Avant-propos
p. 7-10
Texte intégral
1Le Conseil d’État, et plus précisément son comité d’histoire, a été heureux, pour plusieurs raisons, d’accueillir le colloque sur « La décennie décisive : 1869-1879 », qui avait pour objet de revisiter celle-ci sous l’angle de l’apport de la famille libérale et modérée à l’élaboration du « modèle républicain ».
2D’abord, il s’agit d’un partenariat avec deux importants centres de recherche, le Comité d’histoire parlementaire et politique et le laboratoire POLEN-CEPOC (Pouvoirs, Lettres, Normes – Centres d’études politiques contemporaines) de l’université d’Orléans, eux-mêmes soutenus par le Sénat, le LabEx EHNE (Écrire une histoire nouvelle de l’Europe), le centre d’études des mondes moderne et contemporain de l’université de Bordeaux et le centre Maurice Hauriou pour la recherche en droit public de l’université Paris Descartes.
3Ensuite plusieurs membres éminents du comité d’histoire du Conseil d’État et de la juridiction administrative, Éric Anceau, Jean-Pierre Machelon et Jean Massot, ont participé à ce colloque.
4Enfin, le succès qu’il a rencontré démontre l’intérêt des sujets traités qui ont permis de mettre en valeur les archives du Conseil d’État et en lumière une période qui fut importante pour lui aussi.
5Les dix années 1869-1879 furent en effet décisives pour le Conseil d’État.
6Ce dernier a été créé, sous Bonaparte, par la Constitution du 22 frimaire an VIII (13 décembre 1799) pour conseiller le gouvernement, y compris en matière de litiges intéressant l’État. Le pouvoir de décision était alors « retenu » entre les mains de l’exécutif.
7La fin du Second Empire ne fut pas sans conséquences pour le Conseil d’État. Son existence fut contestée fortement puis réaffirmée, comme l’illustre le revirement de Léon Gambetta, qui, deux ans après avoir demandé la suppression de l’institution, pris sa défense devant la chambre des députés1. Le Conseil d’État fut ainsi remplacé par une commission provisoire, avant d’être rétabli par la loi du 24 mai 18722.
8Il s’ensuivit une période essentielle du point de vue de la jurisprudence. La justice administrative véritable, « déléguée » car indépendante, est née avec la loi du 24 mai 1872, qui dispose qu’en matière de litiges, le Conseil d’État statue souverainement3. Cette loi est toujours en vigueur et a été constitutionnalisée (décision du Conseil constitutionnel du 22 juillet 1980 Loi portant validation d’actes administratifs)4.
9La décennie fut marquée par une série d’arrêts essentiels qui assoient la justice administrative tout en limitant le pouvoir dans l’esprit du libéralisme politique.
10Par l’arrêt du 8 février 1873 Blanco5, le Tribunal des conflits a posé le principe de la responsabilité de la puissance publique pour les dommages causés par son action et confié le contentieux de celle-ci au juge administratif.
11Par l’arrêt du 19 février 1875 Prince Napoléon6, le Conseil d’État assuma de déterminer lui-même le champ des actes de gouvernement qui, en raison de leur nature politique, échappent à son contrôle, cessant de s’en remettre à l’appréciation du ministre. Le 26 novembre de la même année, il inaugura, par son arrêt Pariset7, la censure du détournement de pouvoir, c’est-à-dire de l’usage, par l’administration, de ses pouvoirs dans un but autre que celui en vue duquel ils lui ont été confiés.
12L’installation du Conseil d’État dans ses locaux actuels du Palais-Royal remonte enfin à cette décennie décisive et plus précisément au mitan de celle-ci.
13Après l’incendie en mai 1871, sous la commune, du palais d’Orsay occupé par le Conseil d’État depuis 1840, la commission provisoire qui le remplaçait a siégé à Versailles. Une fois rétabli, le Conseil d’État s’est installé en août 1872 à l’hôtel de Rothelin, situé rue de Grenelle, puis en novembre 1875 au Palais-Royal, après l’achèvement des travaux de restauration par l’architecte Prosper Chabrol8.
14Celui-ci a aménagé la belle salle de l’Assemblée générale qui a accueilli les travaux du colloque. La décoration de la frise qui borde son plafond mentionne les textes fondateurs du Conseil d’État ainsi que les codes à l’élaboration desquels il a participé. Les cartouches, illustrées d’allégories, représentent les ministères du début de la Troisième République avec leurs appellations de l’époque, marine, guerre, travaux publics, cultes, beaux-arts, instruction publique…
15Les grandes toiles qui décorent le mur sont plus récentes. Elles ont été commandées par un arrêté du 5 juin 1914 à Henri Martin, un peintre pointilliste9. Ces panneaux, exécutés par le peintre pendant une dizaine d’années, dépeignent La France laborieuse se présentant devant le Conseil d’État. Les quatre formes de travail sont ainsi représentées : le travail de la terre par des scènes de labours, de moissons et de semailles, le travail de la mer par l’activité du port de Marseille, le travail industriel par la place de Concorde, voisine du Conseil d’État, en travaux (déjà à l’époque !) et le travail intellectuel par le portrait d’un homme (et non une femme !)10, plutôt âgé, un livre à la main, se promenant pensif dans une forêt.
16J’adresse mes remerciements à Claire de Grimoüard, directrice de la bibliothèque et des archives, et à son équipe, qui ont ouvert les archives du Conseil d’État pour la préparation de ce colloque, ainsi qu’aux agents de la Section du Rapport et des Études qui, sous l’impulsion de Caroline Lafeuille, ont aidé à son organisation au Conseil d’État.
Notes de bas de page
1 « Lors de la discussion parlementaire du 19 février 1972, il [Léon Gambetta] évoque « une des meilleures créations de la monarchie », un « legs » que la défense des libertés interdit de supprimer » : Dubois de Carratier Laurent, « Le Conseil d’État français, son œuvre législative et le « régime d’assemblée » (1875-1958), in Garrigues Jean et. al. (dir.), Assemblées et parlements dans le monde, du Moyen Âge à nos jours, 57e Conférence de la Commission internationale pour l’histoire des assemblées d’État, Assemblée nationale, Paris, 2010, vol. 2, p. 1223.
2 L’adoption de cette loi est évoquée dans le présent ouvrage par Jean-Pierre Machelon (« Dufaure et la réforme de la justice », p. 309-318).
3 Le Conseil d’État avait déjà disposé d’un pouvoir souverain en matière contentieuse pendant une brève période sous la Deuxième République. Napoléon III, devenu empereur, avait rétabli le système de la justice retenu, suivant lequel les arrêts du Conseil d’État n’étaient exécutoires qu’après approbation des ministres.
4 CC, décision no 80-119 DC du 22 juillet 1980, Loi portant validation d’actes administratifs, considérant 6 : le Conseil constitutionnel dégage de la loi du 24 mai 1872 un principe fondamental reconnu par les lois de la République qui garantit l’indépendance de la juridiction administrative et le caractère spécifique de ses fonctions sur lesquelles ne peuvent empiéter ni le législateur ni le gouvernement, et par suite interdit à ces derniers de censurer les décisions de la juridiction administrative, de lui adresser des injonctions et de se substituer à elle dans le jugement des litiges relevant de sa compétence.
5 TC, 8 février 1873, Blanco, Rec. 1er supplt. 61, concl. David ; D. 1873.3.20, concl. ; S. 1873. 3.153, concl. ; Grands arrêts de la jurisprudence administrative, Paris, Dalloz, 2019, 22e édition, p. 1. Le Tribunal des conflits, juridiction composée à parité de membres du Conseil d’État et de la Cour de cassation, avait été institué initialement par la Constitution de 1848 pour régler les conflits d’attribution entre les autorités administrative et judiciaire. Supprimé sous le Second Empire, il a été rétabli par la loi du 24 mai 1872.
6 CE, 19 février 1875, Prince Napoléon, Rec. 155, concl. David ; D. 1875.3.18, concl. ; Grands arrêts de la jurisprudence administrative, op. cit., p. 17. Le Conseil d’État abandonne, par cet arrêt, la théorie du mobile politique qui excluait du champ de son contrôle les actes politiques dans le système de la justice administrative retenue (CE, 9 mai 1867, Duc d’Aumale et Michel Lévy, Rec. 472, concl. Aucoc). Pour les auteurs des Grands arrêts, il s’agit d’une « étape extrêmement importante dans l’extension du contrôle des actes administratifs par le Conseil d’État » (op. cit., p. 18).
7 CE, 26 novembre 1875, Pariset, Rec. 934 ; Grands arrêts de la jurisprudence administrative, op. cit., p. 29. Le Conseil d’État rendit le même jour une décision identique sur le recours de M. Laumonnier-Carriol (CE, 26 novembre 1875, Laumonnier-Carriol, Rec. 936).
8 Sur l’aménagement du Palais-Royal pour y installer le Conseil d’État, voir Sanson Marc, Le Conseil d’État au Palais-Royal : architecture, décors intérieurs, Paris, Éditions du Patrimoine, 2018.
9 Juskiewenski Claude, Henri Martin, paysagiste et décorateur languedocien, troisième partie : Le décorateur, chapitre iv : Les œuvres de la vieillesse, B. La France laborieuse se présentant devant le Conseil d’État, thèse de 3e cycle, 1974, Université de Toulouse, en ligne sur henri-martin.net.
10 Le peintre a représenté un de ses amis de jeunesse, Viennot (sur ce point : Juskiewenski Claude, Henri Martin, paysagiste et décorateur languedocien, op. cit.).
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