La Révolution à l'œuvre
|Deuxième partie. Champ du politique
Théorie et pratiques(s) de la représentation politique
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FranceTexte intégral
- 1 M. Vovelle (dir.), Recherches sur la Révolution, Paris, La Découverte, Société des études robespie (...)
- 2 R. Rémond, « Le retour du politique » dans A. Chauveau, p. Tétart (dir.), Questions à l’histoire d (...)
1Le recueil d’articles intitulé Recherches sur la Révolution, bilan des travaux scientifiques du bicentenaire, publié en 1991, s’ouvrait significativement par une série d’articles regroupés sous le chapeau : « le retour du politique1 ». En réalité, cette expression, qui empruntait à tout un courant historiographique de la période2, était impropre ; tout d’abord parce qu’elle sous-entendait que l’histoire politique avait subi un processus de relégation ou d’occultation, alors qu’elle n’avait jamais été strictement réduite à l’événementiel et à la courte durée. Ensuite, parce que cette expression semblait rendre compte d’un déplacement des domaines pré-déterminés de la connaissance historique (de l’histoire sociale vers l’histoire politique, par exemple), alors qu’il s’agissait d’une reconfiguration des sciences sociales, et d’une tentative, encore largement en cours actuellement, de redéfinir l’autonomie du champ historique tout entier, par rapport à une sociologie impérieuse, voire impérialiste et à une anthropologie qui avait fini par transformer le contextuel en pur décor.
- 3 Pour F. Furet et al., nous renvoyons bien sûr au Dictionnaire critique de la Révolution française, (...)
- 4 S. Kaplan, Adieu 89, Paris, Fayard, 1993 ; I. Woloch, « On the latent Illiberalism of the French R (...)
- 5 Je dis bien juin 89, et non pas juillet, ou octobre, pas les journées populaires.
- 6 Qu’il faut soigneusement démarquer de la mise en distance, un des principes élémentaires de la mét (...)
2À cet égard, l’entreprise de recontextualisation menée par les historiens regroupés autour de François Furet ou de Pierre Rosanvallon3 à l’école des Hautes Études en Sciences Sociales, a pu être qualifiée d’entreprise « révisionniste » dans le bon sens du terme, celui d’une aventure critique. Mais l’entreprise était ambivalente : si l’appel à une relecture ingénue des grands morceaux de l’éloquence parlementaire pouvait représenter une voie priviligiée d’accès au projet politique, pour rendre compte des enjeux de celui-ci, et notamment de son volontarisme, de sa contestation des déterminismes sociaux, en revanche, le procès d’« illibéralisme » intenté au même projet, sous le prétexte que l’herméneutique du discours ne se dévoile que dans le temps présent, aboutissait à des conclusions discutables, voire à des dérapages de moins en moins contrôlés. Ainsi, la régénération de 1789 pouvait-elle contenir la matrice du totalitarisme, et une nouvelle vulgate alimenter la boîte à outils de l’intégrisme catholique4. Il y avait donc, d’un côté, une invitation à prendre au sérieux la dimension fondamentale que représente le renversement de juin 17895 mais, d’un autre côté, la réintroduction rétrospective du soupçon6.
- 7 B. Gainot, « Introduction », p. 17-57, dans S. Aberdam, S. Bianchi, R. Demeude, E. Ducoudray, B. G (...)
3Au centre du projet proprement politique des révolutionnaires, s’inscrit la volonté d’instaurer un gouvernement représentatif, en lieu et place de la monarchie administrative. Mais ce système représentatif ne surgit pas brusquement du portefeuille d’un grand métaphysicien, aussi génial se croit-il : il se nourrit d’expériences diversifiées de l’Ancien Régime. Pour autant, il doit être soigneusement distingué du principe de délégation, qui régissait les élections par corps intermédiaires, jusques et y compris les élections aux états généraux. Le droit canonique accordait une place centrale au principe représentatif par l’élection de la pyramide des chapitres, collégiaux ou cathédraux, pour sélectionner la melior et senior pars. Le concile de Pise de 1409 avait admis que la représentation fonde la légitimité7.
- 8 P. Guéniffey, Le nombre et la raison. La Révolution française et les élections, Paris, EHESS, 1993 (...)
- 9 I. Woloch, The new Regime. Transformations of the French Civic Order, 1789-circa 1820, New York/Lo (...)
4Il est toutefois généralement admis8 que le principe représentatif qui s’impose en juin 1789 est un saut qualitatif dans l’articulation entre la souveraineté du peuple (la communauté des citoyens) et la conception moderne de la Nation : le représentant une fois élu, parle au nom de la Nation entière, il est libéré de toute dépendance envers ses commettants. En écartant les corps intermédiaires, il y a mise à distance du social. Le nouvel espace public est un espace politique abstrait, qui ne se confond avec aucun groupe (l’appartenance identitaire), ni avec une personne concrètement définie par des attributs biologiques ou des prérogatives historiques. L’autre versant du gouvernement représentatif est le fait que toute légitimité repose désormais sur l’élection. Le très bel ouvrage de synthèse de Isser Woloch, The New Regime9, commence de façon significative par consacrer deux chapitres aux études électorales soulignant ainsi l’importance des acquis de la décennie révolutionnaire sur le long terme.
5C’est à travers l’élection que s’opère l’alchimie du nombre et de la raison, ou, en d’autres termes, entre la recherche d’une synthèse entre le bon gouvernement de la pensée politique classique, et le sentiment d’un nombre optimum de dirigés de ne pas être simples objets de la politique conduite par les dirigeants.
- 10 Un bilan de dix années de travail de cet atelier, co-dirigé par Serge Aberdam et Bernard Gainot, e (...)
- 11 J.-R. Suratteau, « Heurs et malheurs de la sociologie électorale sous la Révolution française », A (...)
- 12 Ce dialogue a été mené dans le cadre de plusieurs journées d’études ; par ordre chronologique, les (...)
- 13 Colloque de l’Université Paris VII, Mouvements populaires et conscience sociale ; xvie-xixe siècle (...)
6La mise en place et le fonctionnement du système représentatif débouchent tout naturellement sur une série d’interrogations concernant la participation. Partant d’hypothèses différentes de celles qui viennent d’être exposées, plusieurs chercheurs qui fréquentaient le séminaire de Michel Vovelle mettaient en commun leurs interrogations sur la mesure et la signification de la participation électorale. Un certain nombre d’entre eux allaient former l’atelier Voter/Élire10. Que l’approche soit locale ou nationale, nous étions confrontés aux mêmes limites méthodologiques, et à la nécessité de formaliser le cadre conceptuel et réglementaire d’une pratique politique spécifique ; celle du vote en assemblée. Le recensement des procès-verbaux, surtout pour le premier degré du suffrage, celui des assemblées primaires, constitue la démarche élémentaire. L’exploitation sérielle pour quantification butait sur un certain nombre d’obstacles qui avaient été décrits dans l’article pionnier de Jean-René Suratteau11. L’auteur posait ainsi une balise, qui valait encouragement à tout chercheur se lançant dans l’entreprise ingrate du dépouillement sériel des procès-verbaux de l’époque révolutionnaire, et mise en garde contre toute globalisation hâtive, en raison du caractère très lacunaire des séries, des aléas de l’enregistrement des données. Combien d’ayants droit ? Combien de présents ? Combien de votants ? C’est la nature même du processus électoral qui multiplie les obstacles : fluctuations de la participation inhérentes à l’étalement dans le temps et à la pluralité des postes à pourvoir – chaque élection à un poste donnant lieu à opération électorale complète, pour être valide –. Jean-René Suratteau écrivait à une époque où la sociologie électorale se constituait en instrument fiable et privilégié de la vie politique contemporaine. Nombre de politilogues considéraient (considèrent toujours d’ailleurs, ce qui entraîne un dialogue, qui pour être nécessaire, n’en est pas moins difficile12), qu’il ne peut y avoir prise en considération du suffrage comme mesure – parmi d’autres –, de la vie politique, qu’à partir du moment où le vote est individualisé par la présence de l’isoloir et du bulletin sous enveloppe (davantage d’ailleurs que la présence multi-séculaire de l’urne). Ces deux conditions du suffrage instantané n’existent qu’à partir du début du xxe siècle : est-ce à dire qu’il ne faut prendre en compte les données électorales qu’à partir de cette époque ? Outre ces mises en garde techniques, un double héritage historiographique contribuait à détourner les chercheurs tentés d’asseoir leurs analyses sur les procès-verbaux ; celui qui faisait de la journée, avec son cortège de violences, le paradigme de la mesure de la participation populaire dans la décennie révolutionnaire, et celui qui, retraçant les multiples formes de la « résistance » aux divers gouvernements qui se réclamaient, peu ou prou, du système représentatif, finit par immerger entièrement les marques d’adhésion au nouveau régime dans les profondeurs d’une France anti-révolutionnaire, coutumière, quasi-immobile13.
- 14 Paris, CTHS, 1997.
- 15 En particulier (la liste suivante ne prétend pas à l’exhaustivité) : S. Aberdam, Démographes et dé (...)
7Pour en revenir à l’atelier, le travail en équipe, par la comparaison des résultats, la confrontation des sources et des séries, la mise au point des outils analytiques, a permis de lever certains des obstacles précédemment mentionnés. Le guide méthodologique Voter/Élire 1789-179914 est le produit de ce travail. La réflexion commune a orienté les recherches individuelles des participants15.
- 16 M. Crook, Elections in the French Revolution an Apprenticeship in Democracy, 1789-1799, Cambridge (...)
8Parallèlement, ou en collaboration étroite avec les membres de l’atelier, d’autres ouvrages peuvent être mentionnés16. Il est désormais possible d’avoir un aperçu général des procédures électorales, et des tendances de la participation. Les taux sont massifs pour les premières années de la décennie, 1790-1791, ils connaissent ensuite un infléchissement significatif, avec un renversement de tendance villes/campagnes (les villes sont de plus en plus mobilisées pour les compétitions électorales, les campagnes de plus en plus massivement abstentionnistes). L’effondrement des taux moyens est un phénomène précoce pratiquement installé dès 1792, voire 1791 en certains lieux. Après la parenthèse du gouvernement révolutionnaire, les élections du Directoire confirment la tendance : des taux de participation de 20-25% en l’an V, autour de 18% en l’an VI, et un effondrement à 11% en l’an VII, brumaire interdisant de savoir si ce dernier est, ou non, conjoncturel. Avec des variations considérables selon les consultations (moyenne de 38% en 1793 pour le vote constitutionnnel), et selon les lieux (jusqu’à 70-80% dans certaines grandes villes sous le Directoire). Les abstentionnistes, donc, sont le premier parti de France, comme diraient aujourd’hui les journalistes. Ce qui conforterait plutôt ceux qui répugnent à la prise en compte des élections révolutionnaires comme pratique politique, sinon signifiante, du moins susceptible de multiples hypothèses. Mais les taux de participation actuels aux élections locales, souvent proches de ceux de la fin du xviiie siècle, vont peut-être modifier le regard…
- 17 S. Aberdam, L’élargissement du droit de vote entre 1792 et 1795 au travers du dénombrement du comi (...)
9L’abstention dans la décennie révolutionnaire, ne peut être analysée indépendamment des modalités concrètes du suffrage : le vote individuel en assemblée. C’est dans l’enceinte de l’assemblée primaire au premier chef, et secondairement des assemblées électorales, que s’opère le processus d’acculturation à la vie politique contemporaine. Le respect scrupuleux du rituel par l’assemblée, rituel fixé par des réglements de police, formalisé par la rédaction du procès-verbal, encadré par d’autres rituels collectifs, une grand-messe au début de la révolution, une fête civique à la fin du Directoire, authentifient la valeur de l’acte de la collecte du suffrage, et placent l’objectif de la « réunion paisible des citoyens » au même niveau d’importance que le choix ou le serment civique, comme garanties de légitimation17. Toutefois, en dissociant radicalement délibération et élection, ce rituel contribue à la désaffection et au malentendu à partir duquel les premières assemblées ont pu connaître l’affluence. En certaines circonstances, perdurent les pratiques des anciennes assemblées d’habitants ; elles entourent le choix des envoyés lors du vote constitutionnel de 1793, ou se signalent en marge du vote populaire de ratification de la Constitution de l’an VIII.
- 18 I. Bibò, Democracy, Revolution, Self-determination, East European Monographes, 1991.
10Le calendrier des travaux agricoles (tout comme la nature de la production, les régions à plus ou moins grande intensité d’emploi de la main d’œuvre, etc.), la forme de l’habitat et l’état du réseau de communications, la matérialisation des enjeux, sont d’autres éléments à prendre en compte. Tout comme l’environnement politique, sous le Directoire, nombre de localités sont au bord de la guerre civile, un camp ou l’autre exerce des pressions, voire une véritable terreur, sur le camp adverse. Le gouvernement en place n’est pas le dernier à pratiquer l’intimidation, les destitutions de postes, les arrestations préventives, les campagnes diffamatoires ou la corruption des électeurs. S’il est possible d’affirmer que la compétition électorale agit bien souvent comme un dérivatif de la guerre civile, on peut dire tout autant avec l’historien hongrois Istvan Bibo qu’être démocrate, c’est être délivré de la peur18.
11Ce qui nous amène à considérer l’emploi du terme démocratie dans la décennie révolutionnaire. Il est tout d’abord conçu comme antithèse du système représentatif mais c’est alors dans le sens de démocratie pure, et il est alors rejeté du côté du gouvernement des Anciens. En réalité, davantage qu’une controverse, cette opposition entre le gouvernement des Anciens et le gouvernement des Modernes est un argumentaire utilisé par les tenants du régime représentatif « pur », théorisé comme le seul possible dans les nations modernes pourvues d’un vaste territoire, connaissant une grande différenciation des activités professionnelles et, considérant l’expansion commerciale comme fondement de la puissance (Sieyès, Volney, Theremin). A contrario, la démocratie est le gouvernement des Cités-États, gouvernement de proximité fondé sur la guerre permanente et le mode de production esclavagiste.
- 19 S. Wolikow, « démocratie directe », dans Guide de recherche Vote/Élire…, op. cit., p. 462.
- 20 P. Rosanvallon, Le peuple introuvable, op. cit. ; D. Gaxie, la démocratie représentative, Paris/Mo (...)
- 21 C. Wolikow, « 1789-an III, l’émergence de la démocratie représentative », dans R. Bourderon (dir.) (...)
- 22 R. Monnier, « Démocratie représentative ou république démocratique : de la querelle des mots à la (...)
- 23 P. Serna, Antonelle, aristocrate révolutionnaire, 1747-1817, Paris, Éd. du Félin, 1997, p. 241-296
- 24 E. Di Rienzo, Marc-Antoine Jullien de Paris, 1789-1848, Una biografia politica, Naples, Guida édit (...)
- 25 B. Gainot, 1799, un nouveau jacobinisme, op. cit., p. 449-481.
12Pourtant, on constate, pendant la décennie révolutionnaire, une volonté de dépassement, chez les penseurs attachés à la « forme démocratique » du gouvernement, de cet antagonisme. Ce n’est pas pour reformuler l’opposition en d’autres termes, au profit d’une improbable démocratie directe ou démocratie participative, qui n’est qu’une des projections contemporaines d’une alternative qui n’est pas pensée comme telle19. Il s’agit plutôt de la formulation d’un dépassement de l’antagonisme sous la forme de la démocratie représentative. C’est là un terme dont les politologues et les historiens du politique refusent clairement de situer la protohistoire en cette fin du xviiie siècle20. Il est pourtant possible de retracer les étapes de cette formulation, depuis les Lettres d’un bourgeois de Newhaven de Condorcet en 1787 ou les interventions de Guyomar dans les débats constitutionnels de février 179321, à travers l’ébullition républicaine de 1791-179222 et jusqu’à son explicitation sous une forme programmatique à la fin du Directoire chez les porte-parole de la gauche néo-jacobine : Antonelle23, Marc-Antoine Jullien24 ou Pierre-Joseph Briot25.
13Cette formulation s’ordonne autour de grandes questions comme : la compatibilité du principe républicain et d’un vaste territoire, l’exercice effectif de la souveraineté à travers une participation qui, pour admettre la dissociation d’une instance élisante et d’une instance délibérante, n’en sacrifie pas pour autant la seconde à la première dans les réunions de citoyens, le contrôle de la puissance exécutive qui, tout en ayant les moyens d’assurer pleinement sa fonction, ne soit pas pour autant dissociée de la communauté des citoyens ; enfin, la question la plus complexe, la démocratie comme principe civilisateur, à travers l’énoncé de la catégorie-programme de la perfectibilité.
- 26 Ted W. Margadant, Urban rivalries in the French Revolution, Princeton (NJ), Princeton University P (...)
14Reprenons ces différents aspects. La taille et la découpe de la circonscription électorale sont une affaire éminemment politique. Il s’agit de combiner au mieux la proximité géographique, la densité et les revenus. Dans cette optique, la détermination du lieu de l’assemblée primaire est une affaire qui engage les représentations sociales et culturelles du territoire, comme l’ont analysé, à diverses échelles, Marie-Vic Ozouf-Marignier, Ted Margadant, ou Isser Woloch26. Le critère de proximité est tout à fait déterminant dans la question de la démocratie. Aulard, dans sa grande histoire politique de la Révolution, s’étonnait qu’en 1795 le rétablissement du suffrage censitaire n’ait guère soulevé de débats au sein de la Convention. Pour des raisons que nous nous efforcerons d’élucider ultérieurement, c’est parce que l’essentiel n’était pas dans la fixation d’un seuil censitaire (bien modique, au demeurant), mais dans l’écart entre le premier et le deuxième degré, entre les citoyens et les électeurs. C’est cette question qui souleva un véritable débat car elle engageait effectivement la conception, démocratique ou non, de la République.
- 27 M. Genty, L’apprentissage de la citoyenneté, Paris, 1789-1795, Paris, Messidor, 1987.
- 28 A. de Francesco, Il governo senza testa. Movimento democratico e federalismo nella Francia rivoluz (...)
15La nature essentiellement élisante des assemblées est un autre enjeu de la démocratie représentative. La procédure référendaire réintroduisait une fonction délibérante que les tenants de la représentation pure avaient formellement réservée au seul Corps législatif. Mais les discussions sur la Constitution auxquelles se livrèrent les assemblées primaires en 1793 et 1795, ne sont pas les seuls modes d’articulation élection/délibération. Les pratiques sectionnaires, dans la période 1792-1793, étudiées pour Paris par Maurice Genty27, pour d’autres grandes villes comme Lyon et dans un autre contexte politique, par Antonino de Francesco28, en sont une autre illustration. Les sociétés politiques furent amenées à remplir le rôle de comités électoraux (désignation, officielle ou non, de candidats, élaboration de programmes, discussion des questions d’intérêt local), aussi bien à l’époque de la monarchie constitutionnelle, qu’à l’époque du Directoire, avec les cercles constitutionnels, ou les Instituts philanthropiques. Nous mettons à part, bien sûr, la période du gouvernement révolutionnaire, où les sociétés populaires furent amenées à jouer un tout autre rôle. Dans le programme néo-jacobin de démocratie représentative, les sociétés politiques sont l’un des trois piliers de l’espace public, avec les élections libres et la presse d’opinion. Elles représentent l’instance délibérative, aux côtés de l’instance élisante et de l’instance d’opinion, sans hiérarchie aucune.
- 29 P. Rosanvallon, Le peuple introuvable, op. cit.
16Pendant le gouvernement révolutionnaire, mais pas seulement, les sociétés politiques furent amenées à exercer la censure populaire, substitut d’un contrôle de constitutionnalité, dont le défaut aurait été, à en croire Pierre Rosanvallon, l’une des causes de l’instabilité de la vie politique française29. Certains démocrates ont été tentés de revendiquer pour les sociétés politiques cette fonction de surveillance de la puissance exécutive, au risque, sous prétexte d’indivisibilité de la souveraineté populaire, d’une indétermination des pouvoirs qui prêtait le flanc aux accusations de « tyrannie populaire ». D’autres sont restés attachés au principe de la « centralité législative » et au fait que toute légitimité émane d’abord de l’élection libre.
- 30 Cf. par exemple G. Fraisse, Muse de la Raison. La démocratie exclusive et la différence des sexes, (...)
17Reste, au terme de cette revue rapide des pratiques démocratiques, la question de la démocratie comme processus civilisateur. Comme l’a analysé Tocqueville dans un autre contexte, il tient à l’égalisation des conditions et des statuts. Il tient aussi à un processus d’émancipation des individus, qui est lié à la généralisation des progrès de l’instruction publique. Or, pour diverses raisons, ce programme des Lumières ne peut être projeté tel quel dans le contexte de la décennie révolutionnaire, et interprété en termes purement historicistes : les avancées/les réactions ; les émancipations/les résistances. Tout à fait symptomatique de cette approche historicisante est l’usage inflationniste du terme « exclusion » dès qu’il s’agit de définir l’attribution des droits politiques30 ; exclusion des citoyens passifs, des femmes, des « enfants », etc.
18L’ambivalence du problème peut être mesurée par la question de l’instruction. Il semblait aller de soi qu’il fallait être « éclairé » (plutôt qu’instruit) pour exercer son droit de vote au début de la Révolution. Cette condition est liée à la liberté de choix, qui est liée à l’indépendance, etc., le tout étant lié à la question fondamentale de la décision, qui a encore été peu abordée dans les études révolutionnaires : conditions requises, a fortiori pour exercer des charges publiques, pour être élu.
19Or, ce qui était implicite devient explicite dans la Constitution de l’an III. Il faut savoir lire et écrire pour être citoyen. Mais on laisse un délai jusqu’en l’an XII. Personne ne peut savoir ce qui se serait alors passé, si brumaire n’était venu clore le débat avant qu’il ne soit entamé. Cette condition restrictive ne peut être interprétée de manière univoque. Elle peut s’inscrire, en 1795, dans le grand débat sur la nécessité d’une instruction élémentaire à toute la population. En ce cas, on ne peut parler d’élargissement potentiel. A contrario, elle peut s’inscrire dans la représentation pathologique thermidorienne des classes populaires usurpatrices des charges publiques sous le gouvernement révolutionnaire. À ce titre, c’est un réflexe de peur sociale, et Antonelle est tout à fait fondé dans ses Observations sur le droit de cité à voir dans ce cens capacitaire l’indice d’une dérive oligarchique des institutions républicaines. Et, la question du cens déborde alors nettement la seule question de la richesse, à laquelle on la ramène bien souvent.
- 31 A. Aulard, Histoire politique de la Révolution française ; origines et développement de la Démocra (...)
20Il n’est pas question de nier la valeur et la portée des débats sur la citoyenneté au début de la Révolution. Toutefois, le clivage suffrage censitaire/suffrage universel n’est pas aussi tranché que le présentait Aulard, qui en avait fait une clef de lecture de l’histoire politique de la Révolution31. Les pratiques locales montrent un processus beaucoup plus heurté, plus complexe, en 1792-1793, contrôlé par des administrations plus ou moins rapides à comprendre la loi, puis à l’appliquer. Serge Aberdam préfère qualifier ce processus d’élargissement. De même, la façon dont le suffrage élargi fut de nouveau restreint en 1795-1796 témoigne de la même complexité. J’ai pu relever qu’en maints endroits, sous le Directoire, pour le premier degré, les limites du corps électoral s’élargissaient ou se rétrécissaient en fonction des enjeux du pouvoir local. Au demeurant, les conditions censitaires étaient réduites au versement d’une somme modique et pouvaient être contournées par un engagement dans la garde nationale. Ce qui pose aussi les rapports entre citoyenneté et service armé, autre dimension du problème.
- 32 J. Heuer, A. Verjus, « L’invention de la sphère domestique au sortir de la Révolution » AHRF, 327/ (...)
21Pour le suffrage féminin, la question ne peut pas non plus se réduire à des slogans. En théorie, la revendication des droits politiques est très minoritaire. Même pour des militantes présentées comme « féministes », la demande de participation s’inscrit souvent à l’intérieur du partage traditionnel des rôles masculin/féminin, dans une sphère publique peu distincte de la sphère privée. La position la plus radicale est celle d’un Condorcet, par exemple, mais surtout d’un Guyomar, qui s’inscrit résolument dans le processus d’égalisation des conditions, quand il réfute l’idée que l’époux est le représentant-né de l’épouse. Or, cette réfutation d’une représentation « familiale » du corps social, au profit d’une perspective individualiste conforme au schéma de la démocratie représentative, n’est le fait que d’un petit courant radical, qui transcende au demeurant les clivages politiques habituels. Jennifer Heuer et Anne Verjus ont bien montré que cette représentation « familiale » n’a jamais été vraiment battue en brèche et qu’elle devient explicite à l’époque du Directoire32.
- 33 S. Aberdam, L’élargissement du droit de vote, op. cit. ; S. Bianchi, La Révolution et la Première (...)
22Il faudrait mesurer notamment la permanence de cette structure, à travers les cas de présence des femmes dans les assemblées ; elle est évidente, par exemple, pour les suffrages émis lors du partage des communaux. Mais c’est un héritage de l’Ancien Régime. Plus politique est leur participation aux débats sur les votes constitutionnels de 1793 ou 179533. Pour être énigmatique, cette présence n’en est pas moins massive dans certaines assemblées primaires de la période directoriale, comme G. Fournier a pu le constater pour le sud-ouest, et moi-même pour le centre et l’est. Il ne saurait être question de généraliser, mais il serait à tout le moins imprudent de conclure hâtivement à une « exclusion » de la sphère publique. Reste qu’il y a une incontestable remise en cause, bien avant les « masses de granit » du libéralisme individualiste et égalitaire qui avait imprégné les préambules des premières lois révolutionnaires. L’orientation vers une « atomisation » de la société civile est stigmatisée comme une dissolution du lien social. Le principe constitutif de la communauté des citoyens se retourne sur lui-même, en principe dissolvant de la communauté nationale, jusque dans les écrits de démocrates radicaux comme Dubreuil (Hommage à la vérité et aux principes) ou Sylvain Maréchal.
23Nous ferons, pour terminer, quelques brèves remarques sur la représentation et la légitimité. Il est courant d’opposer deux sources de légitimité pendant la décennie révolutionnaire : la légitimité par l’élection, la représentation élue, la volonté générale ; la légitimité par l’histoire, la durée, l’autorité incarnée et la proximité. Pour autant, faut-il considérer cette opposition comme irréductible ? Je ne le pense pas du tout. Pour rester sur le terrain électoral, rappelons qu’en 1797, une partie des royalistes, les Clichyens, s’investissent dans le combat électoral. Mais la Charte de 1814, avec les arrières-pensées que l’on sait, consacre le système représentatif. Deuxième opposition, celle entre la régulation des conflits par la loi (principe d’ordre fondé sur l’obéissance raisonnée), et la régulation par la coutume, qui est le mode traditionnel. C’est aussi sur ce terrain que l’on oppose la conception de l’ordre public dans l’univers anglo-saxon et en France. La pratique des juges de paix, institution partiellement imitée de l’Angleterre, montre que ce sont des intermédiaires de justice qui recouraient alternativement à la loi (ils peuvent requérir la force publique) et à l’arbitrage, pour la résolution des conflits. L’élection des juges de paix en septembre 1792 est importante, car ceux qui furent alors élus restèrent bien souvent en place pendant toute la période de la « législation intermédiaire ». Il serait intéressant d’approfondir ces deux séquences électorales : les assemblées primaires de germinal an V et l’élection des juges de paix en septembre 1792. Dans la suite des recherches sur la sociabilité, il est aussi possible de s’interroger sur la protohistoire des partis politiques et de nourrir la polémique sur le pluralisme de quelques données contradictoires. Au-delà du thème de la représentation, le thème de la représentativité ne saurait être éludé, à condition de le replacer dans la longue durée de l’histoire socio-culturelle. Au risque d’écorner le postulat de l’autonomie du politique…
Notes
1 M. Vovelle (dir.), Recherches sur la Révolution, Paris, La Découverte, Société des études robespierristes, 1991, p. 45-85.
2 R. Rémond, « Le retour du politique » dans A. Chauveau, p. Tétart (dir.), Questions à l’histoire des temps présents, Bruxelles, Éditions Complexe, 1992.
3 Pour F. Furet et al., nous renvoyons bien sûr au Dictionnaire critique de la Révolution française, Paris, Flammarion, 1988 ; P. Rosanvallon, Le sacre du citoyen. Histoire du suffrage universel en France, Paris, Gallimard, 1992 ; Le Peuple introuvable. Histoire de la représentation démocratique en France, Paris, Gallimard, 1998 ; La démocratie inachevée, Paris, Gallimard, 2000. Toutefois, pour la méthode, l’ouvrage le plus représentatif est Le moment Guizot, Paris, Gallimard, 1985.
4 S. Kaplan, Adieu 89, Paris, Fayard, 1993 ; I. Woloch, « On the latent Illiberalism of the French Revolution », The American Historical Review, 95/1990, p. 1452-1470.
5 Je dis bien juin 89, et non pas juillet, ou octobre, pas les journées populaires.
6 Qu’il faut soigneusement démarquer de la mise en distance, un des principes élémentaires de la méthode historique : cf. C. Guinzburg, A distance, neuf essais sur le point de vue en histoire, Paris, Gallimard, 2001.
7 B. Gainot, « Introduction », p. 17-57, dans S. Aberdam, S. Bianchi, R. Demeude, E. Ducoudray, B. Gainot, M. Genty, C. Wolikow, Voter, élire, pendant la Révolution française, 1789-1799. Guide pour la recherche, Paris, CTHS, 1999.
8 P. Guéniffey, Le nombre et la raison. La Révolution française et les élections, Paris, EHESS, 1993 ; S. Aberdam et al., Voter, élire…, op. cit.
9 I. Woloch, The new Regime. Transformations of the French Civic Order, 1789-circa 1820, New York/Londres, Norton, 1994, p. 6-112.
10 Un bilan de dix années de travail de cet atelier, co-dirigé par Serge Aberdam et Bernard Gainot, est disponible dans le rapport d’activités de l’IHRF et auprès de Bernard Gainot.
11 J.-R. Suratteau, « Heurs et malheurs de la sociologie électorale sous la Révolution française », AESC, mai-juin 1968, p. 556-580.
12 Ce dialogue a été mené dans le cadre de plusieurs journées d’études ; par ordre chronologique, les rencontres de Macerata au Laboratorio di storia costituzionale, R. Martucci (dir.), (septembre 1996 ; Actes à paraître), Le suffrage ; la journée d’études de Dijon, Voter et élire à l’époque contemporaine, A. Bleton-Ruget, S. Wolikow (dir.), Éditions Universitaires de Dijon, 1999 ; la journée d’études de la Société des études robespierristes, au Lycée Henri IV (Paris), Suffrage, citoyenneté et révolutions, 1789-1848, M. Pertué (dir.), Études révolutionnaires, n° 3, 2002 ; la journée d’études de Clermont-Ferrand, L’incident électoral, de la Révolution française à la Ve République, Ph. Bourdin, J.-C. Caron, M. Bernard (dir.), Presses Universitaires Blaise-Pascal, 2002.
13 Colloque de l’Université Paris VII, Mouvements populaires et conscience sociale ; xvie-xixe siècle, J. Nicolas (dir.), Paris Maloine, 1985. Colloque de Rennes, Les résistances à la Révolution, R. Dupuy, F. Lebrun (dir.), Paris, Imago, 1987 ; D. M. G. Sutherland, France 1789-1815 ; Revolution and Counter-revolution, Fontana, 1985 (dernière édition, 2003).
14 Paris, CTHS, 1997.
15 En particulier (la liste suivante ne prétend pas à l’exhaustivité) : S. Aberdam, Démographes et démocrates. L’œuvre du comité de division de la Convention nationale, Paris, Société des études robespierristes, 2004 ; S. Bianchi, La Révolution et la première république au village, Paris, CTHS, 2003 ; C. Coquard, C. Durand-Coquard, Société rurale et justice de paix. Deux cantons de l’Allier en révolution, Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise-Pascal, 2001 ; B. Gainot, 1799, un nouveau jacobinisme ?, Paris, CTHS, 2001 ; C. Wolikow, La Maison commune. Culture politique et démocratie locale. Communautés du vignoble de Champagne méridionale dans la seconde moitié du xviiie siècle, thèse de l’université Paris 1, Michel Vovelle (dir.), 1994.
16 M. Crook, Elections in the French Revolution an Apprenticeship in Democracy, 1789-1799, Cambridge University Press, 1995 ; G. Fournier, Démocratie et vie municipale en Languedoc, du milieu du xviiie siècle au début du xixe siècle, Toulouse, Mémoire des pays d’oc, 1992 ; P. Tanchoux, Procédures et pratiques électorales en France de la fin de l’Ancien Régime à la Première guerre mondiale, thèse de droit de l’Université d’Orléans, Michel Pertué (dir.), (2000), Paris, CTHS, 2004 ; J. Horn, Élections et élites dans la Champagne du sud, 1765-1830, en instance de publication au CTHS. M. Edelstein, entre autres : « L’apprentissage de la citoyenneté ; participation électorale des campagnards et des citadins (1789-1793) », dans M. Vovelle (dir.), L’image de la révolution française, Oxford, Pergamon Press, 1989, tome I, p. 15 -25 ; « La participation électorale des français », RHMC, 1993, p. 629-642 : « Le comportement électoral sous la monarchie constitutionnelle (1790-1791) ; une interprétation communautaire », AHRF, 301/1995, p. 361-398.
17 S. Aberdam, L’élargissement du droit de vote entre 1792 et 1795 au travers du dénombrement du comité de division et des votes populaires sur les constitutions de 1793 et 1795, thèse de l’université Paris 1, Michel Vovelle (dir.), février 2001. Gainot (B.), « Les troubles électoraux de l’an VII : dissolution du souverain ou vitalité de la démocratie représentative ? », AHRF, 297/1994, p. 447-462 ; P. Cossard, « S’assembler en Provence sous la Révolution », AHRF, 331/2003, p. 59-77.
18 I. Bibò, Democracy, Revolution, Self-determination, East European Monographes, 1991.
19 S. Wolikow, « démocratie directe », dans Guide de recherche Vote/Élire…, op. cit., p. 462.
20 P. Rosanvallon, Le peuple introuvable, op. cit. ; D. Gaxie, la démocratie représentative, Paris/Montchrestien, Éditions Clefs-Politique, 1993.
21 C. Wolikow, « 1789-an III, l’émergence de la démocratie représentative », dans R. Bourderon (dir.), L’an I et l’apprentissage de la démocratie, Presses de l’université Saint-Denis, 1995, p. 53-69.
22 R. Monnier, « Démocratie représentative ou république démocratique : de la querelle des mots à la querelle des anciens et des modernes », AHRF, 325/2001, p. 1-21.
23 P. Serna, Antonelle, aristocrate révolutionnaire, 1747-1817, Paris, Éd. du Félin, 1997, p. 241-296.
24 E. Di Rienzo, Marc-Antoine Jullien de Paris, 1789-1848, Una biografia politica, Naples, Guida éditions, 1999.
25 B. Gainot, 1799, un nouveau jacobinisme, op. cit., p. 449-481.
26 Ted W. Margadant, Urban rivalries in the French Revolution, Princeton (NJ), Princeton University Press, 1992. S. Bonin, C. Langlois (dir.), Atlas historique de la Révolution française, Paris, EHESS, n° 4 (1989) ; I. Woloch, The New regime, op. cit.
27 M. Genty, L’apprentissage de la citoyenneté, Paris, 1789-1795, Paris, Messidor, 1987.
28 A. de Francesco, Il governo senza testa. Movimento democratico e federalismo nella Francia rivoluzionaria, 1789-1795, Naples, Morano, 1992.
29 P. Rosanvallon, Le peuple introuvable, op. cit.
30 Cf. par exemple G. Fraisse, Muse de la Raison. La démocratie exclusive et la différence des sexes, Aix-en-Provence, Alinéa, 1989.
31 A. Aulard, Histoire politique de la Révolution française ; origines et développement de la Démocratie et de la République, 1789-1804, Paris, Armand Colin, 1901.
32 J. Heuer, A. Verjus, « L’invention de la sphère domestique au sortir de la Révolution » AHRF, 327/2002, p. 1-28. A. Verjus, Le cens de la famille, Paris, Belin, 2003.
33 S. Aberdam, L’élargissement du droit de vote, op. cit. ; S. Bianchi, La Révolution et la Première République au village, op. cit.
© Presses universitaires de Rennes, 2005