Introduction de la première partie
p. 25-28
Texte intégral
Un monde à reconquérir, des pouvoirs à inventer ?
1Il y a quelques fondements à envisager la fin du ive s. et le début du iiie s. comme une longue période d’extrême instabilité et de tourmente multiforme dans la géographie politique de l’Asie Mineure occidentale. Tout cela est incontestable. Pourtant, si la Paix du Roi de 386 avait de fait rétabli en partie l’ordre perse sur la côte et sur certaines îles, on ne peut ignorer que le milieu du siècle fut un moment de déstabilisation de l’autorité achéménide avec, à partir du règne d’Artaxerxès II, ce que l’on a appelé la « grande révolte des satrapes1 » puis l’émancipation plus ou moins contrôlée de certaines régions, à commencer par la Carie hécatomnide2. La question du pouvoir, impérial ou local, n’avait donc pas relevé d’une continuité évidente, y compris dans le cadre de l’empire perse. À l’échelle plus locale encore, les moments de déstabilisation de certaines cités furent nombreux. Il suffit d’évoquer l’installation des clérouques athéniens à Samos et la fuite d’une partie de la population pour s’en convaincre3.
2Mais il est évident que le dernier tiers du ive s. est marqué par deux grands moments de rupture aux effets bien plus profonds que les crises précédentes. D’abord la conquête par les Macédoniens qui eut pour effet de repousser définitivement le pouvoir achéménide. Puis, après 323, la compétition entre les différents successeurs pour construire et implanter leur propre pouvoir. Non sans paradoxe, cette seconde rupture eut, sur les régions d’Asie Mineure, des effets bien plus profonds et bien plus importants que la conquête elle-même, avant tout parce que l’Asie Mineure devenait durablement un espace singulièrement privilégié de la confrontation militaire et politique ainsi que de l’expérimentation politique associée à la mise en place d’un monde nouveau.
3Cette partie aborde de front la question du pouvoir. Il s’agit bien sûr, d’abord, d’analyser les structures et les armatures du pouvoir comme les recompositions profondes qu’elles subirent entre la fin du ive et le début du iiie s. Mais il faut aussi raisonner plus largement en termes de légitimités pour une période qui vit aussi une redéfinition des processus de légitimation des acteurs principaux et de leurs relais locaux. Entre la mort d’Alexandre et la prise des titres royaux par les principaux Diadoques, les fondements mêmes de tout pouvoir furent redéfinis et l’Asie Mineure offre, sous cet angle, un point d’observation aussi passionnant que complexe. Cette complexité trouve son origine dans deux faits : les lacunes de la documentation d’abord et, plus encore, l’extrême volatilité et la réversibilité des situations et des rapports de pouvoirs à l’échelle de la région au cours de ces décennies, à tel point qu’il est difficile d’établir une chronologie et une cartographie assurées. Enfin, la réflexion sur le pouvoir n’a de sens que si l’on aborde le sujet sous l’angle de sa pluralité, en posant notamment la question de l’articulation entre les communautés locales, qu’il ne faudrait pas réduire à la passivité, et les pouvoirs régionaux, voire supra-régionaux soucieux de construire une autorité territoriale rendue plus ou moins cohérente par les aléas des rapports de force et, plus clairement encore, par ceux de la guerre.
4Ces orientations doivent tenir aussi compte d’un contexte historiographique. La communis opinio d’une opposition entre Antigone et les autres, entre une ambition holiste et des prétentions plus régionales et donc plus raisonnables est aujourd’hui largement contestée, à la fois par les études sur Ptolémée et par celles qui portent sur Séleucos, pour ne prendre que deux exemples4. Penser la question du pouvoir conduit aujourd’hui à rapprocher les stratégies et les intentions des Diadoques, sans pour autant les rendre interchangeables. Elle conduit aussi à intégrer la question du charisme et des processus de légitimation, tout particulièrement dans leur rapport avec la construction de territoires. Sous cet angle, l’Asie Mineure offre un observatoire fascinant, tant le monde hellénistique s’invente et se réinvente en permanence pendant un demi-siècle. Et peut-être faut-il tenter de mettre un peu d’ordre – du moins en avoir l’ambition – dans ce grand tourbillon des pouvoirs qui parcourt alors la péninsule et essayer de voir comment ce territoire singulier fut, au cours de cette période, un enjeu spécifique, un territoire singulier.
Note sur la chronologie
5Pour qui aborde la période des Diadoques, la question de la chronologie est d’une redoutable complexité, singulièrement pour les années 323-311 a.C. Un débat oppose ainsi depuis le début du xxe s. les tenants de différentes chronologies, en raison des lacunes et des contradictions internes ou externes des sources, notamment Diodore5. Longtemps la chronologie « haute » de K. Beloch a fait figure de doxa6. Cette hypothèse identifiait l’année 321 comme celle de la mort de Perdiccas et du partage de Triparadeisos, mais aussi l’hiver 317/6 comme le moment de l’affrontement entre Eumène et Antigone suivi de la mort d’Eumène. La conquête de la Syrie et Phénicie par Antigone serait à placer en 315 et la bataille de Gaza en 3127. Mais cette question a connu un profond renouvellement avec l’intégration de la documentation cunéiforme8. En 1949, grâce aux données de la Chronique des Successeurs9, E. Manni a ainsi proposé une chronologie « basse10 » qui a conduit à déplacer en aval d’environ un an tous les événements de la période (321-312)11. Cette hypothèse a été largement acceptée dans le dernier tiers du xxe s.12.
6Depuis une quinzaine d’années la discussion a vu émerger des positions intermédiaires, plus complexes13, fondées sur des divergences qui portent essentiellement sur le début (323-319) et sur la fin de la période (318-311) alors que le moment central, de l’hiver 320/19 au printemps 318 n’est pas discuté14. Mais il faut cependant tenir compte des avancées considérables permises les sources cunéiformes dont l’analyse oriente sans ambiguïté vers la chronologie « basse15 » pour la période 321-319. En revanche, pour la fin de la guerre entre Antigone et Eumène et pour la « troisième guerre des Diadoques », un consensus se dégage autour de la chronologie haute pour plusieurs événements : la présence d’Eumène en Cilicie et Phénicie à l’automne/hiver 318, les campagnes d’Eumène en Babylonie et d’Antigone en Mésopotamie à l’hiver 318/7. Les affrontements entre les deux Diadoques en Susiane, en Perse et en Médie auraient eu lieu au cours de l’année 317, notamment la bataille de Gabiène, et se seraient achevés par la mort d’Eumène au tout début de 31616. La fuite de Séleucos de Babylonie vers l’Égypte devrait aussi être placée en 31617, ce qui implique – selon l’articulation du récit de Diodore – qu’Antigone ait passé l’hiver 316/5 en Cilicie. Pour la période suivante, marquée notamment par le siège de Tyr (315/4), par la présence d’Antigone en Asie Mineure (314), par sa campagne en Carie (« libération de Milet » en 313), mais aussi par la bataille de Gaza (automne/hiver 312) et le retour de Séleucos à Babylone (printemps 311), émerge une chronologie « composite » qui accepte une date « basse » pour Gaza tout en conservant une datation « haute » pour les événements en Carie notamment entre 315 et 31318. Les analyses qui suivent se fondent sur cette architecture chronologique.
Notes de bas de page
1 La grande fresque de Diodore : Diod. 15, 93, 1.
2 Sur ces questions : Briant 1996, p. 675-694 qui, sans nier la réalité de révoltes, considère qu’elles ne mirent nullement en cause la solidité de la construction impériale achéménide. P. Debord insiste plus nettement sur l’importance de la crise, notamment à travers le renoncement à verser le phoros et les libertés prises par certains satrapes : Debord 1999, p. 302-366.
3 Cf. Brun 2017, no 86, p. 213-218.
4 Sur Séleucos et son ambition : Kosmin 2014, p. 79-92. Sur Ptolémée : Meeus 2014.
5 Présentation systématique des sources : Boiy 2007, p. 15-39.
6 Beloch 1927, p. 235-249.
7 Sur ce point Boiy 2007, p. 111-112.
8 Cf. Boiy 2007, p. 22-34.
9 Cf. Grayson 1975, no 10. La campagne en Égypte de Perdiccas est datée du mois Ayaru de la 4e année de Philippe III (mai/juin 320). Cf. Glassner 1993, p. 206-207. Pour K. Beloch il s’agissait d’une erreur du scribe : Beloch 1927, p. 616-619.
10 Manni 1949.
11 La mort de Perdiccas est placée au printemps 320, Triparadeisos à la fin de l’été 320, la présence d’Eumène en Babylonie et d’Antigone en Mésopotamie à l’hiver 317/6, l’affrontement entre Antigone et Eumène à l’hiver 316/5, la fuite de Séleucos vers l’Égypte au printemps 315, la conquête de la Syrie et Phénicie par Antigone au printemps 314 et la bataille de Gaza à l’automne 312.
12 Errington 1970 et Errington 1977 ; Anson 1986 et Anson 2004, Billows 1990, Sherwin-White 1993, Schäfer 2002, Braund 2003. Contra : Will 1979, p. 40 ; Briant 1973c, p. 216 mais aussi Bosworth 1992a, p. 75-78 et Bosworth 1992b ; Bosworth 2002, notamment p. 220-221 ; et Wheatley 1998.
13 Pour une présentation claire et synthétique des différentes « théories éclectiques » : Boiy 2006, 64-88, Boiy 2007, p. 117-120 mais aussi Wheatley 2007 et Meeus 2012.
14 Il y a consensus sur la défaite d’Asandros en Carie (hiver 320/19), le retour d’Antipatros en Europe avec les rois (printemps 319), la victoire d’Antigone sur Eumène à Orcynia (printemps 319), le début du siège de Nôra (été 319), la défaite d’Attalos et d’Alketas en Pisidie (été 319), la mort d’Antipatros (été/automne 319), Antigone dans l’ouest de l’Asie Mineure (automne/hiver 319/8), le départ d’Eumène de Nôra (printemps 318).
15 Cf. Boiy 2007, p. 120-124.
16 Boiy 2007, p. 123-124 et Meeus 2012, p. 91.
17 Stylianou 1994, p. 83 ; Boiy 2007, p. 149 ; Meeus 2012, p. 77.
18 Cf. Wheatley 1998 ; Meeus 2012, 93 et Boiy 2007, p. 123-124.
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