1Dressant en 1991 le bilan des recherches du bicentenaire de la Révolution française en matière d’histoire politique, nous avons proposé, avec Françoise Brunel, d’aborder la synthèse politique sous l’angle des moments qui ponctuent le déroulement du processus révolutionnaire1. Dans le même temps, Hélène Dupuy nous conviait à « une redécouverte du politique à travers les notions-concepts2 », tout particulièrement sur la base du travail effectué par l’équipe « 18^e-Révolution » du Laboratoire de lexicologie politique de l’ENS de Saint-Cloud dans le cadre de la publication d’un Dictionnaire des usages socio-politiques3.

2Notre objectif présent est donc de mesurer le chemin discursif parcouru de la publication en 1987 d’un fascicule de ce Dictionnaire consacré aux notions-concepts à notre co-édition récente avec Raymonde Monnier d’un ouvrage collectif intitulé Des notions-concepts en révolution4, tout en conservant une approche des principaux moments politiques de la Révolution française. Mais, au-delà de l’originalité propre d’une telle perspective langagière, notre propos reste redevable de synthèses plus larges sur l’histoire et la culture politiques de la Révolution française, effectuées d’abord par Michel Vovelle5, puis plus récemment par Françoise Brunel et Rolf Reichardt dans le cadre de la publication des actes du colloque d’Aix-en-Provence sur la Révolution française6.

3Il convient d’abord de faire quelques remarques sur l’usage particulier des notions-concepts dans la période qui nous concerne, les années 1770-1815. De fait, la quête par la génération des révolutionnaires d’une « nouvelle langue politique » (Sieyès) ne relève pas seulement de la recherche d’une langue analytique bien faite, à l’exemple des Encyclopédistes en guerre contre l’abus des mots7, elle nous renvoie aussi à l’ambivalence, entre usage et raison, des notions elles-mêmes. En effet nous sommes d’abord confrontés à un univers de notions qui ne sont autres qu’une manière usuelle d’interpréter, chez les êtres humains, leur expérience du monde de façon quasi-naturelle. Il s’agit du terrain des « mœurs », selon l’expression usitée à l’époque8, mais que Sieyès qualifie de façon éphémère dans les années 1780 par le néologisme de « sociologie9 ». Puis, au titre d’un nécessaire processus de généralisation, des notions acquièrent une dimension conceptuelle sur la base d’une systématisation abstraite, tout en conservant un lien à l’observation empirique des faits. Nous sommes ici dans le domaine de « l’art social » qui promeut « la science politique », espace artificiel, mais où la fabrication des notions demeure, dans une perspective nominaliste, étroitement liée à la singularité des expériences individuelles10.

4Certes les révolutionnaires héritent des Lumières le principe de la connexion entre la réalité et le discours comme seul moyen d’exercer un contrôle sémiotique, donc de fixer des règles rationnelles d’usage des mots, dans le domaine de l’expérience humaine. Mais ils évoluent dans un univers de notions qui sont à la fois usages et concepts, constituant ainsi, par la multiplication des mises en argument, un maquis de notions fortement marquées contextuellement.

5Circuler dans le monde des « usages conceptuels », en perpétuel devenir sous la forme de concepts en usage11, est donc une affaire de longue haleine. Au départ, Ferdinand Brunot avait ouvert le chantier d’études des mots en usage pendant la Révolution française12. Puis, à partir des années 1970, les travaux de lexicologie politique et d’analyse de discours l’ont singulièrement élargi tant sur le plan des matériaux que des problématiques13. Enfin une nouvelle étape de la recherche a été franchie ces dernières années par l’établissement d’une liaison régulière, au sein du réseau international « History of Political and Social Concepts Group14 », entre l’histoire linguistique des usages conceptuels15 pratiquée désormais par de nombreux chercheurs français, l’histoire du discours, initiée dans les années 1970 par John Pocock et Quentin Skinner16 au sein de la recherche anglophone, et l’histoire sémantique, autour de Reinhart Koselleck17 et Rolf Reichardt18, dans le monde allemand.

6Dans cet ensemble en pleine extension, nous avons choisi de nous en tenir au terrain des notions-concepts, dans la mesure où l’autre pan important de l’histoire langagière de « la nouvelle langue politique », l’étude des désignants socio-politiques, s’est intégré plus facilement dans les synthèses des historiens, donc a acquis un profil historiographique relativement identifiable19. À l’inverse, la perspective idéal-typique, donc synthétique, sur tel ou tel concept explicatif de la période révolutionnaire, à l’exemple du récent travail d’Anne Verjus20, demeure plutôt rare. Il convient donc de retracer à grands traits les acquis récents de l’histoire des notions-concepts tout en étant conscient des limites de cette démarche, et aussi d’un fort déséquilibre dans le trajet parcouru avec un évident déficit pour le moment inaugural des années 1770-1780, qualifié à tort de pré-révolutionnaire, et le moment terminal de la période directoriale et napoléonienne, périodes situées pourtant, plus que d’autres, au centre de la recherche vive depuis une dizaine d’années.

Le moment proto-politique : les années 1770-1780

7Le premier moment historique que nous nous proposons de caractériser à grands traits constitue actuellement l’objet de toute notre attention. Il s’agit des années 1770-1780 que nous qualifions de moment proto-politique – ou néo-politique – en référence à l’apparition, dans cette période, d’un pouvoir ontologique de thématiser la réalité sociale à l’aide d’objets notionnels inédits. Nous avons présenté, dans notre intervention au colloque d’Aix, le contexte particulier de ce moment historique, inauguré par « la guerre des farines » (1775) et son aboutissement notionnel en 1789, la notion d’« art social21 ». Qu’en est-il du projet notionnel des penseurs de cette période ?

8À l’horizon de l’invention de la société22, il convient d’abord de prendre en compte le point de vue nominaliste d’une nouvelle génération de penseurs qui met l’accent sur l’individu et son jugement, sur le principe d’activité qui le fonde. Déplacé en position seconde par rapport à un principe constituant marqué par la volonté et l’action, le principe de liaison des idées et des signes, si cher à Condillac, permet cependant d’accéder aux vérités utiles à l’horizon d’une métaphysique réduite à la seule requalification de la connaissance par le fait de la référence expérimentale, à l’exemple de la métaphysique de Sieyès23. Qui plus est, comme l’a bien précisé Sophia Rosenfeld24, il se met alors en place un modèle épistémologique qui donne un statut actif aux signes, par le fait d’un langage d’action permettant d’expérimenter le nouvel « ordre social » dans un lien étroit à « l’ordre naturel ».

9À la différence des Encyclopédistes, ces philosophes pratiques ne croient donc plus dans l’activation d’un principe pensant originaire dans le but de faire usage du raisonnement au sein de l’opinion publique, et donc de réduire les préjugés. Ces penseurs et les figures qu’ils proposent – qu’il s’agisse d’Helvétius et de l’observateur-philosophe, de Mably et du législateur, de d’Holbach et de la « science des mœurs », de Sieyès et de la « métaphysique politique » – s’en tiennent à l’affirmation de nouveaux principes en tant que référents naturels de l’action et de la connaissance, promouvant de fait l’usage de l’artifice pour permettre à la pensée d’accéder à la libre disposition d’objets notionnels inédits. Ils mettent au centre de l’activité humaine le travail de l’esprit politique qui permet tout autant d’affirmer qu’il existe « un peuple raisonnable » (Mably) que de façonner les contours de « la classe politique » (Sieyès) apte à constituer un nouvel « ordre social » par la pratique de « l’art social ». Ainsi se concrétise une « métaphysique politique » qui trouve son point d’aboutissement dans la radicalité de 1789 grâce à une nouvelle génération de futurs députés, certes moins connus que Sieyès, mais qui opèrent de concert une véritable « révolution de l’esprit » selon l’expression particulièrement juste de Timothy Tackett25. Révolution qui s’exprime aussi, à l’encontre de la politique des réformateurs royaux, dans la catégorie d’« antipolitique26 ».

Le moment 89

10Du moment 1789, nous retiendrons d’abord, avec l’invention du mot et de la réalité d’« Assemblée nationale » à l’horizon de la citoyenneté agissante, et donc du système représentatif, la promotion de notions de la « métaphysique politique », tels que « Tiers-état », « Assemblée nationale », « pouvoir constituant », « constitution », etc., sous la forme de vérités pratiques et reconnues. Le terme de « nation », et son pendant nominaliste, la figure de l’individu-nation se trouvent au centre d’un tel dispositif27. Ils tiennent leur importance de leur déploiement progressif au xviii^e siècle, avec un effet accélérateur à partir du moment où les citoyens peuvent réellement constituer une nation, comme l’a montré David Bell28.

11Mais c’est la figure du législateur, adepte d’un « art social » basé sur le socle social des « besoins humains » et de leur expérimentation, en référence à une sociologie des « rapports sociaux », qui prend le plus de relief. 1789 est ainsi le point d’aboutissement d’une réflexion pratique sur l’aptitude du législateur empirique à incarner la nouvelle synthèse nationale, en construisant le « tout » de la nation sur une base sociologique, c’est-à-dire à partir des besoins sans cesse renouvelés des individus. Un tel lien constituant entre le politique et le sociologique, spécifique de l’unité sociale en révolution, circonscrit bien le socle de la culture politique française29. Mais il n’en prédétermine pas pour autant les potentialités démocratiques ouvertes par les événements révolutionnaires inscrits à l’horizon des droits de l’homme et du citoyen.

12En effet 1789 est aussi le point de départ d’un processus révolutionnaire, sous la double modalité de la mise en avant de la notion d’« événement », nouveau champ d’expérience balisé par les « publicistes patriotes » dans le contexte de « la prise de la Bastille30 », et de la notion de « droits déclarés, exposés, reconnus, réalisés », nouvel horizon d’attente de toute action révolutionnaire31. Alors la Révolution française prend, aux yeux de ses acteurs, une tournure soudaine, voire « surnaturelle32 », donc de nature fortement pragmatique : elle développe sa qualité expérimentale – de nature foncièrement ontologique nous l’avons vu – instaurant ainsi une nouvelle expérience de la temporalité33.

13La mise en place des antagonismes entre les couples notionnels « lumières/ténèbres34 », « révolution/ancien régime35« s’inscrit dans une même conjoncture. Avec la Déclaration des droits de l’homme, le travail de l’esprit politique n’est plus une simple opération référentielle de production d’objets notionnels nouveaux, il se complexifie par le fait d’un travail déclaratoire de nature foncièrement performative, donc ouvert à de nouvelles expérimentations36.

14Aux actes de l’esprit politique s’ajoutent, si l’on peut dire, des actes de la langue politique. Ainsi, au titre de la « souveraineté nationale » et de « la loi au centre », liées dans une perspective pragmatique légitimée par la relation permanente entre le législateur et l’opinion publique, un dispositif argumentatif apparaît autour de l’acte de souveraineté et de l’acte de dire le droit, c’est-à-dire de faire parler la loi détenue par tout citoyen37.

15Mais, dans l’ensemble des notions mises en place au cours de la radicalité de 1789, qui sont autant de points de passage obligatoires du processus révolutionnaire, des points de repos s’intercalent, laissant ainsi ouvertes de nouvelles potentialités démocratiques. Ainsi en est-il de la notion de « peuple », garant symbolique du « mouvement politique », elle n’en demeure pas moins largement indéterminée, comme l’a montré Raymonde Monnier38. Quant à la notion de « constitution », Michel Pertué précise qu’il en est de même, tant dans son rapport à « l’ancien régime » qu’à « la révolution », par le fait de s’énoncer conjointement dans des discours antagonistes, à défaut de pouvoir incarner une norme impérative et intemporelle39.

16Mises en contexte par leur rôle référentiel, puis mises en acte par leur valeur performative, les notions-concepts de la Révolution peuvent alors réaliser pleinement leurs potentialités démocratiques par leurs mises en argument. Tel est l’enjeu du moment républicain, qui se déploie bien avant la proclamation de la République, en septembre 1792.

Le moment républicain (1790-1792)40

17Retenons, en ouverture, l’injonction d’un citoyen anonyme dans le Mercure National du 14 décembre 1790 : « La langue française doit éprouver en même temps que l’empire la révolution qui doit la régénérer »; il ajoute que cette langue doit être enfin « digne d’un peuple-roi ». En ouverture d’un dictionnaire contextuel41, un tel déplacement de la notion de « roi » vers celle de « peuple » contribue à susciter une conscience linguistique de la quête nécessaire d’une « classification juste » des mots. Le « grammairien patriote » Urbain Domergue, créateur de la Société des amateurs de la langue française propose alors, avec l’aide de révolutionnaires aussi prestigieux que Brissot, Robespierre, Condorcet et d’autres, la formation d’un « Dictionnaire vraiment philosophique », donnant ainsi à la notion de « régénération » une résonance linguistique. Il participe au mouvement régénérateur qui permet d’« élever notre langue à la hauteur de notre constitution », donc à l’horizon de la pleine et entière réalisation des droits, contribuant ainsi à la fixer comme langue politique42.

18Au sein de l’espace public de discussion ainsi instauré, et amplifié par le relais des sociétés fraternelles et populaires, la mise en argument des notions de « démocratie », de « république », de « liberté », d’« égalité », etc. constitue une véritable norme rhétorique, amplifiée par des auteurs républicains tels que Lavicomterie, Robert, Bonneville et d’autres43. Raymonde Monnier a également montré que cette rhétorique notionnelle se radicalise, de la fuite du roi au massacre du Champ-de-Mars, dans le va-et-vient constant entre le théoricien publiciste, à l’exemple de Lavicomterie, et le journaliste patriote à l’exemple de Carra44. Une telle mise en argument, dans le cadre d’une libre communication des opinions, s’introduit jusqu’au monde de la gaieté : il s’agit de faire rire « dans le sens de la Révolution » – donc de manière anti-aristocratique à l’encontre des publicistes royalistes, qui usent du « bon sens » pour tourner en ridicule les « raisons abstraites » des patriotes – tout en témoignant d’un « état de civilisation » où « la guerre de mots » prend la place de la guerre réelle, comme l’a montré Antoine de Baecque45. Cependant, en province, cette mise en argument est surtout amplifiée par la multiplication des porte-parole, à l’exemple des « missionnaires patriotes » marseillais, qui parcourent villes et campagnes au nom de la « Constitution46 ».

19L’été 1792 marque un tournant notionnel dans le moment républicain avec l’apparition de nouvelles potentialités d’usage de la notion de « souveraineté » au-delà du fait attesté, au titre du pouvoir constituant, de « la souveraineté nationale », expression la plus immédiate de la souveraineté délibérante. L’acte de souveraineté lui-même est d’abord au centre de l’argumentation jacobine autour de « la révolution du 10 août », légitimée par la notion de « mouvement populaire ». Une manière d’être du peuple, sous l’expression « le peuple s’est levé », coïncide désormais avec la réalité plus abstraite de « la langue du peuple » sous l’égide du législateur naturel – un législateur naturellement reconnu par le peuple avant même d’être empiriquement élu – dont Robespierre est le prototype. Désormais, chaque citoyen prend nom de peuple dans tout événement où il participe, autant comme spectateur que comme acteur, et agit au nom du droit naturel déclaré et réalisé47.

Le moment jacobin (1793-an II)

20Nous entrons alors de plain-pied, avec « l’épiphanie républicaine » de l’ouverture de la Convention les 21 et 22 septembre 179248, dans le moment jacobin, ne serait-ce que par le fait constamment attesté d’un renouvellement des expressions en usage dans le cours d’un événementiel particulièrement chargé de l’automne 1792 à l’été 1793. Ainsi en est-il, par exemple, du trajet discursif sur la question des « subsistances », qui nous mène du grand débat à la Convention de l’automne 1792, sous couvert d’une « loi générale sur les subsistances », à la mise à l’ordre du jour de la terreur, en septembre 1793, selon l’injonction de Chaumette : « Du pain et pour en avoir force à la loi49. » C’est avec la mise en acte de la loi, que se déploie la synthèse nationale pour aboutir, en l’an II, à une expérience inédite de construction du « lien social », étendue jusqu’aux institutions les plus proches des citoyens, en particulier les municipalités et les comités de surveillance50. Il se met ainsi en place une relation permanente entre le centre et la périphérie, entre les législateurs de la Convention, certes pour les plus influents réunis au sein des comités, mais relayés également par les représentants en mission, et les « vrais citoyens » qui gravitent autour des officiers des communes et des surveillants des comités révolutionnaires. Il revient ici à Michel Biard d’avoir montré comment les « missionnaires de la République » prennent le relais des « missionnaires patriotes », revivifiant ainsi le lien Paris-province, et créant de même un espace notionnel totalisant, occupé ainsi par les termes de « gouvernement », « suspects », « morale », « activité », « mouvement », etc.51. La dynamique ainsi établie entre le citoyen et le tout social réitère le lien originaire entre le politique et le sociologique, tout en le refondant dans un espace institutionnel, où la prise en compte de l’ensemble des « besoins réciproques », donc y compris au sein de la relation femmes-hommes, rend plus visible la notion d’égalité constitutive de l’ordre social, sans pour autant entamer fondamentalement la domination masculine52.

21C’est alors du jeu complexe entre les notions de « souveraineté nationale », « souveraineté populaire » et « souveraineté locale », prises sous le regard de « la centralité législative » que ressort une réalité contradictoire, tout en demeurant républicaine. Une part importante du mouvement républicain fait l’objet, sous la notion de fédéralisme, d’une condamnation par le centre jacobin tant sur son « côté droit », en référence au fédéralisme modéré du printemps 1793, que sur son « côté gauche », en référence au fédéralisme jacobin de l’automne 179353. Ce qui n’empêche pas, dans l’intervalle, que le rapport de la périphérie au centre s’amplifie dans « l’exercice de la souveraineté délibérante », femmes incluses, sur le terrain du vote pour l’acceptation de l’acte constitutionnel pendant l’été 1793, comme l’a montré Serge Aberdam54.

22Certes l’opposition entre « côté gauche » et côté droit » remonte aux premiers affrontements au sein de l’Assemblée constituante entre patriotes modérés et patriotes radicaux, et tout particulièrement sur la question coloniale étudiée par Florence Gauthier55. Cependant il apparaît nettement en l’an II, que cette opposition confère une dimension philosophique en révolution à l’espace des notions-concepts, dans la mesure où elle ne relève pas simplement d’une « identité » des contraires dont il conviendrait de résoudre l’opposition par la promotion du centre, une fois clos l’épisode jacobin. En fait le « côté gauche » occupe une « extrême », par la reconnaissance de l’universalité du genre humain, qui renvoie le « côté droit » à une autre « extrême », d’essence négatrice, l’inhumanité promue par ceux qui préconisent un langage de classe, non seulement au titre de la « division du travail » mais aussi par le fait, dans le cas des colonies, d’une langue du préjugé de couleur qui refuse aux gens de couleur la dignité d’être humain. L’élimination du « côté droit » par la mise à l’ordre du jour de la terreur s’inscrit bien dans un contexte pensé dans les termes d’un affrontement de classes, dont Grégoire, Robespierre et Marat se sont faits les porte-parole à diverses reprises.

23Par ailleurs, au risque de dissocier la notion de « souveraineté du peuple » du fondement social de sa dynamique révolutionnaire, donc de son horizon sociologique, en déliant sa relation au lien social issu des besoins réciproques, de nouvelles lectures historiographiques de cette notion se précisent. D’un côté Patrice Gueniffey fait de la notion de « peuple souverain » en insurrection un emblème de la terreur, donc une figure originelle et toujours réitérée de la violence en révolution, de ce qu’il appelle « la démocratie en guerre », à qui il impute une part considérable de responsabilité dans le malheur des hommes56. De l’autre côté Sophie Wahnich valorise la dimension messianique de la notion de « peuple souverain » par sa mise en scène à partir de ses expressions émotives; elle situe alors l’interprétation de la terreur dans une rencontre entre le politique et le sacré qui nous renvoie à la vengeance fondatrice présente dans la quête toujours à refaire du bonheur des opprimés57.

24Cependant le moment jacobin ne peut se résumer, au plan notionnel, à « l’insurrection » et à la « terreur » imposées par la dynamique du « mouvement révolutionnaire » du « peuple souverain » de 1792 à 1793, puis traduites dans les termes d’une justice permanente en l’an II. À vrai dire, si l’on veut appréhender la dimension synthétique de ce moment, il nous faut partir ici, comme l’a fait très justement Françoise Brunel58, de la proposition de Billaud-Varenne de « créer un caractère national qui identifie de plus en plus le peuple à sa constitution ». Un tel caractère propre de la totalité politique permet d’agir au sein d’un « mouvement national » certes par la traduction permanente de la demande populaire, mais sans pour autant laisser se constituer « un pouvoir exécutif révolutionnaire » autonome, toujours susceptible de mener au fédéralisme, et pire encore de nous faire revenir à la tyrannie. Avec les expressions de « gouvernement révolutionnaire » et d’« institutions civiles » se configure désormais un univers notionnel où la part du projet est fondamental, tout en s’inscrivant dans un espace intersubjectif de sentiments universellement communicables, selon la formulation kantienne. Ici la notion de « fraternité » joue un rôle essentiel dans la mesure où, sorte de main invisible, elle est le garant de l’harmonie sociale, donc d’un ordre social tendu entre les contraintes de la lutte immédiate et la part nécessaire du projet59. Nulle surprise si le transfert notionnel entre législateurs philosophes français et spectateurs philosophes allemands prend alors un essor considérable, à l’exemple des notions de « révolution » et de « nation » étudiées par Hans-Jürgen Lüsebrink et Rolf Reichardt dans le cadre plus large des transferts culturels franco-allemands60.

Du moment thermidorien au moment directorial

25Le positionnement au centre, numériquement dominant à la Convention, n’en est pas pour autant sans dimension notionnelle, surtout « la parenthèse jacobine » une fois refermée par ses détracteurs. Ainsi, le déport du centre vers l’extrême de façon apparemment paradoxale est une donnée constitutive du mouvement des notions-concepts.

26En proposant la notion d’« extrême centre » pour qualifier le point aveugle du moment directorial, Pierre Serna a bien saisi en quoi le mouvement porté par la promotion de la notion de « pouvoir exécutif » élimine progressivement la rhétorique du devoir-être, propre aux penseurs jacobins, au profit d’une maîtrise rhétorique du possible qui détourne des formes notionnelles de la radicalité révolutionnaire, (« classe (mitoyenne) », « (parti de la) constitution », « ordre (public) », « tyrannie (du gouvernement) », « anarchie (démagogique) », etc.), pour mieux valoriser un espace modéré, « l’extrême centre61 ». Marc Deleplace a décrit par ailleurs la matrice lexicale du revers de « l’ordre public », un « désordre » propre à « l’anarchie » et aux « anarchistes », appréhendé d’abord à travers sa mise en cohérence pendant le moment thermidorien, puis dans sa caractérisation de plus en plus sociale pendant le moment directorial62. Quant à Sophie Wahnich, elle a montré en quoi la confusion entre les notions d’« ordre social » et d’« ordre public », pratiquée par les thermidoriens, suscite un refoulement de la demande populaire, et surtout de son régime émotif, hors de l’espace public63.

27De ce moment politique thermidorien, en tant que prélude notionnel au Directoire, retenons d’abord, dans le même registre, l’inversion de « la terreur à l’ordre du jour » en « l’horreur à l’ordre du jour », selon un processus discursif décrit initialement par Bronislaw Baczko64, mouvement notionnel qui tend à rompre la dialectique jacobine de la lutte contre les ennemis de la Révolution et de l’installation du gouvernement révolutionnaire, certes à l’avantage d’une radicalité détournée. Une des conséquences de cette rupture est l’utilisation nouvelle en politique du terme de « réaction », tant en Province qu’à Paris65. Mais, plus largement, c’est surtout le constant ajustement notionnel, d’un débat à l’autre au sein de la Convention, qui attire notre attention grâce au minutieux travail de Yannick Bosc66. À partir d’un point notionnel fixe exprimé dans les discours de Paine, qui nous renvoie au positionnement des notions de « lien social », d’« exclusion », de « république », d’« égalité », de « liberté », etc. à l’horizon du droit naturel déclaré, l’étude de la mobilité notionnelle au sein de discours antagonistes, en particulier ceux de Boissy d’Anglas, met en évidence une rupture rhétorique par rapport à 1789, dans le fait même de s’en tenir désormais à la notion d’« ordre social », par contrepoids au « désordre » supposé de l’expérience révolutionnaire. La référence au droit naturel perd son aspect normatif, c’est-à-dire sa dimension de « réciprocité » qu’elle avait depuis le début de la Révolution, au plus grand profit de l’affirmation d’une propriété positive de l’individu égoïste.

28Tout cela est dit fort succinctement, ne serait-ce qu’au regard de l’avancée historiographique de nos connaissances historiques sur le Directoire au cours de ces dernieres années67. Mais, comme le montre Bernard Gainot, dans son étude de la notion de « démocratie représentative » au sein du mouvement néo-jacobin de la période directoriale68, les analyses lexicales, y compris les siennes, portent plus sur les désignants socio-politiques que sur les notions-concepts, justifiant ainsi le fait qu’il nous faut reprendre le trajet méthodologique parcouru d’un fascicule à l’autre du Dictionnaire des usages socio-politiques pour arriver à une caractérisation d’ensemble des notions-concepts.

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29Concluons simplement sur les temps de l’ouverture tribunicienne et de l’ultime expression libérale du moment napoléonien. Tout commence par l’insistance rhétorique sur l’immortalité de la « grande Nation » en 179769 et se termine par l’identification de Napoléon à la nation sous l’expression « Je suis national », telle que nous la trouvons dans le Mémorial de Saint-Hélène, ouvrage à quatre mains récemment étudié, en analyse de discours, par Didier Le Gall70. Dans le champ sémantique de six mots-concepts « patrie », « nation », « peuple », « honneur », « égalité » et « liberté », les affirmations napoléoniennes, « je suis la patrie », « je suis national », je suis « l’élu du peuple », veulent constituer une nouvelle communauté d’hommes répondant aux valeurs de l’honneur, et rendent effective l’unification de cette communauté par le fait de l’égalité et de la liberté individuelle. Du « sentiment fondamental » (Condillac) déployé dans « le sentiment du moi » (Sieyès), au « sentiment national » (Napoléon), le parcours nominaliste de la « métaphysique politique » s’inverse en privilégiant non plus l’individu particulier, mais sa dimension la plus globalisante, le « tout ». On mesure tout l’embarras de Sieyès, plutôt à l’aise et sûr de lui dans ses débats avec Napoléon sur « le chemin de ses idées métaphysiques », lorsque ce dernier lui demande, au milieu d’anciens ducs et d’anciens marquis, s’il regarde « le tout comme fini », lui qui fut l’inventeur du « tout de la nation ». Sieyès, ne sachant que répondre, se contente de proférer une vague interjection, « Oh ! oui » tout en s’inclinant profondément devant l’empereur71.