1S’il y a un point sur lequel les voyageurs, souvent partagés sur les cours elles-mêmes, se rejoignent lorsqu’ils décrivent les villes de cour, c’est bien l’opulence de la noblesse qui y réside en nombre. Les mieux introduits d’entre eux poussent les lourdes portes des demeures aristocratiques et brossent les contours d’une sociabilité qui s’inscrit en marge de la cour, sans pour autant l’ignorer. Cette sociabilité urbaine fut longtemps subordonnée1, voire opposée à la cour2, parce qu’elle était assimilée aux salons dans lesquels les beaux esprits du Siècle des Lumières s’ingéniaient à dénigrer une institution curiale sclérosée et décadente. Elle n’apparaît pourtant pas comme l’envers de la cour, pas plus que Versailles n’est l’antithèse de Paris, mais plutôt dans la majorité des cas comme son indispensable complément, voire son « continuum » urbain3.

Définitions

2C’est de cette articulation complexe entre la cour et la ville dont il sera question dans ce volume à partir de l’observatoire de la ville de cour.

Ville de cour

3User du prisme urbain, « milieu où s’échangent en tous sens les contaminations4 », c’est gommer catégories et hiérarchies qui fractionnent la société urbaine au profit d’un espace d’observation renouvelé qui permet d’appréhender les interactions entre ces deux sphères contiguës que sont la cour et la ville, plutôt que de considérer l’une depuis l’autre5. Elle permet aussi de sortir des présupposés générés par la prépondérance ou l’atrophie présumées des cours princières6. La ville curiale est un espace urbain au profil bien spécifique en ce qu’elle articule deux dimensions7 : une dimension géographique soumise à un pouvoir monarchique omniprésent, dont la proximité immédiate se fait fortement ressentir et dont on connaît assez bien désormais les expressions monumentales et urbanistiques ; mais aussi une dimension sociale marquée par la présence, au sein de la société urbaine, de ce corps « étranger » qu’est l’institution curiale dans toute sa complexité, à la fois maisons princières et services administratifs, faisant cohabiter des foules de domestiques et de fonctionnaires à mesure que la cour et l’appareil d’État mûrissent8.

4Le processus de sédentarisation – bien que relatif – de l’institution curiale au cours de l’époque moderne provoque de nécessaires adaptations de l’écosystème urbain9. La ville de résidence du prince, fréquemment capitale de l’État quand une configuration bicéphale ne vient pas dissocier ces fonctions10, développe des spécificités urbaines, bien mises en lumière par le modèle fécond de la Residenzstadt germanique11. Transposition tardo-médiévale12, puis également moderne des questionnements allemands sur les centralités d’un territoire en voie de réunification à la fin des années 1980, la ville de résidence est une réalité urbaine amplement déclinée dans l’espace politique morcelé du Saint-Empire romain germanique13. Diversement reprise à l’échelle européenne, avec des angles morts aussi étonnants que persistants – Versailles14 –, cette démarche mérite d’être approfondie et confrontée à d’autres historiographies nationales. Elle pose en particulier la question de la forte dépendance de la ville à l’égard de l’institution curiale15, notamment lorsqu’elle est construite ex nihilo, ce que matérialise étonnamment bien le plan concentrique de la ville neuve de Karlsruhe, fondée en 1715 par le margrave Charles-Guillaume de Bade-Durlach pour y transférer sa cour depuis Baden-Baden.

5Appréhendée à la fois dans ses dimensions spatiale et sociale, l’étude de la ville de résidence a favorisé un renouvellement des paradigmes de l’histoire urbaine mais aussi de l’histoire des cours en Europe16. Elle propose une approche par échelle qui permet d’envisager la ville de cour comme un emboîtement de sphères gigognes : la cour, la ville de résidence qui l’entoure et s’y rattache, mais aussi l’espace urbain plus largement, et ses hinterlands, à savoir la région-résidence et l’État tout entier, voire un réseau plus large de cours princières. Il importe toutefois de considérer cet espace « emboîté » dans sa complexité : les multipolarités curiales – à l’image de la cour concurrente des princes de Carignan à Turin ou de celle du prince de Galles qui double de façon quasi institutionnalisée la cour du souverain britannique sous les Hanovre – comme les « foyers » aristocratiques17 qui s’inscrivent en complément ou en compétition de la cour, tendent à brouiller le paysage résidentiel. Cette démarche spatiale permet alors de sortir la cour d’une conception hors-sol pour la réintégrer dans un écosystème qui lui permet de fonctionner. Elle offre également une approche sociale dans la mesure où la ville de résidence peut se penser comme un « croisement privilégié » de couches sociales qui collaborent à différents niveaux, (politiques, économiques ou culturels) et qui fait ressortir le rôle moteur des élites nobiliaires dans son fonctionnement18.

Noblesses

6À l’intérieur de ce mille-feuille social, nous retenons précisément la noblesse, ou plutôt les noblesses, le pluriel étant ici porteur de potentialités heuristiques. Trente ans de renouvellements de l’histoire des élites ont mis en lumière les écueils que représentait l’essentialisation de la noblesse comme un tout homogène19 et la tentation d’une catégorisation systématique, source de fragmentation du groupe en une multitude d’essaims imperméables et hiérarchisés20. Nombreux sont au contraire les travaux qui ont prouvé l’existence de porosités, internes comme externes, du second ordre, même si certaines pratiques sociales, telles une forte ouverture matrimoniale, voire la mésalliance, rendent parfois dangereuses ces circulations sociales. Bien sûr, la cour, de par la limitation de son accès, impose une coloration plus aristocratique à ces élites. Le service du prince peut exiger les preuves d’une noblesse ancienne, voire immémoriale, réservées à quelques-uns, mais ce service est aussi source d’anoblissement, et la carrière curiale – au sens le plus large – peut être facteur d’ascension sociale21. Du fait de leur inscription dans la proximité du prince, les protagonistes de cet ouvrage participent plutôt des strates supérieures de cette noblesse polymorphe, mais avec des profils différents, qu’il s’agisse par exemple du patriciat florentin, de la noblesse lorraine, des magnats hongrois ou de la noblesse de cour suédoise. Tous ont cependant en commun de résider en ville.

7Soumises à l’attraction de la cour qui justifie d’abord leur présence, à moins qu’elles ne soient patriciennes ou issues du commerce comme à Florence, qu’elles aient été anoblies sous l’effet de l’exercice d’une charge pour intégrer cette noblesse officière dont les effectifs ne cessent de gonfler dans le royaume de France, par exemple, elles tirent leurs origines d’une structure féodale altérée par les évolutions politiques. L’hinterland des cours traitées dans ce volume est plus ou moins large, des duchés lorrains ou de la Toscane pour Nancy/Lunéville ou Florence au très vaste royaume de France pour Versailles. D’autres cours, impériales, exercent une attraction plus large encore, ainsi Vienne sur la totalité de la monarchie des Habsbourg et du Saint-Empire, entrant alors en concurrence avec les cours périphériques de Bruxelles ou les capitales délaissées comme Budapest. Nous avons justement souhaité retenir aussi le cas de ces villes de cour fantômes, dont la résilience curiale est telle que la noblesse s’y maintient dans le souvenir ou l’attente d’un retour du prince. Elles sont le miroir inversé des cours et, de ce fait, permettent d’appréhender de façon éclairante les problématiques qui traversent ce volume.

Noblesse de cour – noblesse urbaine ?

8Évaluer la place des noblesses dans ces villes de cour est au cœur de nos réflexions. C’est d’abord poser la question de ce que les médiévistes nomment l’inurbamento. Phénomène difficilement évaluable pour l’époque moderne, du fait même de la variété des modalités de la présence à la cour et plus encore en ville22, la résidence nobiliaire urbaine est une réalité démographique, d’autant plus qu’elle draine avec elle l’important personnel des maisonnées. À partir d’estimations dont Daniel Roche souligne le caractère approximatif, la noblesse parisienne, dont le profil social est très divers, représenterait entre 2 et 4 % de la population totale et entre 5 et 10 % de la population totale de la noblesse du royaume à la fin du xviii^e siècle23. Elle est aussi une réalité historique dont la chronologie doit être articulée avec celle du processus d’urbanisation régional. Cette synchronie apparente, quoiqu’inégale, pour la péninsule italienne24 est-elle également observable dans les Pays-Bas qui présentent un niveau d’urbanisation comparable, a contrario des noblesses d’une Europe centrale encore essentiellement rurale ?

9Le choix a été fait, pour cet ouvrage, de porter le regard en priorité sur les noblesses profondément exogènes émargeant à la cour ou prétendant le faire, autrement dit d’abord cette noblesse ancienne, fréquemment d’extraction féodale, qui s’est graduellement et, au moins en partie, muée en noblesse curialisée25. Parce qu’elle a été essentiellement étudiée pour elle-même ou par le biais de son agrégation à l’institution curiale, elle ne semble pas naturellement être associée à la ville26, si ce n’est éventuellement par ses réalisations architecturales27. Ce processus d’urbanisation des élites, résultant en toute logique de la participation à la sédentarisation des institutions curiales, suscite pourtant un certain nombre d’interrogations. Quelles motivations président à cet afflux ? La fidélité par le service, ou simplement l’espérance de participer, voire même simplement d’assister à la vie de cour ? Des intérêts économiques et financiers, une attirance pour des espaces qui sont aussi des plateformes tournantes de l’économie régionale ? La recherche d’une proximité des nébuleuses aristocratiques qui contribuent à la redistribution de la faveur princière et permettent le maintien, sinon l’élévation sociale ? Une inclination pour une vie culturelle et mondaine particulièrement dense qui offre des occasions de briller auprès du prince, de s’illustrer par le mécénat ou le déploiement d’une munificence hors-norme (A. Merlotti) ? Une étape dans un voyage de formation qui procure savoirs et entregent pour des carrières politiques ou diplomatiques futures (P. Bianchi) ? On ne peut exclure le simple mimétisme, parfois dénoncé par les détracteurs de la société curiale, consistant à suivre la mode pour ne pas sortir du rang. La résidence urbaine peut alors être perçue comme un prolongement du processus de « domestication » des élites abondamment discuté par l’historiographie ou au contraire comme une possibilité d’évasion de la cour par la confiscation de la sociabilité urbaine, sociabilité du reste revue à travers le prisme des codes nobiliaires sur lesquels se calqueront au xix^e siècle ceux de la bourgeoisie. Si la noblesse n’en a pas fini de revendiquer ses critères identitaires, elle doit composer avec les contraintes de la ville qui lui imposent de cohabiter avec d’autres catégories sociales (S. Guri), de s’insérer dans une géographie élitaire préexistante et d’intégrer des sociabilités nouvelles, autant de pratiques qui ont favorisé une certaine mixité sociale (M. Hellsing).

10Enfin, se pose la question de la pérennisation de cette présence, simplement opportuniste ou gage d’une urbanité croissante des élites nobiliaires ? En quelles temporalités se décline-t-elle : présence intermittente, le temps de l’exercice d’une charge curiale qui s’inscrit ou non dans la durée, mais qui peut aussi ne s’exercer par quartier qu’une partie de l’année ? Saisonnière, au rythme du calendrier de la cour (A. Merlotti) – on pense à la Season londonienne qui se tenait lors de la session du Parlement et constituait le temps fort de la vie mondaine anglaise ? Permanente, à l’échelle de la vie d’un individu, voire même de plusieurs générations. Quels sont les espaces mis en balance ? Bien souvent seigneur, le courtisan est, de ce fait, soumis à un impératif d’ubiquité qui ouvre la cour, et par extension la ville, sur un espace résidentiel complexe, animé de circulations qui relativisent fortement une obsidionalité curiale construite par les historiens. Enfin, ce constat pose la question de l’élaboration d’identités multiples sécrétées par cet équilibrisme. Thierry Dutour a souligné la nécessité de ne pas procéder par exclusivisme spatial, ce qui catégoriserait la noblesse comme urbaine ou rurale, courtisane ou seigneuriale28. Se construisent au contraire des identités « métisses » qui peuvent se limiter à la conjugaison des fonctions nobiliaires, mais aussi découler d’une contamination urbaine de l’habitus nobiliaire (Y. Vaxelaire)29.

Manifestations matérielles des pratiques résidentielles

11Désormais mieux connue, l’appropriation spatiale de la ville par les élites, en concertation ou en concurrence avec le pouvoir monarchique, se matérialise d’abord par la demeure dont les angles d’étude sont multiples. Figure de proue somptuaire de la présence du courtisan ou du lignage, pour beaucoup, elle adopte toutefois des formes architecturales variées selon les usages locaux, du logement presque modeste (M. Hellsing) aux palais ostentatoires (A. Cogné ou J. Boutier). Elle revêt également des enjeux fonctionnels et cérémoniels en tant qu’habitat, au sens anthropologique du terme, qui héberge la maisonnée et constitue le cadre d’affirmation de l’éminence sociale du propriétaire (S. Schick, A. Cogné, Y. Vaxelaire ou J. Boutier). Dans bien des cas toutefois, la demeure est aussi ouverte à la location, partielle ou totale, dans un champ social spécifique – les seuls pairs – ou élargi au reste de la société urbaine dont elle peut constituer un microcosme.

12Point névralgique, la demeure urbaine s’inscrit, on l’a dit précédemment, dans un système résidentiel dont elle ne constitue bien souvent qu’un pôle plus ou moins prépondérant. Ne faut-il pas voir dans l’accès à la propriété une volonté de s’installer durablement à la cour et de s’ancrer profondément dans le tissu urbain ? Mus par le double phénomène de curialisation et d’urbanisation, les nobles auraient-ils pris goût à la ville ? Les positionnements sont divers. Dans la Vienne de la fin du xvii^e siècle, on opposera le cas des princes Porcia, qui souhaitent conserver un pied-à-terre malgré leur retrait de la cour, à celui des comtes Zinzendorf, qui liquident en un temps record leur patrimoine immobilier au moment de la sortie de charge de l’un des leurs30. De même, l’hébergement des familiers met en lumière les liens, maintenus, ou même distendus, entre la cour et les périphéries, ainsi que l’efficacité des réseaux parentélaires ou clientélaires (F. d’Agay). Prise dans un jeu d’échelle, l’étude socio-spatiale de la demeure ouvre sur celle d’autres espaces, depuis la pièce jusqu’à la rue, voire le quartier ou la paroisse. Appréhender la manière d’habiter la ville fait apparaître des trajectoires d’appropriation de l’espace urbain bien différentes, entre regroupement et dissémination, qui sont révélatrices des équilibres politiques et sociaux au niveau urbain comme à celui de la monarchie (Y. Vaxelaire, S. Guri, J. Boutier)31.

13L’habitat est également le cadre naturel de ces liens parentélaires ou clientélaires, d’ordre économique ou politique, ou de sociabilité, que ces élites tissent entre elles ou avec le reste de la société urbaine. Parallèle, concurrente, ou en marge de la cour, cette sociabilité se définit d’une manière ou d’une autre par rapport à l’institution curiale, qu’elle en soit une émanation ou une sphère indépendante. Elle peut compenser la sévérité et la fermeture d’une cour, comme à Vienne dans la première moitié du xviii^e siècle, ou au contraire être instrumentalisée par le pouvoir, comme à Berlin (S. Schick). Elle peut revêtir des formes variées, de l’assemblée qui privilégie la conversation, jusqu’au bal, au théâtre (M. Hellsing) ou au concert (E. Oriol), être cantonnée à la demeure ou s’épanouir dans les espaces extérieurs qui fleurissent dans la ville des Lumières32. Peut-on attribuer la diversification et la multiplication de ces lieux de rencontres au cours de la période aux effets de la présence de la cour et des élites curiales dans la ville ? Autrement dit, peut-on parler d’une aristocratisation des espaces de sociabilité plus active ou précoce dans les villes de cour qui donnerait le ton ?

14Objet d’investissements, souvent lourds, mais aussi intégrée à un marché immobilier qui s’avère souvent lucratif33, la demeure laisse percevoir un autre axe que ce volume souhaite envisager, celui des enjeux économiques et financiers de la résidence aristocratique dans les villes de cour, qu’ils soient moteurs ou considérés comme parasitaires. Ces problématiques rejoignent les questionnements déjà soulevés par la présence même de la cour en ville34. Les consommations sont multiples et répondent au train de vie qui permet la distinction de l’aristocrate, qu’il s’agisse du costume dont les usages façonnent la mode (S. Castelluccio) ou du mécénat artistique qui se concrétise dans l’habitat comme dans la production musicale (E. Oriol), privée ou accessible plus largement lorsque les concerts sont donnés hors de la demeure. Cette consommation est donc aussi production35, qu’il s’agisse de mécénat ou d’activités lucratives que les élites nobiliaires peuvent pratiquer, dès lors qu’aucun règlement ne le leur interdit. Au contraire, elles peuvent acquérir des privilèges qui encadrent et promeuvent des activités économiques qui jouent des consommations spécifiques stimulées par la présence de la cour, par exemple les transports (P. Lemaigre-Gaffier) ou l’habillement (S. Castelluccio). Les villes (Turin, Parme par exemple) se plaignent de la désertification provoquée par le départ de la cour pour des séjours périurbains, soulignant ainsi les retombées économiques du dispositif curial (A. Merlotti, A. Cogné) et laissant affleurer la question de la place des villes de cour dans le dynamisme économique qui caractérise l’espace urbain, notamment au xviii^e siècle. Et n’oublions pas que la noblesse, de par sa capacité d’investissement, devient dans certaines villes au moins un des premiers acteurs du marché immobilier et locatif36, à un moment où la population urbaine connaît une croissance sans précédent37. Loin de n’être qu’une « pétrification » du capital, les investissements immobiliers, parfois déraisonnables, d’une noblesse en quête d’illustration, irriguent et stimulent l’économie urbaine autant qu’ils portent les « exigences sociales supérieures » d’élites curiales urbanisées ou d’un patriciat marchand curialisé38.

15L’évocation des privilèges amène enfin à un autre enjeu, indirectement abordé ici, celui de la dimension juridique liée à la présence de ces noblesses en ville. On sait les exonérations dont bénéficient certaines propriétés privées de la noblesse à travers l’exemple du Palais-Royal à Paris39, mais ce statut peut-il être généralisé ? Les privilèges peuvent être de nature multiple : fiscale (exonération des péages, de l’obligation des quartiers…), policière ou urbanistique, résultat d’un compromis entre l’autorité monarchique et les élites privilégiées, à l’exemple des réquisitions de logements par la cour, observables dans bien des villes de résidence. Ajoutant bien souvent à la complexité du mille-feuille juridique inhérent à l’Ancien Régime, ils peuvent être des motifs de conflits supplémentaires. Nombreuses sont les villes de cour dans lesquelles les populations se plaignent de la lourdeur de la présence de la cour et de ses affidés40, quand les élites ne tentent pas de privatiser l’espace public en s’appropriant littéralement la ville, « égaré[e]s dans l’époque, cramponné[e]s à l’arrogance d’une féodalité désormais d’un autre âge, habité[ée]s par une attention chatouilleuse au point d’honneur, aux égards dus à un rang et à un titre que l’on fait désespérément sonner parce qu’ils ne masquent plus que le vide41 ». On mesure, ici, à l’aune du cas napolitain évoqué par Gérard Labrot, les limites du processus d’assimilation urbaine d’une noblesse de cour, dont la volonté de dominer un écosystème qui lui demeure partiellement étranger, exacerbe des atavismes féodaux.

16Pour répondre à ces interrogations, les contributeurs de cet ouvrage ont eu recours aux outils/sources de l’histoire urbaine, tels que cadastres, plans et cartographie, complétés par des recensements, quand ils existent, comme à Florence ou à Buda, et des almanachs qui permettent de localiser les individus et les familles sur le territoire urbain et de les situer par rapport à l’espace curial, mais aussi, dès lors qu’il s’agit de sources récurrentes, de produire des études sérielles. Pour pénétrer la subtilité des rapports entre la ville et ce groupe, l’historien peut également se tourner vers l’abondante documentation produite par les acteurs au cœur même de cet ouvrage : les égo-documents sont d’un apport très fécond, des journaux, en passant par les Mémoires ou les récits de voyage qui émanent de visiteurs, jusqu’à la correspondance qui relate des moments de plaisirs mondains, privés, ou organisés par le prince, ou qui s’attarde sur telle ou telle pratique de sociabilité. Quant à la presse, telle que le Mercure galant, elle rend compte de l’image de la noblesse projetée sur le reste de la société urbaine, et partant, de son influence, en médiatisant les effets de sa présence sur les citadins, comme dans le domaine de la mode (S. Castelluccio). Parmi les sources officielles, les papiers relatifs aux instances du pouvoir ont permis, non seulement de compléter le corpus nobiliaire, mais de cerner le positionnement d’un individu dans le paysage institutionnel de la ville. Dès qu’il s’est agi d’éclairer le lien que les familles nobles entretiennent avec les « affaires », les leurs, celles de la cité ou celles du roi, les lettres patentes relatives à l’attribution de privilèges ou de droits divers, ainsi que les comptabilités se sont révélées indispensables. Les archives privées, enfin, quand elles ont été conservées, ont apporté des informations sans égales sur l’histoire des familles nobiliaires et leur implantation dans les villes de cour.

17Les divers éclairages rassemblés dans ce volume mettent en lumière l’interpénétration des différents axes de réflexion qui viennent d’être esquissés, signe de la très grande richesse du sujet. Les études de cas présentées ici couvrent une grande partie de l’Europe moderne, malgré les déséquilibres géographiques inhérents à l’actualité de la production scientifique. Elles permettent de confronter des villes de tailles très différentes qui posent la question des effets de seuils à la fois démographiques, politiques et économiques, mais aussi des contextes institutionnels puisque ce dossier considère aussi bien des États inscrits dans un processus de centralisation avancé (les royaumes de France ou de Suède, la Prusse en devenir) que des monarchies composites (la monarchie des Habsbourg et le Royaume-Uni/Hanovre) ou des espaces dont le morcellement a produit des États de taille réduite (Saint-Empire et péninsule italienne). Les choix géographiques favorisent aussi la confrontation des temporalités, opposant des villes de cour récentes ou éphémères, liées au seul choix d’un prince, à des villes de cour « héritées », dont la situation observable aux xvii^e et xviii^e siècle résulte d’une implantation curiale ancienne.

18Aux villes de cour, nous avons voulu adjoindre des cas limites : villes sans cour (Budapest) ou villes présentant des substituts de cour du fait de l’éloignement du prince, dans le cas de monarchies composites (Palerme, Bruxelles, dans une moindre mesure Hanovre). Ces cas limites, à forte portée heuristique, contribuent à repenser les contours de l’institution curiale dont la présence n’apparaît finalement pas indispensable au développement d’une vie aristocratique, qu’il s’agisse de la concentration d’un habitat de type palatial ou d’une sociabilité brillante. Cette inversion des rôles permet de reposer la question de la perméabilité de l’institution curiale et de la soi-disant dichotomie entre la cour et la ville, en somme, de plaider pour une conception multiscalaire plutôt qu’holiste de l’institution curiale.