La Révolution à l'œuvre
|Deuxième partie. Champ du politique
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1Si la politique a toujours été au centre des interprétations de la Révolution française, la définition même du champ politique a changé de trois manières : 1) Le sens équivoque du terme de « politique » a acquis une nouvelle densité pendant la Révolution, lorsque la politique est devenue le pré-carré de la nation plutôt que celui de la couronne ; 2) Les interprétations classiques de la Révolution (Marx et Tocqueville) différent fondamentalement quant au rôle qu’elles assignent à la politique; 3) Depuis les années soixante le domaine des actions politiques révolutionnaires s’est considérablement étendu, pour inclure non seulement le personnel politique, les élections et les journaux (les choses qui ont à voir avec l’acte de gouverner), mais aussi les gens ordinaires, les hommes et les femmes et la vie quotidienne, qu’il s’agisse des fêtes ou des tribunaux de famille. Cette extension du domaine politique nous permet de relire l’histoire du politique.
- 1 Dictionnaire de L’Académie française, 1re éd. (1694), p. 271.
- 2 J’ai consulté FRANTEXT sur internet à http://www.lib.uchicago.edu/efts/ARTFL.
2Depuis au moins le xviie siècle, le mot « politique » a toujours eu un sens équivoque : il est bien sûr « tout ce qui concerne l’art de gouverner », mais il comporte aussi une connotation qui est indubitablement moins positive, comme l’indique la phrase « un homme adroit & fin, qui sçait arriver à son but, & s’accommoder au temps1 ». La notion de champ politique distinct de la religion, et même de la société, devient plus saillante pendant le xviiie siècle. Parmi les 351 textes rassemblés dans Frantext pour la période 1600-1700 on ne trouve qu’une seule mention du « corps politique » tandis que le terme apparaît vingt-cinq fois dans 171 textes entre 1700 et 1750, de même que l’on recense 113 occurrences dans 269 textes entre 1750 et 1789 (vingt-neuf fois dans le seul Contrat social de Rousseau). Pendant la Révolution le mot est utilisé par la gauche (Marat et Robespierre, par exemple) comme par la droite (Chateaubriand)2.
- 3 Pour les quinze œuvres de Bossuet disponibles dans FRANTEXT consulter la bibliographie à http://ww (...)
- 4 Les discours de Robespierre disponibles dans FRANTEXT viennent de Maximilien DE Robespierre, Disco (...)
3Pourtant le terme « politique » n’en perd pas moins sa dimension équivoque. L’ambiguïté ou l’amphibologie devient même plus prononcée lorsque le mot « politique » commence à se référer aux questions entièrement laïques. Bossuet, par exemple, a pu employer les adjectifs « céleste » ou « sublime » pour désigner la politique à l’aune des lois divines. Même lorsqu’il décrivait « un politique habile et entendu » ou « la politique cruelle » de l’époque romaine, il citait également « la politique ferme et prévoyante » et « la politique la plus prévoyante, la plus ferme et la plus suivie qui fut jamais » celle de la Grèce ou de la Rome antique3. Pour Robespierre, au contraire, la mauvaise politique a engendré un vocabulaire descriptif beaucoup plus riche qu’une bonne politique ; bien qu’une politique puisse être occasionnellement « sage » ou « saine », elle était le plus souvent « artificieuse », « perfide », « versatile », « intéressée », « tortueuse », « astucieuse » ou « lâche ». Un politique, pour Robespierre, est avant tout « habile4 ». La politique, en général, semblait constituer une sorte de mal nécessaire, requérant une vigilance constante du peuple. Ce n’est qu’après 1794 qu’une attitude plus positive envers la politique devient possible (c’est pourquoi la redécouverte de l’histoire politique a accompagné un regain d’intérêt pour le Directoire et le Consulat). L’avènement de l’Empire a interrompu ce développement de façons diverses.
- 5 François Furet, Marx et la Révolution française, suivi de textes de Karl Marx réunis, présentés, t (...)
4Puisque la politique a toujours été suspecte, il n’est peut-être pas surprenant que les deux grandes écoles d’interprétation de la Révolution française ont en commun plusieurs éléments de cette méfiance générale, même lorsqu’elles diffèrent fondamentalement quant au rôle de la politique pendant la Révolution. Selon la lecture marxiste (ou plus généralement sociale), la politique révolutionnaire comme toute politique, est le domaine dans lequel les classes sociales expriment leurs conflits et préparent par là le chemin pour de nouvelles formes d’organisation sociale. La politique n’est intéressante que dans la mesure ou ces buts sociaux peuvent être accomplis. Dans cette perspective, la politique révolutionnaire peut être bonne, bien que la politique « normale » ne puisse être bonne puisqu’elle représente toujours les intérêts de la classe dominante. Marx lui-même, a été fasciné par la politique française surtout celle de la Révolution de 1848. Mais je pense qu’il est justifié de dire que l’incohérence de sa version de la politique de 1848 et surtout sa difficulté à s’accommoder au bonapartisme (qu’il s’agisse de l’original ou de la farce) a montré que la politique a présenté un problème particulièrement noueux pour son système5.
- 6 Tocqueville A. de, L’Ancien Regime, J.-P. Mayer (rééd.), Paris, Gallimard, 1964, p. 232 et 230.
- 7 F. Furet, Penser la Révolution française, Paris, Gallimard, 1978, p. 98.
5Dans la version tocquevillienne (et là j’inclus François Furet), la politique révolutionnaire reflète le pouvoir des idées, dangereusement abstraites en l’absence de traditions d’une participation politique valable. Selon le mot de Tocqueville, sous l’Ancien Régime « l’absence complète de toute liberté politique » a ouvert la voie à « cette sorte de politique abstraite et littéraire6 ». Dans cette perspective, pour le dire schématiquement, la politique ne pourrait être une bonne chose (aux États-Unis de la fin du dix-huitième ou du début du xixe siècle, par exemple), que lorsqu’elle mène à l’établissement d’institutions régulières capables de négocier entre des intérêts concurrents. La perspective tocquevillienne révèle que la politique révolutionnaire pourrait ne pas être « bonne » ipso facto. La politique révolutionnaire a concrétisé « l’illusion de la politique » et non « la société réelle7 ». Dans le sens marxiste par conséquent, seule la politique révolutionnaire pourrait être bonne et la politique française a été insuffisamment révolutionnaire. Dans la version tocquevillienne, seule la politique normale pourrait être bonne et la politique française a été insuffisamment normalisée.
- 8 L. Hunt, Politics, Culture, and Class in the French Revolution, Berkeley, University of California (...)
- 9 Voir aussi F. Brunel, « L’histoire politique de la Révolution française : Quelques réflexions sur (...)
6Dans un travail antérieur, j’ai essayé de tenir ensemble les éléments de ces deux positions tout en proposant une perspective plus positive de la politique révolutionnaire de chacune d’elles8. J’ai tenté d’attirer l’attention sur l’importance de la culture politique, une culture politique qui exprime et les relations sociales et les idées politiques, mais qui s’actualise par des rituels, des symboles, et la rhétorique politique. Le point le plus important à mes yeux tient dans le fait que la politique révolutionnaire a constitué un véritable apprentissage de la démocratie. Je vois dans la politique révolutionnaire autre chose que la lutte de classes, même lorsque cette politique est liée aux relations sociales, et quelque chose de plus que l’expression des idéaux politiques dangereusement utopiques, même si la politique révolutionnaire exprime des idées politiques. Mais mon but ici n’est pas de défendre mon interprétation particulière de la Révolution française ; c’est plutôt d’attirer l’attention sur de nouvelles approches9.
Le retour du politique
7Bien que la politique n’ait pas disparu des recherches sur la Révolution française, les positions marxistes et tocquevilliennes ont encouragé des travaux dans des domaines situés à l’arrière-plan des mouvements politiques de surface : les études sur les sans-culottes, sur les paysans ou sur les femmes, comme groupes sociaux ayant des objectifs politiques dans le cas des approches marxistes ; les analyses des philosophies politiques, des orateurs, des fêtes, de l’art, du théâtre et du discours sur les femmes dans le cas des approches tocquevilliennes. Si les institutions étaient étudiées, c’était le plus souvent des institutions qui n’étaient pas explicitement politiques : je pense par exemple aux nombreuses et riches recherches effectuées sur l’armée, l’école, et même le théâtre, qui ont été réalisées avec un raffinement plus grand que les analyses des tribunaux, de la bureaucratie et même jusqu’à une époque récente, des élections elles-mêmes.
- 10 S. Desan, The Family on Trial in Revolutionary France, Berkeley, University of California Press, 2 (...)
- 11 M. Biard, P. Serna (dir.), « Une révolution du pouvoir exécutif ? » AHRF, 332 (avril/juin 2003), p (...)
- 12 M. Pertué (dir.), Suffrage, citoyenneté et révolutions 1789-1848, Collections études révolutionnai (...)
8La politique est maintenant un sujet d’étude recevable, mais pas forcément selon les mêmes protocoles qu’auparavant. Dans le monde anglophone, les exemples les plus frappants de nouvelles recherches portent leur attention sur la capacité des femmes à négocier avec les autorités politiques et les tribunaux ; sur la compétition internationale entre les grandes puissances, le nationalisme, autrement dit, les données de l’histoire politique ; sur les épisodes clés, comme le livre de Timothy Tackett sur la fuite de Varennes ou l’ouvrage de Isser Woloch sur les collaborateurs de Napoléon pendant le coup d’état du 18 Brumaire10. Du côté français les Annales historiques elles-mêmes témoignent de cette inclination dans le numéro spécial d’avril-juin 2003, à travers le titre « Une Révolution du pouvoir exécutif ? » qui se fixe comme but avoué « de poursuivre l’intégration d’une histoire des idées et des pratiques du pouvoir exécutif11 ». On pourrait également citer, des deux côtés de l’Atlantique (ou des deux côtés de la Manche), l’intérêt croissant pour les élections et le regain d’intérêt pour les biographies des grandes figures, ainsi qu’une véritable explosion des travaux sur les colonies, sur l’esclavage et l’affranchissement12.
La politique comme pratique
- 13 M. Vovelle, Piété baroque et déchristianisation en Provence au xviiie siècle ; les attitudes devan (...)
- 14 P. Bourdieu, Esquisse d’une théorie de la pratique. Précédé de trois études d’ethnologie kabyle, G (...)
9Bien qu’il soit impossible de réduire cette nouvelle recherche à une seule leçon sur le sens de la Révolution française, une grande partie de ce nouveau travail prend la forme d’études des pratiques politiques, que ce soit les élections, les pratiques bureaucratiques, les pétitions des femmes, les procès civils ou criminels, ou même les pratiques de l’affranchissement des esclaves dans les colonies. Les travaux d’Albert Soboul sur les sans-culottes et celui de Michel Vovelle sur la déchristianisation ont déjà indiqué l’importance des pratiques des gens ordinaires, et le travail de Vovelle a été particulièrement révélateur parce qu’il a attiré l’attention sur ceux qui n’avaient pas forcément joué un rôle politique (là aussi, on peut déceler l’influence de Daniel Roche)13. À mon avis, la nouvelle emphase sur les pratiques offre une modification marquante de l’interprétation marxiste, dans l’orientation qui est celle de Pierre Bourdieu, et une négation plus significative encore de certains thèmes clés de Tocqueville14.
- 15 M. Biard, P. Serna, op. cit., p. 5.
- 16 Cambridge, Harvard University Press, 2001, p. 12-13.
10Michel Biard et Pierre Serna expriment ce qui me semble l’objectif central du nouveau travail sur les pratiques politiques : elles sont « au cœur des réflexions sur la construction de la démocratie française entre 1787 et 180215 ». Les contributions du numéro des Annales historiques dirigé par Biard et Serna pourraient suggérer une comparaison fructueuse avec le livre de James Livesey, Making Democracy in the French Revolution, qui porte sur les années 1794 à 1799. D’après Livesey « le Directoire a été la période la plus féconde pour ses tentatives d’institutionnaliser les nouveaux concepts de la vie politique… C’est durant ces années-là qu’une culture démocratique a été inventée16 ». Cette accentuation des études sur les nouvelles pratiques politiques aboutit à un évitement de la vieille question de l’échec ou de la réussite de la Révolution française selon les critères habituels. La Révolution n’a pas « réussi » selon le critère marxiste qui voudrait y voir la victoire du capitalisme sur le féodalisme, et elle n’a pas « échoué » selon le critère tocquevillien qui voit dans la Révolution l’inévitable échec qui résulte de l’absence des corps intermédiaires. La démocratie n’est pas seulement le reflet d’autre chose (la domination d’une classe ou d’une idée illusoire) mais une chose digne d’analyse en soi. Elle est moins une forme de gouvernement qu’un ensemble de pratiques que tous les Français et toutes les Françaises apprenaient pendant la Révolution, qu’ils soient blancs ou noirs, émancipés ou esclaves, soldats ou civils.
- 17 On trouve tous ces dictionnaires dans FRANTEXT.
11Un changement important dans la notion de démocratie est inscrit dans la cinquième édition du Dictionnaire de l’Académie française. Dans toutes les éditions précédentes la démocratie a été décrite comme « un gouvernement populaire » et pour la première fois, en 1798, elle a été définie plus spécifiquement comme « gouvernement où le peuple exerce la souveraineté » et le Dictionnaire ajoute « il se dit aujourd’hui dans le sens d’opinion, d’attachement à la Révolution, à la cause populaire : la Démocratie a vaincu l’Aristocratie ». La deuxième partie de la définition disparaît dans la sixième édition de 1832-183517. Ici, mon idée est très simple : pour beaucoup de gens à l’époque, la Révolution est étroitement associée à la démocratie, même à une époque aussi tardive que 1798. La démocratie revêt bien sûr une dimension sociale comme en témoigne l’exemple choisi par le Dictionnaire de 1798, la Démocratie a vaincu l’Aristocratie. Mais la démocratie est plus que cette dimension sociale, elle est, de manière parfois surprenante, tout ce par quoi « le peuple exerce la souveraineté ».
- 18 S. Desan, « What’s after political culture ? Recent French Revolutionary Historiography, » French (...)
12La concentration sur les pratiques nous aide à aller au-delà des notions réifiées de l’état, des tribunaux, de la bureaucratie, toutes les institutions du pouvoir politique traditionnel. Marx lui-même participait à certaines des tendances à la réification des institutions politiques, de même que Tocqueville. L’enjeu des nouvelles études consiste à montrer comment les institutions sont souvent créées de toutes pièces, ce qui implique des formes de négociation permanente. Nous devrions envisager l’état, ainsi que nous le rappelle Susan Desan « comme un site de négociation structurée autour du pouvoir, des ressources et des relations, plutôt que comme une seule instance coercitive séparée de la société18 ». On pourrait dire la même chose des relations de Genre ou de l’esclavage, quel que soit leur caractère oppressif, ils constituent des sites de « négociations structurées ».
13Tocqueville a eu raison : la Révolution a été essentiellement une révolution sociale et politique, mais il a eu tort en expliquant que Paris « avait acquis le plus de prépondérance sur les provinces », ou que les Français étaient dépourvus de la pratique quotidienne du politique. Donald Sutherland a été très convaincant en renversant la conception tocquevillienne des relations entre Paris et la Province :
- 19 D. M. G. Sutherland, op. cit.
« La dialectique des relations entre l’histoire provinciale et le gouvernement de la nation n’opérait pas selon des chaînes de décisions dirigées par les idées à travers l’impulsion venue d’en haut, qui seraient reçues par des provinciaux soumis à la seule obéissance, inerte et assujettis à l’action. Dans certains sens, l’action était inverse. […] La vaste pesanteur de l’ancien monde paysan s’est lui-même imposé au gouvernement, aux dépens de nombreux idéaux de 178919. »
- 20 S. Desan, « “War between brothers and sisters” : Inheritance law and gender politics in Revolution (...)
- 21 L. Dubois, op cit., p. 252.
14Pour ma part, je modifierai son jugement en avançant que les idéaux de 1789 eux-mêmes devaient être développés autant par le bas que par le haut. Le travail de Desan sur les relations de Genre et celui de Dubois sur le désir d’émancipation des esclaves le démontrent. Selon Desan, les femmes qui ont porté leur condition auprès des instances judiciaires au nom de l’égalité devant l’héritage « ont considéré la politique comme une lutte pour la justice ». Elles « ont approprié le langage révolutionnaire de l’égalité des droits », mais l’ont fondu dans les notions de « l’économie morale, de la famille et de la nation20 ». Desan le démontre à travers une étude conduite sur des milliers de procès dans le Calvados. De son côté, Dubois montre comment l’état civil et les études notariales de Guadeloupe « sont devenus un terrain où les formes antérieures de bâillonnement et d’identification raciale ont été contestées et négociées (après 1793), puisque de nombreux anciens esclaves ont effectué des déclarations de mariages, de naissances et de décès21 ». Les anciens esclaves de Guadeloupe, comme les femmes du Calvados, ont été certainement influencés par des idées, quoique vagues, de Paris. Mais ils ont développé de nouvelles pratiques pour eux-mêmes. Paris n’a pas dominé ces nouvelles pratiques et leur extension à chaque groupe social concevable, même loin de Paris, montre que tout le monde était en train d’apprendre les pratiques de la démocratie. Les pratiques concrètes impliquaient souvent la loi et pas seulement des idées abstraites, pas seulement « l’illusion de la politique ».
- 22 Paris, Albin Michel, 1995 (version anglaise 1992).
- 23 Voir, par exemple, W. M. Reddy, The Navigation of Feeling : a Framework for the History of Emotion (...)
15L’apprentissage politique s’est développé dans un grand nombre de directions, ce qui nous force à relire encore une fois le politique. Que reste-t-il à faire ? Y a-t-il des domaines qui sont encore ignorés dans cette expansion vibrante du domaine politique ? J’ai en tête au moins deux domaines, dont l’un m’est très cher, quand l’autre relève d’une perspective comparatiste. Le premier est une étude de la psychologie politique, comme je l’ai explorée dans Le Roman familial de la Révolution français22. À mes yeux cela reste important en regard du besoin d’incorporer les découvertes récentes de l’histoire du Genre, de l’histoire de la famille et de l’histoire de l’esclavage au cœur de l’histoire politique proprement dite. L’histoire des femmes et l’histoire de l’esclavage ne sont pas des sujets séparés de l’histoire politique : ces histoires ont contribué à raviver la discussion au sujet de la dimension de la Révolution française comme bouleversement mondial. La Révolution a soulevé des questions, non seulement sur la relation entre la politique et la société, mais aussi sur le sens de la politique et de la société elles-mêmes en tant que catégories de l’entente humaine. Une véritable histoire du politique ne peut être limitée à une étude des choses tenues pour politiques par convention ; comme la Révolution elle-même, l’histoire du politique doit interroger la catégorie de ce qu’on appelle « le politique ». L’intérêt récent pour l’histoire des « émotions » dans le monde anglophone (une histoire à la Norbert Elias) montre que nous n’avons pas encore épuisé les possibilités d’une histoire infléchie par la psychologie politique23.
- 24 J. Brewer, Party Ideology and Popular Politics at the Accession of George III, Cambridge, Cambridg (...)
- 25 C. Jones, « The great chain of buying : Medical advertisement, the bourgeois public sphere, and th (...)
- 26 D. Roche, op. cit.
16Le deuxième terrain des études que je souhaiterais conduire est très différent du premier : il s’agit de la commercialisation de la politique. Dans une série de travaux sur la politique anglaise du xviiie siècle et le consumérisme, John Brewer a montré comment la politique peut être partie prenante du marché des biens, surtout pendant les campagnes « Wilkes and Liberty » des années 1760, et à l’inverse comment la commercialisation a facilité la popularisation ou la vulgarisation de la politique24. Colin Jones a attiré l’attention sur la commercialisation et son influence sur l’avènement de la Révolution française, et Sheryl Kroen a développé la perspective de Brewer dans son analyse de la politique de la Restauration française, mais trop peu a été fait avec la remarquable expansion du marché pour les biens de consommation politiques entre 1789 et 179925. De la démolition de la Bastille, commercialisée par l’entrepreneur Palloy, en passant par la production de cocardes, d’assiettes patriotiques, de cartes à jouer, jusqu’aux images d’Épinal de Napoléon, il est clair que la mémoire collective de la Révolution a été transmise au moins jusqu’à un certain point par la commercialisation des objets politiques. Ces « choses banales » (comme Daniel Roche les nomme dans un autre contexte), ont tout exercé sauf un effet banal26. Elles ont aidé à produire la grande transformation de la fin du xviiie siècle et de la modernité elle-même, c’est-à-dire le passage d’un système de significations sacré à un système laïc. Dans ce sens on pourrait dire que Tocqueville a eu raison : « Comment la Révolution française a été une révolution politique qui a procédé à la manière des révolutions religieuses ? (Chapitre III). »
Notes
1 Dictionnaire de L’Académie française, 1re éd. (1694), p. 271.
2 J’ai consulté FRANTEXT sur internet à http://www.lib.uchicago.edu/efts/ARTFL.
3 Pour les quinze œuvres de Bossuet disponibles dans FRANTEXT consulter la bibliographie à http://www.lib.uchicago.edu/efts/ARTFL/databases/TLF/artfl.bib.search.html.
4 Les discours de Robespierre disponibles dans FRANTEXT viennent de Maximilien DE Robespierre, Discours, Marc Bouloiseau, Georges Lefebvre, Albert Soboul (rééd.), t. 6, 7, 8, 9, Paris, PUF, 1950-1958.
5 François Furet, Marx et la Révolution française, suivi de textes de Karl Marx réunis, présentés, traduits par Lucien Calvié, Paris, Flammarion, 1986. Voir surtout K. Marx, Les luttes de classes en France. Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, (présentation de Pierre Nora), Paris, Pauvert, 1965.
6 Tocqueville A. de, L’Ancien Regime, J.-P. Mayer (rééd.), Paris, Gallimard, 1964, p. 232 et 230.
7 F. Furet, Penser la Révolution française, Paris, Gallimard, 1978, p. 98.
8 L. Hunt, Politics, Culture, and Class in the French Revolution, Berkeley, University of California Press, 1984.
9 Voir aussi F. Brunel, « L’histoire politique de la Révolution française : Quelques réflexions sur l’historiographie récente », dans M. Lapied et C. Peyrard (dir.), La Révolution française au carrefour des recherches, Aix-en-Provence, Publications de l’Université de Provence, 2003, p. 115-137.
10 S. Desan, The Family on Trial in Revolutionary France, Berkeley, University of California Press, 2004 ; B. Stone, Reinterpreting the French Revolution : A Global-historical Perspective, Cambridge, Cambridge University Press, 2002 ; D. M. G. Sutherland, The French Revolution and Empire : The Quest for a Civil Order, Malden (Mas), Blackwell, 2003 ; D. A. Bell, The Cult of the Nation in France : Inventing Nationalism, 1680-1800, Cambridge (Mas), Harvard University Press, 2001 ; T. Tackett, When the King took Flight, Cambridge (Mas), Harvard University Press, 2003 ; I.Woloch, Napoleon and his Collaborators : the Making of a Dictatorship, New York, W.W. Norton, 2001.
11 M. Biard, P. Serna (dir.), « Une révolution du pouvoir exécutif ? » AHRF, 332 (avril/juin 2003), p. 5.
12 M. Pertué (dir.), Suffrage, citoyenneté et révolutions 1789-1848, Collections études révolutionnaires, n° 3, Paris, Société des études robespierristes, 2002 ; J. Ehrard (dir.), « Louis Charles Antoine Desaix, Officier du roi, Général de la République », AHRF, 324 (avril/juin 2001) ; P. Serna, Antonelle : aristocrate révolutionnaire, 1747-1817, Paris, Éditions du Félin, 1997 ; L. Dubois, A Colony of Citizens : Revolution and Slave Emancipation in the French Caribbean, 1787-1804, Chapel Hill (NC), University of North Carolina Press, 2004 ; F. Gauthier, « La Révolution française et le problème colonial 1789-1804. État des connaissances et perspectives de recherche », dans M. Lapied, C. Peyrard, op. cit., p. 101-111.
13 M. Vovelle, Piété baroque et déchristianisation en Provence au xviiie siècle ; les attitudes devant la mort d’après les clauses des testaments, Paris, Plon, 1973 ; D. Roche, Histoire des choses banales : naissance de la consommation dans les sociétés traditionnelles (xviie-xixe siècle), Paris, Fayard, 1997.
14 P. Bourdieu, Esquisse d’une théorie de la pratique. Précédé de trois études d’ethnologie kabyle, Genève, Droz, 1972.
15 M. Biard, P. Serna, op. cit., p. 5.
16 Cambridge, Harvard University Press, 2001, p. 12-13.
17 On trouve tous ces dictionnaires dans FRANTEXT.
18 S. Desan, « What’s after political culture ? Recent French Revolutionary Historiography, » French Historical Studies, 23 (Winter 2000), p. 163-196.
19 D. M. G. Sutherland, op. cit.
20 S. Desan, « “War between brothers and sisters” : Inheritance law and gender politics in Revolutionary France », French Historical Studies, vol. 20, n° 4. (Autumn, 1997), p. 597-634, citation p. 632.
21 L. Dubois, op cit., p. 252.
22 Paris, Albin Michel, 1995 (version anglaise 1992).
23 Voir, par exemple, W. M. Reddy, The Navigation of Feeling : a Framework for the History of Emotions, Cambridge, Cambridge University Press, 2001.
24 J. Brewer, Party Ideology and Popular Politics at the Accession of George III, Cambridge, Cambridge University Press, 1976. N.McKendrick, J. Brewer, J. H. Plumb, The Birth of a Consumer Society : the Commercialization of Eighteenth-century England, Bloomington, Indiana University Press, 1982.
25 C. Jones, « The great chain of buying : Medical advertisement, the bourgeois public sphere, and the origins of the French Revolution », The American Historical Review, vol. 101, n° 1. (Feb., 1996), p. 13-40 ; S. Kroen, Politics and Theater : the Crisis of Legitimacy in Restoration France, 1815-1830, Berkeley (Ca), University of California Press, 2000.
26 D. Roche, op. cit.
© Presses universitaires de Rennes, 2005