La Révolution à l'œuvre
|En guise de conclusion : quelques remarques historiographiques
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1En conclusion de ce beau colloque qui a enregistré un vaste déploiement d’études et de recherches et qui nous a permis de dresser un bilan dans plusieurs domaines de l’histoire de la Révolution française, il importe de revenir sur certains points soulevés au début de nos travaux. Tout d’abord en ce qui concerne l’absence d’un volet proprement historiographique. Compte tenu de la richesse des contributions et de l’étendue des sujets envisagés, on peut estimer après coup qu’il a été sans doute sage de laisser de côté provisoirement ce domaine. Ce qui s’annonçait, dans le programme de ce colloque, comme un manque s’est revelé paradoxalement un avantage. Si l’on songe à la tradition de débats et de combats suscités au fil des dernières décennies autour de la Révolution française, on ne peut que remarquer le caractère parfois envahissant, voire étouffant, de la démarche historiographique. Régie par des préoccupations souvent idéologiques, cette démarche tend à empiéter sur les différents secteurs de recherche en conditionnant leur libre expression. Comme autrefois la théologie, l’historiographie, grâce à son statut privilégié, s’attribue d’habitude une sorte de droit de visite et de contrôle sur les autres domaines qu’elle tend ainsi à subsumer et en l’occurrence à légitimer ou délégitimer. Laisser provisoirement de côté le secteur proprement historiographique nous a donc permis d’accorder une plus large attention aux différents chantiers de recherche, sans les soumettre préalablement à un discours de la méthode qui risque souvent de jouer un rôle de conditionnement, voire de blocage. Cependant, en clôture des travaux, je crois utile de faire à chaud une première tentative pour situer dans le moyen terme historiographique cet important effort collectif qui nous a mobilisé pendant ces trois jours, quitte à y revenir plus analytiquement par la suite. Si, pour mesurer une évolution, il faut donner à notre colloque un terme de référence en vue d’une analyse comparative, je ne crois pas qu’il faille le chercher, comme on l’a fait au cours de nos travaux, dans le bicentenaire et dans ses nombreuses initiatives scientifiques. Certes la périodisation adoptée s’avère utile pour dresser un inventaire des travaux et des recherches qui, depuis une quinzaine d’années, n’ont pas cessé de se développer avec la vague du bicentenaire. Néanmoins, du point de vue historiographique, je suis persuadé que le bicentenaire représente beaucoup plus une phase de transition qu’une phase de bilan.
2Il y a en revanche un autre événement qui, quoique plus reculé dans le temps, se prête mieux à la comparaison : il s’agit d’un colloque qui se tenait il y a à peu près trente ans dans le même établissement que celui qui nous accueille aujourd’hui, pour commémorer le centième anniversaire de la naissance d’Albert Mathiez et Georges Lefebvre. L’initiative en revenait à Albert Soboul, à l’époque professeur d’histoire de la Révolution à la Sorbonne. Ce colloque, Voies nouvelles pour l’histoire de la Révolution française, au titre éloquent, ne laissait pas de doutes sur les intentions des organisateurs. Sur quelles bases peut-on proposer un rapprochement entre deux rencontres scientifiques qui se déroulent à trente ans de distance ? Il y a plusieurs points d’analogie. D’abord en ce qui concerne le but, explicitement posé par les deux colloques, de faire le point tout azimut sur les études révolutionnaires et d’indiquer les perspectives dans lesquelles il est possible, voire souhaitable, de s’engager pour poursuivre la recherche. Mais l’analogie concerne aussi le cadre de classement des interventions, rassemblées par secteurs thématiques. En 1974, il était question d’indiquer les voies nouvelles empruntées par l’histoire démographique, économique, militaire, politique et religieuse de la Révolution : les contributions spécifiques suivaient un rapport de synthèse dont la tâche avait été confiée dans chaque domaine à des éminents spécialistes. Cette même structure réapparaît aujourd’hui, mais avec des changements non négligeables dont il faudra tenir compte. Réapparaît également le même intérêt accordé à la recherche in fieri, à ses contraintes, ses exigences et ses potentialités. Mais en vue d’un aperçu comparatif, ce qui importe le plus est de comprendre le tournant historiographique que le colloque de 1974 représentait. Dédié à Albert Mathiez et à Georges Lefebvre, il s’inscrivait dans la continuité d’une tradition historiographique qu’on sacralisait, tout en admettant néanmoins qu’il était temps de s’en détacher pour frayer de nouveaux chemins. Albert Soboul revendiquait ainsi une certaine autonomie par rapport à ses prédécesseurs, sans en renier pour autant le legs. « Une œuvre historique – remarquait-il à la fin de la préface des actes du colloque – ne demeure vivante que si, lue et méditée, elle est approfondie et dépassée ». C’est ainsi que se mettait en place une interprétation officielle de référence de la Révolution française, destinée à fixer une sorte d’orthodoxie pour les années à venir, dans le cadre de ce qu’on commençait à appeler l’historiographie classique de la Révolution. À ce titre, la Révolution française débouchait sur le grand débat consacré à la transition du féodalisme au capitalisme qui, depuis les années 1950 n’avait pas cessé d’occuper, au niveau international, l’historiographie d’inspiration marxiste. Dans ce cadre, le cas français s’imposait comme un modèle de transition achevée et radicale en tant que révolution bourgeoise à soutien populaire. Mais consacrer un colloque aux voies nouvelles de l’histoire de la Révolution, revenait aussi à dresser l’inventaire des nouveaux emprunts qu’on était disposé à faire auprès des autres courants historiographiques, notamment de l’école des Annales qui venait de s’imposer pour l’originalité de ses acquisitions et pour l’exploration de nouveaux domaines sur le plan de l’histoire sociale, des mentalités et bien d’autres encore. C’est surtout en direction de l’histoire économique et sociale qu’on se tournait, grâce notamment à l’autorité d’Ernest Labrousse qui avait toujours gardé un lien strict avec les études révolutionnaires et les institutions qui s’y consacraient, et dont les travaux sur la crise qui avait précédé la Révolution faisaient école. D’autres secteurs s’avéraient prometteurs, comme celui de l’histoire des mentalités, ne serait-ce par les travaux sur les fêtes révolutionnaires, alors en plein essor. Mais un autre événement de poids s’était produit en amont du colloque de 1974 auquel il fallait se mesurer : la nouvelle impulsion donnée à l’histoire révolutionnaire par les luttes politiques et sociales de la fin des années 1960. Le concept de révolution revenait à la mode et retrouvait sa place dans l’imaginaire collectif d’une génération d’étudiants et de jeunes chercheurs, ce qui se traduisait par un grand apport de passion et d’énergie qui déferlait dans le domaine de la Révolution française. Il était urgent de maîtriser cet apport et en l’occurrence de l’endiguer du point de vue historiographique, pour éviter tout débordement et tout anachronisme. Des œuvres comme celle de Daniel Guérin sur les « bras nus », rééditée justement en 1968 et à maints égards hétérodoxe, risquaient d’être prises pour référence. Il fallait donc fixer des coordonnées pour ce renouveau d’intérêt dont bénéficiaient l’événement révolutionnaire et les études qui s’y consacraient.
3Dans l’ensemble le mouvement qui se crée autour du colloque de 1974 et qu’on vient d’analyser brièvement formait une conjoncture scientifique complexe, à plusieurs composantes : un vrai tournant. Cela nécessitait par conséquent un large effort de systématisation historiographique. En même temps, et sur le même terrain, il était question de dresser les batteries pour faire face à l’offensive qui s’esquissait en provenance des rangs des historiens néo-libéraux. Cette offensive, qui s’annonçait déjà depuis nombre d’années, mais qui n’avait pas encore atteint une force de frappe suffisante pour s’imposer, allait bientôt déferler avec une virulence prévisible, même si elle fut imprévue. Elle véhiculait une hostilité mûrie au fil du temps contre un paradigme interprétatif, somme toute conquérant. La période comprise entre 1974 et le bicentenaire sera caractérisée, comme on le sait, par l’affrontement de deux paradigmes interprétatifs : le paradigme « classique », largement inspiré par le marxisme et celui néo-libéral ou « révisionniste ». C’était, bien évidemment, un affrontement idéologique où toutefois les deux systèmes interprétatifs gardaient encore une portée heuristique. L’interprétation classique qui, tout en tendant à se scléroser, maintenait pour autant une certaine hégémonie, continuait à promouvoir des recherches solidement axées sur une base documentaire, dans la suite de la tradition érudite dont elle se proclamait l’héritière. L’interprétation néo-libérale, privilégiant plutôt une procédure critique, déployait toute sa force corrosive à l’égard de nombre d’idées reçues, sacralisées par la tradition historiographique dominante. Plusieurs certitudes, sous le feu de ce traitement critique en sortaient compromises ou même démantelées. Malgré ces résultats somme toute positifs, la communauté scientifique, face à l’âpreté croissante de l’affrontement idéologique, allait bientôt se polariser ; le combat scientifique tournait ainsi en intolérance réciproque, en sectarisme jusqu’à des manifestations souvent extrêmes, voire grotesques. La pratique de l’hortus clausus poussait à sélectionner ses interlocuteurs pour leur fidélité, leur camp ou coterie d’appartenance, plus que par les questions concrètement posées au niveau historiographique. Ces attitudes étaient accentuées par les nouvelles contraintes médiatiques qui poussaient souvent les différentes écoles à s’invectiver ou, tout simplement, à s’ignorer mutuellement. Rien d’étonnant à ce que l’interruption d’une véritable communication scientifique ait mené à une atrophie progressive du débat.
4J’estime que le bicentenaire représente l’acmé de cet affrontement qui polarise et « sectarise » la république des lettres : un moment donc qui reste tout à fait intérieur à ce contraste et à son enjeu. C’est pour cette raison qu’on a du mal à envisager dans le bicentenaire une étape de bilan. Il comporte effectivement une extension fabuleuse des études, une mobilisation sans précédent de chercheurs et de moyens et produit un élargissement important des champs de recherche. Mais il s’agit en même temps d’une échéance de combat idéologique et politique, dont la Révolution française n’est que le prétexte et où souvent la recherche de visibilité publique et médiatique, de la part des protagonistes, l’a emportée sur les impératifs scientifiques. La preuve nous est donnée par l’événement sans doute le plus symboliquement significatif du bicentenaire, à savoir l’intervention de François Mitterand dans la grande salle de la Sorbonne et le rôle d’arbitrage joué par cette intervention entre les deux camps opposés, en vue d’une double légitimation certainement plus politique que scientifique. Mais le bicentenaire coïncide aussi avec le déclin inexorable de ces deux paradigmes interprétatifs, qui épuisent définitivement, dans leur affrontement, toute potentialité heuristique. Une fois tiré le rideau sur le bicentenaire et sur ses polémiques, on pouvait revenir à la recherche concrète et à une réflexion plus mûre sur toute une saison historiographique, sans égard à une quelconque rentabilité médiatique.
5C’est le début d’une nouvelle conjoncture inspirée par ce que j’appellerais une sorte de dérégulation ; nombre d’approches nouvelles pouvaient enfin s’exprimer, en dehors du lit de Procuste des paradigmes et des méthodologies dominantes, et s’épanouir en différentes directions : l’âge d’or des orthodoxies antagonistes déclinait. C’est cette nouvelle phase, à mon sens, dont notre colloque d’aujourd’hui représente l’issue et le couronnement. En fait, une partie au moins des notions et des concepts nouveaux indiqués par Jean-Clément Martin dans son introduction pour souligner ce renouveau, et que le colloque a mis en pleine lumière, avaient déjà cours depuis longtemps. Je pense à la notion de réseau dans l’étude de la sociabilité, ou à celle d’expérimentation pour ce qui est du champ politique, pour ne prendre que des exemples ; toutefois ils restaient obscurcis par des systèmes interprétatifs forts, pourvus de leur propre outillage herméneutique. Ces notions réapparaissent maintenant et peuvent, comme on nous l’a démontré, se développer, s’affiner et se perfectionner.
6Mais, en reprenant la comparaison entre ce colloque et celui de 1974, dont j’ai essayé de résumer les coordonnées historiographiques, un certain nombre d’autres constatations s’imposent. La structure thématique, on l’a vu, est tout à fait semblable, ainsi que l’ancrage tenace aux sources, et à la recherche empirique dans le but d’aboutir à un bilan général des études sur la Révolution française. Mais le cadre s’avère nettement modifié par la disparition de certains éléments qui avaient caractérisé 1974. Pour se limiter à un premier coup d’œil, il faut enregistrer la quasi-disparition des études quantitatives, que ce soit en histoire économique, démographique, financière ou autre. Il n’est plus question de longs comptages, quoique des thèmes comme ceux de la vente des biens nationaux ou l’étude sur la répartition de la propriété foncière soient encore actifs. En revanche, il faut signaler le retour en force de l’histoire institutionnelle et administrative, sous le biais des études sur les élections, sur le droit, sur les rouages du système de gouvernement, ou sur les rapports entre centre et périphérie. Sur l’ensemble de ces changements il faudra revenir quand nous disposerons des actes du colloque ; mais ce qui me semble important de remarquer d’ores et déjà est la nouvelle attitude qui se manifeste chez les historiens réunis dans ce colloque. Le souci commun de prise en compte de la complexité des phénomènes engendre une extrême prudence à l’égard des synthèses hâtives et des définitions simplistes. D’où la volonté de ne pas accepter le stock traditionnel d’idées reçues, sans les avoir soumises préalablement à vérification. Cette démarche peut finalement se passer de toute référence ritualisée aux querelles, désormais datées, qui avaient alimenté l’historiographie de la Révolution dans les décennies précédentes. Aucun besoin donc, pour avoir droit de parole, de s’appuyer sur telle ou telle autre autorité de référence ou de mettre sa pensée à l’abri d’une école historiographique donnée. C’est indubitablement là le produit d’un nouveau climat historiographique et intellectuel. L’objet révolution est enfin « refroidi » comme le souhaitait jadis François Furet ; mais pas essentiellement en conséquence de l’attaque portée par l’historiographie néo-libérale, ni par l’ostracisme de l’historiographie conservatrice. Les raisons en sont bien plus profondes et relèvent notamment de la perte d’intérêt que subit le concept même de révolution, sa théorie et sa pratique, dans nos sociétés contemporaines. Les révolutions, qui avaient pendant longtemps attiré l’attention et bénéficié même d’une certaine bienveillance auprès de l’opinion publique, comme témoignage de la possibilité même d’un changement violent et radical, ne sont plus à la mode. Le jugement porté à l’égard de ces événements est beaucoup moins confiant voire sévère. Par rapport aux transformations et aux interrogations dramatiques, aux défis nouveaux et problématiques que notre présent ne cesse de nous poser, le concept de révolution est devenu un instrument assez peu efficace. À plus forte raison s’avèrent périmés et désormais réduits à une caricature les exorcismes et les excommunications réciproques lancés par les différentes écoles historiographiques, sur la base de vieilles querelles. C’est pourquoi les chercheurs se mesurent maintenant à la Révolution française avec une attitude plus laïque et désabusée, sans complexe de lèse-majesté ; ils peuvent s’exprimer sans se sentir astreints, comme autrefois, à des déclarations de foi ou à des choix de terrain. D’où la disparition du recours aux dieux tutélaires, aux références sacralisées et à la pratique vieillotte de l’invocatio.
7Le colloque de 1974 était un hommage respectueux à Mathiez et à Lefebvre, témoignant une certaine déférence à l’égard de la tradition. Revendiquer la continuité prévoyait un changement sans coupures, un souci rassurant de linéarité. Mais dans les décennies suivantes de nouvelles icônes et de nouveaux « catéchismes » allaient remplacer ceux de l’historiographie classique, ce fut Tocqueville, Cochin ou le sacre acritique des dictionnaires critiques. De ce point de vue, il est encourageant de remarquer dans notre colloque actuel la disparition quasi-complète de cette tendance, ce qui ne signifie pas pour autant l’absence de toute référence historiographique : au contraire l’éventail des auteurs convoqués semble élargi par l’apport de nouveaux terrains de recherche et de nouvelles sollicitations intellectuelles. Si, par exemple, on voit apparaître dans certaines interventions Carl Schmitt ou, dans d’autres, Walter Benjamin ce n’est certainement pas pour une quête de nouveaux maîtres à penser, mais dans le but d’un enrichissement du système de références. Et en tous cas, ce n’est pas sur le terrain des références théoriques qu’on enregistre les nouveautés les plus saillantes de ce colloque. Au contraire, il apparaît que l’on peut parler d’une certaine revanche de l’histoire sur l’historiographie. Les interprétations codifiées d’autrefois se bornaient la plupart des fois à solliciter des compléments de recherche, plus qu’un véritable renouvellement de son cadre. Pour bien naviguer, il suffisait soit de se mettre dans le sillage rassurant de la ligne Jaurès-Mathiez-Lefebvre soit, de continuer à « traire » les classiques du xixe siècle, ceux qui auraient pour l’essentiel tout compris à la Révolution. Aujourd’hui par contre, il me semble cerner une confiance nouvelle dans les potentialités de la recherche grâce à la suppression de certains tabous. Cela ne signifie guère, loin s’en faut, la disparition des contrastes, mais plutôt le refus des poncifs manichéens et simplificateurs reproduisant la légende rose ou noire de la Révolution ; et cela au nom d’une pluralité d’approches et de méthodologies qui vise à explorer tous azimuts et sans préjudices la société et la politique révolutionnaires. Il ne s’agit pas là d’une furie iconoclaste ni d’une hantise de révision, mais plutôt d’une méfiance résolue à l’égard des schémas préconçus qui nous pousse à revisiter dans un esprit critique notre appareil conceptuel et méthodologique.
8C’est dans cette nouvelle attitude qu’il faut saisir, à mon sens, le véritable tournant historiographique et ce colloque me semble s’y inscrire à part entière. Cependant on ne peut pas s’en tenir à l’autocélébration, car cette nouvelle conjoncture comporte aussi des inconvénients. Une nouvelle donne dans un champ de recherche qui, portant sur un acte fondateur de l’identité nationale, bénéficie d’une surabondante production historiographique souvent vieillie, est certainement destinée à produire un effet rafraîchissant et libérateur. Néanmoins cela comporte l’idée sous-jacente d’une sorte d’année zéro historiographique, ce qui ne peut pas aller sans poser un certain nombre de problèmes. D’abord la tendance à s’enfermer dans un cloisonnement thématique rassurant dont les symptômes me semblent apparaître aussi dans notre colloque. Faute d’une coordination conceptuelle dont on redoute le conditionnement, le danger est que les recherches dans les différents domaines, restent juxtaposées et que chaque historien se cantonne dans sa spécialité. Un fois brisé le cloisonnement idéologique d’autrefois, on risque ainsi d’engendrer des huis clos thématiques où les spécialistes seraient libres de s’épanouir, mais dans un système autoréférentiel, où les différents domaines non seulement ne songent pas à communiquer entre eux, mais tendent à s’ignorer réciproquement.
9On pourrait étendre cette remarque au terrain chronologique : aujourd’hui nous sommes amenés à reconsidérer certains découpages et certains déterminismes dans la périodisation ; c’est le cas de l’alternative entre 1989 et 1993, sans doute plus conceptuelle et idéologique qu’historique. Timothy Tackett nous invite par exemple, avec des arguments fort convaincants, à réfléchir sur le rôle de tournant joué par la fuite du roi, arrêtée à Varennes. Sur un autre versant, on nous propose de dilater notre champ d’observation jusqu’à annexer toute la période directoriale pour en saisir la complexité de l’enjeu politique. Il est vraisemblable que le nouvel éclairage dont a bénéficié du Directoire, favorisé par la progression de la machine célébrative du bicentenaire, finisse par atteindre également le Consulat et l’Empire. Néanmoins on ne peut pas se borner à déplacer chronologiquement le champ d’observation, car les questions cruciales posées par la période 1789-1794, notamment par la Terreur avec toutes ses énigmes, ne se résolvent pas par rétroprojection sous peine de créer des nouveaux déterminismes. Même du point de vue chronologique, ainsi que – comme on l’a vu – du point de vue thématique, un effort s’impose pour éviter tout cloisonnement. Ce risque est réel si l’on considère qu’il a été dénoncé dès le début de notre colloque. Jean-Pierre Jessenne, à qui revenait la tâche de rendre compte sur l’état de l’histoire sociale – un chantier qui ne tient plus, comme autrefois, le haut du pavé – a signalé le danger d’aboutir à une impasse. Si le refoulement actuel de toute interprétation globale permet de faire ressortir la complexité des relations sociales, il est temps – nous a-t-il rappelé – de procéder à une recomposition après ce « démontage ». De même Jean-Clément Martin dans son intervention parvient à plaider pour un décloisonnement, au nom d’un débat plus articulé autour de la Révolution française. Toutefois, à y regarder de plus près, les griefs au sujet du morcellement des études sur la Révolution n’ont rien de nouveau : ils ne cessent au contraire de reparaître cycliquement depuis quelques décennies.
10« Force est de constater – écrivait Albert Soboul en 1974 – qu’il n’y a plus d’histoire totale de la Révolution, il n’y a que des histoires partielles qui découpent des secteurs particuliers et brisent ainsi les liens qui les unissent aux autres aspects de cette matière vivante et riche qu’est l’histoire. » Les histoires partielles n’étaient pas dépourvues, d’après l’historien des sans-culottes, d’une certaine utilité, mais « bien souvent ces histoires partielles se cantonnent dans leur objet strict, pour ne plus déboucher que sur des remarques à usage interne » : le résultat en était « une abstraction stérile ». Soboul attribuait ce résultat à « l’entreprise révisionniste », sans égard au fait que tout le savoir historique était en train de se confronter au même problème : un dialogue serré, voire une compétition, avec d’autres disciplines, ce qui ne pouvait aller que dans le sens du morcellement. En fait, dans les remarques de Soboul on pouvait entrevoir en filigrane les difficultés d’une histoire globale de la Révolution qui se prétendait essentiellement politique et sociale, à subsumer et à annexer toutes les nouvelles directions empruntées par la recherche, dans un contexte historiographique de plus en plus éclaté. Même constat une quinzaine d’années plus tard de la part de Claude Langlois qui n’hésitait pas, au lendemain du bicentenaire, à parler d’une « balkanisation » de l’histoire, partagée en différents domaines et périodes. L’accumulation de connaissances hétérogènes lui semblait en effet avoir contribué, par des explications fondées sur des raisonnements circulaires et sur des circuits étroits de causalité, à rendre plus opaque la compréhension des événements historiques. Si bien que, dans le cas de la Révolution française, la recherche fragmentaire sur tel ou tel sujet n’avait pas en elle-même aidé à progresser vers une meilleure explication des phénomènes.
11Si aujourd’hui il est question de renouveler une pareille mise en garde, cela signifie que cette situation tend à se présenter, ce qui nous amène à croire qu’au fond ce n’est pas le morcellement en soi qui pose problème. Un certain taux de désagrégation peut au contraire être considéré comme physiologique, dans l’état actuel de la recherche ; voilà pourquoi l’appel fort opportun au remontage et au décloisonnement est destiné, malgré tout, à résonner dans le vide : la tendance de notre conjoncture historiographique – qui semble se confirmer ici même – est encore à la juxtaposition. Les difficultés de synthèse sont strictement liées en fait au manque d’enjeux conceptuels forts. D’ailleurs la résistance à replonger les études sur la Révolution française dans un système étouffant d’affrontements militants et idéologiques est tout à fait compréhensible : elle s’explique par crainte de ne pas compromettre le nouveau climat d’ouverture dont on a souligné les avantages et les potentialités. Cette nouvelle attitude risque cependant de donner lieu à un œcuménisme un peu fade où chacun s’enferme dans son domaine particulier sans égard non seulement à ce qui se passe à côté, mais aux thèmes plus larges et à tout effort de synthèse et de systématisation. Le problème n’est donc pas le morcellement, mais le manque d’enjeux et en particulier d’enjeux communs. Les révolutions, on l’a dit, ne sont plus à la mode, elles n’occupent plus le devant de la scène, ce qui risque de mettre en quelque sorte leurs historiens au chômage technique ; il suffit néanmoins que nos démocraties s’affaiblissent sous la menace de sursauts racistes ou de tentations totalitaires, que les vieux symboles apparemment vieillis et stéréotypés resurgissent, qu’on reparle donc de liberté, d’égalité et de fraternité, et que la Révolution française soit convoquée à nouveau comme paradigme de référence. Cela ne suffit pas pour autant à faire réapparaître des enjeux de taille. Les incertitudes du présent, les changements dans notre sensibilité collective, les interrogations dramatiques qui nous hantent face à un futur de plus en plus opaque, sont tous des facteurs qui bouleversent nos paramètres sans pour autant en fournir immédiatement de nouveaux. Avant que des nouveaux enjeux s’esquissent, une stratégie d’attente s’impose qui consiste à intensifier la communication et les échanges et à résister autant que possible aux cloisonnements favorisés souvent par les mœurs universitaires mêmes. S’il n’est donc pas question pour l’instant d’enjeux forts largement partagés, il y a toutefois des noyaux thématiques qui peuvent jouer le rôle de points d’agrégation provisoire, utiles à briser l’étanchéité rassurante des cloisons et à stimuler un débat élargi. C’est le cas, par exemple d’un thème comme celui de la violence qui semble ressortir spontanément et à plusieurs reprises dans ce colloque, sous la forme de la violence des élites ou des foules, autour de la Terreur ou de la guerre. Il s’agit en fait d’une question qui a recommencé à nous hanter beaucoup plus qu’autrefois, à cause des sollicitations dramatiques de notre présent.
12Même au sujet de la violence, le débat est donc ouvert, avec tout ce que cela comporte de paradoxal pour des historiens de la Révolution ; car, si la violence nous hante de plus en plus, on serait tenté de l’exorciser, mais, à moins d’envisager une « révolution sans révolution », elle demeure consubstantielle au phénomène historique que nous étudions. Malgré le recul des grands systèmes idéologiques, nous sommes ainsi ramenés, par le biais de certaines questions de poids comme celle de la violence, aux interrogations fortes.
13C’est la preuve que l’événement révolutionnaire, dans son extraordinaire richesse et originalité, garde une vitalité paradigmatique qui reste encore à exploiter et que notre présent n’a pas cessé d’interpeller ses historiens pour solliciter leur apport. Le fait d’avoir indiqué les coordonnées nouvelles de cet apport est à mes yeux un des mérites de ce colloque qui s’annonce d’ores et déjà comme une importante étape de réflexion et de bilan.
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