Introduction de la deuxième partie
p. 73-76
Texte intégral
1Dans la deuxième partie de ce livre, notre recherche contribue à la sociologie des organisations internationales par un angle inédit : l’éducation. L’École internationale de Genève (l’Écolint) fondée en 1924 et l’École internationale des Nations unies (l’Unis) créée en 1947 sont essentielles pour construire l’espace des IB schools puisqu’elles en sont à l’origine. Étudier ces deux configurations de l’espace est pertinent pour appréhender la façon dont se sont forgées les institutions qui lui sont propres. Outre l’apport théorique à la définition d’un esprit d’école international conçu comme distinctif, les fondateurs de ces deux écoles monopolisent la production du savoir sur les écoles internationales. Cette littérature explique l’existence des écoles internationales du réseau BI par le besoin : les fonctionnaires internationaux auraient créé une école pour scolariser leurs enfants afin d’assurer ainsi une continuité entre les degrés secondaire et supérieur du système d’enseignement dans les pays où ils travaillent et dans leur pays d’origine. Autrement dit, par souci d’éviter que leur départ à l’étranger ne devienne un handicap, ils auraient mis en place un système éducatif adapté à leur situation d’expatriés, leurs besoins et leurs valeurs. Telle est l’histoire officielle, avancée par tous, peu remise en question, reprise par les écoles sur leurs sites Internet. Même les chercheurs expliquent la création d’une école internationale par la satisfaction d’un besoin ressenti par les parents. C’est le mythe fondateur que nous interrogerons dans la deuxième partie du livre. Afin de contourner l’écueil de cette vision individualiste de la fondation d’une institution, il nous faut, dans une perspective de sociologie historique, comme le prescrit Durkheim, expliquer le social par le social. L’unanimité est ici un indice de la fragilité de cette explication psychologique par le besoin. Tous les fonctionnaires ne sont pas égaux à l’étranger du point de vue de leurs ressources financières, culturelles et pédagogiques. Il existe des écoles publiques et privées, pensionnats, écoles nationales à l’étranger dans lesquels les ressortissants français, britanniques, allemands peuvent scolariser leurs enfants. Cependant, les fonctionnaires de la SDN ou des Nations unies sont originaires d’une plus grande diversité de pays et ne disposent pas tous d’écoles dites internationales dans leur langue.
2À l’issue des deux guerres mondiales, lorsque sont fondées ces deux écoles d’élite, les systèmes d’enseignement européens se caractérisent par le nationalisme inhérent aux techniques de construction des identités nationales. L’Écolint et l’Unis se réclament au contraire d’une identité internationale, qui se construit historiquement et se rejoue aujourd’hui à travers des rituels comme la Société des Nations des étudiants, où enseignants et élèves simulent l’assemblée générale de l’ONU. Décrypter les règles et les codes d’un tel rituel permet de situer l’internationalisme de ces écoles en se focalisant sur leurs pratiques pédagogiques. C’est pourquoi la deuxième partie de ce livre s’ouvre sur l’ethnographie de la SDN des étudiants lors de notre retour à l’Écolint en 2008. Le chapitre iii décrit et analyse ce rituel qui marque le lien toujours actif entre ce lycée privé et l’ONU. Il permet également de nous situer en tant que chercheur en complément des chapitres précédents où nous avons explicité la position d’apprentie sociologue que nous occupions dans la sociologie française au moment de cette recherche. C’est ce que ce Bourdieu appelle l’« objectivation participante » en réponse au problème du dédoublement du chercheur, toujours pris dans le monde social qu’il étudie1. Cela est particulièrement visible dans le cas des anciens élèves étudiant les institutions scolaires par lesquelles ils sont passés. C’était le cas par exemple de Bourdieu lui-même et certains des apprentis-chercheurs2 qui avaient mené avec lui des enquêtes d’appui à l’ouvrage La noblesse d’État. Nous avons recours à un artifice pour en rendre compte : nous utilisons exceptionnellement le « je » pour renvoyer à notre position et point de vue particulier. Ce qui relève de l’analyse sociologique est formulé à la première personne du pluriel alors que l’évocation de l’expérience personnelle est rendue au singulier : « je rentre dans la salle », « à mon époque ». En 2008, le « je » est l’apprentie sociologue qui observe le rituel et qui mobilise les souvenirs d’une expérience personnelle de la SDN étudiante. Ce sont mes propriétés sociales qui définissent mon point de vue particulier d’ancienne élève, marqué par l’expérience d’avoir été apatride dans une école où l’identification aux États-nations occupe une place prépondérante.
3Ayant pris la mesure de l’internationalisme dans les pratiques pédagogiques pendant la période contemporaine, nous devons dès lors examiner sa sociogenèse. Comment se construit une identité internationale ? En 1924 comme en 1947, dans les discours visant à justifier la création respective de l’Écolint et de l’Unis, la notion d’« école internationale » est contrastée à une vision caricaturale de l’« école nationale », qui sert de repoussoir. À partir d’une réflexion sur la logique sociale de distinction véhiculée par cette antinomie initiale, nous considérons l’identité internationale comme un cas spécifique des théories sociales de légitimation3. En analysant cette logique, qui s’appuie, selon Berger et Lukhman, sur des faits observables et dont il ne s’agit pas pour nous d’évaluer la validité, nous démontrons que les discours sur le besoin d’une école internationale contribuent à l’international comme identité institutionnelle. C’est ce besoin qu’il nous faut expliquer, sans sacrifier au mythe des origines, mais en nous attachant à l’inclure dans l’objet comme point de vue des agents.
4Dans la période de l’entre-deux-guerres, la stratification de classe ralentie conduit à l’accroissement de l’honneur comme principe de distinction sociale4. Tout comme l’honneur dans les sociétés précapitalistes, l’identité « internationale » est un bon exemple de capital symbolique dans la société contemporaine. Cette forme de capital ne désigne pas une réalité immatérielle en soi mais la relation entre une réalité matérielle et une réalité immatérielle, c’est-à-dire les propriétés objectives et leur perception subjective5. En rattachant les trajectoires de ses fondateurs à leurs représentations de l’internationalisme, le chapitre iv étudie les origines sociales de l’Écolint dans le contexte genevois de 1924 à 1930. Plutôt qu’une fraction de classe sociale, les fonctionnaires internationaux sont à l’époque en quête de s’affirmer en tant que groupe de statut. Nous aborderons ensuite, sous l’angle de l’éducation, un temps fondateur de la constitution de ce groupe à New York, de 1945 à 1949. Bien loin de correspondre au besoin d’un groupe social déjà constitué comme le veut le mythe des origines, la création d’une « école des Nations unies » à New York en 1947 se révèle au contraire le motif autour duquel se mobilisent des hauts fonctionnaires internationaux en quête de reconnaissance. La thèse de cette partie est que la fondation de l’Écolint suivant la Société des Nations et celle de l’Unis à la suite des Nations unies s’expliquent par une prise de conscience et la volonté de transmettre des privilèges spécifiques aux fonctionnaires internationaux – ce qui se rejoue chaque année à Genève où certains élèves de l’Écolint se rendent au Palais des Nations, le siège européen de l’ONU, pour mimer des délégués.
Notes de bas de page
1 Bourdieu P., « L’objectivation participante », art. cité.
2 Damamme D., « Genèse sociale d’une institution scolaire », Actes de la recherche en sciences sociales, no 70, 1987, p. 31-46 ; Bourdieu P., « Épreuve scolaire et consécration sociale. Les classes préparatoires aux grandes écoles », Actes de la recherche en sciences sociales, no 39, 1981 ; Saint Martin M. de et P. Bourdieu, « Agrégation et ségrégation », Actes de la recherche en sciences sociales, no 69, 1987, p. 2-50.
3 Berger P. L. et T. Luckmann, The Social Construction of Reality. A Treatise in the Sociology of Knowledge, New York, Anchor Books, 1967, p. 93-95.
4 Weber M., Economy and Society, op. cit., p. 194.
5 Bourdieu P., « Le marché des biens symboliques », art. cité.

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