Le prince et le parti
Le Prince impérial et les bonapartistes : errements, espoirs et paradoxes d’une survie politique
p. 161-172
Texte intégral
1Le Prince impérial est en quelque sorte un souverain de l’absence. Un homme absent de France car exilé. Un homme comme absent aussi de sa propre histoire autant que de la nôtre puisque sa mort précoce à 23 ans semble l’empêcher d’accomplir l’entièreté de sa destinée. Mais aussi un homme absent car constamment décrit, dans l’historiographie classique, comme sous la coupe d’une tutelle quelconque, qu’il s’agisse de celle de sa mère, l’impératrice Eugénie, ou de celle du principal ministre de son père, Eugène Rouher.
2Chef de par sa naissance du parti bonapartiste, le fils de Napoléon III apparaît rapidement comme l’une des principales menaces qui pourraient peser sur l’avenir incertain de la République commençante si ce n’est comme la principale menace à laquelle celle-ci doit faire face.
3Mais, au-delà de cette image convenue (et discutable), les questions sont encore aujourd’hui plus nombreuses que les réponses. Le Prince impérial fut-il un véritable chef politique ou une simple égérie dynastique ? Fut-il un acteur de la trajectoire du parti bonapartiste au cours de cette décennie 1870 ou un simple spectateur de celle-ci ?
4Le Prince impérial devient le nouvel empereur titulaire des Français à la mort de Napoléon III, le 9 janvier 1873. Son bref règne virtuel de six ans peut être divisé en trois époques. En premier lieu, la période ouverte par cette disparition et qu’il faut amener jusqu’aux premiers mois de 1876, période au cours de laquelle le Prince est à la fois au centre de l’attention politique mais à distance des affaires de son propre parti. Viennent ensuite les années 1876 et 1877 où il cherche à adopter une stratégie nouvelle et à l’imposer au parti bonapartiste avant que la crise du 16 Mai ne vienne considérablement fragiliser ses projets. Enfin, dans les ultimes années de son existence (1878 et 1879), on peut légitimement se demander si le Prince, à la veille de disparaître, n’esquissait pas une forme de rupture avec son propre parti, conscient qu’un parti bonapartiste est une forme d’oxymore politique.
La formation d’un homme : prince, fils et soldat
5Il est nécessaire de commencer par retracer brièvement les contours de la formation du Prince impérial. Celle-ci intéresse notre propos tant l’importance de sa formation intellectuelle et militaire est primordiale aux yeux de l’héritier de Napoléon III. Il affirme ainsi dans une lettre datée de 1873 vouloir « consacrer tout [s]on temps à travailler pour devenir digne de la destinée qui [lui] est peut-être réservée par la providence1 ». Le principal devoir qu’il se fixe à lui-même est celui d’être prêt si jamais la France se tournait de nouveau vers sa famille, ce qui n’est pas pour lui une certitude absolue et mystique mais une éventualité à laquelle il doit pouvoir répondre si elle se présente. En résumé, le Prince se prépare plus qu’il ne prétend.
6Augustin Filon, son précepteur, est un homme essentiel dans la formation intellectuelle du Prince impérial. Présent à ses côtés de 1867 à 1875, puis continuant à lui prodiguer conseils et leçons après cela, il dispense à son élève une éducation solide centrée sur l’Histoire de la France et de l’Europe, épaulé dans cette mission par Ernest Lavisse. On peut voir dans cette éducation très historique, notamment à partir de 1873, le souci du Prince impérial de bénéficier d’une instruction qui puisse étendre sa culture tout en nourrissant sa réflexion politique, véritable centre de gravité de ses attentes intellectuelles.
7À côté de cette exigence d’être un homme informé et cultivé, le Prince impérial veut aussi être un soldat. Passionné par l’institution militaire, il la considère comme la meilleure école du devoir et de la discipline. Personnellement, il y trouve un épanouissement sans pareil. Il intègre ainsi l’école militaire de Woolwich en novembre 1872 et il y déploie une force de travail remarquable lui permettant de se classer, en février 1875, septième d’une promotion où il était entré parmi les derniers2.
8Mais prince et soldat, l’héritier du Second Empire est aussi un fils. La figure la plus importante aux yeux du Prince est en effet incontestablement celle de son père, l’empereur Napoléon III, dont l’honneur et la mémoire sont des causes essentielles à défendre à ses yeux.
9Dès les obsèques de son père, il refuse ainsi qu’on crie « Vive l’Empereur » sur son passage, préférant qu’on crie « Vive la France ». Si on a pu croire que c’était là un geste patriotique, c’est avant tout un geste de piété filiale et, jusqu’à sa mort, le Prince impérial refusera qu’on lui donne un titre qui – selon lui – ne doit évoquer que le dernier titulaire de cette charge, son père. De même, en 1878, acclamé tout au long de son voyage en Scandinavie, il écrit à sa mère : « Il m’est d’autant plus précieux de recueillir ces témoignages de sympathie qu’ils sont autant d’hommages rendus à la mémoire de mon grand-oncle et de mon père dont on acclame le nom en ma personne3. »
10En 1875, il écrit à son précepteur, Augustin Filon : « Lorsque j’ai perdu mon père, mon devoir m’est apparu clairement. […] Si, sans me détourner de ma route, je franchis les obstacles, j’aurai la satisfaction d’avoir continué l’œuvre de l’Empereur4. » Ce serait un grand tort de ne pas insister sur cette dimension car ce serait oublier qu’un prince n’est pas un homme politique commun. Le Prince impérial ne peut pas être Thiers ou Gambetta, pas plus qu’il ne peut être Mac Mahon. Une dynastie est d’abord un vecteur de mémoire et de fidélité : c’est de la fidélité à cette mémoire qu’elle tire une part de sa légitimité. Une dynastie peut-elle être un parti ? La question peut légitimement se poser.
11Cette dévotion filiale n’est pas un élément à sous-estimer dans la structuration tant psychologique que politique du Prince impérial et c’est notamment à l’aune de cette donnée qu’il est plus facile de comprendre une partie des ressorts qui motivent l’attachement indéfectible du fils de Napoléon III au grand ministre de ce dernier, Eugène Rouher. Celui-ci, principal ministre du règne du père, demeure en effet aux yeux du fils, sans discontinuité, le seul et unique chef légitime du parti bonapartiste. Au-delà des opinions partagées, le soutien du Prince impérial à Rouher est sans doute aussi une façon d’assurer une continuité politique et dynastique à travers la figure de ce grand ministre du Second Empire envoyé à Paris dès l’été 1871 par l’empereur déchu pour tenter de reconstruire un parti bonapartiste alors pulvérisé par la défaite militaire et la chute du régime.
12À côté de cette figure du père, on retrouve également une figure tout aussi importante : la mère du Prince impérial, l’impératrice Eugénie, accusée de tant et tant de maux par une légende noire ne reculant devant aucune indignité. D’aucuns accusent l’Impératrice d’avoir été une mère sévère et intraitable, allant jusqu’à l’accuser d’affamer le Prince impérial en lui refusant tout subside. En réalité, une simple lecture de la correspondance échangée entre l’Impératrice et son fils suffit à se convaincre que les liens les plus sincères et les plus affectueux les ont toujours unis. L’Impératrice n’est pas davantage une conseillère de l’ombre imposant ses vues supposément réactionnaires mais une légitime confidente de son fils se retrouvant bien souvent en plein accord avec les opinions de celui-ci et cherchant avant tout à le protéger d’aventuriers plus intéressés à l’idée de se faire un nom qu’à celle de défendre celui des Napoléons.
Distances et centralités d’un prince possible (1873-1875)
13Au lendemain de la disparition de Napoléon III, dans les années 1873-1874, la figure du Prince impérial est celle d’un prince possible. Prince possible car prince populaire, notamment auprès des masses rurales qui se souviennent du « Petit Prince » : si cette affection latente ne se traduit pas en adhésion politique ou dynastique, cette affection existe et l’émotion provoquée par la mort du Prince en 1879 en sera l’ultime révélateur.
14Un prince populaire également car jeune, beau et charismatique, une caractéristique qu’il ne faut pas sous-estimer tant la puissance de l’image est importante. Les bonapartistes savent bien d’ailleurs que leur meilleur outil de propagande demeure le portrait du Prince, écoulé à plus de 500 000 exemplaires en 1874-18755.
15Prince possible aussi car innocent. Si Napoléon III devait porter la double macule du coup d’État et de Sedan, son fils ne présente pas les mêmes fragilités mémorielles. Et prince possible car, dès 1872-1873, le parti bonapartiste a retrouvé autour d’Eugène Rouher une structure et une dynamique capables de nourrir les espoirs des fidèles de l’Empire et les craintes de toutes les autres familles politiques.
16Prince possible enfin – et surtout – de par les événements politiques qui marquent 1873. En participant au renversement d’Adolphe Thiers, le 24 mai de cette année-là, les bonapartistes sont sortis de l’opposition sans entrer pour autant dans la nouvelle majorité, cette dernière ayant pour principal projet de restaurer la royauté en la personne du comte de Chambord, petit-fils de Charles X et dernier héritier de la branche aînée des Bourbons. Si l’horizon de cette restauration met dans un premier temps le parti bonapartiste sous tension, son échec final est déterminant pour bien comprendre la position particulière occupée par les bonapartistes et le Prince impérial aussi bien au sein des droites que de l’ensemble du champ politique.
17Le 24 mai 1873, les droites ont donc renversé le président Thiers pour empêcher la République. La fusion royaliste a ensuite créé un état de soumission du comte de Paris au comte de Chambord, la branche cadette des Orléans perdant sa capacité à incarner une alternative pour devenir l’héritière légitime de la branche aînée destinée à retrouver le trône. Mais lorsque Chambord fait s’effondrer l’ensemble du château de cartes, dès l’automne suivant, il emporte ces mêmes Orléans dans son échec. Le comte de Paris ne pouvant plus prétendre, il est désormais condamné à attendre. En se ralliant à la branche aînée, il abandonne de surcroît aux bonapartistes le monopole de la dynastie tricolore fidèle aux acquis de la Révolution.
18À droite, un seul régime politique incarne dès lors une solution potentiellement définitive : l’Empire6. Le comte de Chambord est impossible, le comte de Paris est interdit : le Prince impérial est le dernier prince possible, la dernière menace qui puisse peser aussi bien sur l’orléanisme que sur la République. Cette situation amènera aussi bien à la conjonction des centres et à la rédaction de la Constitution de 1875 qu’à l’impossible union conservatrice autour du maréchal de Mac Mahon hasardée en 1877.
19Populaire et – donc surtout – possible, alternative vivante et toujours envisageable, majeur dès 1874, le Prince s’affirme-t-il comme le chef de ses troupes durant les années qui suivent, de 1874 à 1876 ?
20Modérément. Jusqu’en février 1875, il est tout entier dédié à ses études militaires entreprises à partir de novembre 1872. C’est même la tranquillité de ses études qu’il invoque pour demander à Rouher de renoncer à la célébration prévue pour sa majorité constitutionnelle, le 16 mars 1874, célébration finalement concédée par le Prince sur l’insistance de nombreux dignitaires du parti.
21Le jour anniversaire de ses 18 ans, le Prince impérial reçoit ainsi à Camden Place, villégiature d’exil de la Famille impériale, une foule considérable de bonapartistes fidèles et de figures de l’ancien règne7. Au milieu de l’enthousiasme, il prononce un discours solide et remarqué, écrit en collaboration avec Rouher. L’an passé déjà, le 15 août 1873, à l’occasion de la Saint-Napoléon, il avait prononcé une brève allocution.
22En moins d’un an, ce sont donc deux prises de paroles publiques. Le Prince impérial s’ouvre-t-il à une carrière d’orateur ? Nullement. Ces deux discours seront les deux seules allocutions publiques du Prince impérial. La journée du 16 mars 1874 aura été au fond une transaction équilibrée entre le Prince et le parti : une célébration politique en échange d’une studieuse tranquillité. Et ainsi, les célébrations de sa majorité terminées, le Prince impérial s’empresse-t-il de retourner à ce qui occupe sa pensée bien plus que la politique ou ses droits dynastiques : ses études militaires.
23Il faut en effet attendre que celles-ci soient achevées, en février 1875, pour que le Prince impérial vienne à prendre progressivement une place plus marquée au sein de son propre parti, notamment à partir du séjour à Arenenberg de l’été suivant. C’est aussi durant cet été 1875 que Raoul-Duval – personnalité importante du bonapartisme des années 1870 – se rallie à la cause impériale et va marquer les conceptions stratégiques du Prince.
24Charmé par les idées du promoteur de ce qu’on appelle parfois le « bonapartisme progressiste » – volonté de dégager le bonapartisme de l’Union des droites sans pour autant le faire basculer dans les options socialisantes voire républicaines de la gauche du parti, incarnée par le prince Napoléon – le Prince impérial va appuyer certaines idées de Raoul-Duval malgré la défiance de Rouher. C’est là le premier investissement réellement politique du Prince dans les affaires partisanes.
25Malgré cela, il est difficile d’affirmer que le fils de Napoléon III se met alors à agir en véritable chef de parti. En 1875, le Prince impérial ne définit pas encore de ligne officielle mais appuie ou rejette plus ou moins celles qu’on peut lui présenter, sans jamais prononcer d’exclusive ou jeter d’anathème et laissant vivre dans son parti aussi bien l’ouvriérisme démocratique de Jules Amigues que le cléricalisme réactionnaire de Cassagnac. Plus souverain constitutionnel que souverain autoritaire, il consulte, il conseille et – parfois – il alerte.
26Jusqu’en 1876, le Prince s’affirme progressivement mais il se prépare toujours plus qu’il ne prétend. S’il intervient directement, c’est dans le cas d’une situation de crise majeure comme celle de l’élection d’Ajaccio en 1876 où son cousin, le prince Napoléon, affronte son principal lieutenant, Rouher, et remet directement ainsi en cause à la fois son autorité politique et la hiérarchie du parti tout autant que son autorité familiale et dynastique. Avec son cousin, l’honneur du nom est engagé : c’est une crise entre Napoléons et il faut agir, plus encore en chef de famille qu’en chef de parti.
27Mais s’il laisse à Rouher les coudées franches dans la gestion du parti et conseille plus qu’il n’arbitre vraiment encore, il commence – en 1876 – à théoriser, à la croisée des idées de Rouher et de Raoul-Duval, une stratégie politique qu’il va tenter de mettre en place. Infructueusement.
Les projets du Prince et le piège du Maréchal (1876-1877)
28En effet, malgré ses projets et une volonté de plus en plus affirmée de se vivre en chef et d’orienter les destinées du parti, sa stratégie va venir se heurter à ce que nous serions tentés de dénommer le piège du Maréchal, à savoir la crise politique et constitutionnelle du 16 mai 1877.
29La stratégie que le Prince impérial souhaite alors défendre et faire adopter est celle d’un parti resserré et structuré, sa propre autorité arbitrale devant être renforcée tout autant que la position de chef de parti de Rouher sur le plan des affaires courantes.
30Cette densification a pour visée première de donner – à terme – au parti, sans que le Prince n’arbitre d’ores et déjà entre les différentes tendances internes, une identité politique plus identifiable mais surtout plus facile à distinguer du vague conservatisme porté par l’Union des droites. Au-delà même de cet horizon, le but ultime est d’exclure de l’équation les royalistes – et surtout les orléanistes – afin de résumer l’affrontement politique en France à un duel entre la République radicale de Gambetta et l’Empire conservateur mais démocratique – a minima sur le plan des principes politiques – du Prince impérial.
31Pour concrétiser cette stratégie, le Prince impérial tient particulièrement à ce que la presse bonapartiste soit réorganisée et à ce qu’on mette fin à cette pléthore de feuilles diverses qui reflète la multiplicité des tendances internes. Il souhaite notamment que l’Ordre – le journal fondé par Clément Duvernois en 1871 avec les subsides de l’empereur Napoléon III et devenu depuis, sous la direction de Dugué de la Fauconnerie, l’organe officiel du parti – s’impose comme la pièce centrale de cette réorganisation.
32Il affirme ainsi à Eugène Rouher, dans une lettre de juin 1876 : « Je tiens par-dessus tout à posséder un journal de doctrine qui pourra traduire et expliquer ma pensée et donner le mot juste sur toutes les questions8 ». Il va jusqu’à imaginer interdire aux journalistes de l’Ordre de signer leurs articles afin d’effacer les individualités au profit d’une responsabilité collective, ce qu’Augustin Filon lui déconseille vivement9. Le Prince veut aussi investir davantage dans la correspondance Mansard, ce réseau fondé lui aussi en 1871 et qui abreuve de nombreuses feuilles départementales en articles bonapartistes.
33Dans ce deuxième semestre 1876, le Prince semble donc porter par une véritable volonté de réorganisation stratégique et par le désir de tenter loyalement l’expérience du parti organisé et structuré. Mais les troupes suivent-elles le panache de leur chef dynastique ? À constater combien la restructuration de la presse ne cesse d’être repoussée et combien les parlementaires continuent de suivre une politique d’Union des droites, notamment les sénateurs bonapartistes, souvent en court-circuitant les consignes venues d’Angleterre, cela ne semble pas véritablement être le cas.
34La crise du 16 Mai va venir à la fois confirmer les vues stratégies du Prince impérial, qui trouve là l’occasion de les développer, tout en montrant – paradoxalement – à quel point le parti bonapartiste est réticent à les adopter.
35Lorsque la crise éclate, le Prince impérial appelle les bonapartistes à la prudence. Il écrit notamment à sa mère : « Nous ferons notre possible pour maintenir nos amis dans le calme et pour les empêcher de se laisser entraîner par l’enthousiasme d’une prétendue victoire, la bataille n’est pas encore livrée10 ! » Il refuse notamment que les sénateurs votent sans contrepartie la dissolution demandée par Mac Mahon. Ils le feront.
36Déterminé à ce que le discours bonapartiste soit uniformisé dans toute la France, il veut un parti rassemblé et identifiable. Toujours convaincu que la lutte doit s’établir entre la République radicale et l’Empire, il ne cesse de demander aux bonapartistes de ne pas « confondre la cause de l’Empire avec la cause du Maréchal », ajoutant même à propos de ce dernier : « Il ne voit que son propre intérêt et perd la France. C’est un triste homme11. »
37Cette stratégie n’est – de nouveau – nullement suivie et le décalage entre le Prince et son propre parti est flagrant. Investi par le Prince impérial de la mission de mener les négociations avec les autres droites, Eugène Rouher devient ainsi l’objet de violentes attaques de la part de l’aile réactionnaire du parti à l’été 1877 alors même que le Prince n’a jamais cessé de lui témoigner les plus solides marques de confiance. On reproche notamment à Rouher de ne pas assez se soumettre aux desiderata du gouvernement et donc de menacer l’Union des droites. Nombre de bonapartistes se laisseront tenter par l’aventure d’une candidature officielle au prix d’une vague désignation de « conservateur », effaçant toute référence à l’Empire ou au Prince12.
38Alors que le Prince impérial ambitionnait de construire un parti bonapartiste capable – autour d’une identité solide – de rassembler les forces conservatrices du pays, il se retrouve doubler par la volonté du Maréchal-Président de faire de même autour de sa personne et d’un conservatisme consensuel où toutes les droites pourraient se fondre et dont l’échec est flagrant, ainsi que le Prince le prévoyait dès l’été 1877. Mais la stratégie du Prince impérial aussi a été déjouée, sa stratégie de se distinguer au sein du bloc conservateur pour mieux en prendre le leadership étant pour le moins une ambition acrobatique difficilement lisible par des bonapartistes de plus en plus tentés par l’aventure conservatrice.
Le parti bonapartiste : un oxymore politique ? (1878-1879)
39Étonnamment, alors que son parti sort passablement secoué et découragé des grands espoirs et des grandes déceptions de l’année 1877, le Prince impérial est quasiment le seul bonapartiste encore enthousiaste. Il perçoit cette phase de repli et de léthargie relative comme une occasion de reprendre ses projets antérieurs au 16 Mai, à savoir en priorité une réorganisation de la presse. Il voit aussi, dans cette période de faible moral pour ses troupes, l’opportunité de resserrer les rangs, aussi bien sur le plan des idées que des personnes, le Prince étant soucieux d’effacer les blessures intimes infligées de-ci de-là durant l’année précédente et de colmater les fissures apparues en tous lieux au sein du parti.
40Mais si le Prince semble voir dans les lendemains d’orage l’occasion de bénéficier d’un paysage clarifié, cet enthousiasme circonstanciel n’a qu’une ampleur limitée et, dans une lettre particulièrement importante, écrite à Rouher le 30 avril 1878, le Prince impérial trace sa nouvelle feuille de route et demande à ce que ses troupes prennent leurs quartiers d’hiver. Il souhaite que la presse bonapartiste – et notamment l’Ordre – ne se perdent plus en polémiques stériles et surtout ne fassent plus à la légère des déclarations engageant le programme politique. Au rang de ces polémiques stériles, il en est une qu’il ne supporte absolument pas : celle qui consiste à affirmer que la majorité envoyée par deux fois – en 1876 puis 1877 – à la Chambre des députés est une minorité réelle dans le pays. Le Prince affirme : « Ce n’est ni adroit ni vrai », ajoutant même : « […] si par voie plébiscitaire on lui demandait aujourd’hui, par malheur, son avis il répondrait OUI pour la République, c’est-à-dire : je veux rester tranquille13. »
41Il n’est pas inutile alors de rappeler une phrase prononcée par le Prince impérial le jour de sa majorité : « Quand l’heure sera venue, si un autre gouvernement réunit les suffrages du plus grand nombre, je m’inclinerai avec respect devant la décision du pays14. » Bien entendu il évoque là une procédure plébiscitaire et non l’éventualité d’élections législatives mais la volonté librement exprimée de la Nation n’est jamais une variable négligeable pour un bonapartiste convaincu.
42L’horizon d’un ralliement est cependant bien lointain. Contrairement à Léonce Dupont ou Raoul-Duval qui prêchent en cette année 1878 pour un ralliement des bonapartistes aux républicains modérés, notamment pour permettre à ces derniers de se libérer de leur alliance avec les républicains radicaux, le Prince impérial adopte pour ligne de conduite un laisser-faire qui n’est pas une reconnaissance loyale des droits des républicains mais une stratégie politique fondée sur la certitude que la République va s’affaiblir d’elle-même, notamment en cédant toujours davantage aux politiques radicales et en s’éloignant des contrées modérées où le pacte institutionnel de 1875 s’est forgé.
43C’est la même logique qui amène le Prince impérial à approuver, en janvier 1879, le vote des députés bonapartistes en faveur de Jules Grévy à l’issue de la démission du maréchal de Mac Mahon. Non seulement il considère le président Grévy comme un honnête homme mais surtout le Prince impérial se réjouit que les républicains obtiennent tous les pouvoirs et puissent donc appliquer entièrement leur politique. C’est cette logique encore qui amène le Prince impérial à ne pas verser une seule larme lors de la chute finale de Mac Mahon, le décrivant comme « un président automate […] instrument aveugle des ambitions orléanistes15 ». Il considère notamment que Mac Mahon, vaincu en 1877, aurait dû pousser la victoire républicaine jusqu’à son terme et appeler Gambetta à la présidence du Conseil : en quelques mois, selon le Prince, la France se serait dressée toute entière contre les excès de ce gouvernement radical.
44Dans toutes ces lettres, malgré la certitude exprimée que la République ne saurait durer et que la situation actuelle est en grande partie la conséquence des errements orléanistes, on perçoit un certain découragement poindre dans l’esprit du chef de la Famille impériale. Un domaine en particulier semble cristalliser sa lassitude, celui de son futur mariage. Déjà en 1878, il avait été particulièrement froissé par la volonté de beaucoup de le marier au plus vite, désirant pour sa part n’obéir dans ce domaine à aucune velléité politique.
45L’aventurisme de certains projets lui déplaît aussi tout particulièrement, comme celui consistant à le faire venir en France à l’occasion de l’Exposition universelle de 1878. Dans certaines lettres, écrites notamment à sa mère, on peut sentir la fatigue du Prince face à toutes les aventures souvent ridicules que des inconnus viennent lui proposer et plus encore face à ceux qui viennent lui proposer des arrangements matrimoniaux.
46Le Prince impérial ne baisse pas les bras pour autant. Il redouble notamment d’efforts pour s’informer : sur le personnel administratif grâce à Auguste Cottin (ancien chef de cabinet de Rouher) et sur le personnel militaire grâce à ses amis Conneau, Espinasse et Bizot. Il compulse des almanachs et des cartes de la France électorale. Il étudie aussi avec précision les finances du parti bonapartiste avec la volonté d’assurer sa survie pour les prochaines années.
47Si le Prince finit par céder lui aussi au découragement qui touche son parti, ce ne peut être que temporaire car il est absolument convaincu que la crise finale qui opposera la République radicale à l’Empire éclatera au cours des premières années de la décennie suivante. Cependant, il s’ennuie. Et quand il décide de suivre l’armée anglaise en Afrique du Sud, face à l’opposition de sa mère il lui rétorque : « Voulez-vous que je sois toujours, pour tout le monde, le petit Prince ? Voulez-vous que je m’étiole et que je meure d’ennui comme le duc de Reichstadt ?16 »
48Le petit Prince est définitivement entré dans l’âge adulte. Non seulement sur le plan politique où les revers des années 1876-1877 ont été riche d’enseignements mais aussi sur le plan financier puisque le Prince impérial a fini par accepter que le testament de son père soit cassé afin que l’héritage de celui-ci (initialement destinée intégralement à l’impératrice Eugénie) soit partagé entre sa mère et lui.
49Autonome et instruit par l’expérience, le Prince semble resserrer l’activité du parti sur sa propre personne. Quand il part en Afrique du Sud, il ne prévient personne et ne prend aucun conseil. Voulait-il fuir l’ennui et le découragement politique ? À lire ses lettres, il est difficile de croire que le Prince impérial était profondément découragé mais il avait assurément fini par trouver la politique partisane ennuyeuse et difficile. Après les nombreuses déconvenues essuyées auprès des élus, et spécialement des sénateurs bonapartistes, on peut sans problème l’imaginer lasser des tractations parlementaires.
50Sans doute avait-il finit par se rappeler que son grand-oncle et son père avaient respectivement pris le pouvoir en 1799 et 1848 sans parti. Et que le bonapartisme est avant tout un rapport entre un homme et un peuple où le parti est un outil utile qui ne saurait être une interface au risque de réduire le bonapartisme à une faction parlementaire, antinomie de sa nature profonde.
51Le Prince impérial ne fut donc pas un chef de parti. Il tenta de l’être et utilisa parfois le terme mais se comporta très rarement en tant que tel. Le choix des hommes notamment relevait davantage d’une relation interpersonnelle ou d’une relation commune au passé impérial que d’une relation vraiment politique. Seul Raoul-Duval peut apparaître comme une relation purement politique du Prince et sa présence à ses côtés correspond très exactement aux années où le Prince impérial tenta de saisir une forme de direction stratégique du parti entre 1875 et 1877.
52Le Prince impérial se comporta finalement davantage en chef dynastique qu’en chef politique. Et il n’est pas inutile de rappeler que la décennie 1870 vit la disparition successive des différents partis dynastiques qui avaient structuré la droite française durant les cinquante précédentes années. L’échec du Prince impérial à s’affirmer en tant que chef politique au sein de son parti est peut-être le reflet d’un échec plus global : l’échec final des partis dynastiques, cette forme si complexe et si composite de fidélité politique.
Notes de bas de page
1 Archives nationales, 400AP/44, lettre du 20 mars 1873 du Prince impérial à Eugène Rouher.
2 Filon Augustin, Le Prince impérial. Souvenirs et documents, Paris, Hachette, 1912, p. 142.
3 AN, 400AP/75, lettre de 1878 du Prince impérial à l’impératrice Eugénie.
4 Lettre de décembre 1875 du Prince impérial à Augustin Filon citée dans Filon Augustin, Le Prince impérial. Souvenirs et documents, op. cit., p. 110.
5 Nombre cité dans Rothney John, Bonapartism after Sedan, Ithaca N.Y, Cornell University Press, 1969.
6 Une analyse de la situation notamment bien développée par Richard Jules, Le bonapartisme sous la République, Paris, éditions Rouveyre et G. Blond, 1883.
7 Une des meilleures descriptions de l’événement se trouve chez Dupont Léonce, La majorité du quatrième Napoléon, Paris, Dentu, 1874.
8 AN, 400AP/44, lettre de juin 1876 du Prince impérial à Eugène Rouher.
9 AN, 400AP/75, lettre du 6 mai 1877 d’Augustin Filon au Prince impérial.
10 AN, 400AP/75, lettre de 1877 (fin mai-début juin) du Prince impérial à l’impératrice Eugénie.
11 AN, 400AP/75, lettre de 1875 (juillet) du Prince impérial à l’impératrice Eugénie.
12 On retrouve le détail des négociations et des tensions de ces mois cruciaux dans l’ouvrage référence de John Rothney John, Bonapartism after Sedan, op. cit.
13 AN, 400AP/44, lettre du 30 avril 1878 du Prince impérial à Eugène Rouher.
14 Discours reproduit dans l’édition du 18 mars 1874 du Gaulois.
15 AN, 400AP/44, lettre du 3 février 1879 du Prince impérial à Eugène Rouher.
16 Filon Augustin, Souvenirs sur l’impératrice Eugénie, Paris, Calmann-Lévy, 1920, p. 307.
Auteur
-
Maxime Michelet
Doctorant en Histoire contemporaine à la Sorbonne
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