage, du sens de la justice et avait en horreur le désordre. Désireux de propager la liberté et de la faire aimer, il avait été un stratège, un organisateur hors-pair et avait su motiver ses hommes. Le récit de sa mort en faisait un martyr de la cause républicaine puisqu’il avait donné sa vie pour défendre la France terre de liberté, combattre les ennemis intérieurs (Vendée) et venir en aide aux nations opprimées. Chaque année, Gambetta se rendait au banquet organisé par les républicains versaillais en souvenir du général Hoche27. Les récits de Bara et Viala furent également remis à l’honneur. Un même état d’esprit anima les républicains qui, depuis Michelet et Quicherat, exaltaient la figure de Jeanne d’Arc qui, à leurs yeux était avant tout une fille du peuple qui avait été abandonnée par le roi et brûlée par l’Église.

28À l’image de Michelet qui avait exalté le peuple comme acteur de la révolution, les anonymes qui avaient donné leur vie pour la nation étaient mis en avant. Les journaux républicains citent abondamment et contribuent au succès des romans patriotiques, populaires et alsaciens d’Erkmann-Chatrian comme L’invasion, Madame Thérèse, Le conscrit de 1813, Le plébiscite. L’Histoire d’un paysan consacré à l’histoire de la patrie en danger en 1792, publié pour la première fois en 1869, l’ouvrage fut l’objet de très nombreuses rééditions. L’ami Fritz, qui décrivait des scènes villageoises se déroulant en Alsace, avait été publié en 1854, fut réécrit en pièce de théâtre et donné en représentation au théâtre français en 1877. Une polémique fut lancée par Emmanuel-Arthur Bucheron dit Saint-Genest, monarchiste et militariste. Le Figaro, qui en avait fait la louange en 1854, estimant que « L’Ami Fritz est tout simplement une histoire d’amour racontée avec un charme extrême et qui sort des banalités ordinaires de ces sortes de romans28 », dénonça en 1876 une œuvre antipatriotique. Les journaux républicains considéraient quant à eux qu’il s’agissait d’œuvres patriotiques qui implicitement dénonçaient l’empire29.

29Parachevant ce mouvement, les républicains firent en 1880 de La Marseillaise le chant national et instituèrent le 14 Juillet comme fête nationale. Lors de l’exposition universelle de 1889, ils célébrèrent Carnot, Marceau, La Tour d’Auvergne. Désormais, outre la défense du territoire, était confiée à l’armée la mission de contribuer à faire l’unité de la nation. Le mot d’ordre du général Boulanger, « les curés sacs à dos », relevait de ce projet.

Régénérer la nation française

30Après la défaite, il s’agissait donc de donner à Paris sa place et à la France, pays de civilisation et de liberté, son rôle et sa mission. Lors de ses nombreux voyages en France au cours de cette décennie, Gambetta insista sur la nécessité de mettre en place « une politique nationale, réparatrice et fière ». Tout en enseignant la « réserve nécessaire et la dignité du vaincu », il ne cachait pas son sentiment profond : la France devait à nouveau rayonner dans le monde pour retrouver foi en elle-même.

« C’est par l’expansion, par le rayonnement de la vie en dehors, par la place qu’on prend dans la vie générale de l’humanité que les nations persistent et qu’elles durent. Si cette vie s’arrêtait, c’en serait fait de la France […] II faut (à la France) un gouvernement qui soit adapté à ses besoins du moment et surtout à la nécessité qui s’impose à elle de reprendre son véritable rôle dans le monde30. »

31La France était « mutilée mais non ruinée », elle saurait « reprendre véritablement le rang qui lui appartient dans le monde31 ». Si le peuple français aspirait à la République, c’est qu’elle lui semblait seule capable de redresser le pays et lui redonner sa place32. Pour distinguer la France républicaine de l’Allemagne impérialiste, les républicains savoyards voulurent, à l’occasion de la visite de Gambetta, organiser un grand banquet commémoratif du rattachement « libre et spontané » de la Savoie à la France en 1792, à Chambéry, le 22 septembre 1872. La rencontre fut interdite par le préfet. Tout en recommandant la prudence afin d’éviter d’éventuelles représailles de l’Allemagne de Bismarck, Gambetta condamnait la « politique du recueillement » mise en place par les diplomates du Quai d’Orsay car elle conduisait à l’effacement et l’abandon.

« À les en croire, notre pays n’aurait autre chose à faire, qu’à se laisser oublier. Bien qu’appelé par sa situation géographique, par sa richesse et par sa force économique, par son relèvement prodigieux à jouer sa partie dans le concert européen, à remplir un rôle digne de lui sur le théâtre politique du monde, il devrait à leur sens renoncer à tout… La future politique de la France ne sera ni belliqueuse, parce que la nation veut la paix, ni imbécile parce que le peuple n’aime pas la lâcheté. Elle sera patriotique et n’aura d’autre que le bien-être et la gloire du pays33. »

32Avant 1878, selon la correspondance qu’il échangea avec Juliette Adam, Gambetta envisageait de reconstituer contre l’Allemagne le concert des nations européennes, en dissolvant l’alliance entre les Habsbourg et les Hohenzollern. Il aurait recherché l’alliance de la Russie, voire de l’Angleterre, et imaginait de regrouper les peuples latins (Italie, Espagne, Roumanie, France) et les peuples slaves34. Selon Juliette Adam, Gambetta aurait pris parti pour la politique coloniale en janvier 1878.

« J’ai choisi entre deux maux : celui de l’effacement qu’on appelait et celui de la participation à l’action diplomatique européenne. Oui, j’ai choisi l’action […]. Il faut tâter d’une politique d’expansion, conquérir ou gagner par d’habiles neutralités, l’équivalent de ce que nous avons perdu. On verra après. »

33Gambetta mit en œuvre cette politique au début des années 188035. Pour retrouver son rang, la France allait continuer de promouvoir la science. L’Exposition universelle de 1878 fut célébrée comme le signe de ce relèvement de la France.

« Cette fête de la France est aussi la fête de la République. La République seule pouvait produire tant de miracles, cause, origine et source de toutes les merveilles que le monde ébloui va contempler. Le travail, l’industrie, la science et l’art associés, groupés, multipliant leurs forces les uns par les autres, ont déjà rassemblé sur divers points du globe des chefs-d’œuvre qui ont excité la vive admiration des hommes. L’Exposition universelle ouverte à Paris en 1878 n’est pas la première que l’on aura vue. Tout autorise à penser qu’elle éclipsera par la variété, par le nombre, par l’éclat des richesses qu’elle offrira aux visiteurs toutes les Expositions précédentes. Mais ce n’est pas là qu’est le miracle. Il est tout entier dans ce simple fait que la République seule était capable de donner à la France le repos, la paix nécessaires au prodigieux travail qui a enfanté toutes ces merveilles. […] Pour nous, cette journée est la fête de la République fondée et de la France relevée ; la République et la France ne sont pas moins inséparables que le relèvement de la patrie n’était inséparable de la fondation des institutions républicaines. Toute une politique triomphe aujourd’hui, la politique nationale, la politique de la démocratie républicaine, la politique de ce grand et noble parti qui, après avoir défendu le sol et l’honneur français dans les jours d’épreuve, présente maintenant à l’univers une France libre, raffermie, prête à dire pourquoi elle veut le maintien de la paix dans l’intérêt de la justice et de l’humanité36. »

34Dernier point dans ce programme, et non le moindre, il convenait à tout prix d’instruire et éduquer les citoyens, afin d’éviter qu’ils se laissent séduire par un nouveau démagogue. La Société d’Instruction républicaine fut créée en 1870, à l’initiative de Jules Barni37. Elle fondait son action sur des comités locaux autonomes, répartis dans toute la France, qui organisaient des conférences et diffusaient des brochures de philosophie morale et politique qui contribuèrent à la diffusion du programme républicain et de la quasi intégralité de leurs discours et des débats à la Chambre, en particulier lors des périodes de crise et d’affrontement (notamment la crise de mai à juin 1877, le manifeste des 363). Augustine Fouillée publia en 1877, sous le pseudonyme de G. Bruno, l’ouvrage qui allait devenir le manuel de lecture de plusieurs générations d’écoliers français : Le tour de la France de deux enfants. Devoir et patrie. Ce livre poursuivait l’objectif de concilier formation civique, géographique, scientifique, historique et morale de la jeunesse38. Un même esprit animait l’histoire de France écrite par Lavisse pour les jeunes élèves, dont la première version parut en cette même décennie cruciale39. On sait que Lavisse inclinait plutôt vers les bonapartistes mais sa conception de l’histoire de la France était conforme à celle des républicains.

⁂

35Cette décennie fut donc décisive, parce qu’elle nationalisa la culture politique républicaine, la faisant passer d’une opposition de principe, radicale, sans concession, à l’intérieur comme à l’extérieur, à une attitude de gouvernement, prudemment réformiste, attendant le moment opportun pour mettre en œuvre son programme. Cet « opportunisme » ouvrit la voie à la républicanisation de la culture nationale, qui fut mise en œuvre au cours de la décennie suivante par la politique scolaire et l’engagement de la France dans le projet colonial.