Blues pour Django (Django Reinhardt, Paul Paviot, 1958)
p. 195-202
Dédicace
À Paul Paviot
Texte intégral
1Django Reinhardt, court métrage de Paul Paviot réalisé en 1958, est un des rares portraits filmés, tous formats confondus, consacrés à un jazzman avant les années 60 et l’avènement de la télévision. Les études sur les convergences historiques ou esthétiques entre le jazz et le cinéma ont mis en lumière la rareté de leurs véritables rencontres. Le cinéma américain s’est contenté d’apparitions d’Armstrong et d’Ellington dans des longs métrages hollywoodiens et de quelques courts métrages devenus objets de cultes : citons Saint Louis Blues et Black and Tan de Dudley Murphy en 1929, Symphony in Black de Fred Waller en 1935, ou encore Jammin’ the Blues de Gjon Milli en 1944. Quelques minutes pour découvrir le corps lourd de Bessie Smith, l’élégance de Lester Young ou la grâce fragile de Billie Holiday, quelques secondes seulement pour deviner quel corps avait bien pu habiter l’immense Charlie Parker : c’est tout, et c’est bien peu.
2La France, terre d’élection du jazz dès la fin des années 20, ne s’est pas elle non plus préoccupée de fixer sur quelques images animées les hommes qui ont fait cette musique. Le film de Paul Paviot confirme, s’il en est besoin, cette carence : sur les 23 minutes que dure ce court métrage, il faut attendre 14 minutes 30 pour découvrir trois plans muets très brefs où l’on devine enfin les gestes de Django Reinhardt1. Rien ou presque donc de ces années 30, les années de gloire ou le Quintet du Hot Club de France « inventait » un jazz nouveau, un jazz à cordes que l’on allait bientôt appeler, comme le dit Chris Marker dans son remarquable commentaire, le « jazz de chambre ». Rétablissons au passage une vérité historique : ce jazz à cordes existait déjà aux États-Unis avec le duo formé par le violoniste Joe Venuti et le guitariste Eddie Lang, duo que Reinhardt découvrira en 1931 grâce à la collection de disques d’Émile Savitry. Quand, trois années plus tard, Django rencontrera par hasard Stéphane Grappelli, il est évident que le son des deux virtuoses américains sera une inspiration déterminante.
3Mais là n’est pas l’essentiel. Le parfum de nostalgie du film de Paviot n’émane pas seulement de l’hommage à un musicien mort prématurément le 15 mai 1953, emporté à quarante-trois ans par une congestion cérébrale, au retour d’une partie de pêche. Il s’agit là de dire aussi combien, avec la mort de Django, disparaît une certaine idée du jazz, une idée bien française dont les lieux mythiques seraient, pour les années 30, la rue Chaptal, siège du Hot Club de France et de la revue Jazz Hot, puis, pour les années d’après-guerre, les caves de Saint-Germain-des-Prés. Django Reinhardt est une figure emblématique de ces deux décennies, génie insoumis et fantasque, autodidacte et illettré, homme libre qui ne s’est pas contenté de jouer cette musique : il a fait de chaque instant de sa vie un instant de jazz.
4Parcourir le générique du film de Paviot, c’est traverser ces années jazz sous la tutelle bienveillante de Jean Cocteau, qui écrivait dès 1918 dans Le Coq et l’Arlequin combien cette musique « nègre » était « un ouragan de rythmes et de tambours, une sorte de catastrophe apprivoisée2 ». Avec Django, le jazz devient poésie et le musicien un doux fauve qui meurt en cage3. Le nom de Charles Delaunay, fils des peintres Sonia et Robert Delaunay, crédité ici de « conseiller musical », est un autre hommage aux passionnés de jazz qui, à partir de l’aventure du Hot Club de France, ont imposé au monde cet improbable aventurier qu’était Django Reinhardt. Chris Marker, autre grand voyageur insaisissable, auteur déjà de quelques phrases incisives sur la musique noire dans Les statues meurent aussi (1953) d’Alain Resnais, accepte lui aussi de collaborer, revenant sur sa décision de ne plus écrire de commentaires pour les films des autres. Mais il ne peut rien refuser à Paviot qui vient de produire son Dimanche à Pékin (1956), comme il ne peut rien refuser, dira-t-il, à Django. Enfin Yves Montand, par l’intermédiaire de Simone Signoret, autre amie de Paviot, viendra un soir dire le texte de Marker, pour Django lui aussi, et pour l’amitié d’un autre guitariste : Henri Crolla, compagnon de route de Django et de Montand lui-même pour qui il écrira quelques chansons. Tous ces hommes de bonne volonté se retrouvent donc pour faire de ce Django Reinhardt, si ce n’est un grand film, un beau portrait, profondément honnête et chaleureux.
5L’émotion naît tout d’abord de la manière dont Paviot construit son film. Si le spectateur averti reconnaît les étapes essentielles de la vie du guitariste, le néophyte ne trouve guère matière à assouvir sa curiosité biographique tant les différents événements ne sont ici que suggérés, tenus à distance par le montage d’une part et le commentaire de Marker de l’autre. Mais avant cette évocation biographique, qui ne couvre guère plus de quelques minutes au cœur du film, une longue introduction, au milieu de laquelle intervient le générique, est consacrée à la mise en scène d’une étrange fiction. Après un dessin puis une épigraphe signés tous deux Jean Cocteau, on découvre dans un noir et blanc très contrasté le Club Saint-Germain, minuscule cave où Django Reinhardt jouait presque chaque soir dans les dernières années de sa courte vie, accompagné par le pianiste Raymond Fol et son frère Hubert au saxophone. Ce sont ces deux musiciens qui improvisent ici sur une ballade, avec un guitariste que l’on ne verra pas. Cette séquence musicale s’achève par les applaudissements de quelques jeunes gens très bon chic bon genre, tout droit sortis du merveilleux Rendez-vous de juillet de Jacques Becker (1949). Mais contrairement à Becker, Paviot ne montre pas la formidable énergie de cette jeunesse qui avait trouvé dans le jazz la musique idéale pour exprimer ses désirs de liberté et d’aventures. Nous ne sommes plus dans l’euphorie des années d’après-guerre.
6« Jusqu’à minuit la musique est un métier, jusqu’à quatre heures c’est un plaisir, après, c’est un rite. À l’heure des premières messes, le jazz et l’insomnie cimentent de fragiles communautés que l’aube fait éclater. » Ce sont les premiers mots du commentaire de Marker, dits par la voix un peu traînante de Montand. Après un « SalutDjango ! » entendu hors champ, la voix reprend :» À l’aube, chacun rentre chez soi. Raymond Fol le piano, Hubert Fol le saxo. Et le troisième homme, le guitariste, qui retourne à Samois près de Fontainebleau. Nous sommes en 1953. Il a quarante-trois ans. Il est considéré comme le premier guitariste du monde et il s’appelle Django Reinhardt. » C’est sur ces quelques phrases qui concluent la séquence du Club Saint-Germain que le spectateur prend conscience que la caméra est subjective, qu’elle « est » le regard de Django quand il monte les escaliers, fait quelques pas sonores dans la rue déserte, avant de traverser la ville endormie où les lampadaires filmés en contre-plongée rappellent une autre fuite, celle du jeune couple d’Ascenseur pour l’échafaud (1958) dans la belle décapotable de Julien Tavernier/Maurice Ronet. Nous quittons bientôt les abords de la grande ville, à la lumière de l’aube naissante4, pour rejoindre, après avoir deviné quelques silhouettes d’avions sur l’aéroport d’Orly et parcouru des kilomètres de platanes qui annoncent cette fois le début d’À bout de souffle (1959) de Godard, la petite bourgade de Samois-sur-Seine où Paul Paviot se lia d’amitié avec Django Reinhardt. La musique semble alors improvisée sur les images tant Rythme futur, le morceau choisi pour le voyage, est parfaitement à sa place.
7Ces quelques images donnent le ton du film, à la fois triste et serein. Celui-ci commence vraiment dans les rues toujours vides de Samois, à la lumière éclatante des premiers rayons de soleil. Nous continuons à être ce fantôme, pour passer devant quelques maisons – dont celle du musicien – sans nous y arrêter et faire une ballade sur les bords de Seine si souvent arpentés par Django.
Pour lui le gitan voué aux roulottes, dit Montand, une maison n’était possible qu’à condition que ce soit la route qui bouge devant elle. Et pour cela il avait la Seine. Accordé de bonne heure avec les éléments, à l’eau, aux nuages, à tout ce qui est mouvant et instable comme sa race, Django avait fini par trouver à Samois une variété immobile de la fuite.
8Une péniche passe au loin, d’où l’on s’attend à voir surgir un autre fantôme musicien, celui du père Jules de L’Atalante (1934), puis nous quittons le halage pour s’enfoncer dans quelques sous-bois, par la grâce d’un emboîtement très souple de fondus enchaînés. Derrière les branchages, un cimetière apparaît bientôt. À la fluidité des travellings succède un brutal plan fixe sur une tombe, avec ces quelques mots sobrement gravés au-dessus d’une photographie de Django à la guitare : Djengo Reinhardt 1910-1953. Djengo avec un « e »5. Le chemin parcouru depuis la cave de Saint-Germain-des-Prés s’achevait donc dans ce petit cimetière champêtre, avec la mort du musicien. La caméra pouvait alors quitter le plan fixe de la pierre tombale pour, dans un lent panoramique vertical, gagner le ciel, accompagnée par le bien nommé Nuages, le plus beau morceau composé par Django Reinhardt, puis redescendre sur terre et découvrir une roulotte qui marque enfin, après huit minutes d’introduction (le tiers du film !), le début de l’évocation de quelques éclats biographiques.
9Après cette partie centrale, qui sera analysée ensuite, Paviot revient à Samois pour retrouver les images du début, apaisées comme semble l’être Django lui même au retour de son séjour aux États-Unis : « Brumes pour brumes, écrit Marker, celles de la Seine à l’aube attirent davantage Django, désormais, que celles des boîtes de nuit. » C’est sur les premières notes de Manoir de mes rêves, une composition de 1950, que Django, plus célèbre alors dans son refuge de Seine-et-Marne comme joueur de billard que comme guitariste de jazz, est à nouveau le fantôme qui hante la salle de jeu où une cigarette se consume à côté d’un verre de bière, comme il hante la barque à fond plat toujours amarrée sur la berge. Sur le bord de ce halage vide, la caméra s’arrête sur le petit banc de pierre où il s’est assis pour mourir le 15 mai 1953, « quelques jours avant l’ouverture de la pêche », précise le commentaire.
Quand un gitan meurt, poursuit Marker, on brûle tous ses biens. Rien ne doit subsister qui puisse retenir en ce monde ou alourdir un être libre parvenu à la liberté suprême. Mais ce que Django laisse derrière lui, il n’est au pouvoir de personne de le détruire. Le disque a conservé ses improvisations et chacun sait que le microsillon est éternel.
10Les pochettes de disques qui défilent laissent place aux campements des manouches sur des terrains vagues cernés désormais pas ces barres d’immeubles qui ressemblent à des prisons, au pied desquelles le peuple de Django continue de vivre libre. Madame Django Reinhardt a quitté Samois pour reprendre elle aussi la route. Mais, outre les disques qui font partie de la grande histoire du jazz, la mémoire de Django vit désormais dans les doigts de son fils Babik, dont le beau visage songeur illumine un des derniers plans du film. Enfin, comme une réponse musicale à l’épitaphe poétique de Cocteau, huit musiciens jouent Minor Swing sur un tempo vif, accompagnés sans doute par l’esprit vagabond de Django. On y reconnaît bien sûr Stéphane Grappelli au violon, mais aussi Hubert Rostaing et Gérard Levêque aux clarinettes, André Ekyan à l’alto, Emmanuelle Soudieux à la contrebasse, Eugène Vées, Henri Crolla et Joseph Reinhardt aux guitares. Manière, au moment où le bebop a fait passer depuis longtemps le jazz dans son époque moderne, de rendre hommage à ce style si classique et si français associé pour toujours au nom de Django Reinhardt : au-delà du personnage lui-même, sa musique continue de vivre au présent.
11Cette coda musicale, avec la présence de Grappelli, est un aussi un retour aux années 30, sur lesquelles Paviot passe finalement si peu de temps au regard de leur importance dans la carrière du guitariste. Sans doute voulait-il ainsi échapper à la nécrologie qui ne convenait guère à un musicien dont « la vie professionnelle [fut] hautement dégagée de la dictature du temps », comme l’écrit encore Marker. Paviot se contente d’inscrire Django dans sa communauté puis dans la vie musicale de son époque. Après quelques clichés parmi lesquels l’incontournable voyante, on découvre de courtes séquences de musiques et de danses, auxquelles est associé un peu artificiellement Django grâce à quelques photographies usées et au commentaire fort à propos de Marker. Quant au pèlerinage aux Saintes-Maries-de-la-Mer, qui occupe près de deux minutes du film, il suffit à Marker, pour justifier la présence de ces très belles images d’archives, de rappeler que si Django Reinhardt n’y a jamais mis les pieds, « il était lié par tout son sang à cette célébration païenne où les saintes, une fois l’an, sont élevées au rang d’idoles ». L’accident terrible de l’incendie de la roulotte marque le début de la véritable évocation de sa carrière de musicien. Django perd l’usage de deux doigts de sa main gauche mais, à force d’une incroyable volonté, il va « se réinventer une main ». La suite est une succession de rencontres, de fuites, de succès et d’excès. Au début des années 30 les musiciens gagnent leur vie dans les bals musette et dans quelques jazz bands qui commencent à être à la mode. C’est après un séjour mouvementé avec son frère Joseph dans le sud de la France, où il entend pour la première fois les disques de Louis Armstrong et de Duke Ellington grâce à son ami Émile Savitry, que Django revient à Paris pour connaître une gloire rapide dans le Quintet du Hot Club de France. Charles Delaunay, Hugues Panassié et leurs amis ne se contentent pas de faire découvrir le « vrai jazz » aux jeunes gens à la mode, parmi lesquels Jean Rouch ou Jacques Becker. Ils contribuent aussi à la diffusion de cet alliage dans lequel guitares, violon et contrebasse trouvent en quelques mois un parfait équilibre issu d’une tradition restée en grande partie étrangère au jazz : la tradition classique occidentale. Il y a désormais un nouveau style de jazz, certes nourri des grands maîtres américains qui vont l’accepter dès leurs premières tournées organisées sur le vieux continent par Delaunay, mais un style qui affirme sans complexes son identité européenne. Après la guerre, Django Reinhardt devient une des figures de Saint-Germain-des-Prés. Sa réputation a gagné les États-Unis où il est invité à faire une tournée avec Duke Ellington, puis une série de concerts au Café Society de New York6. Revenu en France, il semble plus attiré par la peinture que par la musique, avant d’enregistrer de nouveaux disques puis de repartir sur les routes d’Europe. Paviot se contente d’évoquer toutes ces aventures « à travers des documents présentés comme tels, images anéanties dans leur passé », comme l’écrit alors Michel-Claude Jalard7.
12Cette architecture en trois parties, le pré-générique jusqu’à l’arrivée sur la tombe pour la première, les fragments de vie pour la deuxième, le retour à Samois et au présent de la vie communautaire pour la troisième, constitue un portrait très impressionniste de Django Reinhardt. Paviot part de la musique pour arriver à Django. Il commence au Club Saint-Germain avec les frères Fol, enchaîne avec Rythme futur pour le voyage vers Samois, puis achève cette première partie par une déambulation toute musicale sur les bords de Seine. Mais ce chemin de la musique vers le musicien est aussi celui emprunté par Paviot au moment du montage. En effet, il a d’abord choisi une suite de morceaux qui va le guider dans la construction du film. C’est donc à partir de cette succession de compositions que le film existe peu à peu, avec la même liberté qu’une improvisation de jazz. Ceci permet sans doute à Paviot de ne pas figer le guitariste dans un portrait hagiographique qui ne rendrait pas justice à sa personnalité d’insoumis. Django Reinhardt est resté toute sa vie un gitan, aussi génial qu’imprévisible, et le film montre combien sa musique est nourrie de son rapport avec l’espace, les éléments, la nature, Samois étant le seul lieu où il semblait pouvoir trouver quelque repos. En privilégiant les extérieurs, soit en les parcourant par de longs travellings, soit en figurant le voyage par une succession rapide d’images fixes, Paviot parvient à montrer combien Django Reinhardt fait partie de la première histoire du jazz, loin des grandes villes sombres auxquelles cette musique est désormais associée. Bien plus proche de l’histoire du blues, il appartient, comme les premiers pionniers noirs américains, à un peuple rejeté et méprisé, ce « peuple qui vole les poules aux hommes et l’avenir à Dieu » comme l’écrit Marker, et sa vie de musicien commence elle aussi par une tragédie : l’incendie de sa modeste roulotte. Django est le frère de ces hommes qui arpentaient, la guitare sur le dos, le sud des États-Unis pour aider leurs compagnons d’infortune à supporter la misère. Quand, dans la première partie du film, Marker évoque ces « fragiles communautés que l’aube fait éclater », c’est pour mieux affirmer, dans la fuite vers Samois, combien Django n’en a jamais fait partie, comme il n’a jamais été chef de file ou initiateur d’un quelconque mouvement8.
13L’ensemble du commentaire de Marker, souvent cité ici, participe bien sûr de cette poésie et de cette impression de liberté qui se dégage du film. Michel-Claude Jalard écrivait encore à sa sortie :
Il faut louer sans réserves le très beau et très intelligent commentaire de Chris Marker : il ne fait jamais double emploi avec l’image mais toujours sait en approfondir les pouvoirs, soit qu’il livre le fil d’une existence en ordonnant les documents qui nous en restent, soit au contraire qu’il fasse saillir délicatement l’accord d’une vie et d’un paysage9.
14Marker a fait de ce commentaire très écrit une ballade de jazz, une improvisation dont la grille harmonique est cette succession d’images, ce montage très « ouvert » qui lui permet une grande liberté d’inspiration.
15Enfin, on se saurait conclure sans évoquer une autre ombre qui semble planer sur le film de Paviot. Celui-ci avait réalisé, quelques années plus tôt, en 1952, un court métrage qui avait pour titre Saint-Tropez, devoir de vacances. Le montage était d’Alain Resnais et l’image de Ghislain Cloquet. André Hodeir avait composé une musique nourrie de jazz, jouée notamment par Hubert Rostaing. Mais surtout Boris Vian, trompettiste rencontré par Paviot dans la cave enfumée du Tabou, jouait un petit rôle et avait écrit un commentaire aussi réjouissant qu’ironique sur la faune qui envahissait déjà Saint-Tropez au mois d’août. On ne sait si Vian a vu le film de Paul Paviot avant d’avoir à son tour la mauvaise idée de mourir à trente-neuf ans, en 1959. Mais ses multiples chroniques de jazz consacrées à Django Reinhardt disent assez le plaisir qu’il avait à écouter ses disques ou à assister à ses concerts au Club Saint-Germain. On peut alors trouver à la promenade poétique de Paviot et Marker un parfum de nostalgie un peu surannée. Mais n’oublions pas que cette petite communauté comprenait aussi quelques-uns de ces hommes qui allaient très vite inventer un autre cinéma. Jean Rouch était de ceux-là, et quelques mois avant sa mort le 18 février 2004, il accompagnait encore Paviot à une projection de son Django Reinhardt à la Cinémathèque française. Sans doute cela lui rappelait-il ces années où il aimait le jazz et les chansons de Charles Trenet que Django joua si souvent. Rouch se souvenait alors des quelques vers de Verlaine que le fou chantant lui fit redécouvrir, lors d’un concert nantais, sous l’occupation allemande :
Les sanglots longs des violons de l’automne
Bercent mon cœur d’une langueur monotone
Tout suffoquant et blême quand sonne l’heure,
Je me souviens des jours anciens
Et je pleure…
Notes de bas de page
1 On a depuis retrouvé quelques images de mauvaise qualité d’un concert filmé à Londres en 1939. On y voit Django Reinhardt et le Quintet du Hot Club de France interpréter J’attendrai. Ces images sont reprises dans le volume 3 de la collection de DVD Retour de flamme dirigée par Serge Bromberg.
2 Jean Cocteau, Le Coq et l’Arlequin, réédité en 1979, Stock-Musique, notes p. 53-54.
3 L’épitaphe complète de Jean Cocteau est rédigée ainsi : « Django mort, c’est un de ces fauves qui meurent en cage. Il a vécu comme on rêve de vivre : en roulotte. Et même lorsque ce n’était plus une roulotte de romanichel, c’était encore une roulotte. Son âme était ambulante et sainte et ses rythmes lui étaient propres à l’exemple des rayures du tigre et de sa phosphorescence. Elles habitaient sa peau. Elles le rendaient royal et invisible aux chasseurs. Mais les chasseurs finissent toujours par abattre les doux fauves qui ne veulent de mal à personne. Et parmi les chasseurs, il y a la fatigue, cet ogre parisien qui nous dévore. Django se dépensait pour tous avec la générosité gitane, il jetait son or par la fenêtre et cet or n’était autre que lui. »
4 Cette lumière, entre chien et loup, n’a pu être captée que grâce à la toute nouvelle pellicule Geva 36, utilisée ici par Jean Leherissey, le directeur de la photographie, pellicule utilisée également par Henri Decae sur le tournage nocturne… d’Ascenseur pour l’échafaud de Malle.
5 Sur le registre d’état civil, son prénom est Jean. Ses amis et la plupart des membres de sa famille l’appelaient Django, mais d’autres préféraient Djungo ou Djengo. Le graveur du cimetière a depuis rétabli le prénom Django.
6 Signe de cette célébrité américaine, Django Reinhardt est le seul jazzman français parfaitement reconnaissable dans Paris Blues (1961), film que le cinéaste américain Martin Ritt consacre aux caves de Saint-Germain-des-Prés. Joué par Serge Reggiani, Django est malheureusement réduit à une pathétique caricature.
7 La Gazette de Lausanne, 19 avril 1958, repris dans Jean-Louis Ginibre, « De Django à Sidney Bechet, un rendez-vous presque manqué », Jazz Magazine n° 69, avril 1961, p. 41.
8 Woody Allen ne s’y trompera pas dans Accords et Désaccords (Sweet and Lowdown, 1999), où il dresse un portrait émouvant d’Emmet Ray (Sean Penn), très inspiré par la vie aussi mouvementée qu’imprévisible de Django Reinhardt.
9 La Gazette de Lausanne, cité dans Jazz Magazine, op. cit.
Auteur
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