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La Révolution à l'œuvre

 | 
Jean-Clément Martin

Troisième partie. Nation, conflits, violence

De l’ordre d’ancien régime à l’ordre international : approches de l’histoire des relations internationales

Marc Belissa

Entrées d'index

Géographique :

France

Texte intégral

  • 1 « La Révolution et l’Étranger » (1990), « La Révolution et l’Europe » (1991), « La République et l (...)
  • 2 Les aires géographiques les plus représentées sont l’Italie, la République batave, l’Allemagne et (...)

1Si l’on compulse le sommaire des Annales Historiques de la Révolution française depuis le bicentenaire, on constate que la thématique de la diplomatie, des relations entre les États et entre les peuples est devenue une rareté dans les études révolutionnaires. Très peu d’articles s’intéressent stricto sensu à ce qu’il est convenu d’appeler les « relations internationales » ou encore à la problématique des changements de l’ordre international dans cette période. La plupart des articles traitant des relations entre la Révolution française et les peuples européens relèvent d’une approche politico-culturelle plutôt que d’un biais géopolitique ou diplomatique. Ainsi, depuis 1988, et si l’on excepte les deux numéros consacrés à la question coloniale, sept numéros spéciaux des AHRF ont eu pour objet une thématique « étrangère1 ». La thématique la plus représentée dans ces travaux est celle des transferts culturels et politiques : influence de la Révolution dans une aire nationale ou régionale donnée, mouvements patriotes locaux, « visions » des événements révolutionnaires par des étrangers écrivant de France même ou de leur pays d’origine, représentations réciproques, etc., mais paradoxalement la plupart de ces études sont centrées sur le cadre national2.

  • 3 Un dépouillement rapide et superficiel des principales revues anglo-saxonnes donne des résultats u (...)

2On constate par ailleurs un glissement chronologique vers la période du Directoire et du Consulat, qui s’explique à la fois par un biais « contemporanéiste », par la logique commémorative et par le simple fait que les transferts politiques et culturels de la France révolutionnaire vers l’Europe s’intensifient à partir de 1795. Cette analyse, très superficielle, des articles parus dans les AHRF ne donne évidemment pas la mesure exacte des recherches récentes sur les thèmes « étrangers » de la Révolution française3, mais elle nous donne quelques éléments de réflexion, le plus important étant que les relations entre les peuples et entre les États à l’époque révolutionnaire sont très rarement envisagées de manière globale à l’échelle européenne ou mondiale.

3Pourtant il ne fait aucun doute que la Révolution est bien un des moments clé de la transformation structurelle de l’ordre européen et que l’Europe de 1815 n’est plus pensée comme celle de 1789. L’Europe des princes et des rois de l’Ancien Régime possédait des valeurs, des modes de régulations fondés sur le droit dynastique et le droit positif des traités et enfin une pratique diplomatique et un cérémonial longuement élaborés qui fondaient ce que les contemporains appelaient le « système politique de l’Europe ». C’est cet ordre qui est définitivement détruit entre 1789 et 1815, laissant la place à d’autres structures et à d’autres modes de régulation. Mais quelle est la nature de ces transformations ? Sont-elles les conséquences de la Révolution ou plutôt de l’Empire ? Comment les acteurs politiques les ont-ils comprises ? Ces questions constituent un chantier historiographique très largement ouvert. Je voudrais ici, d’une part, présenter quelques réflexions sur les concepts et sur la manière dont l’historiographie a abordé cette thématique et d’autre part, indiquer quelques directions et hypothèses de recherche qui me semblent prometteuses.

Ordre international et Révolution

  • 4 Pour une présentation générale de ce débat chez les théoriciens des relations internationales voir (...)

4Dès que les États apparaissent et qu’ils entretiennent des relations économiques, culturelles ou militaires, leurs rapports sont structurés par des règles, des considérations idéologiques, des représentations réciproques, etc. Les historiens se servent parfois des termes « ordre international » ou « ordre européen » pour caractériser ces structures, mais ils s’interrogent peu sur la manière dont elles se transforment. Pourtant, le concept d’ordre international est l’un des plus discutés par les politologues depuis l’apparition des Relations Internationales en tant que discipline autonome au début du xxe siècle mais les historiens ignorent souvent les travaux de leurs collègues qu’ils estiment – pas toujours à tort – par trop décontextualisés4.

5Depuis 1989, l’idée de « nouvel ordre global » est au cœur de tous les débats sur l’avenir de la planète. Nous avons conscience de vivre une période particulière : l’ordre de Yalta et de Potsdam est mort avec la chute du Mur de Berlin, tandis que le nouvel ordre unipolaire américain peine à s’imposer au monde. C’est sans doute parce que nous vivons une telle période qu’il nous est possible d’interroger différemment le passage de l’ordre des princes et des souverains de l’Ancien Régime à l’ordre international du xixe siècle, mais pour cela, l’historiographie révolutionnaire aurait sans doute besoin d’intégrer les paradigmes théoriques des relations internationales, non pour les plaquer sur la période moderne et révolutionnaire mais au contraire pour en faire la critique et les recontextualiser.

6Pour les théoriciens des relations internationales, le concept de « système international » se réfère à une structure objective indépendante de la volonté des acteurs. Une « société des États » suppose en revanche une conscience de la part des acteurs internationaux que des règles et des valeurs leur sont communes. Ainsi, la violence est limitée par des règles définissant son emploi légitime. Les possessions sont protégées par des règles de droit public ou privé, morales ou coutumières, etc. Le fait qu’il existe des règles ne signifie évidemment pas qu’elles ne soient pas violées, mais le consensus existe sur leur pertinence. L’existence d’un ordre international implique donc une forme de régulation et d’homogénéité. Les recherches récentes en relations internationales se sont intéressées au comportement des acteurs dans la sphère internationale, elles ont notamment cherché à comprendre la manière dont les croyances et les représentations influent sur l’ordre international.

  • 5 Un système international homogène correspond d’après R. Aron « à un groupe d’États qui appartienne (...)

7Quand un pouvoir révolutionnaire rejette les valeurs du consensus – comme c’est le cas des dirigeants révolutionnaires français – l’homogénéité de l’ordre international laisse la place à une situation de d’hétérogénéité et de désordre dans l’espace international5. Selon le politologue David Armstrong, une des contradictions fondamentales pour un État révolutionnaire est de se trouver de facto en relation avec un système interétatique dont les bases sont en opposition avec la vision révolutionnaire de ce même système. Qu’ils le veuillent ou non, les dirigeants révolutionnaires sont confrontés à une forme de « société internationale » avec ses codes, ses normes juridiques, ses intérêts, ses routines, etc., et sont même obligés d’entretenir des rapports directs avec elle. Dès le moment où une certaine forme de stabilisation se produit, l’État révolutionnaire est soumis aux pressions de la société interétatique pour lui faire adopter les règles en vigueur. L’État révolutionnaire se trouve donc confronté à la possibilité d’une intégration dans cette société internationale qu’il refuse.

8Je crois que ces réflexions théoriques peuvent s’appliquer à la période 1789-1802. Une nouvelle approche centrée sur la question de l’intégration/rejet de la République française par les puissances européennes nous permettrait sans doute de mieux comprendre à la fois les conséquences géopolitiques de la Révolution et la manière dont les contemporains ont compris ces transformations. Le renouvellement des interprétations historiographiques me semble donc passer par l’utilisation croisée des cadres théoriques avec lesquels les hommes de la Révolution ont analysé cette transition (droit des gens, paradigme de la paix perpétuelle, pensée contre-révolutionnaire, etc.) et des concepts actuels des relations internationales.

Historiographie de la transition internationale

9En simplifiant quelque peu, on peut distinguer trois grandes interprétations de l’impact de la Révolution française sur l’ordre européen.

10Première interprétation : celle de la plupart des historiens du xixe siècle et de la « vieille histoire diplomatique ». La Révolution marque une rupture fondamentale parce qu’elle inaugure une nouvelle ère : celle des guerres idéologiques. La croisade de la liberté et l’expansionnisme de la Révolution ont provoqué la création de la coalition des monarques contre elle. Le conflit était un choc de principes opposés qui ne pouvait se résoudre que par une restauration et par la défaite militaire de la France. Les travaux de l’école allemande (Sybel, Hüffer) ont repris ce topos. La reconstruction d’un ordre européen intégrant la République était vouée à l’échec comme toutes les tentatives de compromis, de paix ou de stabilisation. L’ordre post-révolutionnaire se construit sur la défaite de la guerre de conquête française et sur le rétablissement de l’homogénéité dans les relations entre les États consacrée par le Congrès de Vienne.

  • 6 C. Gantet, Westphalie 1648 : réalités d’hier et représentations d’aujourd’hui, Conférences du Cehd(...)

11Deuxième schéma : celui des politologues « réalistes ». Selon eux, la paix de Westphalie de 1648 a donné naissance à un ordre international de type nouveau. Les traités de Münster et d’Osnabrück auraient créé un ordre international formé d’une juxtaposition d’États-Nation théoriquement égaux, dotés d’une souveraineté absolue et de frontières soigneusement délimitées et institutionnalisées. L’ordre westphalien serait marqué par une sécularisation de l’espace politique, une dépersonnalisation de l’autorité, et enfin un effacement des identités culturelles devant l’affirmation territoriale6. Si les États-Nation existent depuis le xviie siècle, alors, la Révolution française cesse d’être un moment de rupture dans l’ordre international et n’est plus qu’une phase comme une autre dans un processus multiséculaire. Une partie des historiens des relations internationales considère ainsi que les éléments de continuité l’emportent largement sur les ruptures et que le seul véritable impact de la Révolution française est la transformation qualitative de la nature de la guerre par la mobilisation de la Nation en armes. Ainsi, après l’intermède « utopiste » de 1789-1792, la Révolution serait revenue aux principes et aux pratiques de la diplomatie « réaliste ». Rien n’aurait changé sous le soleil. L’ordre post-révolutionnaire serait comme l’ordre des Princes une structure déterminée par une compétition hobbesienne des puissances, la seule différence résiderait dans le fait que les nations seraient désormais mobilisées plus largement par les États.

  • 7 A. Sorel, L’Europe et la Révolution française, Paris, Plon, 1885-1904, 8 vol. (réed. 2003).
  • 8 On retrouve cette interprétation (en un peu moins caricatural tout de même) par exemple chez T. C. (...)

12En schématisant, on peut rattacher une partie de l’historiographie révolutionnaire à cette interprétation, et notamment Sorel dont l’ouvrage monumental, L’Europe et la Révolution française publié entre 1885 et 1903, a eu une grande influence, jusque chez François Furet7. Pour Sorel, les guerres révolutionnaires ne sont rien d’autre que la continuation de la politique de puissance et des rivalités d’Ancien Régime sous un nouvel habillage idéologique. Le Directoire et Bonaparte ne font que renouer avec la raison d’État intemporelle déterminée par la « nature des choses8 ».

  • 9 R. Guyot, Le Directoire et la paix en Europe, Paris, 1911, p. 2.
  • 10 G. Lefebvre, La France sous le Directoire (1795-1799), Paris, Éditions sociales, 1977, p. 318.

13La troisième interprétation majeure est celle de Raymond Guyot. Pour l’auteur du Directoire et la paix en Europe publié en 1911, l’interprétation sorélienne n’est qu’un « déterminisme grandiose9 ». Il entend montrer qu’une stabilisation continentale était possible dans la période 1795-1799 et qu’un nouvel ordre européen intégrant la République était non seulement viable mais même accepté par les puissances. Georges Lefebvre adopte en partie cette interprétation bien que, selon lui, elle sous-estime les contradictions et les pressions auxquelles le Directoire était soumis10.

  • 11 En effet, malgré son caractère pionnier, La Grande Nation de Godechot a toujours tendance à analys (...)
  • 12 R. R. Palmer, The Age of the Democratic Revolution : A Political history of Europe and America 176 (...)

14Les historiens ayant eu une approche globale de l’ordre international dans la période révolutionnaire ont été finalement peu nombreux. Ce n’est qu’à partir des années cinquante – en synchronie avec l’apparition de l’histoire des « relations internationales » symbolisée par la synthèse dirigée par Pierre Renouvin – que les perspectives se sont modifiées notamment avec R. R. Palmer dans son ouvrage The Age of Democratic Revolution et à un degré moindre avec Jacques Godechot11. Palmer considère que c’est la dynamique autonome de la vague révolutionnaire européenne matérialisée dans la création des Républiques-sœurs qui a empêché la stabilisation malgré la possibilité d’un compromis intégrateur entre la France et le reste de l’Europe. Ce qu’il appelle la « marée haute de la démocratie révolutionnaire » – c’est-à-dire la période entre Campoformio et la guerre de la deuxième coalition – est l’expression d’un ordre républicain en devenir qui s’oppose de facto (et sans que les Français l’aient souhaité) à l’ordre monarchique12.

  • 13 P. Schroeder, The Transformation of European Politics, 1763-1848, Oxford, Clarendon Press, 1994.
  • 14 Mc Kay, H. M. Scott, The Rise of the Great Powers 1648-1815, Londres/New York, 1983.

15Chez les historiens anglo-saxons des trente dernières années, on a souvent envisagé la transition révolutionnaire selon la problématique du déclin et de l’émergence des puissances. La période révolutionnaire est analysée en continuité avec les nouveautés du milieu du xviiie siècle, à savoir la montée de la Prusse, l’irruption de la Russie dans les affaires européennes et la place de plus en plus grande de la « question orientale » dans la diplomatie. Paul Schroeder par exemple a tenté d’analyser les transformations des relations internationales du milieu du xviiie siècle jusqu’en 1848. Il replace les guerres révolutionnaires dans le cadre général de l’effondrement de l’ordre européen dans le dernier tiers du xviiie siècle13. L’impossibilité de faire la paix à l’échelle européenne est selon lui révélatrice de l’incapacité des principales puissances à concevoir un système global de sécurité collective jusqu’au Congrès de Vienne. Mais l’approche de Schroeder n’intègre pas la réflexion sur les théories politiques et ne permet donc pas d’intégrer l’étude des représentations des contemporains dans l’histoire des relations internationales. Pour D. Mc Kay et H. M. Scott, la Révolution française marque la fin de la division politique de l’Europe en deux sphères – Est et Ouest – largement distinctes. La guerre franco-anglaise est particulièrement importante en ceci qu’elle prouve définitivement la supériorité de la puissance navale dominante sur une puissance continentale qui aspire à l’hégémonie. Par ailleurs, au-delà des continuités évidentes avec la diplomatie classique de l’Ancien régime, une nouvelle dimension idéologique s’impose dans les relations internationales, dimension qui contribue à marquer durablement le monde contemporain14.

  • 15 J. Black, The Rise of the European Powers, 1679-1793, Londres, E. Arnold, 1990 ; European Internat (...)

16Jeremy Black place lui aussi les changements révolutionnaires dans la continuité du xviiie siècle. Les guerres révolutionnaires peuvent être vues autant comme une rupture que comme une variation extrême du système des relations internationales de l’Ancien Régime. Si la Révolution a mobilisé comme jamais auparavant les forces de la France dans sa lutte contre l’Europe, les moyens techniques restent ceux de l’Ancien Régime et même l’enrôlement politique des masses est selon Jeremy Black plus un avatar du xixe siècle que de la Révolution15. La rupture fondamentale est selon lui le fait que la Révolution française a rejeté les règles admises de la diplomatie des rois. La subordination des traités au droit naturel comme celle de la politique extérieure au pouvoir législatif sont de réelles nouveautés puisqu’elles remettent en cause les fondements de la régulation européenne. Les périodes révolutionnaire et impériale ont abouti également à des changements géopolitiques importants : la « question occidentale » (c’est-à-dire le statut des Pays-Bas et de l’Italie) redevient cruciale alors qu’elle avait disparu des enjeux diplomatiques depuis 1748. Le Congrès de Vienne marque l’expansion de la Prusse vers l’ouest et celle-ci devient la barrière contre la France en Allemagne à la place de l’Autriche, l’Allemagne est bouleversée, la Russie et l’Angleterre s’imposent comme puissances dominantes, etc.

  • 16 Une synthèse relativement récente confirme jusqu’à la caricature le manque d’intérêt des historien (...)

17Mais, à l’exception de ceux de Jacques Godechot, les travaux se sont très peu intéressés au débat déterminant la politique extérieure de la période moderne et de la Révolution en particulier16. Ces dernières années, en relation avec le débat politique actuel sur l’ordre mondial, un « frémissement » semble indiquer un regain d’intérêt pour les relations internationales, mais le mouvement reste très limité. S’il existe bien un renouvellement au moins partiel des problématiques et des objets de l’histoire diplomatique pour les xviie et xviiie siècles, le mouvement n’est pas vraiment encore engagé pour la période révolutionnaire.

  • 17 B. Gainot, Le mouvement néo-jacobin à la fin du Directoire : structures et pratiques politiques, t (...)
  • 18 Hervé Leuwers a recherché les continuités et les ruptures dans la conception des relations interna (...)
  • 19 E. V. Mc Leod, A War of Ideas : British Attitudes to the Wars against Revolutionary France, 1792- (...)

18Certains travaux récents sur le Directoire, en particulier ceux de Bernard Gainot et d’Anna-Maria Rao sur l’Italie et les néojacobins, ont néanmoins contribué à renouveler les approches. Les patriotes italiens et leurs alliés néojacobins ont activement réfléchi à la possibilité de la construction d’un ordre républicain nouveau s’opposant à l’ordre monarchique ancien17. Pour Buonarroti, Galdi ou Jullien, il s’agissait de concevoir un « camp de la liberté » unissant la France et ses Républiques-sœurs dans un système polycentré tournant le dos aux diktats de la Grande Nation envers des peuples-enfants. Ce débat ne se limite pas au couple franco-italien puisqu’il pose de manière plus générale la question de la « nouvelle diplomatie » dans un ordre continental hétérogène et celle de la cohabitation entre l’ordre monarchique et l’ordre républicain en gestation. Dans la même perspective, le colloque de Clermont-Ferrand (1997) sur « La République Directoriale » et la série de quatre colloques sur le thème « Du Directoire au Consulat » (1998-2000) ont été l’occasion de se pencher de nouveau sur la question des relations entre les peuples pendant la période directoriale et consulaire18. En Angleterre et aux États-Unis, d’autres études se sont intéressées aux conceptions politiques de l’ordre international dans la période révolutionnaire. Citons notamment les travaux de Peter et Nicholas Onuf mais aussi de Emma Vincent Mc Leod19. Cette dernière historienne s’est intéressée en particulier aux attitudes anglaises vis-à-vis des guerres contre la France révolutionnaire. Elle met notamment en valeur le poids des représentations idéologiques de la scène internationale dans la manière dont Burke, Pitt ou les radicals anglais se posent la question de la guerre et de la paix dans la période 1792-1804. Federal Union Modern World de Peter et Nicholas Onuf est un ouvrage particulièrement emblématique de l’histoire des « changements conceptuels » appliqué à la question du droit international. Pour les deux auteurs, le passage de « l’Europe de Vattel » à l’Europe des États libéraux est une manifestation des processus de « rationalisation » et de « modernisation » de Weber. Le passage de l’ordre d’Ancien régime à celui du xixe siècle serait donc une des manifestations de la « modernité ». Il se manifesterait notamment par le passage du droit des gens au droit international et du droit naturel au positivisme juridique.

Pistes de recherche

19Pour conclure, je voudrais indiquer quelques pistes de recherche.

20Il faut tout d’abord multiplier les passerelles entre histoire et approches systémiques des relations internationales pour pouvoir conceptualiser les transformations de l’ordre international entre 1789 et 1815. Peut-on parler de l’Europe comme d’une société internationale ? Assiste-t-on à un changement structurel dans le fonctionnement de la société des États ? La montée en puissance de la Prusse et de la Russie au cours du xviiie siècle est-elle l’indice d’une mutation continentale ou un avatar au sein d’un système qui n’évolue que très peu ? La volatilité des relations internationales l’emporte-t-elle sur les facteurs de cohésion au sein de la société internationale ?

  • 20 J.-Y. Guiomar, L’Idéologie nationale. Nation, Représentation, Propriété, Paris, 1974. S.Woolf, Nap (...)
  • 21 J. C. Ruano-Borbalan, « Le point sur la théorie des relations internationales » dans Sciences Huma (...)

21Il faut par ailleurs remettre en question l’idée que la Révolution française est le moment par excellence de l’affirmation de ce qu’il est convenu d’appeler les « principes de l’État-nation » dans la sphère internationale. Rien n’est moins évident que la conjonction de ces deux termes. Jean-Yves Guiomar et Stuart Woolf 20 ont déjà critiqué la vulgate qui fait de la période 1789-1815 le moment d’émergence d’un « nationalisme » populaire et révolutionnaire en Europe, il faut poursuivre dans cette voie, car la réflexion sur l’État-Nation dans sa dimension historique est capitale pour comprendre les transformations des conceptions des relations entre les peuples. Or, si ce concept est abondamment utilisé dans l’historiographie de l’époque contemporaine, il l’est aussi dans celle de l’époque moderne, ce qui me semble plus discutable. Alors que les théoriciens des relations internationales eux-mêmes remettent en question la place de l’État-Nation comme unité fondamentale de l’organisation mondiale, nous devons, nous aussi, tenter de concevoir la « coexistence d’un système de relations internationales stato-centré et d’un système multicentré21 » dans lequel les acteurs ne sont pas des États, mais des groupes socio-politiques.

  • 22 P.-Y. Beaurepaire (éd.), La plume et la toile : pouvoirs et réseaux de correspondance dans l’Europ (...)

22Deuxième point : l’interrogation sur la validité de l’idée d’État souverain induit une nouvelle attention aux flux et aux réseaux qui transcendent les frontières étatiques. Ainsi les flux supraétatiques comme les réseaux maçonniques et épistolaires étudiés par P.-Y. Beaurepaire sont des acteurs à part entière des relations internationales22. Mais les organisations sociales infraétatiques (comme les clans curiaux, ou les réseaux de patronage et de clientèle) ne sont pas moins importantes. Une analyse véritablement prosopographique des diplomates – qui mettrait en valeur le rôle des réseaux dans le recrutement et le processus de formation de la décision diplomatique – reste à faire pour le xviiie siècle et la période révolutionnaire. Des ouvrages récents ont montré que la politique extérieure était, au xviiie siècle comme aujourd’hui, dépendante des luttes domestiques de pouvoir et du débat public. L’idée d’une bureaucratie diplomatique spécialisée et indépendante, poursuivant la réalisation des intérêts « évidents » de l’État, n’a aucune pertinence pour l’époque moderne et révolutionnaire.

  • 23 Pour une synthèse de l’influence des « conceptions du monde » sur les relations internationales, v (...)
  • 24 L. Colley, Britons. Forging the Nation 1707-1837, Yale University Press, 1992 ; E. Dziembowski, Un (...)
  • 25 R. Tlilli, « Un modèle du fonctionnaire public : Jacques Devoize-Voiron, consul de France à Tunis  (...)

23Troisièmement : il faudrait sans doute multiplier les études permettant une approche culturelle de la diplomatie et des relations internationales. Les idées sur la société des États, les concepts philosophiques avec lesquels les contemporains pensent leurs relations et leurs conflits doivent être abordées en tant que tels23. L’étude des transferts culturels – circulations de biens, d’images respectives, de symboles et de modèles politiques – permettrait d’envisager d’une manière nouvelle la question de la création des identités nationales24. Celles-ci se constituent aussi dans une pratique quotidienne, en particulier dans les domaines extra-européens. Pour cela, les archives consulaires sont des sources indispensables encore trop peu utilisées, à l’exception de Rachida Tlilli et Charles Windler25.

24Quatrièmement : il faut revoir les lieux communs sur la diplomatie révolutionnaire et consulaire. Il s’agit de relire les correspondances diplomatiques à la lumière des approches de l’histoire de la culture diplomatique. Quels concepts ? Quelle rhétorique ? Quels héritages et quelles ruptures dans le langage et le cérémonial diplomatiques ? On ne peut plus se contenter d’affirmer que la diplomatie du Directoire et du Consulat sont purement et simplement une reprise des « traditions » de l’Ancien régime, alors que précisément tous les contemporains disent l’inverse. S’il existe d’indéniables continuités dans les formes prises par la diplomatie révolutionnaire avec celle des rois de France, les contemporains avaient conscience qu’elles se déployaient dans un cadre nouveau. L’étude de la diplomatie révolutionnaire et en particulier de la période 1795-1802 dans sa dimension théorique, culturelle et pratique me paraît donc être un champ de recherche à renouveler largement.

25Cinquième piste de recherche : la question de la transition du droit des gens au droit international (qui n’est plus un droit commun aux souverains et aux gens, mais un droit entre les nations). Les contemporains de la Révolution sont persuadés que l’ancien droit public de l’Europe n’est plus opératoire. Peut-on reconstruire un nouveau droit public et sur quelles bases ? La remise en ordre consulaire coïncide avec une volonté affirmée de certains juristes d’en finir avec les paradigmes des Lumières et notamment avec ceux de la paix perpétuelle et du droit naturel des gens. Toute réflexion sur les transformations des relations internationales ne peut donc faire l’économie d’une approche juridique.

26Enfin, il faut sans doute s’interroger sur les implications spatiales des transformations évoquées. La période révolutionnaire est marquée par d’innombrables projets de découpage, de sécularisations et de rationalisation de l’espace européen. Assiste-t-on alors au passage de l’État « composite » de l’Ancien Régime à l’État « rationnel » contemporain ? L’idée de fédération européenne – capitale dans la réflexion iréniste du xviiie siècle – tend à s’effacer du débat. C’est au contraire l’idée de construction de puissances territorialement cohérentes et soigneusement délimitées par des frontières linéaires qui domine. Cette tendance se manifeste notamment dans les débats du Directoire. De ce point de vue, c’est bien la fin de l’Europe de Westphalie, la fin des principautés et des États morcelés, qui se prépare.

Notes

1 « La Révolution et l’Étranger » (1990), « La Révolution et l’Europe » (1991), « La République et l’Europe » (1994), « L’Italie du Trienno » (1998), « France-Allemagne, Interactions, références » (1999), « La France du 18 Brumaire et l’étranger » (1999) et enfin « La Révolution Batave » (2001). Il faut ajouter à ces numéros spéciaux, moins d’une dizaine d’articles éparpillés dans les autres numéros de cette revue.

2 Les aires géographiques les plus représentées sont l’Italie, la République batave, l’Allemagne et enfin la Suisse, viennent très loin derrière : la Grande-Bretagne, l’Espagne, la Belgique, l’Europe orientale, la Scandinavie. À remarquer l’absence presque totale des États-Unis, mais une journée d’étude sur Les Amériques au temps de Jefferson et Miranda est publiée par la Société des études robespierristes.

3 Un dépouillement rapide et superficiel des principales revues anglo-saxonnes donne des résultats un peu moins maigres, mais à peine.

4 Pour une présentation générale de ce débat chez les théoriciens des relations internationales voir N. J. Rengger, International Relations, Political Theory and the Problem of Order, London, Routledge, 2000.

5 Un système international homogène correspond d’après R. Aron « à un groupe d’États qui appartiennent au même type et obéissent à la même conception de la politique ». Au contraire, un système hétérogène voit la confrontation d’États « organisés selon des principes autres et se réclamant de valeurs contradictoires » (J.-J. Roche, Théorie des relations internationales, Paris, Montchrestien, coll. « Clefs », 1994.)

6 C. Gantet, Westphalie 1648 : réalités d’hier et représentations d’aujourd’hui, Conférences du Cehd, à paraître.

7 A. Sorel, L’Europe et la Révolution française, Paris, Plon, 1885-1904, 8 vol. (réed. 2003).

8 On retrouve cette interprétation (en un peu moins caricatural tout de même) par exemple chez T. C. W. Blanning qui insiste également sur les continuités entre la politique révolutionnaire et l’Ancien Régime. The French Revolutionary Wars, 1787-1802, Londres, Arnold, 1996.

9 R. Guyot, Le Directoire et la paix en Europe, Paris, 1911, p. 2.

10 G. Lefebvre, La France sous le Directoire (1795-1799), Paris, Éditions sociales, 1977, p. 318.

11 En effet, malgré son caractère pionnier, La Grande Nation de Godechot a toujours tendance à analyser la période 1789-1799 en termes « d’expansion révolutionnaire de la France ». Or ce concept identifie la « France en tant que puissance » et « la Révolution en tant que système » pour reprendre la terminologie de Hobsbawm (L’ère des révolutions, Paris, Fayard, 1969.)

12 R. R. Palmer, The Age of the Democratic Revolution : A Political history of Europe and America 1760- 1800, 2 volumes, Princeton (N. J.), 1964, tome 2, p. 370.

13 P. Schroeder, The Transformation of European Politics, 1763-1848, Oxford, Clarendon Press, 1994.

14 Mc Kay, H. M. Scott, The Rise of the Great Powers 1648-1815, Londres/New York, 1983.

15 J. Black, The Rise of the European Powers, 1679-1793, Londres, E. Arnold, 1990 ; European International relations 1648-1815, Houndsmils Palgrave, 2002, p. 249.

16 Une synthèse relativement récente confirme jusqu’à la caricature le manque d’intérêt des historiens pour cette problématique pour la période révolutionnaire puisqu’après plusieurs chapitres sur l’Ancien Régime, l’auteur passe directement au Congrès de Vienne faisant l’impasse sur la période 1789-1815 ! M. S. Anderson, The Rise of Modern Diplomacy, 1450-1919, London/New York, 1993.

17 B. Gainot, Le mouvement néo-jacobin à la fin du Directoire : structures et pratiques politiques, thèse de Doctorat Paris I, sous la direction de M. Vovelle, 1993 ; « Révolution, Liberté = Europe des nations ? La sororité conflictuelle », dans Mélanges Michel Vovelle. Volume de l’Institut d’Histoire de la Révolution Française, Paris, 1997 ; A.-M. Rao, « Républiques et monarchies à l’époque révolutionnaire : une diplomatie nouvelle ? », AHRF, n° 296, avril-juin 1994, p. 267-178.

18 Hervé Leuwers a recherché les continuités et les ruptures dans la conception des relations internationales des révolutionnaires de part et d’autre de la coupure de l’an III. S’il voit une certain forme de retour à l’Ancien Régime dans les pratiques de la politique du Directoire, il met néanmoins en avant le fait que la République restait une puissance atypique dont les principes et les pratiques étaient en totale opposition à celles des autres États européens (H. Leuwers, « Théorie et pratique des relations internationales chez les hommes du Directoire » dans La République directoriale, textes réunis par P. Bourdin et B. Gainot, Actes du colloque de Clermont-Ferrand 1997, Paris, Société des études robespierristes, 1998). Voir également les communications de J.- Y. Guiomar et B. Gainot sur le sens et la contextualisation de l’expression « la Grande Nation » dans H. Leuwers, J. Bernet, J. P. Jessenne, Du Directoire au Consulat : 2. L’intégration des citoyens dans la Grande Nation, table ronde de Lille, 12-13 mars 1999, CRHEN-O Lille 3, Presses Universitaires de Lille, 2000 ; voir également M. Vovelle, Les Républiques sœurs sous le regard de la Grande Nation, 1795-1803, Paris, L’Harmattan, 2000.

19 E. V. Mc Leod, A War of Ideas : British Attitudes to the Wars against Revolutionary France, 1792- 1804, Aldershot, Ashgate, 1998. P. Onuf, N. Onuf, Federal Union, Modern World. The Law of Nations in an Age of Revolution 1776-1814, New York, Madison House, 1993.

20 J.-Y. Guiomar, L’Idéologie nationale. Nation, Représentation, Propriété, Paris, 1974. S.Woolf, Napoléon et la conquête de l’Europe, Paris, Flammarion, 1990 et « The construction of a European world-view in the revolutionnary-napoleonic years », Past and present, novembre 1992, n° 137, p. 72-101.

21 J. C. Ruano-Borbalan, « Le point sur la théorie des relations internationales » dans Sciences Humaines, n° 116, mai 2001, p. 42-43.

22 P.-Y. Beaurepaire (éd.), La plume et la toile : pouvoirs et réseaux de correspondance dans l’Europe des Lumières, Artois presses université, 2002, et L’espace des francs-maçons : une sociabilité européenne au xviiie siècle, Presses universitaires de Rennes, 2003.

23 Pour une synthèse de l’influence des « conceptions du monde » sur les relations internationales, voir l’ouvrage collectif War, Peace and World Orders, London, Routledge, 2000 édité par A. Hartmann et B. Heuser.

24 L. Colley, Britons. Forging the Nation 1707-1837, Yale University Press, 1992 ; E. Dziembowski, Un nouveau patriotisme français 1750-1770. La France face à la puissance anglaise à l’époque de la guerre de Sept Ans, Voltaire foundation, SVEC, 365, Oxford, 1998 ; D. Bell, The Cult of the Nation. Inventing Nationalism, 1680-1820, Harvard University Press, 2001.

25 R. Tlilli, « Un modèle du fonctionnaire public : Jacques Devoize-Voiron, consul de France à Tunis », dans J.-P. Jessenne (éd.), Du Directoire au Consulat, tome 3, GRHIS, CRHENO, 2001. C. Windler, La diplomatie comme expérience de l’autre. Consuls français au Maghreb (1700-1840), Genève, Droz, 2002.

© Presses universitaires de Rennes, 2005

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