Bismarck et la « républicanisation » de la France
Les débuts décisifs de la décennie 1870
p. 385-394
Texte intégral
« […] la France ne m’intéresse qu’en tant qu’elle a une incidence sur la situation de ma patrie et nous ne pouvons faire de la politique qu’avec la France telle qu’elle est sans l’exclure de nos combinaisons. Un monarque comme Louis XIV est un élément aussi hostile que Napoléon Ier et s’il venait à l’idée de son successeur d’abdiquer pour jouir des loisirs de la vie privée, il ne nous rendrait pas service et Henri V ne serait pas son successeur ; et quand bien même on le placerait sur le trône vacant et disponible, il ne pourrait s’y maintenir. Je peux, en tant que romantique, verser une larme sur son destin ; comme diplomate, je serais son serviteur si j’étais français, mais la France, quel que soit l’homme placé à sa tête, ne compte pour moi que comme pièce, une pièce indispensable, sur l’échiquier politique et dans ce jeu mon seul devoir est de servir mon roi et mon pays1. »
1Voilà ce qu’écrivait en 1857, Otto von Bismarck, alors représentant de Prusse auprès du Bundestag de Francfort, à son ami conservateur Leopold von Gerlach qui lui faisait le reproche d’envisager une politique d’alliance avec la France napoléonienne. À la fin de la décennie 1860, la rupture avec les conservateurs prussiens de la Kreuzzeitung est consommée. La politique extérieure décomplexée du ministre tout autant que sa recherche d’un compromis, à l’intérieur, avec les libéraux l’explique, comme autant de trahisons au « principe ».
2La naissance du Reich allemand en janvier 1871 marque-t-elle une rupture ? Comment Bismarck qui proclame l’Allemagne « saturée », en même temps que ses volontés pacifiques en Europe, est-il résolu à gérer la nouvelle puissance allemande ? Quel rôle réserve-t-il à la France ?
3La trilogie de l’historien américain Allan Mitchell2, parue un siècle après les événements, a mise au jour l’influence de l’Allemagne sur le destin de la France après 1871. En 1984, l’ouvrage de l’allemand Hans-Alfred Pohl3 devait approfondir à son tour la question des instruments de cette politique. Mais l’ouverture des archives centre et est-européennes après la chute du Mur, en affinant la connaissance des diplomaties nationales, permet aujourd’hui de redimensionner la politique française de Bismarck : la républicanisation de la France est le cœur de son engagement en Europe entre 1871 et 1875. C’est en effet une question de stratégie diplomatique qui mène à une ingérence constante dans les affaires françaises jusqu’à la « guerre en vue » de 1875.
Le régime politique de la France : une question de stratégie diplomatique
4La France a toujours été au centre de la politique extérieure bismarckienne. Jusqu’en 1866, le ministre a privilégié de bonnes relations avec le Second Empire, en qui il voyait un partenaire révisionniste possible sur l’échiquier européen. Mais le résultat de la guerre de 1866, la victoire totale de la Prusse sur l’Autriche et la mise en place d’un embryon d’unité allemande, ne pouvaient être compensées pour Napoléon III que par une alliance étroite avec l’Allemagne du Nord, assortie de quelques compensations territoriales. S’il pouvait accepter ces dernières, Bismarck ne pouvait en revanche pas s’encombrer de l’alliance française. Voilà pourquoi il lui tourne le dos dès la fin de l’été 1866 avant d’ourdir la candidature Hohenzollern au trône d’Espagne qui mène l’Empire à la guerre, puis à la défaite.
5L’abdication de l’Empereur et le changement de régime ne font cependant pas ses affaires. La République continuant la guerre retarde l’armistice et expose Bismarck à la réaction des puissances. C’est moins un danger d’intervention dans la guerre elle-même qu’il craint que les conséquences à court et moyen terme sur l’échiquier européen, notamment du côté des Russes. En profitant d’un contexte révisionniste favorable, ces derniers entendent se délier unilatéralement de la paix de Paris de 1856, c’est-à-dire sans rien devoir à l’Allemagne, contrairement à ce qu’escomptait Bismarck pour tenir la Russie dans sa main. Il sait bien que cette dernière n’a pas été l’adjuvant de sa politique d’unification4, contrairement à ce que la vulgate a longtemps conté, et s’inquiète de l’importance croissante du panslavisme, craignant qu’il ne prenne rapidement les habits d’un anti-germanisme, faisant des deux pays des ennemis5.
6Ces incertitudes à l’Est sont évidemment d’autant plus problématiques pour le ministre qu’il est convaincu de la menace d’une revanche française dès 1871. Les raisons de l’annexion de l’Alsace-Moselle6 ont nourri une intense controverse historiographique. Certains pointent la pression de l’opinion publique allemande ; d’autres, l’impératif militaire de dessiner une frontière défensive contre la France. Mais fondamentalement, seule la conviction chez Bismarck qu’une nouvelle guerre avec la France est inévitable peut l’expliquer.
7La peur de l’encerclement est la base de son raisonnement stratégique et les moyens d’éviter le cauchemar d’une coalition hostile, liant les ennemis de l’Allemagne sur les deux flancs7, sont l’objet de toutes ses manœuvres diplomatiques jusqu’en 1890.
8Pour garantir l’isolement diplomatique de la France, il faut travailler à la rendre non attractive aux yeux des puissances donc intervenir dans sa politique puisque c’est sa stabilité interne (ou son contraire) qui détermine sa valeur en tant qu’alliée potentielle. Vue depuis la Spree, c’est la monarchie, modèle d’unité intérieure et de puissance militaire, qui incarne la stabilité. Au contraire, la République représente les divisions internes et la paralysie8.
9Pour Bismarck, la composition de l’assemblée issue des élections de février 1871 laisse le jeu politique ouvert car y sont représentés la plupart des groupes qui ont dominé la politique française durant le siècle. De toutes les forces anti-républicaines élues à l’Assemblée : bonapartistes, légitimistes soutenant le comte de Chambord, orléanistes pour le comte de Paris, Philippe, dont le frère, le duc Henri d’Aumale, est lui-même élu à l’assemblée et présenté par ses troupes comme le meilleur candidat possible à la présidence, ce sont ces derniers les plus à craindre. La restauration d’une monarchie de type libéral ne déplairait pas aux Britanniques tout en étant acceptable pour les monarchies continentales.
10Face à ce danger, Bismarck doit donc s’assurer que la France se républicanise, ce qui n’est pas simple à tenir. Il y a d’abord la réaction des monarques conservateurs, russe et autrichien, que Bismarck travaille à lier à l’Allemagne avec la mise en place de l’Entente des Trois Empereurs (1872-7873). Ils ne peuvent cautionner une politique pro-républicaine en France, pour des raisons idéologiques mais aussi pragmatiques ; leur intérêt n’est pas de dépendre d’une Allemagne toute-puissante en Europe. À Berlin même, les opposants à une telle politique sont légion. En sus de ses adversaires traditionnels, la reine puis impératrice Augusta, le libéral Kronprinz et son épouse britannique, il y a, au sein même du corps diplomatique, les représentants de l’aristocratie prussienne, monarchiste et conservatrice, Reuss à Pétersbourg, Schweinitz à Vienne et surtout l’ambassadeur nommé à Paris en août 1871, le comte Harry d’Arnim. Tous peuvent compter sur l’appui de l’Empereur Guillaume qui ne veut ni blesser le principe monarchiste, où qu’il soit, ni être entraîné, à son âge (74 ans en 1871), dans une nouvelle guerre bismarckienne.
11Pour contourner ces nombreux obstacles, Bismarck dispose d’un outil majeur, la presse. À côté des journaux gouvernementaux officiels (Reichsanzeiger, Provinzial-Correspondenz), ou semi-officiels reconnus comme la Norddeutsche Allgemeine Zeitung, certains titres comme Die Post, organe acheté par les conservateurs libres en 1874, ou encore Die Kölnische Zeitung, placent des articles inspirés par le ministre, via l’office de presse du ministère des Affaires étrangères. La rémunération des journalistes complaisants, les fameux « reptiles9 » se fait essentiellement sur le fond Guelfe, la fortune confisquée au roi de Hanovre en 1866, dont la richesse, comme le fait qu’elle échappe à tout contrôle parlementaire, procure à Bismarck une grande marge de manœuvre. Il sait, entre autres instruments, les mobiliser pour s’immiscer dans les affaires françaises.
L’ingérence constante de Bismarck dans la politique intérieure française
12Adolphe Thiers, comme chef de l’exécutif puis président, est un bon compromis politique. Grand ministre de Louis-Philippe, il aura le soutien des Orléanistes ; sa déclaration en faveur de la République lui assurera celui des Républicains, calcule Bismarck. À cela s’ajoute que l’armée que Thiers projette, une armée professionnelle à l’opposé du système prussien de service universel, ne paraît pas compatible avec une rapide revanche française. Avec la République, il est donc, de 1871 à 1873, le pilier central du système bismarckien.
13Dès août 1871, le ministre envoie pour instruction au comte Alfred von Waldersee, l’attaché militaire puis chargé d’affaires à Paris, de prévenir que si Thiers venait à chuter, l’Allemagne conduirait des représailles militaires. En juillet 1872, lors du débat sur la Loi de Recrutement, les bruits de sabre allemands doivent faire taire les opposants au dirigeant français. Cette menace de « guerre préventive » est la première d’une longue série. La tâche du ministre est cependant compliquée par Arnim qui ne fait pas mystère, dans les cercles parisiens, de son opposition aux instructions de son chef et réduit ainsi leur efficacité comme Bismarck le lui en fait d’ailleurs le reproche en maintes occurrences10.
14Le 24 mai 1873, Thiers est désavoué à l’Assemblée et démissionne. Le nouveau président, le maréchal Patrice de Mac Mahon, duc de Magenta, jouit d’un grand prestige dans l’opinion française qui se souvient de ses victoires en Crimée et en Italie. C’est pourtant moins le charisme du militaire, que sa qualité de monarchiste convaincu qui inquiète Bismarck. Il fait aussitôt savoir que cette élection est synonyme d’un changement de régime. L’accréditation de l’ambassadeur allemand à Paris et de son homologue français à Berlin ne seraient donc plus valables, affirme-t-il à l’ambassadeur Gontaud-Biron. Ne pas demander de nouvelles lettres de créance, ne serait-ce pas reconnaître la République comme le régime « définitif » de la France ? Or, depuis Versailles les dirigeants français ne répètent-ils pas à l’envi que « l’ordre de choses [sic] en France est provisoire11 », ajoute-t-il, non sans malice… Le ministre va jusqu’à menacer du retrait de son représentant et en appelle à ses alliés du traité des trois Empereurs, à faire de même. En vain : le nouveau président monarchiste est rapidement reconnu par l’Europe et Bismarck est isolé. Il inaugure toutefois une campagne diplomatique et journalistique qui n’aura de cesse pendant les quatre années à venir de peindre le gouvernement français comme hostile à l’Allemagne. Puisqu’il ne peut ouvertement critiquer les velléités de restauration du régime monarchique, il accentue à dessein la menace militaire que représente le « maréchal de la revanche ».
15Il doit à coup sûr manœuvrer encore plus prudemment qu’auparavant car au cœur du pouvoir berlinois, nombreux sont ceux qui accueillent avec satisfaction l’Ordre moral qui s’installe en France. Bismarck adresse d’ailleurs en juin 1873 une mise au point énergique à son souverain. Il y détaille tous les dangers inhérents au changement survenu à Paris, à mots choisis. L’ancien gouvernement était « faible, civil, anticlérical », le nouveau est qualifié de « fort, militariste, pro-jésuite12 ». Il représente donc non seulement une menace militaire mais aussi idéologique, dit-il. Car même si ses partisans sont essentiellement des orléanistes, Mac Mahon serait lui-même enclin à favoriser le retour des Bourbons sur le trône en la personne d’Henri V ce qui, dans le contexte du Kulturkampf, poserait de graves problèmes à l’Allemagne. En Bavière notamment l’influence légitimiste et cléricale se ferait immédiatement sentir, érodant l’unité intérieure du pays. Bismarck suit là sa tactique de prédilection : dénoncer les menaces des dirigeants français sur la paix domestique pour justifier son propre interventionnisme. Ainsi la confusion qu’il fait volontairement entre les termes « royalistes » et « ultramontains », employant de préférence le second pour le premier, en est un bel exemple. Ce faisant, il ne trahit pas non plus sa conviction profonde que l’arrivée des « ultramontains » au pouvoir en France pourrait avoir un effet domino en Europe. À Vienne, ils favoriseraient un régime « centralisateur, clérical13 » ; autrement dit c’en serait fini de l’ère du hongrois Andrassy et du dualisme qui protège les intérêts allemands. En Italie et en Espagne, la France catholique trouverait aussi des alliés pour former un bloc hostile en Europe. Sur la Neva même où l’arrivée de Mac Mahon a été saluée positivement, la politique francophile serait relancée. En un mot, c’est toute la constellation diplomatique mise en place, non sans mal, en 1871 qui s’écroulerait, affirme Bismarck à Guillaume.
16Certes, l’insistance du comte de Chambord à voir la fleur de Lys sur le drapeau français ruine à l’été 1873 les perspectives d’une restauration rapide mais la menace demeure tant que Mac Mahon reste au pouvoir. Le 20 novembre 1873, le vote du septennat lui confère une position de force pour attendre. Les lettres pastorales dans lesquelles, ce même automne, les évêques français exhortent à prier pour le retour des provinces perdues, arrivent alors à point nommé pour Bismarck. Le 14 janvier 1874, Gontaud-Biron télégraphie à son supérieur, le nouveau ministre des Affaires étrangères, le duc Decazes, qu’il a été clairement averti par le ministre14. Si les attaques contre l’Allemagne ourdies par les prélats français recevant leurs ordres de Rome continuent, avec la complicité tacite des autorités françaises, Berlin se considérera menacée. On y sera forcé de déclarer la guerre à la France. Le surlendemain, un article paru dans la Norddeutsche Allgemeine Zeitung réitère15. L’opinion européenne s’inquiète d’une guerre imminente. Nul doute que Bismarck vise l’électeur français qu’il faut convaincre qu’un gouvernement monarchiste et clérical est dangereux pour la paix… In fine ce dernier est contraint de prendre des mesures contre la presse catholique. L’Univers est suspendu pour deux mois pour avoir publié les lettres. C’est une seconde manière de saper les soutiens politiques de Mac Mahon.
17L’affaire Arnim à la fin de l’année 1874 va exposer les stratégies bismarckiennes en pleine lumière. En février, le chancelier obtient enfin de Guillaume le transfert de l’ambassadeur récalcitrant à Constantinople. Mais pendant son ambassade il avait pour habitude de rédiger, en marge des instructions venues de Berlin, des commentaires très critiques envers le chancelier. Une fois évincé, ces marginalia deviennent embarrassantes… Arnim emporte donc avec lui les pièces les plus problématiques en quittant Paris. Pour les récupérer, le pouvoir est contraint de lui faire un procès qui débute le 14 décembre 1874 et s’achève par sa condamnation à trois mois de prison le 19 décembre16. Son audience extraordinaire ne tient pas seulement dans les faits : un ancien ambassadeur poursuivi par son gouvernement. À travers la cinquantaine de dépêches rendues publiques, c’est la politique française de Bismarck ou, plus précisément encore, c’est l’opposition entre ce dernier et son ambassadeur sur la forme de régime souhaitable en France qui est exposée. Pourquoi Bismarck laisse-t-il faire ? Sans doute lui paraît-il utile de faire savoir à tous à quel point la question du régime français lui importe et ce qu’il est prêt à faire…
18Ce que Bismarck fait, l’ambassadeur britannique à Berlin, Odo Russell, l’a aussi saisi en février 1874 : « sa politique anti-romaine lui sert à chercher querelle à n’importe laquelle des puissances ; il lui suffit de déclarer qu’il a découvert une conspiration anti-allemande au sein du clergé du pays qu’il veut combattre17. » Ainsi l’ingérence n’est-elle pas réservée à la France mais concerne aussi ses États voisins, érigés en véritable « cordon sanitaire », tel en 1815. Si Metternich aurait probablement été horrifié de voir les efforts de Bismarck pour encercler une France monarchiste et conservatrice, d’États libéraux et anticléricaux, pour le « révolutionnaire blanc18 », la fin justifie parfaitement les moyens. Ce processus a toujours deux volets : isoler la France de tout allié européen et faire savoir à l’électorat français, par une campagne de presse bien orchestrée, que le gouvernement monarchique est isolé donc faible. C’est le sens des interventions en Belgique, en Italie et en Espagne qui précèdent la crise de 187519.
19Pour Bismarck le résultat de cette politique n’est toutefois pas satisfaisant. Certes, pour des raisons essentiellement internes, la restauration monarchique n’a pas eu lieu mais Mac Mahon est toujours au pouvoir. Et en Europe, son interventionnisme constant et belliqueux a éveillé plus de défiance et d’hostilité contre l’Allemagne qu’il n’y en avait en 1871. Pour en sortir, il n’envisage cependant pas d’autres moyens que ceux qu’il a pratiqués jusqu’alors, ce qui est probablement sa limite comme homme d’État20, comme le montrent encore les événements de 1875.
1875 : une « guerre en vue » pour imposer la République en France ?
20L’adoption des lois constitutionnelles entre le 21 janvier et le 25 février 1875 pourrait calmer les inquiétudes de Bismarck, notamment l’amendement Wallon qui pérennise la forme républicaine du régime. D’un autre côté, l’Assemblée à dominante anti-républicaine demeure, le Sénat sert de rempart conservateur, les pouvoirs de Mac Mahon, confirmés dans le septennat, font de lui un quasi monarque. Il faut compter aussi avec les bruits persistants de coups d’État21, qui parviennent à Berlin, dès décembre 1874 par le truchement des Russes, puis en février 1875 par l’ambassadeur qui a remplacé Arnim, le prince Chlodwig zu Hohenlohe-Schillingsfürst.
21Il n’y a donc nulle surprise à ce que Bismarck poursuive sa politique d’ingérence.
22Dès février, il utilise une série de rumeurs, plus ou moins fondées, pour faire pression sur le gouvernement monarchiste : que la banque de France accélérerait la production de liquidités, que l’armée projetterait un achat massif de chevaux (10 000 bêtes), en Hongrie mais surtout en Allemagne, seraient autant de preuves que sa voisine se prépare à la guerre. À l’ambassadeur russe, Paul d’Oubril, il affirme que cette guerre aurait pour but de légitimer le retour des Orléans sur le trône22. In fine il alarme suffisamment son souverain pour obtenir de lui un décret interdisant à ses ressortissants la vente de chevaux, le 4 mars. Or si l’achat de chevaux peut être vu comme une mesure préparant la guerre, l’interdiction de leur vente en est assurément une aussi ; elle précède souvent l’ordre de mobilisation. La perspective d’un conflit agite alors sérieusement la presse et l’opinion européenne. Telle est l’atmosphère dans laquelle a lieu, le 13 mars, le vote à l’Assemblée de la fameuse « loi des Cadres ». Cette réforme pose le principe de la permanence des cadres de l’armée ; leur nombre est calculé de façon à pouvoir assurer, lors de la mobilisation, l’encadrement d’un effectif double de celui du temps de paix. Mais c’est moins ce principe général qui donne chair aux alarmes allemandes que les modifications au projet initial qu’introduisent les débats. Il était au départ prévu de réduire les bataillons d’infanterie de six à quatre compagnies. Toutefois chaque régiment se voit finalement augmenté d’un bataillon supplémentaire et passe donc de trois à quatre bataillons, ce qui a pour principal effet de porter la totalité des effectifs français à hauteur de ceux de Berlin. Voilà qui peut justifier une « guerre préventive » suivant le memorandum préparé par Moltke en mars et présenté à Guillaume Ier en avril23. Bismarck, lui, n’a jamais adhéré à cette théorie. Il ne croit pas réellement que la France prépare une revanche militaire ni qu’elle soit de sitôt en état de le faire.
23C’est pur prétexte pour agir, comme il en a saisi tant d’autres depuis 1871. Les formes de son intervention en mars-avril 1875 ne varient pas non plus24. Il débute par une offensive diplomatique auprès des puissances, notamment Saint-Pétersbourg et Londres, pour qu’elles reconnaissent le caractère menaçant des développements parisiens. Il échoue, sans appel. Il lance donc une campagne de presse appuyée sur ses « reptiles ». Un premier article paraît dans la Kölnische Zeitung, le 5 avril, sous le titre « Nouvelles Alliances ». Il prend la forme d’un récit fictif d’une source viennoise qui affirme que la guerre est peut-être plus proche qu’on ne le pensait en évoquant une rencontre entre souverains autrichiens et italiens, le possible retrait d’Andrassy et enfin la réorganisation de l’armée française. En bref : la menace d’une coalition anti-allemande.
24Le second article paraît le 9 dans le journal Die Post. Le journaliste Konstantin Rößler, qui travaille régulièrement pour les Affaires étrangères, y pointe la nécessité pour Mac Mahon d’une revanche militaire sur l’Allemagne, propre à couronner une restauration monarchique. Son titre : « ist der Krieg in sicht ? » (La guerre est-elle en vue ?) ne laisse guère de doute aux contemporains sur les intentions de Bismarck.
25La crise qu’il initie alors est à la fois l’acmé de sa politique de contrôle et d’isolement de la France et la conséquence de l’échec relatif qu’il perçoit en 1875, à travers toutes les menaces qui pèsent sur son système. Mais les mêmes causes produisant souvent les mêmes effets, il échoue.
26L’avertissement sans équivoque contenu dans les deux articles provoque en effet l’inquiétude de Paris qui se tourne vers les puissances du concert européen. La Russie et le Royaume-Uni prennent fait et cause pour elle et interviennent directement en ce sens à Berlin ; en cinq semaines, c’est-à-dire à la mi-mai 1875, la crise est terminée et se solde par la défaite de Bismarck contraint de faire machine arrière et de plaider l’innocence dans toute l’affaire. Non seulement il n’a pas du tout réussi à mobiliser derrière lui le concert des puissances, ni même à raffermir les liens avec la Russie, encore moins à garantir l’isolement français, ce qui était le but de la manœuvre, mais il a ostensiblement ligué contre lui les deux puissances du concert que selon ses cauchemars de coalition, il redoute le plus de voir s’allier depuis 1871.
27Sa défaite est d’abord la victoire de Decazes qui a précisément réussi, lui, à alarmer les puissances en faveur de la France. En sa personne, Bismarck a trouvé un adversaire à sa taille. Depuis l’arrivée de ce dernier aux affaires à l’automne 1873, le chancelier n’avait d’ailleurs eu de cesse de pointer en lui un redoutable Realpolitiker. Ses craintes de le voir rompre l’isolement diplomatique français, en trouvant oreille attentive en Russie notamment, se trouvent rétrospectivement parfaitement justifiées au printemps 1875.
⁂
28La crise de 1875 a fait l’objet de nombreux débats. Les responsabilités de Bismarck, ses mobiles, la question d’un tournant radical dans sa diplomatie, après l’échec, ont été évoqués, sans consensus, à tel point qu’un historien allemand a même remis en cause, récemment, la paternité du chancelier dans l’article du 9 avril25. Les raisons tiennent en ce que ces événements révèlent la nature profonde de la diplomatie bismarckienne et ses invariants. La pratique constante de l’ingérence, couplée à une politique profondément agonistique, a miné la diplomatie du Reich et mené, par bien des aspects, à la catastrophe allemande. Dès lors, l’analyse n’est pas sans enjeux.
29En replaçant la « guerre en vue » dans la logique de sa politique française depuis 187126, elle permet en tous les cas d’aboutir à deux conclusions.
30D’abord, Bismarck mène une politique active en faveur de la République. Elle connaît son acmé en 1875 mais elle se poursuit jusqu’à l’automne 1877, sans guère de changement dans les moyens. Stratégiquement, cela est fait pour affaiblir la France et mieux l’isoler. On retrouve d’ailleurs ce schéma dans son incitation postérieure à coloniser, qui tient peu de la conciliation ou de l’apaisement avec la voisine. N’entre-t-il aucune idéologie dans cette politique pro-républicaine ? On ne saurait dire cela car ce sont ses propres convictions qui le persuadent de la supériorité intrinsèque du modèle monarchique. Dès lors, être en République est une faiblesse qu’il souhaite à la France.
31Nonobstant, il a échoué à renforcer son isolement ; en effet, ses interventions contre le régime des monarchistes ont progressivement coalisé contre l’Allemagne l’inquiétude et la méfiance des autres puissances, plus enclines à soutenir le régime français en 1875 qu’en 1871. D’aucuns verront dans l’intervention russo-britannique en faveur de la France en mai 1875 un embryon de la Triple entente. Sans forcer le trait, notons que la démarche périme en partie les calculs de Bismarck concernant les autres puissances européennes et notamment la Russie ; gouvernée elle-aussi par les intérêts de la Realpolitik, elle fera fi de la question du régime de la France.
32Au total, la politique française de Bismarck a manqué son objectif, l’isolement, mais son instrument, la républicanisation, a connu meilleure fortune.
Notes de bas de page
1 Lettre d’Otto von Bismarck à Leopold von Gerlach, Francfort, du 2 mai 1857, in Bismarck Otto von, Werke in Auswahl. Jahrhundertausgabe zum 23. September 1862, éd. Gustav A. Rein, Rudolf Buchner, Wilhelm Schüssler, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1963, vol. 8, p. 142-147. NdA : la typographie est celle d’origine.
2 Voir notamment : Mitchell Allan, The German Influence in France after 1870: The Formation of the French Republic, Chapel Hill, The University of North Carolina Press, 1979.
3 Pohl Hans-Alfred, Bismarcks « Einflussnahme » auf die Staatsform in Frankreich 1871-1877: zum Problem des Stellenwerts von Pressepolitik im Rahmen der auswärtigen Beziehungen, Francfort-sur-le-Main, Peter Lang, 1984.
4 Cf. l’étude menée, à partir des archives russes, in Burgaud Stéphanie, La politique russe de Bismarck et l’unification allemande. Mythe fondateur et réalités politiques, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 2010.
5 Voir Burgaud Stéphanie, « Maurras et le triangle Paris-Berlin-Pétersbourg », in Georges-Henri Soutou (dir.), Entre la vieille Europe et la seule France. Charles Maurras, la politique extérieure et la défense nationale, Paris, Economica, coll. « Bibliothèque Stratégique », 2009, p. 143-166.
6 Voir ici les nombreuses publications de Roth François et, par exemple : La guerre de 70, Paris, Fayard, 1990.
7 Cf. le discours de Bismarck au Reichstag du 6 février 1888 cité in Burgaud Stéphanie, Bismarck. La démesure, Paris, Ellipse, 2019, p. 203-204.
8 C’est ainsi qu’il s’en est ouvert à l’ambassadeur allemand à Paris, comme ce dernier le racontera dans son pamphlet : Arnim Harry von, Pro Nihilo ! Die Vorgeschichte des Arnim’schen Processes, Zurich, Verlags-Magazin, 1876, p. 76. Voir infra.
9 Nöll von der Nahmer Robert, Bismarcks Reptilienfonds: Aus den Geheimakten Preußens und des Deutschen Reiches, Mayence, v. Hase & Koehler, 1968.
10 Voir par exemple : Instructions de Bismarck à Arnim du 19 juin 1873, expédiées le 27, Bismarck Otto von, Gesammelte Werke. Neue Friedrichsruher Ausgabe [abrégées NFA], Paderborn, Ferdinand Schöningh, 2012, vol. 1, no 457.
11 Cité dans Gontaud-Biron Élie de, Mon Ambassade en Allemagne (1872-1873), Paris, Plon, 1906, p. 356.
12 Bismarck Otto von, NFA, op.cit., vol. 1, no 446, p. 534.
13 Ibid., p. 535.
14 Documents Diplomatiques Français, Paris, 1929, série 1, vol. 1, p. 296-297.
15 Stone James, The War Scare of 1875, Bismarck and Europe in the Mid-1870s, Stuttgart, Franz Steiner Verlag, 2010, p. 75.
16 En appel sa peine est alourdie à neuf mois l’année suivante et il préfère alors s’enfuir d’Allemagne.
17 Stone James, The War Scare of 1875, op. cit., p. 74.
18 C’est le fameux sous-titre choisi par Lothar Gall pour sa biographie : Gall Lothar, Bismarck. Le révolutionnaire blanc, Paris, Fayard, 1984.
19 Voir l’étude magistrale de Stone James, The War Scare of 1875, op cit., p. 89-101.
20 Burgaud Stéphanie, Bismarck, op. cit., p. 220, p. 244.
21 Mitchell Allan, The German Influence in France after 1870, op. cit., p. 109-112.
22 Oubril à Gortchakov, 2 mars 1875, Krasnyj Arkhiv, 1938, no 91, p. 113-114.
23 Moltke Helmuth Graf von, Die deutschen Aufmarschpläne, 1871-1890, Berlin, E. S. Mittler & Sohn, 1929, p. 46-49.
24 Voir, pour le détail, Burgaud Stéphanie, Bismarck, op. cit., p. 213-220.
25 Janorschke Johannes, Bismarck. Europa und die « Krieg-in-Sicht »-Krise von 1875, Paderborn, Ferdinand Schöningh, 2010.
26 Ainsi que l’ont fait Allan Mitchell puis James Stone notamment.
Auteur
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Stéphanie Burgaud
Maître de conférences en histoire contemporaine, IEP de Toulouse
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