1Théophile Roussel (1816-1903) est issu d’une famille de notables légitimistes de la Lozère et se convertit au républicanisme lors de ses années d’études à la faculté de médecine de Paris. Candidat à la Constituante en 1848, il est élu en 1849 et assure donc le continuum républicain en revenant sur la scène politique nationale durant la décennie décisive. Médecin, il applique à son action politique et parlementaire, une méthode de travail scientifique qui est comparative et européenne. Par son engagement hygiéniste et philanthropique, il interroge les rapports entre sciences et politique mais aussi le rôle et les obligations de l’État vis-à-vis des questions de santé publique. Sa double position de parlementaire et de membre de l’Académie de médecine lui permet d’être un relais privilégié afin d’établir un dialogue constant entre les débats scientifiques et les débats politiques et parlementaires : les premiers venant nourrir les seconds notamment grâce au recours de plus en plus important aux statistiques. La médecine ayant, pour lui, le devoir de fournir un diagnostic précis de la société et des problèmes d’hygiène aux pouvoirs politiques, qui de ce fait, informés, se rendent coupables s’ils n’agissent pas. Nous pouvons ainsi nous demander comment Théophile Roussel, par son parcours, et avec une méthode de travail comparative, européenne et scientifique participe-t-il, durant la décennie décisive, à l’émergence d’une nouvelle législation sociale et hygiéniste ? Nous analyserons tout d’abord le parcours de Théophile Roussel durant la décennie décisive pour ensuite étudier sa méthode de travail comparative, européenne et scientifique, avant de focaliser sur les avancées et la difficile application de la loi Roussel du 23 décembre 1874 sur la protection des enfants du premier âge.

Théophile Roussel durant la décennie décisive

2En 1869, Théophile Roussel a déjà un parcours important qui le positionne comme un des grands notables du département de la Lozère : il fait partie de ces « maîtres de granit1 ». Il est membre de la Société d’agriculture, industrie, sciences et arts du département de la Lozère depuis 1842, dont il a été président entre 1854 et 1858. Cette société regroupe les grands notables du département. Il a une ancienne stature nationale : arrivé 11^e aux élections de 1848 (alors qu’il est en Espagne pour un voyage d’études), il est élu député en 1849. Suite au coup d’État de 1851 et à l’installation du second Empire, il semble avoir fui à Florence au moins entre le 11 décembre 1852 et février 1853. Nous n’avons en tout cas aucune trace de lui en Lozère entre le coup d’État et février 1853. Il est également le candidat des républicains aux législatives de 1863 et n’obtient que 2 188 voix sur 29 517 votants soit à peine 7,4 % des voix. Cette déroute électorale le conduit à ne pas se représenter en 1869 : s’installe alors un duel Barrot contre Chambrun. Néanmoins, sa profession de foi de 1863 nous permet d’éclairer son positionnement vis-à-vis de l’Empire : « Aussi, l’Empire a-t-il donné sans peine la paix intérieure et la prospérité matérielle ; mais ces biens ne suffisent pas sans la liberté légale2 ». Plus loin il ajoute : « la Liberté politique, seule garantie solide des autres libertés, sera donnée, sans doute, aussitôt que le Suffrage populaire aura donné aux hommes qui reconnaissent partout en lui la vraie source des pouvoirs publics, la mission de fortifier les institutions de l’Empire en les améliorant3 ». Dans sa présentation, Roussel occulte son passé d’élu républicain de 1849 et n’emploie jamais les mots « République » ou « républicain ». Il exprime ici une réelle ouverture envers l’Empire libéral. Il préfère mettre en avant son ancrage local : « Douze ans passés au milieu de vous, comme propriétaire, président de la Société d’agriculture et, en dernier lieu, comme représentant du Conseil général du plus important de nos cantons4 ». En effet, jusqu’au début des années 1850, Roussel est un Parisien partagé entre ses études de médecine, et sa vie de parlementaire : il n’a plus réellement vécu en Lozère depuis son enfance.

3En 1869, Théophile Roussel est donc un notable départemental, localement installé à Mende depuis 1853-1854 avec l’achat d’une propriété5 et l’exercice de son métier de médecin. Il a également une influence importante dans le canton de Saint-Chély-d’Apcher où est installée sa famille et où il rachète la propriété d’Orfeuillette au début des années 1850, facilitant ainsi sa bascule de conseiller général de Mende à Saint-Chély. C’est donc un notable bien ancré et politiquement affaibli – du moins dans ses prétentions d’élu national – qui aborde cette décennie. Son retour sur le devant de la scène nationale se fait grâce à la guerre franco-prussienne. Il est en voyage en « Allemagne lorsque la guerre a éclaté6 ». Il appelle le 13 octobre 1870, dans Le Moniteur de la Lozère, qui a pris pour sous-titre « journal de l’Union et de la Défense Nationale » dans une lettre intitulée « De l’Union patriotique dans le Lozère » à une union patriotique autour de la République. C’est chronologiquement, depuis le début de la guerre, le premier écrit que nous avons retrouvé à ce sujet. Dans ce même numéro on apprend que les comités de défense des trois arrondissements de la Lozère se sont réunis en Assemblée générale à Mende et ont désigné Roussel et Belon comme délégués auprès du gouvernement et donc de Gambetta à Tours afin de « hâter l’armement de notre département7 ». Roussel arrive à Tours le 23 octobre avec le programme des comités, obtient des armes, défend l’idée de faire rapatrier les troupeaux du Midi dans le Massif Central qui serait transformé en forteresse pour résister à l’ennemi. C’est ainsi dans le mouvement de défense nationale que Roussel, le patriote républicain revient aux avant-postes de la scène nationale pour la Lozère.

4Durant cette décennie, Roussel s’impose donc comme un homme politique majeur en Lozère. Il est conseiller général depuis 1861 dans le canton de Mende puis succède à son père en 1868 à Saint-Chély-d’Apcher. Il est même élu président du Conseil Général pour la session 1873-1874. Sur le plan national, il est élu député en 1871 avec plus de 9 000 voix, réélu en 1876 et 1877 et en 1879 bascule au Sénat où il reste jusqu’à sa mort en 1903. Théophile Roussel s’installe donc comme un homme politique incontournable en Lozère et comme le pilier autour duquel se construit le parti républicain dans ce département. Il est également élu à l’Académie de médecine en 1872 (après plusieurs tentatives à partir de 1868), et comme nous allons le voir, cela a eu une grande importance dans son œuvre parlementaire.

Sa méthode de travail

5Théophile Roussel, sur l’échiquier politique, a un positionnement de républicain modéré pragmatique à l’appartenance complexe et plurielle (Gauche républicaine, bien sûr, mais il participe aussi à la Réunion du Centre-gauche ce qui a une grande importance pour arriver à faire voter des lois dans une assemblée où les républicains sont minoritaires). Il participe également à plusieurs réunions : la Réunion libre-échangiste, réunion des agriculteurs mais aussi réunion des médecins8. Cela permet de situer le personnage de Roussel comme un notable républicain modéré plutôt libéral mais aussi de montrer sa double dimension de propriétaire agricole et de médecin.

6Pendant la période 1871-1879, Roussel va avoir une activité parlementaire importante, débuts de combats qui vont l’occuper jusqu’à sa mort. Certains ont des résultats politiques quasi immédiats comme pour la répression de l’ivresse publique et les moyens de combattre l’alcoolisme en 1871-1873. D’autres combats vont mettre plus de vingt ans à aboutir à une loi, c’est le cas de l’organisation de l’Assistance médicale dans les campagnes présentée en 1872, (relancée en avril 1876 par Waddington (centre gauche), Thiessé (centre gauche) et Savoye (bonapartiste, appel au peuple) mais qui ne voit le jour qu’en 1893.

7La grande particularité de Roussel est bien évidemment d’être un médecin législateur et de nourrir son œuvre politique de cette expertise scientifique et médicale (rappelons qu’il entre à l’Académie de médecine en 1872 mais a été candidat en 1868 et 1870). Les médecins jusqu’en 1877 sont assez peu représentés à l’Assemblée Nationale (seulement quelques pourcents). C’est à partir de 1877 qu’ils représentent plus de 10 % des députés. Au Sénat, entre 1876 et 1879 il n’y a que 7 médecins, nombre qui va aller croissant jusqu’à culminer en 1900-1903, où ils sont 599. Ces quelques chiffres permettent de comprendre la montée en puissance de ce que nous pourrions appeler un véritable lobby des médecins et des hygiénistes. Ils expliquent en partie que des combats lancés dans la décennie décisive n’aboutissent que dans les années 1890 ou au tournant du siècle. La longévité parlementaire de Roussel explique aussi la place centrale qu’il va prendre dans ces combats (député 1871-1879, sénateur 1879-1903) assurant le suivi, indispensable, de l’avancée des dossiers.

8Cette diversité de fonction (médecin, académicien et législateur) a un rôle capital pour la loi Roussel du 23 décembre 1874 sur la Protection des enfants du premier âge sur laquelle nous allons nous attarder, parce que c’est son combat le plus connu mais aussi parce qu’il est emblématique de la pertinence d’étudier la décennie décisive et de la qualifier ainsi. En effet, l’Académie de médecine consacre 34 séances en 1866, 1867, 1869 et 1870 sur ce sujet et une enquête publique est ouverte dès le mois de juin 1867. Un arrêté ministériel, annexé au rapport du 16 mars 1869, pourtant non publié au bulletin des lois et seulement notifié aux intéressés, institue même une commission (composée de Royer, président, de Mentque, Le Pelletier d’Aulnay, de Beauverger, de Mackau, Merruau, Genteur, de Bosredon, Husson, Marbeau, Bucquet, Mettetal, Félix Boudet, Broca, Blot, Lenoir, Durangel, secrétaire, Foliet et Burin des Roziers secrétaires adjoints). Cependant, la défaite face à la Prusse vient interrompre le parcours législatif de ce projet de loi et remet sur le devant de la scène politique la question de la dépopulation. C’est ainsi que Félix Boudet, collègue de Roussel à l’Académie de médecine, le charge de continuer le travail à l’Assemblée. Roussel centralise donc le fruit de nombreuses années de travail et se présente comme le continuateur de tout un long travail de réflexion. Ce travail a pour point de départ, un rapport d’un médecin transmis à la préfecture de la Nièvre, qui elle-même transmet au ministère de l’Instruction publique, qui charge l’Académie de médecine de se pencher sur le sujet (Académie qui centralise elle-même les rapports venus de médecins un peu partout en France via l’enquête publique). Ses conclusions sont transmises au Corps législatif puis à l’Assemblée nationale où Roussel est secrétaire et rapporteur de la commission (Schoelcher en est président). Roussel donne ainsi une légitimité extrêmement forte à la proposition de loi qui est présentée comme l’aboutissement d’un long travail. Elle est votée à l’unanimité (donc avec des voix non républicaines) après de légères améliorations le 23 décembre 1874, dans une émotion générale, compte tenu qu’il s’agit de la veille de Noël et que la loi a pour objet la protection des enfants du premier âge.

9Pour apprécier sa méthode de travail, il faut se plonger dans l’exposé des motifs10, où Roussel, après avoir fait l’inventaire de tous les textes qui ont encadré légalement la question des nourrices en France (et il remonte jusqu’à Jean II le Bon), après avoir donné un tour d’horizon complet de la situation en France, qui montre qu’il maîtrise complétement son sujet, statistiques à l’appui, fait une double ouverture sur la situation dans les autres pays d’Europe. La première est une citation d’un tableau statistique issu du Mouvement de la population en France en 1867 de Lefort comparant les mortalités infantiles en Angleterre, Belgique, France, Prusse et Hollande. La deuxième est un tour d’horizon plus complet sur la situation en Angleterre qui a conduit au vote du The Infant Life Protection Act du 25 juillet 1872 voulant lutter contre le Baby farming, c’est-à-dire la mise en nourrice, d’enfants le plus souvent illégitimes, et les condamnant de manière indirecte à la mort, ce problème ayant été soulevé en 1868 par le comte de Shaftesbury. Il y a là un vrai parallèle chronologique et temporel à faire entre l’Angleterre et la France autour de la question du système des nourrices. L’essentiel de la méthode comparative et européenne de Théophile Roussel réside en cela : faire un historique complet de tous les textes législatifs ou normatifs français sur une question puis ouvrir sur un tour d’horizon européen ou mondial (avec souvent les États-Unis d’où est originaire sa femme).

10Pour cela, en dehors de ses fonctions d’académicien et de député, Roussel lit énormément la presse médicale qui s’insère dans des réseaux scientifiques européens auxquels il participe activement. L’inventaire après décès de sa bibliothèque contient des milliers d’ouvrages dont de nombreux en langues étrangères, souvent annotés de sa main. Cela montre qu’il maîtrise bien évidemment le latin, mais aussi l’italien, l’anglais, l’allemand, l’espagnol, ce qui lui permet d’avoir accès aux écrits étrangers en matière de législation ou de médecine. Roussel utilise également la Société de législation comparée chère à Pierre Allorant et Walter Badier, qu’il cite, un peu tardivement pour notre sujet, en 1882 et, lorsque les connaissances sont insuffisantes, il n’hésite pas à effectuer des voyages d’études entre deux sessions parlementaires. Pour la préparation de la loi sur le travail des enfants dans les manufactures, Roussel participe aux débats et dit détenir de Schoelcher les textes des lois bienfaisantes de l’Angleterre11. En effet, Schoelcher a été proscrit sous le Second Empire et s’est réfugié en Angleterre : l’exil, un autre moyen de tisser des réseaux internationaux. Cette expertise faite de connaissances historiques, de statistiques, de voyages où il peut étudier l’application des lois étrangères fait des rapports de Théophile Roussel, de véritables textes de référence comme le souligne Duvergier dans sa Collection complète des lois, décrets, ordonnances, règlements, et avis du Conseil d’État à propos de la loi sur la répression de l’ivresse publique :

« Dans son exposé, M. Roussel ne s’est pas borné à examiner si l’ivresse devait être l’objet de dispositions répressives […] Il a cité tout ce que les législations des différents pays, les moralistes, les jurisconsultes, les docteurs de l’Église et même les conciles ont dit sur ces graves questions. La loi actuelle ne les résout ni même ne les effleure. Elle punit l’ivresse manifeste, lorsqu’elle se produit en public, laissant aux tribunaux le soin de statuer, lorsqu’il y aura lieu, sur l’imputabilité des crimes ou des délits commis en état d’ivresse. […] Les législations de l’Antiquité et du Moyen Âge, les lois contemporaines des nations voisines, les faits recueillis par la statistique, constatés et appréciés par les médecins et par les aliénistes, ont été mis sous les yeux de l’Assemblée. […] Ce travail a exigé autant de sagacité et de soin que de jugement et de sagesse12. »

11C’est grâce à ce travail d’expertise que Roussel arrive à obtenir de larges adhésions à certains des combats qu’il mène mais aussi à s’imposer comme un parlementaire incontournable du mouvement hygiéniste. Cette citation montre également que Roussel souhaite aller beaucoup plus loin que les lois proposées, ici en matière d’ivresse publique et essayer de faire le tour des différents aspects du problème.

La loi Roussel : avancées et difficile application

12Nous souhaitons tout d’abord mettre en avant les apports de la loi Roussel et sa philosophie générale. La loi Roussel du 23 décembre 1874, réformant le système des nourrices est une des premières lois hygiénistes d’envergure de la Troisième République, proposant la mise en place d’un nouveau rôle de l’État à propos des enfants du premier âge, c’est-à-dire de moins de deux ans. Elle uniformise et généralise un véritable système d’inspection : l’inspection des enfants assistés qui a été renforcée en deux étapes durant la décennie décisive. La première étape est la loi du 5 mai 1869 qui crée un ordre de dépenses relatives à la surveillance des enfants, notamment les traitements et les frais de tournées des inspecteurs et sous-inspecteurs. « Ces dépenses sont entièrement à la charge de l’État : inspecteurs et sous-inspecteurs deviennent fonctionnaires » et l’inspection devient donc un corps d’État. La deuxième est la loi du 10 août 1871 relative aux Conseils généraux qui établit que ces derniers statuent sur le service des enfants assistés, votent les budgets et donnent l’orientation de la politique départementale. L’article 2 de la loi Roussel confie cette surveillance aux préfets et réglemente l’organisation des comités départementaux pour assister le préfet. La loi se veut libérale et permet d’inclure dans ces comités des personnes issues d’initiatives privées et charitables à qui la loi donne un véritable pouvoir officiel de surveillance et de suivi. Ce comité est composé de l’inspecteur du service des enfants assistés, de deux membres du Conseil général et de six autres membres nommés par le préfet, dont un choisi parmi les médecins membres du Conseil départemental d’hygiène publique et trois sélectionnés parmi les administrateurs des sociétés légalement reconnues qui s’occupent de l’enfance, notamment des Sociétés protectrices de l’enfance, des Sociétés de charité maternelle, des crèches ou des Sociétés des crèches, ou, à leur défaut, parmi les membres des commissions administratives des hospices et des bureaux de bienfaisance. Cette souplesse permet une adaptabilité de la loi en fonction des territoires. Il peut être instituées des commissions locales qui « seront instituées par un arrêté du préfet, après avis du Comité départemental dans les parties du département où l’utilité en sera reconnue pour concourir à l’application des mesures de protection des enfants et de surveillance des nourrices et des gardeuses d’enfants. Deux mères de famille font partie de chaque commission locale13 ». La loi, certes à l’échelon le plus localisé, prévoit une représentation des mères de famille.

13Au niveau national, la loi institue un Comité supérieur de protection des enfants du premier âge, « qui a pour mission de réunir et coordonner les documents transmis par les Comités départementaux ; d’adresser chaque année au ministre un rapport sur les travaux de ces comités, sur la mortalité des enfants, sur les mesures les plus propres à assurer et à étendre les bienfaits de la loi14 ». Ce modèle de Comité supérieur a été repris de nombreuses fois par la suite et est une avancée majeure car il y a désormais inscrit dans la loi un organe qui assure une centralisation des statistiques et de la situation dans chaque département français permettant d’informer ou d’alerter le ministère de l’Intérieur puis le président de la République. Les pouvoirs publics ne peuvent plus rester inertes car ils sont désormais informés : l’expertise médicale des inspecteurs remonte ainsi jusqu’au président, forçant les Conseils généraux et le ministère de l’Intérieur à agir. C’est cela le tour de force de cette loi voulue par l’Académie de médecine et portée par Roussel. L’État doit fixer les cadres, les normes mais doit laisser libre les initiatives locales (du préfet, des comités départementaux et locaux et des personnes engagées sur le terrain).

14Dans sa thèse, Catherine Rollet avance :

« la loi Roussel eut un rôle déterminant […] Premièrement, elle permit, sans toucher à l’imbroglio législatif concernant les enfants assistés, d’unifier progressivement le système de protection médicale de ce groupe d’enfants. Soumis à la même surveillance que les enfants des familles, les enfants abandonnés ou orphelins échappèrent, sauf cas particulier très significatif, au contrôle – du reste irrégulier – des hospices. Deuxièmement, le partage des dépenses à égalité entre l’État et les départements fonda légitimement le droit des pouvoir publics à organiser les services de l’enfance, par conséquent à dépasser les cadres locaux ou départementaux. Représenté dans les départements par des fonctionnaires rémunérés par l’État, les inspecteurs des enfants assistés, l’État eut le moyen de définir des objectifs, d’orienter et de contrôler les dépenses, de procéder à des bilans. En troisième lieu, la France se dota, grâce à la loi, de structures de protection médico-administrative décentralisées, l’inspection médicale. Un réseau de protection essentiellement rural se mit en place15 ».

15Cependant, cette loi va connaître une mise en application chaotique et compliquée par la grande capacité d’initiative qu’elle accorde aux préfets, qui eux vont attendre le règlement d’administration publique qui ne paraît que le 23 février 1877… En 1878, selon Roussel, la loi n’est appliquée que dans 75 départements (donnée qui peut aussi être vue comme relativement positive étant donné que le décret du règlement d’administration publique n’est paru que depuis février 1877 pour une loi, je le rappelle, votée le 23 décembre 1874). Entre temps, le Comité supérieur n’a siégé que trois ou quatre fois. La loi a été mise en application de manière éparpillée, rendant en apparence complexe son dispositif et devant exaspérer les pouvoirs publics, qui n’ayant pas de visibilité d’ensemble ont dû faire au cas par cas dans chaque département. En effet, une quinzaine de circulaires ministérielles sont parues avant la publication du règlement d’administration publique (23 février 1877), autant entre 1878 et 189616 : de quoi lasser les préfets et les Conseils généraux.

16En Lozère en 1878, selon Roussel, il y avait 127 enfants sous le coup de la loi, mais le Conseil général, hostile aux républicains, considère qu’il n’y en a pas. En effet, malgré la présidence de Roussel en 1873-1874, le Conseil général est en majorité monarchiste et conservateur jusqu’à la réélection de Roussel en 1883 jusqu’à sa mort en 1903. Lors de la séance du Conseil général du 23 août 1876, l’assemblée refuse de voter la subvention de 1 000 francs destinée à l’application de la loi dont le règlement n’existe pas encore, et préfère voter une subvention de 600 francs. En 1879, l’inspecteur des enfants assistés souligne que le mécanisme de la loi est trop complexe pour les populations rurales. Le rapport de Roussel au ministère de l’Intérieur17 montre le rôle déterminant de l’inspecteur Étienne Hermantier qui dirige le service des enfants assistés depuis 1859 :

« Il n’a cessé depuis lors de poursuivre sa tâche, sans découragement, multipliant ses tournées, apprenant aux maires et aux instituteurs la tenue de registres, leur prodiguant ses conseils, les animant de son zèle, signalant les actes abusifs, visitant personnellement, en 1877, 137 nourrissons étrangers au service des enfants assistés ; relevant avec soin la mortalité du premier âge par catégorie d’enfants ; suppléant ainsi aux commissions locales très difficiles à établir à cause de la grande dissémination des nourrissons dans les communes rurales presque toutes dépourvues des ressources nécessaires ; réussissant en un mot, par son action propre, à constituer une surveillance suffisante, dont les résultats se trouvent consignés dans trois intéressants rapports imprimés18. »

17Le dévouement de certains inspecteurs semble avoir suppléé les manquements de l’État. Les freins à cette loi sont nombreux, et parfois tiennent à ce qui semble des détails, comme dans les plus petites municipalités, l’impossibilité financière d’acheter le registre pour inscrire les enfants. En Lozère, dans de nombreuses localités, la loi ne peut être appliquée à cause de cette raison-là.

⁂

18Le parcours de Théophile Roussel et de la loi du 23 décembre 1874 sont un bon exemple de cette « décennie décisive » qui montre à la fois les continuités et discontinuités importantes entre le Second Empire et la Troisième République, mais aussi les hésitations et la construction d’un nouveau régime républicain. Roussel est un des républicains modérés qui polarisent par son expertise, ses réseaux, ses engagements politiques au sens large, l’initiative de lois sociales et hygiénistes et préparent ce que Christian Topalov qualifie de « nébuleuse réformatrice en France 1880-191419 ». Pour la structuration de cette grande vague réformatrice, il faut attendre l’installation définitive de la République acquise aux républicains en 1879, année durant laquelle Roussel passe au Sénat, où le rythme politique permet plus de continuités dans les travaux et où il rejoint un groupe de grands notables républicains réformateurs comme Jules Simon, Jules Dufaure, Victor Schoelcher ou René Bérenger. Durant cette « décennie décisive », il participe à lancer de nombreux travaux sur l’enfance, la répression de l’ivresse, par exemple, qui connaissent quelques succès, mais qui fondent surtout des chantiers de réflexion qui ont donné, plus tard, à la Troisième République, un large corpus de lois sociales, médicales, hygiénistes, construisant ainsi un nouveau modèle où l’État joue un rôle organisationnel, de suivi, de contrôle, de financement en matière de santé publique.